Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Intellectuel juif entre histoire et fiction. S. Doubrovsky, Ph. Roth, A. B. Yehoshua
- Auteur : Marty (Éric)
- Pages : 11 à 15
- Collection : Littérature, histoire, politique, n° 17
PRÉFACE
Avant de devenir un livre, c’est-à-dire un titre, un texte homogène, lu, relu, corrigé, pensé dans ses moindres recoins et dans ses lignes directrices, ce livre est une idée, un sujet, quelques points de repères, des références bien sûr, mais c’est, tout d’abord, un « objet ». Un objet de désir, de préoccupations, de soucis, d’angoisses parfois, d’amour, de curiosité, d’interrogations. Il a l’apparence étrange et familière de ces énigmes qu’on porte en soi depuis longtemps et dont on accouche après une longue et aventureuse gestation. Nul doute que la figure de « l’intellectuel juif » existait dans la tête de Nurit Levy avant de prendre corps dans le corpus qu’elle a choisi pour l’incarner, Doubrovsky, Roth, Yehoshua. Et il est vrai qu’elle n’est pas la seule à avoir porté, en pensée ou en imagination, une telle figure puisqu’elle est devenue pendant toute une longue période, et encore bien sûr aujourd’hui, un universel local de l’Europe et de l’Occident. Une sorte de mythologie très profonde, ambiguë et retorse, tout à la fois « inventée » par les juifs eux-mêmes, ou par leur histoire, mais simultanément constituée en artefact par le regard des autres, regard plus complexe qu’on l’imagine, regard qui n’est pas, loin de là, exclusivement celui de l’antisémite.
Comment s’approprier un objet aussi plein, aussi compliqué, aussi opaque, aussi paradoxal ? En écrivant tout simplement, en avançant un peu masqué dans la jungle des livres, des documents, des biographies, de sa propre pensée, de son imaginaire. C’est ce qu’a fait Nurit Levy avec beaucoup d’audace et de désir de comprendre ce qui, ainsi, depuis l’invention de « l’intellectuel » à la fin du xixe siècle, associait dans une empathie ambiguë ces deux effigies, le « juif » et « l’intellectuel ».
La première difficulté se trouve sans doute déjà là, dans l’évidence de l’expression et dans la solidarité spontanée avec laquelle la langue a associé ces deux mots dans un topos qui n’est pas qu’un topos, ou un archétype qui, loin d’être figé dans des formes éternelles, n’est pas
qu’archétype. Ces topos et archétypes ont été habités par des êtres de chair ou des êtres de papier identifiés à cette image tour à tour flatteuse et ingrate. Il y a eu tant d’intellectuels juifs que l’on sait à peu près tous à quoi il ressemble… À Walter Benjamin ? Benjamin Fondane ? Bernard Lazare ? Leo Strauss ? Raymond Aron ? Mais qu’on pense à « l’intellectuel juif » de la Recherche, Bloch, snob, avare, plagiaire, mythomane, honteux de ses origines, personnage il est vrai plus comique qu’antipathique, et jouant sur des ressorts si vulgaires qu’il faut tout le génie de Proust pour faire passer ces poncifs auprès de ses lecteurs…
Le choix opéré par Nurit Levy est juste. Il ne s’agit pas, dans son travail, de figures stéréotypées mais pas davantage de personnages idéalisés ou sublimés, c’est le moins qu’on puisse dire. Les auteurs des trois livres de son corpus jouent avec leurs personnages d’intellectuels juifs d’une négativité critique extrêmement subtile, souvent drôle, déployant cette dimension critique en une dialectique précise, ajustée, qui prédispose les personnages à être des figures problématiques au sens où leur situation objective « d’intellectuels juifs » les dépasse et ne coïncide pas avec leur situation ou leur destin subjectifs. Tel est en effet tout l’intérêt de la fiction et plus encore du roman. Les effets de distance, les distorsions du point de vue, les ellipses, sont sans doute les meilleurs outils pour faire apparaître « l’intellectuel juif » autrement que sous la forme du « déjà vu » que, sous couvert de réalité, le monde distribue à l’encan.
Être un intellectuel juif n’y est jamais vécu comme une évidence, que ce soit au travers de l’usurpation avec le personnage fascinant inventé par Roth, avec la mauvaise conscience du héros de La Mariée libérée (ou libératrice puisque Nurit Levy corrige la traduction française du titre), ou enfin avec l’hystérie carnavalesque dans laquelle se situe l’univers romanesque, autofictionnel de Doubrovsky. C’est aussi ce jeu de différences – propre à tout vrai travail de littérature comparée – qui est une des caractéristiques de la réflexion de Nurit Levy. L’intellectuel juif est sans aucun doute un objet structurellement « différentiel », et il peut se retrouver même et autre jusqu’à échapper à toute prise et nous faire douter même de son existence. Ces éléments de « différence » sont multiples et bien exploités en ce sens par les lectures parallèles qui sont proposées de Doubrovsky, Roth et Yehoshua. Le plus évident étant la nationalité de l’intellectuel juif qui, comme juif et comme intellectuel, jouit d’un certain type d’identité ou d’un rapport particulier à l’identité, mais qui
comme Français, Américain ou Israélien est traversé par des paroles, des histoires et des mémoires particulières. Mais il y a naturellement plus que des différences massives. Il y a, dans ce livre, l’exploitation très habile d’autres points de différences, notamment par les jeux autour de l’institution universitaire, par la récurrence des conflits identitaires, culturels, nationaux qui proposent un matériau très riche, susceptible de construire des dispositifs heuristiques féconds. Dès lors, Nurit Levy peut aller au-delà des mythologies – même si l’intellectuel juif est aussi une mythologie – car le roman possède une puissance d’incarnation qui lui permet de déjouer les tentations de la généralité. On voit par exemple comment elle utilise à cette fin les catégories du diasporique et du juif national, ou plus subtilement encore comment elle repère dans les trois romans du corpus la fonction paradigmatique mais différenciée de la France, avec Delphine Roux et le thème du politiquement correct pour Roth, avec la guerre d’Algérie pour Yehoshua, et bien sûr avec Doubrovsky, la France omni-présente et fuie. C’est l’occasion ici de dire le plaisir qu’on a à lire ce balayage toujours subtil des objets que l’acuité du regard de Nurit Levy permet, grâce à son intelligence, sa finesse, sa vigilance et sa compétence, visible par exemple dans la rigueur avec laquelle elle interroge, par delà les analyses textuelles, la langue ou plutôt les langues en jeu. Ce travail, surtout pour l’hébreu et l’anglais, est tout à fait essentiel car, au-delà des informations très importantes qu’il fournit, il nous permet aussi de comprendre qu’un intellectuel juif c’est aussi une figure humaine prise dans une langue à un point de différence et de subjectivation particulier.
Le point de départ du travail de Nurit Lévy apparaît dès la première phrase, situant immédiatement une forte intelligence de l’objet. L’intellectuel juif n’est pas seulement une figure historique – déterminée par un régime d’historicité pour employer le langage à la mode –, c’est peut-être d’abord une figure aliénée, et ce qui est troublant dans cette aliénation, c’est qu’elle le contraint à être quelque chose, à s’engager à être. Aliénation dans une certaine mesure positive, comme le sont peut-être toutes les aliénations dès lors que le sujet aliéné transforme les déterminations qu’il semble subir ou dont il semble pâtir en des significations, en un destin, en une aventure qui n’appartiennent qu’à lui et qui dans cette mesure le constitue en héros.
Nurit Levy n’est pas anthropologue. Elle s’intéresse d’abord au livre, et s’intéressant au livre, elle s’intéresse aux livres qui sont dans le livre. Ainsi constitue-t-elle le triangle « Doubrovsky, Sartre, Céline », et propose une analyse remarquable des médiations très retorses auxquelles Doubrovsky a recours. Très belles analyses de Sartre sur les figures juives dans une séquence qui associe La Nausée, L’Enfance d’un chef, Les Chemins de la liberté et les Réflexions sur la question juive, séquence dans laquelle s’inscrit en amont, Céline, le Céline cité en épigraphe de La Nausée et qui hante de bien des façons les autres maillons d’écriture, et en aval Doubrovsky, fasciné par Sartre, par le Sartre « vivant » comme par le Sartre autobiographe dans lequel il puise aussi un certain modèle de pensée et d’écriture. Pour l’écriture, l’autofiction, pour la pensée, ce rapport à autrui si essentiel à la philosophie sartrienne. Ce travail de « triangulation », on le retrouve tout autant dans la lecture de Roth avec l’analyse du contexte culturel américain, surtout dans la présence d’une triple tension propre à l’Amérique intellectuelle, le pôle juif, le pôle noir, et le pôle français que la jeune Delphine Roux introduit comme un ingrédient supplémentaire mais essentiel puisqu’au travers de la « French Theory » qu’elle incarne, elle apparaît tout autant comme une machine à lire l’Amérique que comme un objet lu par Roth et déconstruit par lui. Nurit Levy introduit de manière remarquable le thème très important du post-modernisme. Il y a le postmoderne derridien lié au politiquement correct mais en écho à cela il y a, dans La Mariée libérée, celui du nouvel orientalisme représenté par le personnage de Miller inspiré par les travaux d’Edward W. Saïd. Or cette question est fondamentale puisqu’à partir de sa déconstruction des identités, elle met en danger une certaine représentation de l’intellectuel juif tout en étant d’une certaine manière une émanation de celui-ci (Derrida, Butler, Sand…). On trouve là un de ces « tourniquets », pour reprendre la formule de Sartre, dont la dialectique circulaire est très éclairante.
Tourniquets qui trouvent, avec la question des représentations sexuelles de l’intellectuel juif, une forme de modèle dans la subtilité de l’analyse. Car bien entendu le surcroît de cérébralité attribué à « l’intellectuel juif » ne peut ne pas projeter simultanément des mythes complémentaires, symétriques ou asymétriques sur le plan sexuel ou libidinal. Se joue une forme de division subjective entre toute puissance mythique et vulnérabilité, puissance et impuissance liées à la plus-value symbolique de
la différence. Pensons à l’hypersexualité souvent invoquée ou regrettée dans les œuvres de Doubrovsky, pensons au rapport de désir, d’envie et d’inhibition chez Yehoshua à l’égard du corps arabe, et surtout, chez l’inimitable Roth, à ce thème fondamental, celui de la duplicité et du double de la figure du juif et du nègre qui, au travers de la double identité de son héros, reprend en la reconfigurant complètement le thème antisémite du juif négroïde ou du juif prédateur sexuel dont Céline a été, parmi tant d’autres, le délirant dénonciateur.
Au terme de cette préface, on a envie tout simplement d’inviter le lecteur à pénétrer avec Nurit Levy dans le monde d’une littérature juive qui sait se déprendre de tous les mauvais pièges de l’identité, qui sait aussi avoir recours à l’arme suprême de la littérature, l’humour, humour juif, forme d’ironie universelle. C’est l’occasion alors de saisir une autre différence. Celle qui distingue le juif diasporique, Roth et Doubrovsky, d’un Israélien comme Yehoshua, plus prompt à la mélancolie, à la fatigue d’exister dans une historicité oppressante. C’est peut-être dans cette ultime différence que Nurit Levy, franco-israélienne, a beaucoup à nous apprendre.
Éric Marty,
Professeur à l’université Paris-Diderot, membre de l’Institut universitaire de France
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-3519-5
- EAN : 9782812435195
- ISSN : 2261-5903
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3519-5.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 25/02/2016
- Langue : Français