Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : La Lettre clandestine
2021, n° 29. L’Imposture et la littérature philosophique clandestine - Pages : 465 à 488
- Revue : La Lettre clandestine
Spinoza, Œuvres, tome IV, Ethica. Éthique, texte latin établi par Fokke Akkerman et Piet Steenbakkers, traduction française par Pierre-François Moreau, introduction et notes par P.-F. Moreau et Piet Steenbakers, annexes par Fabrice Audié, André Charrak et P.-F. Moreau, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2020, 696 p.
Tout imprégné qu’il soit des leçons du Traité théologico-politique, le lecteur de Spinoza n’est jamais à l’abri de succomber à ce qu’on peut appeler le « mythe du donné », selon lequel le texte qu’il aurait sous les yeux serait un tout achevé, authentifié et autorisé par son auteur. L’Éthique est à cet égard source d’une certaine frustration : le manuscrit original a été détruit. Jusqu’à présent, nous ne disposions donc comme texte de référence que de celui des œuvres posthumes publiées par les amis de Spinoza l’année de sa mort (Opera posthuma,OP), ainsi que de leur traduction en néerlandais (Nagelate schriften,NS). La découverte de ce qu’on appelle le manuscrit du Vatican (V) par Leen Spruit en 2010 a pu faire naître chez beaucoup une joie mêlée d’étonnement, non seulement pour son histoire, qui renforce l’idée d’un Spinoza libre penseur dans un monde hostile, mais aussi pour les espoirs qu’il a suscités : nous disposions enfin d’un texte recopié directement du manuscrit original de l’auteur (du moins peut-on raisonnablement le supposer, voir p. 21). Il s’agit d’une copie faite par son ami Pieter van Gent en 1675 à la demande de Tschirnhaus, alors de passage à Amsterdam. Son petit format, l’absence de titre et de nom d’auteur, le destinait manifestement à un usage strictement privé, et discret. C’était sans compter sur la rencontre avec l’anatomiste Sténon, à qui Tschirnhaus porta le manuscrit dans l’espoir de contrer ses efforts pour le convertir au catholicisme. Au lieu de quoi Sténon le confia à l’Inquisition, qui le mit à l’index. C’est après le transfert des archives de l’Inquisition vers la Bibliothèque apostolique du Vatican qu’on put remettre la main dessus. Une copie directe, sans travail éditorial d’élaboration du texte, et dont le sort a tout du manuscrit clandestin maudit, tout était réuni pour en faire un événement éditorial de premier importance. N’approcherait-on 466pas enfin au plus près de l’intention originelle de Spinoza ? Le manuscrit ne serait-il pas l’instrument définitif pour l’établissement d’un texte authentique ?
L’édition de l’Éthique qui voit le jour sous les hospices de Fokke Akkerman, Piet Steenbakkers et Pierre-François Moreau, qui fait suite à la publication dans la même collection du Traité théologico-politique, du Traité politique et des Premiers écrits, se voit chargée de répondre malgré elle à cet espoir. Elle n’a pourtant pas été motivée par cette découverte. Elle était projetée et entamée bien avant. L’événement qu’elle constitue peut faire l’objet d’un malentendu : le désir d’une édition vraie sera-t-il satisfait par une édition meilleure ? L’introduction des éditeurs a tout pour décevoir les espoirs d’un retour à l’authenticité textuelle première grâce à ce manuscrit, dont il ne faut pas surdéterminer l’importance. Les principes de l’édition sont en effet les suivants (p. 48-49) : les trois textes que constituent OP, NS et V sont traités comme les témoins d’un manuscrit unique, qui a été détruit. Le texte de cette nouvelle édition suit celui des OP, qui fait autorité, sauf quand V, NS et la cohérence conceptuelle ou syntaxique l’exige. On gagne évidemment ainsi en fiabilité, mais c’est moins par la référence à une source à laquelle on prête une illusoire authenticité, que par le croisement critique de plusieurs témoins relativement fiables.
La confrontation est bien entendu systématique. Il arrive que la leçon du manuscrit du Vatican vienne confirmer certaines corrections apportées par les éditeurs antérieurs. C’est ainsi qu’en E III définition 1 des affects, explication, l’ajout par l’éditeur Leopold de sive adventitia (l’affection de l’essence humaine, « qu’elle soit innée ou adventice »)sur la base de NS est confirmé par V (voir note 194). Cependant, V peut venir aussi infirmer la leçon de OP et confirmer l’édition en néerlandais des NS (E IV appendice chapitre v, vita vitalis au lieu de vita rationalis), ou contredire des choix éditoriaux antérieurs (par exemple sur capacitas dans E IV chapitre 17, voir note 268, et introduction p. 31-32 et 50). Les amis de Spinoza qui ont présidé à l’édition des OP ont apporté parfois des corrections ou modifications qui ne se justifiaient pas. C’est le cas des majuscules qu’ils avaient introduites dans le texte pour les concepts principaux, qui sont ici supprimées, conformément à V (et à la correspondance). Néanmoins, certaines modifications apportées par OP, évidentes si on les confronte à V et aux autres œuvres de Spinoza, 467ne méritent pas, selon les éditeurs, d’être rétablies (E III 2 sc., garrula, « bavarde »,au lieu du masculin garrulus), car le sens n’en pâtit pas. Il convient même parfois d’ignorer la leçon de V car, comme tout texte, celui-ci est fautif : les conditions de sa rédaction ne le rendent pas, loin s’en faut, plus fiable que les OP (p. 22 ; un exemple E II 40 sc. 2 et note 118). Le plus étonnant – mais pas le moins légitime du point de vue du sens – est le fait que les éditeurs peuvent suivre la correction apportée par OP, aux dépens de la leçon de V et/ou NS, qui a priori doit être conforme au manuscrit de Spinoza. Il en va ainsi d’E II 40 sc. 1, qui parle non de « termes transcendantaux », mais de « termes supra-transcendantaux » (supra-transcendentales)1. Quand les trois sources se révèlent insatisfaisantes, comme c’est le cas pour E IV 66, dont le texte est manifestement fautif, les éditeurs proposent une reconstruction originale.
On le voit : il s’agit de ne suivre aveuglément aucune leçon, mais de choisir celle qui se justifie le mieux au regard du contexte et des sources, tout en intervenant le moins possible sur le texte de référence qu’est OP. Surtout, sans renier les éditions précédentes (qui sont présentées dans l’introduction), les éditeurs ne les ont pas suivies, mais les confirment ou les infirment à partir des trois textes témoins. Ainsi, ni OP, ni V, ni NS, ne parlent de l’idée d’un cheval ailé au début de la réponse à la deuxième objection d’E II 49 sc., mais ne mentionnent que celle d’un cheval (voir note 128). Enfin, leur édition se distingue de celle de Spruit et Totaro, parue en 2011, et qui prend l’édition Gebhardt comme texte de base, corrigée selon les leçons du manuscrit que le premier a découvert.
Qu’en est-il du résultat concernant le texte latin ? Disons-le tout net : ce n’est pas une Éthique radicalement différente qui apparaît, même si certaines corrections et leçons modifient de façon conséquente l’interprétation de certains passages, comme c’est le cas des exemples cités plus haut d’E IV 66 et d’E IV chapitre 5. Le plus important, dans cette édition, est que tous les principes qui la fondent sont explicités, que tous les choix qu’ils déterminent sont indiqués dans les notes de bas de page du texte latin, et souvent justifiés dans les notes de fin, dont les appels sont insérés dans la traduction française. Le lecteur est donc ici pris au sérieux : on ne lui donne pas une œuvre qu’il reçoit, on lui confie un ouvrage dont il peut s’approprier, critiquer ou rejeter les 468principes de construction et les décisions qui ont été prises. On pourrait par exemple discuter le choix de conserver garrula, conforme aux OP, plutôt que de corriger le texte conformément à V où c’est garrulus qui est employé, et dont la leçon est confirmée par la Lettre 58 à Schuller. Ce sont ici les premiers éditeurs de l’édition latine, et non Spinoza, qui rabattent l’exemple sur un lieu commun selon lequel ce sont souvent les femmes qui sont bavardes. L’enjeu doctrinal n’est peut-être pas si grand, mais il en va de l’image de Spinoza aujourd’hui. Certains pourraient donc trouver ce choix injustifié. La valeur de cette édition, ce qui en fait d’ores et déjà l’édition de référence incontournable, repose sur le fait que le lecteur ne peut pas ne pas être au courant des choix qui ont été faits, des raisons qui les ont déterminés, et des leçons des autres sources. Qu’il soit ou non latiniste, universitaire, spécialiste de Spinoza, celui qui tient ce livre entre les mains est conduit à penser le texte comme un produit et non pas comme un donné.
C’est ce que mettent en évidence les quatre tableaux qu’on trouvera en fin d’introduction, et qui récapitulent l’ensemble des différences entre les sources et les corrections apportées aux OP. Ajoutée à la récapitulation des leçons les plus épineuses, leur présence est fort appréciable, car elle permet de saisir de façon synthétique le caractère construit du texte que l’on s’apprête à avoir sous les yeux. En plus de proposer une nouvelle édition de l’Éthique, cet ouvrage constitue ainsi une leçon pratique d’établissement scientifique d’un texte.
C’est cette même attention à ne pas favoriser la pente spontanée du lecteur au mythe du donné qui préside à la traduction. Pierre-François Moreau a procédé à des choix, mais ne les impose pas sans les expliciter, les justifier, et en souligner les limites. La traduction de mens par « âme » peut évidemment se discuter, elle suscite des problèmes (comment traduire anima ?), mais le lecteur le sait, car on le lui indique (voir par exemple les notes 23, 110 et 283). P.-F. Moreau prévient également que la traduction de gaudium par « soulagement », qui rend très bien le sens que ce mot reçoit dans la définition 16 des affects et le scolie 2 de la proposition 18 de la partie III, ne peut être maintenue dans d’autres contextes, où gaudium signifie « joie » ou « contentement », et ne se distingue de laetitia que par son sens non technique. Ce double sens serait l’effet conjugué de la comédie latine de Térence bien connue de Spinoza, où les situations offrent le type de soulagement qu’il définit par 469ce terme, et de la traduction latine des Passions de l’âme de Descartes par Desmarets, qu’il possédait, et qui donne parfois gaudium à la place de laetitia pour « joie ». La traduction de fluctuatio animi par « irrésolution » est également justifiée par cette traduction latine des Passions de l’âme.
Il arrive évidemment que certains effets de sens n’aient pas été explicités par le traducteur : la traduction d’animositas par « résolution », qui fait également l’objet d’une note fort documentée, conduit le lecteur de la traduction à opérer un lien d’opposition structurel entre cet affect et celui de fluctuatio animi, traduit, on l’a dit, par « irrésolution », lienque le latin ne suggère pas immédiatement. Néanmoins, le texte n’interdit pas un tel lien, comme on le voit bien dans le scolie d’E III 59. On mentionnera encore l’exemple du mot libido, traduit selon les contextes par « pulsion » ou par « lubricité », choix qui fonctionne très bien à la lecture, ainsi que securitas, traduit par « assurance » plutôt que par « sécurité ». Certaines habitudes de traduction se voient bousculées, mais donnent une radicalité plus grande à la métaphysique spinoziste : certus est rendu par « bien précis », et involvere par « impliquer ». Le corollaire d’E II 38 ne dit pas seulement qu’« il y a » des notions communes, mais affirme qu’elles « sont données [dari] ». Si l’expression « expérience vague » semblait pertinente pour rendre experientia vaga,celle d’« expérience errante » rend mieux la vérité de la chose (E II 40 sc. 2 et note 117). Plus généralement, la lecture de la traduction est fluide, malgré son effort d’être au plus près du texte. Elle rend bien le ton et le rythme de Spinoza.
On l’a vu, le traducteur s’appuie, pour ce qui concerne les affects, sur la traduction latine des Passions de l’âme de Descartes que Spinoza possédait, et dans laquelle il a trouvé une source de premier choix. C’est l’occasion de souligner qu’un certain nombre de notes sont consacrées aux sources de l’Éthique, pour justifier des choix de traduction ou d’établissement du texte, mais aussi pour indiquer au lecteur le caractère collectif et historique de la pensée. Si les éditeurs préviennent qu’ils se sont contraints à ne pas proposer de notes interprétatives, ils se sont efforcés de lui indiquer les matériaux que s’approprie et réorganise l’Éthique. On rencontre alors des citations de Térence, de Cicéron, de Descartes, ou bien encore de Heereboord et de Meyer, qui éclairent le texte et montrent que celui-ci est l’œuvre d’un individu pluriel, collectif, composé de son cercle, de ses lectures et de sa société. C’est également le cas de cette 470édition qui, comme le rappellent les éditeurs eux-mêmes en préface, est le fruit d’un travail collectif.
Signalons enfin la présence en annexe d’un tableau de la vie affective, qu’on doit à Pierre-François Moreau, et qui se révèle fort utile. On y trouve le mot latin, sa traduction, la note qui s’y rapporte le cas échéant, ses occurrences, ainsi que le terme correspondant dans les Passions de l’âme de Descartes. Un glossaire permet d’accéder rapidement aux notes relatives aux concepts principaux. On trouve également un texte de Fabrice Audié sur « Les exemples mathématiques de l’Éthique », et un autre texte d’André Charrak, « Sur l’abrégé de physique de l’Éthique ».
La formule célèbre de Gaston Bachelard selon laquelle « Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit », pourrait figurer en tête de cette nouvelle édition de l’Éthique de Spinoza. Une édition scientifique se constitue contre le désir et la croyance au donné. Celle-ci atteint une telle rigueur qu’elle constitue d’ores et déjà l’instrument de travail de référence pour tout lecteur de Spinoza, et pour les éditions à venir. On attend avec impatience les autres volumes des Œuvres, notamment la correspondance et les Principes de la philosophie de Descartes.
Jacques-Louis Lantoine
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Martin Mulsow, Radikale Frühaufklärung in Deutschland 1680-1720,Göttingen, Wallstein Verlag 2018. Bd. 1 : Moderne aus dem Untergrund, 502 p. ; Bd. 2 : Clandestine Vernunft, 624 p. (abrégé ici « CV »).
Avec cet ouvrage en deux volumes, pour un total de 1126 pages, Martin Mulsow conclut la grande entreprise commencée en 2002 avec le volume Moderne aus dem Untergrund (Hambourg, Felix Meiner) qui, révisé 471et augmenté, constitue désormais le volume I de cet ouvrage global2. Nous avons ainsi une synthèse générale de la Radikale Frühaufklärung en Deutschland 1680-1720, une étude détaillée, riche en thèmes, textes et figures souvent négligés, mais très importante aussi pour comprendre la transmission de la philosophie moderne dans la culture allemande du début du xviiie siècle. Le livre de Mulsow parvient à intégrer de manière documentée et convaincante les chemins de la culture « clandestine » avec ceux de la philosophie, reconstruisant ainsi une image riche et variée de la modernité émergente (aussi) « aus dem Unterdgrund ».
Dans le deuxième volume, Mulsow explique un autre aspect méthodologique important de son travail : le recours à la méthode de ce qu’il appelle la Konstellationsforschung, qu’il avait lui-même appliquée à la philosophie du xviie siècle dans un volume collectif (Konstellationsforschung, hrsg. von Martin Mulsow et Marcelo Stamm, Francfort a. M., Suhrkamp 2004). Non seulement les idées et les buts, mais aussi les « conditions » et les « contingences » définissent la formation et le fonctionnement d’une « constellation » d’auteurs et de thèmes. D’une part, il existe des contraintes théoriques qui délimitent, pour ainsi dire, le périmètre de la constellation ; d’autre part, le fait que tel ou tel auteur, tel ou tel thème se retrouve à l’intérieur de la constellation, dépend d’éléments factuels, qui doivent être vérifiés et documentés, et non pas considérés comme acquis. De cette manière, apparaît un paradigme alternatif à la notion générique et à juste titre critiquée (par exemple par Q. Skinner et autres) d’« influence », sans toutefois « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Ce travail de Mulsow montre concrètement comment il est possible d’échapper au caractère « occulte » (ni explicite ni prouvé) de l’influence (ce n’est pas un hasard si le terme a une origine astrologique) et pourtant récupérer sa dimension positive pour le transposer dans la Konstellationsforschung. La relation entre auteurs ne repose pas sur des analogies génériques, mais sur des contacts directs ou médiatisés historiquement établis. On peut dire que chaque chapitre de ce volume retrace la carte d’une constellation spécifique : le chap. ix (« Die sterbliche Seele ») part du « mortalisme » anglais (Hobbes) et voit son parallèle dans les débats philosophiques, médicaux et psychologiques avec Wittenberg au centre et Urban G. Bucher comme protagoniste ; le chap. x (« Natur 472und Idolatrie ») part de discussions sur le concept de nature (Robert Boyle et son A Free Equiry into the Vulgarly Received Notion of Nature est le point de référence central de tout le débat), mais s’étend rapidement aux implications théologiques. Il n’est donc pas surprenant que dans cette constellation l’histoire et la critique de l’idolâtrie soient incluses, à commencer par l’idolâtrie astrale, et que par conséquent Maïmonide et la tradition juive (à travers Selden) soient un point de référence tout aussi important. Le chap. xi (« Temperamentenlehre. Medizin und das Problem des Atheismus ») nous ramène au monde médical, mais le tableau général est fourni par les provocations de Bayle à partir d’une confrontation entre la superstition et l’athéisme ; le chap. xii (« Naturrecht, Religion und Moralskeptizismus ») part du grand renouveau du droit naturel au xviie siècle (avec Hobbes et Selden), sa reformulation en une clé épicurienne par Gassendi, pour se concentrer sur Johann J. Becmann et Georg M. Heber ; le chap. xiii (« Von Becmann zu Stosch ») montre la diffusion de la tradition socinienne et arménienne (convergeant sous certains aspects), à travers Crell, Le Clerc, la redécouverte de Michel Servet, l’antitrinitaire brûlé à Genève par ordre de Calvin, jusqu’à la Concordia rationis et fidei (1692) de Friedrich W. Stosch, un véritable Nicodémite, que Mulsow définit comme « ein Sozinianischer Gassendist » (CV p. 308). Le chap. xiv (« Böhme-Rezeption, Arianismus und Kabbala ») se concentre sur la figure complexe de Wachter, toujours en relation avec Crell et le piétiste millénaire Johann W. Petersen ; le chap. xv (« Die Menschlickeit der Religionsstifter ») s’inspire du topos médiéval des trois imposteurs créateurs de religions (célèbre devise attribuée à Frédéric II de Hohenstaufen) et voit son épanouissement entre les xviie et xviiie siècles, avec la découverte d’un nouveau manuscrit clandestin De Josepho Christi parente meditatio, daté de 1743, dans lequel le thème de l’humanité absolue du Christ est relancé et discuté à travers celui de la paternité réelle de Joseph, avec tout ce que cela implique de subversif pour la tradition chrétienne (CV p. 464-483).
Il est impossible de rendre compte rapidement de l’extraordinaire richesse de sources documentaires, de nouveaux textes, d’auteurs majeurs et mineurs auxquels réfèrent ces deux volumes. Nous nous limiterons donc à des observations d’ordre général, qui illustrent les grands progrès réalisés avec la publication de cet ouvrage extraordinaire, tout en mettant également en évidence les problèmes nouveaux qu’il pose. Comme 473tout grand ouvrage historiographique qui marque un tournant décisif dans la recherche (et celui de Mulsow l’est certainement), Radikale Frühaufklärung suscite également des interrogations, pose de nouvelles questions, et révèle des problèmes encore à résoudre.
Tout d’abord, quelques considérations préliminaires semblent ici nécessaires. Après ce travail de Mulsow (qui marque le point culminant d’une vaste production scientifique étonnante en qualité, intensité et quantité), non seulement la carte des premières Lumières allemandes est énormément plus riche et plus précise, mais elle est également réorganisée dans ses grandes directions, y compris une dimension « occulte », clandestine ou souterraine, qui n’avait jamais été explorée aussi profondément dans le contexte allemand. Très souvent, les auteurs du début des Lumières ont dû jouer sur un double registre, en Allemagne comme dans le reste de l’Europe : une production « publique », officielle et même académique d’une part, et d’autre part une réflexion plus cachée, implicite dans le texte, ou confiée à des œuvres qui ont circulé sous forme manuscrite, sous une forme anonyme et confidentielle. Explorer cet espace « im Untergrund » ne signifie pas, pour Mulsow, revenir à la lecture « zwischen den Leinen » proposée par Leo Strauss, qui s’est souvent avérée problématique.
À cette fouille entièrement interprétative dans l’unique « grand » ouvrage, Mulsow préfère une technique de recherche qui pluralise et articule les textes : c’est-à-dire qu’il les relie à d’autres textes du même auteur, écrits sur différents « registres » (public, privé, clandestin) et en relation avec les sources, les interlocuteurs, les inspirateurs. De cette manière, l’auteur étudié est « déplacé », pour ainsi dire, au sein de « réseaux », ou de « constellations », qui interagissent à plusieurs niveaux : non seulement la doctrine présente dans le livre imprimé, mais aussi la discussion académique, avec la confrontation de thèses qu’elle suppose, le travail d’érudition, la compilation encyclopédique, le pamphlet et le manuscrit clandestin. Pour Mulsow, le sens authentique d’un texte est donné par l’interaction globale de ces niveaux, à tel point que l’œuvre unique peut acquérir de multiples significations dans la circulation, dans la stratégie et la tactique d’une controverse, dans la transmission confiée aux catalogues, répertoires, anthologies, histoires, etc. Les conséquences involontaires, non déclarées et parfois même non prévues par l’auteur du texte, font également partie de sa signification historico-intellectuelle, vues dans cette dimension plurielle et multi-layered.
474Deuxième considération générale : des synthèses sur les Lumières, comme celles de Hazard, Cassirer, Wade, Spink et Gay ne sont plus adéquates, après lecture de ce volume qui vient aussi proposer des pistes d’interprétation d’ensemble, en partant du cas « allemand ». Mulsow nous offre des Lumières l’image d’un phénomène étendu, constitué non seulement de quelques grandes personnalités isolées et héroïques, mais surtout d’un tissu conjonctif dense de penseurs, historiens, philologues, théologiens, savants, professeurs, bibliothécaires, étudiants, que l’auteur décrit au moyen d’une belle image comme « la zone grise entre l’acceptation académique et le Freidenkerei » (CV p. 489). C’est dans cette continuité de discours souvent ambivalents, au sens oscillant et ambigu, pouvant servir à la fois l’opposition « modérée » et à l’innovation « radicale », que Mulsow voit mûrir les grandes idées des Lumières allemandes. Les arguments classiques de la philosophie (théorie de la connaissance, problème de la liberté, de la nature et de l’immanence, loi naturelle et morale, esprit et corps, mortalité et immortalité, etc.) s’agrègent « en molécules » autour des « thèmes » de la critique radicale, et donnent lieu à des synthèses originales de sources qui ont également servi d’éléments catalyseurs du discours (CV p. 490).
Une troisième considération concerne l’importance accordée à la pensée théologique, à l’histoire religieuse, à la philologie biblique et à l’étude de la religion en général, non seulement chrétienne, mais aussi juive et islamique, avec une grande attention portée à la naissance de l’orientalisme. Ces thèmes sont au cœur de la perspective de Mulsow et cette centralité aurait étonné non seulement des historiens plus strictement philosophiques comme Cassirer ou des partisans, comme Gay, des Lumières comme « montée du paganisme moderne ». Cette orientation particulière de la recherche de Mulsow surprendrait même les partisans beaucoup plus récents des « Lumières religieuses », désireux de souligner la contribution de la religion à la naissance de la modernité. Souvent, dans ces études, il s’agit d’une seule tradition, la tradition chrétienne, bien qu’articulée dans les différentes confessions, tandis que la perspective de Mulsow, à partir du cas allemand, est beaucoup plus large et plus articulée : elle inclut des parties substantielles du judaïsme et porte une attention toute particulière aux transformations internes du luthéranisme et du calvinisme (la contribution du catholicisme, dit-il, est presque nulle au pays berceau de la Réforme). L’auteur met en avant la contribution des groupes 475minoritaires les plus hétérodoxes ; ceux-ci constituent le terreau d’idées nouvelles et plus radicales : sociniens, antitrinitaires, ariens, piétistes, des auteurs qui avaient derrière eux l’expérience de la persécution religieuse et de l’intolérance, comme les réfugiés huguenots et les marranes transfuges de la péninsule ibérique. Il ne s’agit pas d’une thèse définie au préalable, elle émerge des preuves factuelles qui se dégagent de la documentation approfondie proposée par le livre. Paradoxalement, on pourrait dire que ce travail de Mulsow, tout en insistant sur de nombreux thèmes religieux et en enquêtant sur un ensemble impressionnant de textes théologiques, réfute plus qu’il ne confirme la thèse émergente des Lumières « religieuses ». Si le thème de la critique de la religion devient si central dans l’ouvrage, c’est en raison de « l’empreinte négative de la place toujours centrale de la théologie et de la religion révélée au début du xviiie siècle » (CV p. 439). Ce qui ressort, c’est le caractère innovant de toute une production qui est, certes, théologique, mais avec les caractéristiques d’une hétérodoxie extrême. C’est ce qui constitue le nœud de la reconstruction historique et aussi l’une des principales innovations historiographiques de l’œuvre. Selon Mulsow, le rôle du socinianisme, de l’arianisme et de l’anti-trinitarisme a jusqu’à présent été largement sous-estimé, tant par les partisans des Lumières radicales que par les partisans de la composante religieuse des Lumières. Les premiers ont préféré concentrer leur attention sur le spinozisme en tant que « Radikalisierungsfaktor » et cela a laissé dans l’ombre des formes d’opposition qui avaient également une capacité unificatrice beaucoup plus large que la philosophie trop spéculative de Spinoza. Le consensus antitrinitaire, ou du moins le scepticisme trinitaire (qui allait des juifs aux musulmans pour inclure des déistes, des Freidenkers, plusieurs Arminiens et de grands penseurs ou scientifiques comme Locke et Newton) « peut être considéré comme l’espace propre aux tentatives d’opposition radicale » (CV p. 490). Les deuxièmes, les tenants des Lumières « religieuses », se sont plutôt concentrés sur le mainstream des grandes confessions chrétiennes (luthériens, calvinistes, catholiques), sans pour autant reconnaître les facteurs de radicalisation, de modernisation et de sécularisation présents dans des mouvements minoritaires mais très vivants, comme le socinianisme. Ce dernier, bien qu’ayant été important pour le protestantisme libéral du xixe siècle, ne joue plus de rôle majeur dans la théologie protestante du xxe siècle et finit donc par disparaître des questionnements historiographiques.
476Tout en insistant constamment sur les facteurs de « radicalisme » présents dans les premières Lumières allemandes, l’étude de Mulsow prend cependant une position au moins en partie différente de celle de Jonathan Israël. Dans l’étude de Mulsow, la ligne de partage entre « conservateurs » et « radicaux », est le plus souvent le facteur religieux et théologique, critique ou traditionnel, plutôt que la référence principale à la philosophie de Spinoza ou aux positions politiques sur lesquelles insiste J. Israël (universalité, liberté, égalité, tendances républicaines). Si nous voulions tout condenser en une formule, nous dirions que les Lumières radicales de Mulsow sont plus sociniennes (aryenne, hébraïque, antitrinitaire, critique de l’idolâtrie, arménienne, anti-platonicienne, etc.) que spinozistes, et en cela il s’écarte définitivement de la thèse centrale de J. Israël.
En ce qui concerne la prise de position de Mulsow, nous aimerions soulever ici trois questions. La première concerne le contenu proprement philosophique du « radicalisme » allemand et donc ses relations avec le spinozisme. À la fin du deuxième volume, Mulsow identifie trois thèmes dominants dans les réseaux de la pensée radicale : la critique de l’idolâtrie, l’antitrinitarisme et l’anti-platonisme. Le premier thème va de l’interprétation de la sagesse égyptienne à l’anticléricalisme, de la réception de la pensée socinienne à la nouvelle idée de nature démythifiée qui s’affirme avec l’avènement de la science moderne ; mais dans le troisième on peut lire aussi une critique de l’idée et de la méthode de la métaphysique spinoziste. L’anti-platonisme, comme l’écrit Mulsow lui-même, « a servi de paradigme à la réception de Spinoza et à la critique de la religion » (CV p. 490), puisque, en général, « l’Untergrund radical ainsi considéré consiste en premier lieu dans un processus de réception » (CV p. 492). Donc, sans être dominant, comme dans Radical Enlightenment de Jonathan Israel, le spinozisme apparaît, même dans le Radikale Frühaufklärung de Mulsow, comme une composante importante, non seulement pour sa pénétration parmi les intellectuels « radicaux » mais aussi pour les réactions (positives ou négatives, curieuses ou scandalisées) qu’elle a suscitées dans la vaste « zone grise » impliquée dans le processus de modernisation de la culture allemande.
Un deuxième constat concerne la catégorie de « Spielraum » que Mulsow utilise souvent, concentrant son attention sur des problèmes de sociologie de la connaissance, des aspects pragmatiques de la 477communication, les « Sprachspielen » et le rôle de l’ironie dans la transmission des contenus subversifs échappant à la censure. Pour Mulsow les aspects illocutoire et performatif de la production linguistique sont tout aussi importants que le contenu (qui n’est pas seulement livresque, mais aussi oral, comme dans les soutenances de thèses, ou personnel, comme dans le réseau dense de correspondances). Tout cela se déroule précisément dans un Spielraum, qui est aussi un champ de forces (sociales, politiques, intellectuelles) dans lequel les auteurs individuels se positionnent et se déplacent, entre les extrêmes de conformité et d’acceptation et celui de Freidenkerei. Dans la structure de ces discours, ce qui importe c’est qu’ils ne soient pas univoques, c’est-à-dire qu’ils puissent être interprétés de manières différentes et parfois opposées (on peut penser au cas de Bayle, lu par certains comme un fidéiste, par d’autres comme un penseur radical ou sceptique antireligieux). En tant que champ de force, le Spielraum concerne également le spinozisme, parfois même en tant que catalyseur de tendances encore moins radicales, plutôt qu’en tant que protagoniste. Sa récurrence, même quantitative (il suffit de regarder l’index des noms), est cependant décidemment remarquable.
Une troisième question, plus générale, concerne spécifiquement le sous-titre donné au deuxième volume : « Clandestine Vernunft ». Peut-on parler d’une « raison clandestine » ? et quelles caractéristiques avait-elle dans la période étudiée ?
En plus de mettre en lumière de nouveaux textes clandestins avant ou encore inédits, comme le De tribus impostoribus (à ne pas confondre avec le traité français presque homonyme plus célèbre et antérieur), l’Ineptus religiosus, le JudaeusLusitanus, le De Josepho et d’autres encore (à la fin de l’ouvrage figure aussi un index substantiel des manuscrits, ainsi qu’une très riche bibliographie de sources et de critiques), ces deux volumes proposent une définition de la catégorie « manuscrit philosophique clandestin ». Celle-ci ne se définirait pas uniquement par le support matériel (la feuille manuscrite au lieu de la page imprimée) ou par les aspects sociologiques de la diffusion (la circulation cachée au lieu du circuit éditorial) ou par les circonstances politiques et juridiques qui l’accompagnent (censure et répression au lieu d’une autorisation légale). Malgré la relativité de la notion de clandestinité au contexte historique et géographique, il existe aussi des caractéristiques intrinsèques qui la différencient de la philosophie autorisée et en tout cas publique. Elles 478concernent des idées philosophiques et des textes manuscrits tels que le Colloquium Heptaplomeres, le Theophrastus redivivus, le De tribus impostoribus, l’Ineptus religiosus, etc., qui ne pouvaient être acceptés en public, ni imprimés, ni tolérés dans aucun contexte, qu’il soit catholique ou protestant, plus libéral (comme la Hollande et l’Angleterre) ou moins libéral, comme les milieux allemand, français ou polonais. Ces textes témoignent d’une clandestinité absolue des idées, du moins tout au long de l’Ancien Régime, et parfois même au-delà (le Colloquium n’a été imprimé qu’au milieu du xixe siècle). En fait, ces textes étaient porteurs d’une dissidence totale envers les pierres angulaires religieuses, idéologiques, politiques et même sociales et morales (on peut penser à Meslier et au Theophrastus) de leur époque.
Cette contestation en appelait toujours à la « raison naturelle ». Il est plus facile de la définir en général par ses usages et les ennemis auxquels elle s’oppose, caractéristiques communes à de nombreux auteurs malgré les différences individuelles. C’est une raison critique qui entend juger les traditions et les croyances afin d’évaluer les preuves et de contester leur validité ; bien qu’étant clandestine et de fait réservée à quelques-uns, appartenant à des cercles restreints et confidentiels, elle aspire à l’universalité de ceux qui savent utiliser correctement leurs facultés de savoir et de raisonnement ; elle ne reconnaît pas d’autorité dogmatique ou idéologique préétablies, ni les textes échappant à la critique, pas même les textes dits sacrés ; elle propose une lecture démythifiante des textes, des traditions et des religions ; en général, c’est une raison désenchantée qui abolit ou réduit drastiquement le monde surnaturel au naturel. Le « naturalisme » est, pour ce type de raison, à la fois une méthode et une pierre angulaire de ses conceptions ; cette raison a une « dimension historico-humaniste » qui la distingue de la raison plus « abstraite », épistémologique ou spéculative des grands penseurs de l’époque.
Selon Mulsow, en Allemagne, le chemin emprunté par la « raison clandestine » était principalement de type sceptique : « On peut maintenant observer dans les faits que, non pas l’athéisme, mais le scepticisme radical avait dans certains cas une origine similaire » à celle des résultats plus radicaux dans d’autres pays (Moderne aus dem Untergrund, p. 37). Cependant, il s’agissait d’un scepticisme corrosif, ni fidéiste ni conciliant, mais absolument critique de l’existant. Pour de nombreux savants allemands, c’était la « philosophie implicite » du début du 479xviiie siècle. Avec cette variante particulière, la « raison clandestine » allemande prend dignement sa place dans la grande historiographie des Lumières. L’ouvrage de Martin Mulsow marque ainsi une étape fondamentale dans les études du xviiie siècle et de son envers clandestin.
Gianni Paganini
Université du Piémont Oriental – Vercelli
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Pierre Bayle et les libertins, Libertinage et philosophie à l’époque classique (xvie-xviiie siècle), no 15, 2018, 274 p.
Le numéro précédent de Libertinage et philosophie (no 14, 2017) était déjà consacré à Pierre Bayle. Mais, sous le titre « La pensée de Pierre Bayle », le volume explorait davantage le rapport de Bayle avec la philosophie, et notamment avec la tradition sceptique, ainsi que sa réception par les philosophes au siècle suivant.
Ici, les contributions sont recentrées sur la question du rapport de Bayle avec la culture libertine, ce qui est l’occasion d’une recontextualisation plus poussée (comme dans l’article d’Elena Muceni consacré à Reinier Leers, imprimeur de Bayle), mais surtout d’un retour par un biais plus politique à la question des rapports entre raison et foi.
En effet, alors que la question des rapports de Bayle avec le scepticisme dans le précédent numéro interrogeait davantage la cohérence de la pensée de Bayle dans l’exercice de la rationalité, décliné selon les différents champs du savoir et de la pratique, la question de l’hétérodoxie de la pensée de Pierre Bayle concerne plus directement l’usage de la raison dans le règlement des conflits nés des luttes confessionnelles. 480La question du fidéisme est comme réglée par sa transposition dans le champ de l’action qui, tous les contributeurs en conviennent, consacre le divorce entre la raison et la foi, au détriment de la seconde qui ne peut que conduire, non par accident mais de manière intrinsèque, à la discorde et à la guerre. C’est pourquoi, face à l’alternative « Faut-il défendre la religion dans le cadre d’une théorie de la raison d’État, où la foi est mise au service du pouvoir politique, comme plusieurs penseurs libertins le préconisent, ou plutôt rationaliser le pouvoir souverain sur la base de sa laïcisation ? », la position de Bayle, d’après l’ensemble des articles, et jusque dans les varia, est parfaitement claire : même s’il y a des points communs entre la culture libertine et la pensée de Pierre Bayle, l’exigence d’une laïcisation du pouvoir singularise Bayle en tant que précurseur de ce que Jonathan Israël a appelé les « Lumières radicales ».
Cette convergence des contributions est tout à fait remarquable : alors que le scepticisme de Bayle ne fait plus l’unanimité, fait consensus la thèse selon laquelle, pour Bayle, la désacralisation du monde, que le pouvoir politique devrait opérer pour assainir la société civile, n’est plus réservée à une élite lettrée et déniaisée, mais englobe aussi la masse des esprits considérés comme « faibles » par les libertins. En effet, non seulement l’utilité publique de la religion est désavouée par Bayle, mais encore l’athéisme constitue désormais une solution rationnelle et cohérente au problème si ce n’est du mal en général (comme le soutient Gianluca Mori), du moins des maux qui rongent les sociétés humaines et poussent les hommes à s’entredévorer les uns les autres.
Cette thèse proprement politique, en ce qu’elle conduit à défendre une paix sociale fondée sur une contrainte exercée par des lois laïques, a pour corollaire une autre thèse : celle de la supériorité d’une morale qui n’est pas fondée sur la foi mais, comme le montre Isabelle Moreau, dans son article sur le chef d’accusation d’obscénité à l’encontre du Dictionnaire historique et critique, sur des principes autonomes que seule la raison peut édicter. Or, ces principes autorisent la recherche des commodités de la vie et de toutes sortes d’agréments, en rupture avec l’idéal moral des ouvrages de piété, dont toute la vie mondaine et littéraire devrait s’affranchir.
Mais quel est alors, pour Bayle, le guide de la morale ? L’article « La liberté n’est-elle qu’un mot ? » de Maxime Boutros-Jacqueline, renforce la position de l’ensemble des contributeurs, en ce qu’il montre que, pour 481Bayle, le bon usage de l’arbitre consiste à être toujours déterminé par le bien commun, ce qui revient à suivre des principes moraux évidents que la raison reconnaît universellement (voir Antony McKenna, « Les vérités évidentes et les vérités particulières »). Il n’y a donc pas de quoi se dépiter que l’homme ne puisse se considérer comme véritablement libre, faute de pouvoir être indifférent. Dans la mesure où les hommes vivent selon des jugements particuliers qui dépendent de leurs passions, des tempéraments, des habitudes, de l’inclination pour tel ou tel plaisir, ils peuvent faire un bon usage de leur arbitre en faisant un choix non libre du bien, déterminé soit par ce que leur montre la raison (ce qui les hausse à un niveau supérieur de décision), soit à défaut par des passions qui favorisent la concorde. Ainsi, rien n’empêche un athée de bien agir, en raison de son tempérament, ou d’une éducation qui l’a disposé à respecter autrui, de son « goût pour la vertu » (voir à ce sujet l’article d’Anne Staquet « De l’athéisme vicieux à l’athéisme vertueux »). Rien n’empêche un libertin comme Mitton d’appliquer le principe de réciprocité sur ce qu’il est licite de faire à autrui, non parce qu’il croit en la vérité des Évangiles, mais parce qu’il estime qu’il convient à un honnête homme de « désirer être heureux de telle sorte que les autres le soient aussi » (voir l’article de Myriam Bernier sur la réception de Pascal par les libertins).
Dans l’œuvre de Bayle, les querelles philosophiques, comme les querelles théologiques (dont Bayle d’ailleurs à la différence des libertins, comme le fait remarquer Jean Michel Gros, ne s’est jamais détourné), passent finalement au second plan par rapport aux questions socio-politiques, réévaluées d’un point de vue pragmatique. En effet, la reconnaissance par Bayle de la supériorité morale de la raison sur la religion (ce qu’A. McKenna appelle « le rationalisme moral » de Bayle), se justifie par les effets bénéfiques présumés d’un pouvoir politique qui tolérerait les religions, sans jamais avoir recours à des principes religieux pour gouverner. La destitution éthique de la religion ne résulte pas d’un dialogue privé entre des esprits forts, comme c’est le cas dans le dialogue « De la divinité » de La Mothe Le Vayer, par exemple, mais d’une expérience amère que Bayle a vécue en tant que réfugié, et qui l’a peu à peu convaincu de l’incompatibilité entre la raison humaine (qui seule peut guider les hommes) et la religion chrétienne. Ainsi, comme l’analyse Grazia Grasso, Pietro Tamburini, auteur d’un ouvrage intitulé 482De la tolérance ecclésiastique et civile (1783) et grand lecteur de Bayle, s’il s’inspire du Commentaire philosophique, s’en distingue en tant que « chrétien éclairé » qui continue à penser que l’éthique chrétienne est à même de parachever la vertu, par la réalisation d’une éthique naturelle.
Le parcours proposé par ce numéro 15 de Libertinage et philosophie se déroule donc suivant une ligne qui, tout en montrant l’intégration de Bayle à la culture libertine, insiste sur ce point de rupture politique concernant le rôle social de la religion, destituée de toute valeur morale.
Pour ce qui est des points communs entre Bayle et les libertins, les rédacteurs des articles (à commencer par Lorenzo Bianchi qui ouvre le recueil par un article intitulé « Libertinage et hétérodoxie chez Pierre Bayle ») s’accordent sur l’influence déterminante des libertins sur Bayle et sur l’identification des principales sources : les italiens Ludovico Zuccolo, Vanini, Cardan, Cremonini et les exportateurs de la tradition averroïste en France tels que Gabriel Naudé, Guy Patin, La Mothe Le Vayer (ce qu’attestent pour ces deux derniers les deux articles du Dictionnaire historique et critique qui leur sont consacrés). Comme ses prédécesseurs libertins, Bayle soutient la thèse que ce n’est pas la ferveur religieuse authentique (à laquelle porterait une religion vraie), mais les passions, les coutumes (dont l’éducation religieuse fait partie), qui expliquent les comportements humains. Comme ses prédécesseurs, il en déduit que l’athéisme ne conduit pas nécessairement à la corruption des mœurs, mais au contraire rend envisageable une société d’athées vivants paisiblement, et d’autant plus si la gloire et l’honneur récompensent la vertu.
Mais Bayle renchérit sur ses prédécesseurs libertins en montrant le caractère profondément moral de l’athéisme qui rend supérieure une société d’athées à une société de croyants (voir l’article d’Anne Staquet). De surcroît, le rationalisme moral de Bayle l’emporte sur le naturalisme si répandu dans la culture libertine, et qui constitue le socle du Theophrastus redivivus, où la religion remédie à la dénaturation des mœurs (voir l’article de Nicole Gengoux). Enfin, si pour Bayle « l’homme n’agit point par la raison qui fait son être » (selon la formule de Pascal), il y a une solution pour lutter contre cette propension à l’irrationalité. Car, comme le montre Antony McKenna, elle est d’autant plus active en l’homme, qu’il se trouve sous l’emprise de la religion, qui lui fait prendre 483goût à l’incompréhensible et le détourne des principes rationnels qui lui permettraient pourtant de faire son salut : le respect des engagements, la gratitude à l’égard des bienfaiteurs, la règle de la réciprocité dans les actions.
Ainsi, l’ensemble des articles montre que, tout en ancrant sa pensée dans la culture libertine qui, sous couvert de critiquer la magie et la superstition des païens, dénonce les méfaits de la religion, Bayle, à la différence des libertins, ne se trouve jamais acculé à cette contradiction : dénoncer l’imposture des religions tout en en défendant l’utilité publique. Comme l’analyse J.-M Gros (« Bayle et les libertins graves »), il manque à Bayle pour être assimilé aux libertins du xviie, cette légèreté avec laquelle ces derniers s’imaginaient pouvoir se tenir à distance de la tourmente et jouir d’une douce tranquillité. Par son inquiétude même Bayle est bien plus radical (plus subversif du point de vue de l’orthodoxie) que les libertins : à ses yeux, il est illusoire de penser pouvoir vivre en paix tant que la religion gouvernera les esprits. Il n’y a pas d’autre remède que la neutralisation politique du poison qu’elle porte en elle, et dont il faut préserver le peuple, le zèle religieux étant d’autant plus nuisible qu’il est de bonne foi.
Parce que Bayle dénonce la religion comme irrationnelle, immorale, et calamiteuse sur le plan politique, il n’est pas tout à fait assimilable à ce courant de pensée qui le précède : s’il utilise les mêmes procédés de dissimulation que les libertins, c’est pour faire un procès sans appel de la religion, prélude à l’institutionnalisation de l’athéisme, selon des modalités qui le rapprochent de Spinoza et de Hobbes (voir l’article d’Anna Lisa Schino qui clôture le recueil sur « Hobbes et les libertins »).
Sylvia Giocanti
Université Paul Valéry
Montpellier 3
484*
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Charles T. Wolfe, Lire le matérialisme. Lyon, ENS Éditions, 2020.
Il est évident que si vous prononcez le mot « cornette » dans un cloître ou dans la cavalerie, ce n’est pas nécessairement la même chose à laquelle vous faites référence. On pourrait dire la même chose à propos du terme « matérialisme ». Son sens varie selon les siècles et les pays. Le matérialisme vitaliste du dix-huitième siècle français n’est pas la même chose que celui d’un philosophe australien du vingtième siècle. Pour démêler l’histoire complexe du matérialisme, ou plutôt des matérialismes, on aurait donc besoin d’un philosophe qui connaisse bien et l’histoire de la philosophie et les discussions contemporaines sur le matérialisme, et qui en plus soit familier avec les deux traditions philosophiques, française et anglo-saxonne. Heureusement, il y a des chercheurs qui satisfont à ces exigences, dont l’auteur de Lire le matérialisme. On peut lire ce livre comme un complément à l’histoire du vitalisme du même auteur (La philosophie de la biologie avant la biologie : Une histoire du vitalisme, Paris : Classiques Garnier, 2019). On saisit ainsi l’originalité de sa perspective et son profil comme chercheur, ainsi que la richesse de son érudition.
Charles T. Wolfe commence son ouvrage en définissant les thèses essentielles du matérialisme du xviiie siècle. Un lecteur de Diderot peut s’étonner de la présence du réductionnisme parmi ces thèses, surtout quand l’auteur lui-même observe pertinemment, à propos des matérialistes d’inspiration biologique du xviiie siècle, que pour eux les sciences biologiques ne sont pas réductibles à la physique (p. 42). Mais la solution de cette contradiction se trouve un peu plus loin (p. 50), où Ch. Wolfe révèle qu’il croit que Diderot était quand même un réductionniste, mais un réductionniste pour lequel la science « réductrice » serait la biologie et non la physique. Pourtant, pour Ch. Wolfe l’autonomie ontologique de la biologie serait inconcevable dans le contexte du matérialisme d’aujourd’hui. Mais il ne veut quand même pas laisser tout le champ à la physique ou aux neurosciences dans l’état présent du matérialisme. 485Ch. Wolfe prône la construction des ontologies régionales, ce qui permettrait de garder une certaine autonomie des niveaux d’explication.
Les analyses de Ch. Wolfe dans le premier chapitre « Sommes-nous les héritiers du matérialisme des Lumières ? », le conduisent à des observations pertinentes sur les rapports du matérialisme avec les sciences et la société. En analysant les rapports entre les sciences empiriques et le matérialisme, il insiste sur la nature non-fondamentaliste du projet du matérialisme des Lumières (sauf quelques exceptions comme Dom Deschamps) et conclut avec Olivier Bloch que la science n’est pas « le laboratoire du matérialisme ». Dans un chapitre qui étudie les relations complexes entre le matérialisme et l’athéisme, Ch. Wolfe présente également une argumentation analogique contre ceux qui, comme Richard Dawkins, prétendent que l’athéisme est scientifiquement prouvé, ou contre l’idée qu’il aurait besoin de telles preuves.
Le caractère non-fondamentaliste du matérialisme de Diderot apparaît aussi dans Le Rêve de d’Alembert et dans les Pensées sur l’interprétation de la nature. Ainsi, dans ses analyses de ces ouvrages, Ch. Wolfe insiste sur le rôle du rêve et des conjectures dans le matérialisme de l’encyclopédiste. Après un interlude plus léger sur le rire matérialiste Ch. Wolfe attaque, dans le chapitre le plus long du livre, un des plus sérieux défis pour le matérialisme : l’identité personnelle, ou le « soi ». Après une synthèse assez déroutante mais érudite des diverses discussions sur le sujet, mêlant Dennett et les matérialistes clandestins, Ch. Wolfe analyse en détail les solutions de Diderot, Spinoza et Locke entre autres. Il finit par esquisser les « éléments » d’une théorie matérialiste de soi, en se référant aux discussions anglo-saxonnes sur « la philosophie de l’esprit » (philosophy of mind), dont les enjeux sont parfois difficiles à saisir pour les non-initiés, c’est-à-dire pour ceux qui n’ont pas été formés dans cette tradition. Malgré cela, les passages concernant Diderot et le matérialisme du xviiie siècle contiennent des analyses claires et pertinentes tout en ouvrant des perspectives nouvelles à la philosophie anglo-saxonne moderne.
L’originalité de la position de Ch. Wolfe se manifeste surtout dans son rapport au réductionnisme : il paraît approuver la réduction des phénomènes psychologiques aux fonctions biologiques, sans aller plus loin, c’est-à-dire jusqu’au physicalisme (p. 151). C’est peut-être une position acceptable au moins si l’on élargit en même temps le champ 486de la biologie en y intégrant l’étude de toutes les fonctions du cerveau et en laissant en suspens, comme le fait Ch. Wolfe, le sens exact du terme « réduction ». De toute façon, si l’on est non-fondamentaliste, il ne s’agit pas nécessairement d’une solution métaphysique, mais plutôt, et pragmatiquement, des structures et des limites des disciplines universitaires : comme il y a des cardiologues étudiant les fonctions du cœur, il y aurait des psychologues qui étudient celles du cerveau. Intégrer la psychologie dans la faculté de médecine, comme on l’a récemment fait à l’Université de Helsinki, est une décision plutôt pratique et administrative que métaphysique. Pourtant Ch. Wolfe insiste avec raison, sur le fait qu’en exigeant une certaine autonomie explicative et ontologique du matérialisme biologique par rapport à la physique, l’énoncé matérialiste sera aussi métaphysique (p. 208).
Dans la version biologisante du matérialisme que Ch. Wolfe défend – ou présente d’une façon analytique et critique –, il y bien sûr le risque que le réductionnisme se réduise à une façon de parler, à une manière de présenter les résultats des études scientifiques. Ainsi, on parle souvent des cerveaux, là où on parlait auparavant des personnes. Mais, heureusement, il y a la théorie relationnelle du soi pour contrecarrer cette tendance en nous rappelant que les cerveaux sont (dans une mesure tout à fait différente en comparaison avec les autres organes) en relation, non seulement avec le corps entier et son environnement physique, mais aussi avec l’environnement culturel. Ainsi Ch. Wolfe insiste-t-il sur le contraste entre la « théorie de l’identité cerveau-esprit » qui voulait établir une identité entre les processus mentaux et les processus cérébraux sur un plan conceptuel ou sémantique, et le matérialisme de Diderot qui « accorde un statut plus fortement culturel spécifique de cet organe [cerveau] » (p. 164) L’évidence que Ch. Wolfe cherche pour ce statut culturel dans les Éléments de physiologie et le Rêve de d’Alembert se réduit principalement aux métaphores auxquelles Diderot a recours dans ces ouvrages : le clavecin avec ses résonances et « le livre qui se lit lui-même ». On aurait trouvé plus de bois pour faire des flèches dans La lettre sur les sourds et muets, ou l’on trouve de beaux arguments pour l’influence du langage et la culture sur nos fonctions cognitives, mais bien sûr, dans cet ouvrage Diderot ne parle plus du cerveau. De toute façon les conclusions de Ch. Wolfe qui contrastent l’approche de Diderot avec celle des réductionnistes qui veulent expliquer le culturel par le 487neuronal (p. 174) sont bien valides. Si nos cerveaux sont plastiques et si les connexions neuronales sont formées sous les influences culturelles (entre autres), un tel projet « cérébrocentriste » n’aurait évidemment aucun sens. Donc Wolfe contraste sa position de matérialiste biologique et celle des théoriciens de l’identité australiens. Son observation que ces derniers ne font appel à aucun donné empirique concernant le cerveau est grosso modo valide (p. 208) (sauf la fameuse identification simpliste de l’activité des fibres C et de la douleur). Il a donc raison en insistant sur la nature « désincarnée » et le manque de dimension biologique de cette forme du matérialisme.
Le dernier chapitre de l’ouvrage est une analyse critique assez dense du néo-matérialisme contemporain (new materialism). Dans la partie historique du chapitre Ch. Wolfe reproche avec raison que le contraste établi par ces matérialistes de leur matérialisme avec l’ancien matérialisme témoigne d’une vision erronée et obsolète du matérialisme de l’âge classique. Malgré toutes les avancées des études du matérialisme des Lumières, on persiste à le présenter comme un matérialisme passif et mécaniste. La partie critique de la présentation du néo-matérialisme de Ch. Wolfe exige parfois une connaissance approfondie de cette tradition, mais, si elle est difficile à suivre, c’est peut-être précisément en raison du « manque de cohérence théorique » de ce mouvement évoqué par Wolfe.
Dans ses conclusions Wolfe fait encore quelques commentaires critiques sur les tendances constructivistes de l’embodiment et pose également la question que le lecteur ou la lectrice probablement attendait depuis le début : « à quoi sert l’affirmation oppositionnelle du corps, a fortiori à une époque où on ne croit pas plus particulièrement à “l’âme”, surtout immortelle et immatérielle » (p. 249). Pour Ch. Wolfe les oppositions pertinentes du corps des matérialistes sont aujourd’hui – au lieu de l’âme immatérielle et le corps physicaliste – le corps « incarné » purement fantasmatique, un corps « construit » des féministes ou des néo-matérialistes, ou un corps subjectif à tendance phénoménologique. Donc, après la disparition de l’âme, il paraît que c’est le corps lui-même qui est devenu le champ de bataille idéologique. Si les catégories sont définies pas les distinctions et contrastes faits entre elles et les autres catégories, le matérialisme a vraiment changé de sens depuis le matérialisme du dix-huitième siècle, sans que ce dernier n’ait rien perdu de son actualité.
488L’ouvrage de Ch. Wolfe est lui-même un témoignage convaincant de cette actualité. L’auteur a raison quand il évoque la discontinuité du matérialisme et quand il écrit que les épisodes matérialistes de la philosophie ne « communiquent » pas entre elles (p. 181). Ce n’est pas le moindre des mérites de son ouvrage que de les mettre en communication. En faisant communiquer les formes plus modernes du matérialisme avec le matérialisme du xviiie siècle, et surtout celui de Diderot, il réussit en même temps à étendre l’ontologie matérialiste vers le domaine du vivant et à revitaliser l’histoire du matérialisme, sinon le matérialisme lui-même.
Timo Kaitaro
Université d’Helsinki
- Thème CLIL : 3129 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie moderne
- ISBN : 978-2-406-11884-8
- EAN : 9782406118848
- ISSN : 2271-720X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11884-8.p.0465
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/06/2021
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français