Index
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Barbe bleue suivie des Sept Femmes de Barbe-Bleue
- Pages : 267 à 268
- Collection : Classiques Jaunes, n° 642
- Série : Textes du monde
Troisième acte
Première scène
Un champ
le conseiller, claus
claus
Reposons-nous un instant ici. Nous arriverons toujours assez tôt. Asseyez-vous, ici à l’ombre. Faire le commissionnaire me convient fort peu à moi et à mes béquilles. Oui, c’est le destin humain, il arrive que l’on doive changer de service.
conseiller
Que parles-tu de service ? – Je n’ai jamais servi.
claus
Alors appelez cela comme vous voulez. – Nos maîtres sont morts et c’est encore bien que Barbe-Bleue nous accepte, ainsi nous n’aurons pas à mendier nos talents. Là, bois à la santé de Barbe-Bleue.
conseiller
Mais je m’étais habitué à loger au château –
claus
Les temps ont changé. Mais je suis curieux, dites moi – depuis que je vous connais, je vous ai toujours entendu appeler le conseiller. Comment vous appelez-vous ? Ou n’avez-vous pas d’autre nom ?
conseiller
Sot, moi aucun autre nom ? J’avais autrefois un nom admirable, mais je dois avouer que je l’ai presque oublié avec le temps – je ne peux m’en souvenir encore que d’obscure façon – Ainsi en va-t-il de l’esprit humain. Je me suis habitué à toujours entendre le titre de conseiller et m’y conformer. – Ferdinand von Eckstein était mon nom autrefois. Oui ! Mais les temps sont passés. L’habitude, dit-on avec raison, est une 87seconde nature. Lorsque maintenant j’entends parler de conseil ou d’un proverbe : Les diamants ont leur prix, Un bon conseil n’a point de prix ; La nuit porte conseil ; conseil est bon, aide est meilleure – je pense toujours à moi.
claus
Exactement comme pour moi. Il suffit qu’on parle d’un fou en Afrique pour qu’il me semble qu’on parle nécessairement de moi. Du coup on n’a pas de vrai repos dans la vie. Dis-moi, à quoi sert le baptême, si l’on ne doit pas utiliser le nom de baptême ?
conseiller
C’est injuste.
claus
Prenez garde, je crois que Barbe-Bleue va se livrer à un examen profond avec vous.
conseiller
Mon Dieu ! que peut-il demander où je ne sache donner comme bon conseil ?
claus
Alors vous devez être très calé dans votre profession.
conseiller
Un fou comme toi ne peut bien sûr pas comprendre. Cela m’irrite de devoir voyager avec toi comme compagnie, une opportunité misérable. Que vont penser les gens de moi ?
claus
Ils vont vous tenir pour un passe-volant qui n’a pas assez de sagesse pour trouver une meilleure solution.
conseiller
Nous devrions au moins éviter la grand route.
claus
La folie ne va jamais ailleurs. La folie avec la sagesse est la meilleure société.
88conseiller
Oui, pour les fous, mais l’homme sage n’y trouve pas son compte.
claus
Vous n’avez qu’à prendre mon exemple, pour être encore plus dégoûté de la folie. De cette manière, voyez-vous, je puis vous être utile. Je suis une sorte d’épouvantail moral, un gars fait de vieilles guenilles.
ulrich [aux précédents]
C’est une mission maudite que m’a donné mon maître, épier, être aux aguets, écouter les rumeurs, en un mot espionner, ce que je n’avais jamais fait. Il veut m’attendre dans la montagne pour que je lui apporte l’information, si son père vit encore à Marloff, qu’en est-il à Friedheim et pourtant il ne faut pas que je m’approche trop pour ne pas être remarqué. Et Satan sait bien que, au lieu que je questionne les gens, ce sont eux qui vont me questionner et remarquer que je viens de loin et avant même que je me retourne, je suis là à raconter tant et plus, au lieu d’écouter moi-même. Voilà la société. Bonjour les gens du pays !
claus
Merci bien. Où est le chemin ?
ulrich
Bien loin, gentil petit homme.
claus
On voit que vous avez été brûlé par le soleil, vous venez peut-être d’Orient.
ulrich
Juste, de terre sainte. Nous y avons chassé un peu les païens, de sorte qu’ils l’ont senti passer ! et mon maître – [pour lui-même] Regarde, vieux bavard, tu es en train de tout raconter.
claus
Qui est votre maître ?
89ulrich
C’est d’abord un secret. Mais dites-moi, savez-vous où se trouve Marloff ou Friedheim ?
claus
Nous sommes ici aussi étranger. Asseyez-vous donc près de nous et partagez notre repas champêtre.
ulrich
Bien volontiers. Voilà que j’arrive à l’improviste dans une compagnie particulière. Qui êtes-vous donc ?
claus
Nous sommes des voyageurs qui cherchons à avancer sur la grand route jusqu’à ce qu’ils atteignent le but de leur voyage.
ulrich
Ah bon !
[Winfred aux précédents, en habit de couleurs]
winfred
C’est une vie joyeuse. Il s’est costumé en maître chant et je suis son jongleur et ainsi nous visitons les kermesses et les foires et faisons commerce. Mais nous n’avons pas encore trouvé les vraies aventures, les grandes aventures, les dangereuses aventures qui rendent célèbres. Ici est le lieu où je dois l’attendre. Justement près de ce chêne sur cette colline. Qu’y a-t-il comme noble société là-bas ? Je n’aime rien d’autre que de berner les gens. On ne sait pas combien le trait d’esprit est rare en ce monde et combien peu le remarque.
ulrich
Voilà. Je vous ai tout dit, car vous êtes des gens honorables qui ne veulent pas tirer les vers du nez d’un étranger, car celui qui voudrait le faire, aurait affaire à moi.
winfred.
Bonjour ! je vous souhaite bon appétit.
90claus
Merci !
winfred
Ha ha ha ! Une figure grotesque, ce nain bossu ! et le vieux est vieux comme le monde avec son honorable barbe, comme Saturne, qui a mangé quelques enfants, ou auquel on a substitué des pierres, qu’il digère difficilement.
claus
Qui êtes-vous, joyeux camarade ?
winfred
Je ne suis pas ton camarade, même si je porte un habit bariolé. Je sers le plus grand chanteur de l’empire allemand comme jongleur.
ulrich
Quel est ton office ?
winfred
C’est celui qui chante son poème et déclame, travaillant pour cela avec les mains, tantôt amenant les gens à s’émouvoir et à pleurer, tantôt à rire, qui sait toutes sortes de sauts et de danses et qui tire sa subsistance de son art et grâce à son maître.
ulrich
Alors un polichinelle ? Je l’ai tout de suite pensé.
winfred
Rustre, je vais t’apprendre à faire les différences.
ulrich
Ne sois pas si grossier, polichinelle ! Tu as déjà ri et tu t’es moqué du petit homme, garde-toi de ne pas avoir affaire à moi.
winfred
Qui es-tu, alors, beau parleur ? Un de ces paladins, Roland ou Reinald de Montalban1, pour ouvrir une telle grande gueule ?
91ulrich
Gredin ! Qui suis-je ? Tu veux le savoir ? Tu connais déjà mon maître Reinhold et tu l’injuries de noms grossiers ? Pars tout de suite !
winfred
Voilà une épée qui se moque de toi, paysan, va !
claus [rassemblant ses bagages]
Viens, compère conseiller, il ne fait pas bon séjourner ici.
conseiller
La paix nourrit, la discorde dévore. [les deux partent vite]
ulrich
Je n’ai pas peur de toi. [Ils combattent, Winfred tombe] Tu vois ? Je te l’avais prédis, impertinent vaurien. [il s’en va]
winfred [seul]
Ô malheur ! Ô malheur ! mon précieux sang coule ! Ce fut un coup semblable à une décapitation. Ô maudite recherche d’aventures ! Ô maudite soit l’heure où je suis parti ! Ô malheur, il en est fait de ma vie. Je suis mort.
leopold [qui arrive]
Cela doit être ici. Je perds mon temps avec des idiots et apprends seulement maintenant que la vieille n’est pas à la maison et qu’il y a une grande fête nuptiale chez nous. – Qui gémit là-bas ? Est-ce vous, junker ? Qu’est-ce ?
winfred
Vous me rencontrez mourant, à votre service j’ai perdu la vie. Prenons un tendre congé.
leopold [lui entourant la tête d’un tissu]
La blessure ne semble pas dangereuse, ressaisissez vous, Marloff n’est pas loin, il est grand temps que nous y arrivions. C’est justement maintenant que j’aurais besoin de vos services.
92winfred
Aidez-moi à me lever. Voilà, voilà. À mon cher Leopold, j’ai perdu tout courage. C’était un géant qui m’a ainsi arrangé. Doucement, doucement !
leopold
Appuyez-vous sur moi. Viens que nous puissions trouver un endroit pour vous revigorer. Qu’avez-vous eu au juste.
winfred
Ô malheur ! Ô doucement, doucement ! Les bouffonneries et l’impertinence ne m’ont pas réussi. Je veux tout vous raconter, quand nous serons à l’abri. [les deux s’en vont]
Deuxième scène
Une auberge sur la route
hans von marloff, anton, simon,
peter berner, agnès, anne
hans
Nous vous avons accompagnés jusqu’ici avec l’aide de Dieu et maintenant nous devons retourner sous sa protection.
peter
Je vous remercie de l’honneur que vous m’avez fait.
hans
Que votre frère Leopold n’ait pas été à la maison, qu’il ait manqué le mariage de sa sœur, me peine profondément. Ma fille est seule à la maison. Chevalier, j’ai de mauvais pressentiments.
peter
On ne doit pas se fier aux pressentiments, ils nous dupent presque toujours.
simon
Es-tu contente, ma sœur ?
93agnès
Tout à fait, si je ne devais pas vous quitter.
anton
Oui, il n’en va pas autrement dans cette vie, le temps apporte les changements.
hans
Oui.
simon
Non, pas le temps, car à considérer précisément, c’est la suite des changements qui fait ce que nous appelons le temps.
anton
C’est trop subtil pour moi.
hans
Mais encore de la musique ! [par la fenêtre] Écoutez, les musiciens ! Encore un morceau pour honorer la jeune dame ! Bien joyeux avec trompettes et timbales – le chant du chasseur.
[musique et chant derrière la scène]
Un chasseur s’en va chasser
Trara !trarara !
Le gibier saute la barrière
Hopsa ! hopsa !
Le cor résonne dans les bois
Trara !trarara !
Le chasseur aperçoit un cerf dans le champ
Eiah ! eiah !
L’animal le plus svelte de toute la forêt
Trara !trarara !
Il saute hardiment vers lui,
Voilà ! voilà !
Je suis sorti sur mon cheval à la bonne heure
Trara !trarara !
94Et ramenai une jeune femme avec moi à la maison,
Hopsa ! hopsa !
C’est sans conteste la meilleure chasse
Sa sa ! sa sa !
Viens chérie, la nuit tombe déjà
Ha ha ! ha ha2 !
hans
Alors adieu, mes chers amis. Je vous ai fait autant d’honneur que mes vieux jours me l’ont permis. Si mon fils avait été ici, tout aurait été mieux arrangé. Mais il est peut-être mort depuis longtemps et enterré. Alors, adieu, j’ai encore un long chemin devant moi. [il part]
simon
Adieu, chère sœur, écris de temps en temps et reste en bonne santé.
anton
Bonne route !
anne
Adieu, chers frères
[les frères s’en vont, Anne les suit]
peter
Tu n’as pas dit un mot, Agnès
agnès
Je dois vous avouer que les larmes me vinrent tellement aux yeux qu’il m’était impossible de dire un mot.
peter
Pourquoi pleures-tu ?
agnès
Mes frères – ils s’en vont et qui sait quand je les reverrai.
95peter
Ah ! lorsqu’on aime vraiment son mari, on doit oublier frères et sœurs. Maintenant nous sommes tous les deux seuls. Donne-moi un baiser, Agnès. [il l’embrasse]
agnès
Mais je vous prie, quand vous chevauchez, ne pressez pas tant votre cheval, la pauvre bête se serait presque effondrée sous vous.
peter
Elle n’en appréciera que plus l’écurie. Ce n’est que lorsque l’on a surmonté de nombreuses fatigues que le repos est vraiment le repos. Laisse, mon enfant.
agnès
Vous pourriez tomber.
peter
Je suis déjà tombé très souvent, cela ne fait rien.
agnès
Mais vous me faites une telle peur.
peter
C’est bien, c’est une preuve de ton amour.
agnès
Vraiment, maintenant que je suis seule avec vous, je pourrais vous craindre.
peter
Réellement ? Alors, cela me fait plaisir, j’aime cela. Mais tu t’habitueras entièrement à moi, mon enfant.
agnès
La région tout alentour est bien déserte. Les moulins là-bas en bas font un bruit effroyable dans la solitude. Voyez, mes frères montent déjà les rochers à cheval.
96peter
Mes yeux ne peuvent voir si loin.
agnès
Lorsque je suis venue à cheval, je ne pensais pas que le lieu, où nous devions nous séparer était si proche.
peter
Ôte-te toi cela de l’esprit.
agnès
Alors que je n’avais jamais encore voyagé, je ne souhaitais rien d’autre qu’un bon grand voyage. Je m’imaginais de belles régions, des châteaux et des tours avec des créneaux magnifiques, des toits recouverts d’or, brillant au soleil du matin, des montagnes escarpées et de beaux panoramas, des visages toujours nouveaux, des forêts profondes, et des sentiers solitaires qui s’engloutissent dans le labyrinthe vert sombre au chant des rossignols. Et maintenant tout est autrement et je suis de plus en plus oppressée au fur et à mesure que je m’éloigne de là où j’habitais.
peter
Nous rencontrerons encore en chemin des régions remarquables.
agnès
Regardez comme les champs sont désolés là-bas et les collines sableuses dénudées sur lesquelles passent de sombres nuages de pluie.
peter
Mon château est plus agréable.
agnès
Il pleut déjà et le ciel devient de plus en plus sombre.
peter
Nous devons nous mettre en route, car il sera sinon trop tard. Où est donc ta sœur ? Appelle-la et arrête de te lamenter. [ils s’en vont]
97Troisième scène
Une salle avec des portes, à l’arrière plan un escalier
qui conduit aux chambres supérieures
brigitte, caspar
caspar
Rien ! Chambre et jardin sont assez pour vous, Mademoiselle. Qu’avez-vous besoin de courir sur le rempart et de badauder ? Qu’y a-t-il à lorgner ? Votre père ne m’a pas sans raison confié votre garde, je veux pouvoir en rendre raison dans le compte rendu que je dois faire.
brigitte
Mais en quoi cela peut-il nuire, Monsieur le grincheux ?
caspar
Et à quoi cela peut-il être utile ? [on frappe] Voilà qu’on frappe à la porte. Vite, vite, allez dans votre chambre, qu’aucun étranger ne vous trouve ici.
valet
C’est un jeune homme qui voudrait vous parler.
caspar
Fais-le entrer. [Le valet s’en va]. Qui cela peut-il bien être ? Nous n’avons pourtant pas beaucoup de relations et de fréquentations que des gens puissent venir nous rendre visite à l’improviste.
leopold [en entrant]
Pardonnez à un pauvre homme qui a perdu son chemin et qui vous demande l’hospitalité, car il n’y a aucun cloître ou château ami à proximité.
caspar
Qui êtes-vous donc ?
leopold
Comme vous le voyez un chanteur errant, qui a déjà réjoui le cœur de nombreuses personnes et qui a gagné les faveurs de maints princes et nobles chevaliers
98caspar
Mon maître n’est pas ici, – je ne sais pas –
leopold
C’est surtout un malheur qui m’a poussé à rechercher votre aide généreuse, car mon pauvre serviteur, qui aime à chanter mes chansons et qui est d’habitude un gars vif et joyeux, qui sait faire de nombreux tours, souffre d’une blessure qui lui serait mortelle s’il ne pouvait jouir de quelques soins.
caspar
Ah bon ? Ah bon ? Vous êtes accompagné d’un jongleur et bouffon ? Vous n’êtes pas de très banals musiciens. J’ai toujours aimé ces sortes de gens, tout particulièrement dans ma jeunesse. Je n’en ai pas vu de mes propres yeux depuis longtemps. Mais aussi il faut être chrétien. Faites-le entrer, votre amuseur, et soyez aussi bien qu’il est possible, vous nous donnerez en échange vos farces les meilleures.
leopold
Volontiers, dès que le pauvre fou aura retrouver ses forces. [il ouvre la porte] Entre, Winfred, le bon et cher vieux, avec sa gentillesse ne veut pas nous fermer sa porte.
[Winfred entre avec la tête bandée]
caspar
Celui-là est votre bouffon ? Il a l’air pitoyable
leopold
Laissez-le se requinquer et il fera des merveilles.
winfred
Ô un lit – un peu de vin – une aide chrétienne et des soins apitoyés.
caspar
Allez, montez, bouffon et vous aussi, ami maître chanteur. Je vous indiquerai en haut une chambre, la mienne. Venez.
[ils montent dans la chambre du haut]
1 Fidèle paladin de Charlemagne. Rinaldo ou Reinald était un des quatre enfants d’Haimon dont Tieck a repris la légende populaire, la chanson de geste de 70 000 vers, Renaud de Montauban (13e siècle).
2 Manfred Frank dans son édition du Phantasus note que Tieck persifle les chansons niaises de ce genre en en adoptant avec coquetterie le ton populaire (op. cit., p. 1362).
- Thème CLIL : 4033 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues étrangères
- ISBN : 978-2-8124-3644-4
- EAN : 9782812436444
- ISSN : 2417-6400
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3644-4.p.0267
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/12/2014
- Langue : Français