Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Observation scientifique. Aspects philosophiques et pratiques
- Auteur : Ruphy (Stéphanie)
- Pages : 7 à 10
- Collection : Histoire et philosophie des sciences, n° 8
Chapitre d’ouvrage : 1/18 Suivant
Préface
Il fut un temps où un compte rendu d’observation en science pouvait faire état de sensations directement éprouvées par l’observateur. Testant différents filtres au foyer de son télescope pour observer le Soleil, l’astronome William Herschel parle, dans ses carnets d’observation rédigés au court de l’année 1800, de la sensation plus forte de chaleur qu’il ressent lors de l’utilisation de certains filtres. De telles sense data, il n’est plus guère question dans l’immense majorité des comptes rendus d’observation scientifique aujourd’hui. Lorsque le CERN annonce le 4 juillet 2012, lors d’une conférence, l’identification du boson de Higgs (une particule élémentaire jouant un rôle clef dans le modèle standard de la physique des particules), il est aussi question d’observation, mais en un sens on ne peut plus éloigné de celui de l’observation du phénomène de chaleur radiante par Herschel. « Nous observons dans nos données des indices clairs d’une nouvelle particule, au niveau de 5 sigmas, dans la gamme de masses autour de 126 GeV », déclare la porte-parole d’une des expériences engagées dans la quête observationnelle de cette particule1. L’observation du boson de Higgs est à ce titre exemplaire de la plupart des processus scientifiques d’investigation observationnelle aujourd’hui : l’expérience sensible individuelle n’y joue aucun rôle épistémologiquement significatif. Certes, elle intervient encore en science, mais elle le fait en bout de chaine pour ainsi dire du processus observationnel – le scientifique va regarder l’image ou la courbe produite par ce processus – plutôt qu’en début de chaine, en tant que source d’input physique comme dans l’expérience commune.
On peut dès lors regretter que nombre de discussions en philosophie des sciences sur la nature et le rôle de l’observation attribuent traditionnellement à cette dernière des caractéristiques qui se révèlent bien peu
appropriées lorsque l’on prend acte de la transformation des pratiques scientifiques d’observation au courant du xxe siècle. L’idée philosophique d’une observation sensible, directe, a-théorique, si elle pouvait avoir encore quelque pertinence au temps de Herschel, semble aujourd’hui en effet tout simplement obsolète, étant donné le recours de plus en plus massif à l’instrumentation et au traitement des données. Pourtant, des débats majeurs en philosophie des sciences continuent de se construire sur cette idée. Ainsi, lorsque les anti-réalistes s’opposent aux réalistes au sujet de raisons de croire, ou non, à l’existence des entités inobservables postulées par nos meilleurs théories, la frontière entre observable et inobservable continue d’être tracée en référence à ce qui peut être observé directement, sans instrument, par nos sens. Électrons, protons, séquences d’ADN, et même parfois encore atomes se retrouvent ainsi dans la catégorie des entités inobservables. Que l’on puisse alors encore débattre philosophiquement de leur existence, du seul fait que ces entités ne sont pas directement accessibles à nos sens, peut assurément laisser perplexe quiconque est engagé, au laboratoire, dans des processus d’étude et de manipulation de ces entités.
On ne peut dès lors que souhaiter que cet écart – ou faudrait-il parler de retard ? – entre le discours philosophique et la réalité des pratiques scientifiques soit comblé. Et c’est précisément ce que se propose de faire Vincent Israel-Jost dans cet ouvrage aussi nécessaire que novateur. Son projet est en effet de redéfinir la notion d’observation en science en prenant acte des évolutions des moyens d’investigation empirique qui ont marqué ces dernières décennies. Un tel projet est doublement risqué puisqu’il s’agit de revenir sur une notion centrale en épistémologie, et de ce fait très implantée dans les discours philosophiques, et de le faire avec l’ambition que cette redéfinition soit pertinente aux yeux des scientifiques. Le pari est brillamment gagné : combinant les deux qualités essentielles qu’exige un tel projet, à savoir une compréhension épistémologiquement très fine du rôle de l’observation en science, et une connaissance de première main de méthodes actuelles d’investigation empirique, Vincent Israel-Jost, au fil de pages d’un style toujours limpide, réussit à élaborer une nouvelle conception de l’observation scientifique à la fois précise, riche et stimulante sur le plan épistémologique, et ancrée dans la réalité complexe des pratiques observationnelles d’aujourd’hui.
Sa proposition peut au final se résumer ainsi : l’observation doit être conçue comme une limite stable d’un processus itératif, correctif, consistant
en une évolution conjointe des énoncés d’expérience et du cadre conceptuel de l’investigateur. Une telle conception est novatrice à plusieurs titres. En proposant une justification de nature cohérentiste des énoncés d’observation, elle permet de s’affranchir de leur cadre traditionnel de justification que constitue le fondationnalisme. Dans ce cadre, des énoncés auto-justifiés, en l’occurrence des énoncés d’observation élémentaires font office de fondements de la connaissance. Or, comme le rappelle Vincent Israel-Jost, une telle conception fondationnaliste n’est plus guère tenable aujourd’hui, à la suite notamment des objections devenues classiques que sont la critique de la notion de « donné » développée par Wilfrid Sellars ou encore le problème de la charge théorique mis en avant par Norwood Russell Hanson. Pour autant, faut-il abandonner toute ambition de conserver aux énoncés d’observation l’autorité épistémique qui découlait de leur auto-justification ? Un autre apport important de la conception de l’observation proposée dans cet ouvrage est précisément qu’elle permet de rompre ce couplage traditionnel entre autorité et autonomie. En développant une analyse détaillée des mécanismes d’interdépendance entre les énoncés d’expérience et le cadre conceptuel du sujet, Vincent Israel-Jost montre comment la nature itérative de l’investigation empirique assure la possibilité d’une stabilisation de ses résultats. Une telle stabilité est alors ce qui assure le statut privilégié que l’on doit accorder aux énoncés d’observation, en cas de conflit avec des énoncés d’origine non observationnelle. L’« empirisme itératif » que propose Vincent Israel-Jost parvient ainsi à restituer une réelle autorité épistémique aux énoncés d’observation, hors de tout cadre fondationnaliste de justification. Il s’agit là, déjà, d’un apport majeur au champ de la philosophie générale des sciences. Mais l’ouvrage va plus loin.
Dans une démarche qui n’est pas sans rappeler celle de Pierre Duhem lorsqu’il invite son lecteur, afin qu’il puisse bien saisir la nature d’une expérience de physique, à entrer dans un laboratoire du début du xxe siècle, avec ses tables encombrées de bobines, fils de cuivre entourés de soie et barres de fer oscillantes, Vincent Israel-Jost nous conduit dans la seconde partie de son ouvrage au cœur de pratiques scientifiques actuelles en matière de recueil, de traitement et d’interprétation des données. L’observation scientifique cesse alors tout à fait d’être cette boite noire qu’elle continue trop souvent d’être dans les discussions épistémologiques : le lecteur peut saisir dans toute leur complexité et leur diversité les processus effectivement mis en œuvre par les scientifiques,
mais aussi les difficultés qu’ils rencontrent, pour aboutir à des énoncés d’observation stables. Désormais ancré dans un examen précis des pratiques scientifiques, le cadre épistémologique de l’empirisme itératif élaboré dans la première partie s’en trouve renforcé.
L’importance d’un ouvrage ne se mesure pas seulement à la pertinence et à l’originalité des thèses qu’il propose, elle se mesure aussi aux nouveaux chantiers ou voies de recherche que ces thèses ouvrent ou renouvellent. De ce deuxième point de vue, le présent ouvrage est tout autant une réussite. Je n’évoquerai ici que trois domaines de réflexion, parmi bien d’autres, qui peuvent à mon sens bénéficier directement de la nouvelle conception de l’observation scientifique élaborée par Vincent Israel-Jost. Avec l’essor des capacités informatiques de calcul, les simulations numériques sont devenues, dans de nombreuses disciplines, une composante essentielle de l’enquête scientifique. Les philosophes des sciences s’intéressent de plus en plus à ce nouveau mode d’investigation du monde, s’interrogeant en particulier sur sa spécificité et sa nouveauté au regard des deux autres modes, traditionnels, que sont la théorisation mathématique et l’expérimentation / observation. Une question centrale est alors de savoir si les données produites par simulation peuvent remplacer les données observationnelles. Nul doute que les réflexions sur cette question s’enrichiront de la redéfinition de l’observation opérée dans cet ouvrage. Le débat entre réalistes et anti-réalistes, évoqué plus haut, gagnerait lui aussi assurément en pertinence en abandonnant le critère d’observabilité directe par les sens pour se reconstruire sur la notion d’observabilité qui découle de l’empirisme itératif. Enfin, on ne saurait aujourd’hui surestimer l’importance de la question de l’autorité de la science dans nos sociétés. À l’heure où nombre de décisions politiques font intervenir des formes d’expertise scientifique, il est essentiel de réfléchir aux raisons d’accorder cette autorité épistémique à la science. Et il semble raisonnable d’attendre que de telles réflexions se nourrissent de la façon dont, à l’intérieur des sciences, certains résultats acquièrent stabilité et autorité.
Stéphanie Ruphy
Professeure de philosophie
à l’université Grenoble-Alpes
1 Communiqué de presse du CERN du 4 juillet 2012, ayant pour titre : « Les expériences du CERN observent une particule dont les caractéristiques sont compatibles avec celles du boson de Higgs tant attendu ». http://cds.cern.ch/journal/CERNBulletin/2012/28.
- Thème CLIL : 3126 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie
- ISBN : 978-2-8124-3535-5
- EAN : 9782812435355
- ISSN : 2260-9873
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3535-5.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 14/06/2015
- Langue : Français