Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: L’Écriture de la prostitution dans l’œuvre de Marguerite Duras. Écrire l’écart
- Author: Alazet (Bernard)
- Pages: 11 to 12
- Collection: Modern Literature Collection, n° 47
- Series: Critique, n° 1
PRÉFACE
Anne Desbaresdes, la française d’Hiroshima, Lola Valérie Stein, Aurélia Steiner, la jeune fille blanche de L’Amant, autant de figures féminines qui se sont inscrites dans la mémoire et l’imaginaire des lecteurs de Marguerite Duras. Parmi elles se détache cependant la femme de l’Ambassadeur de France à Calcutta, celle dont Duras nous dit qu’elle l’a peut-être fait naître au désir d’écrire : Anne-Marie Stretter, « prostitution de Calcutta », qui « se donne à qui veut d’elle ». Image emblématique du désir et de son inanité, Anne-Marie Stretter vient inscrire au premier plan de l’œuvre le motif de la prostitution, qui court sourdement dans les ouvrages qui précèdent Le Vice-consul et India Song, qui s’épanouit ensuite de façon plus marquée au point de devenir signifiant.
Cet essai, que signe Chloé Chouen-Ollier, nous invite à prendre la pleine mesure de tout ce que doit l’œuvre de Duras à ce motif de la prostitution : « Duras, plus qu’écrire sur la prostitution, écrit depuis la prostitution1. » C’est pourquoi ce qui pourrait apparaître à première vue simple réseau thématique se révèle bien vite processus d’écriture. Il s’agit moins en effet pour l’écrivain qu’est Duras de donner une coloration socio-psychologique aux personnages de ses fictions que d’accoucher de situations romanesques qui mettent en scène l’étroite coïncidence entre prostitution et écriture. Ainsi de ces « passages », lieux de rencontre nocturnes et clandestins où se fait l’amour dans Les Yeux bleus cheveux noirs : « Les passages sont le lieu où s’origine la défloration, le lieu de la prostitution, mais surtout le lieu de la mise à l’écrit, espace de transition entre le sexe et le discours2. » Si la prostitution appelle par étymologie à (s’) exposer aux yeux, c’est tout autant chez Duras le geste d’écriture qui s’expose et qui, de cette analogie, acquiert valeur esthétique.
C’est pourquoi Chloé Chouen nous propose de l’appréhender en termes d’écart : tension creusée à l’intérieur même de la langue, qui en risque la lisibilité et par là-même lui donne une chance nouvelle d’exister ailleurs. Car il faut à l’écrivain « s’écarter » – de la doxa, de la langue – pour que soit trouvée la bonne distance, celle qui saura créer un espace d’accueil à la dépossession, au don de soi et à l’égarement des mots. On le comprend rapidement, la prostitution chez Duras fait signe vers l’Absolu, enlace la pensée mystique et nous entretient de métaphysique. Mais cet essai bouscule nos attentes quand les grandes notions qui éclairent l’œuvre de Duras – la mélancolie, la perte, le sublime… – sont reprises et traversées mais finissent par signifier autrement à l’aune de ce nouveau regard qui s’alimente au schéma prostitutionnel. On est alors confronté au gigantesque cérémonial dont se nourrit la prostitution chez Duras, depuis les mots de Carmen dans Un Barrage contre le Pacifique jusqu’à ceux de la jeune femme de La Maladie de la mort : « L’écriture de la prostitution consisterait moins à dire la prostitution qu’à montrer le dire de la prostitution3. » Si nous sommes ici résolument dans le champ de l’écriture, c’est que Chloé Chouen nous mène peu à peu, avec beaucoup de conviction et de justesse, à prendre acte de l’évolution de l’œuvre de Duras. Une œuvre qui abandonne sur son chemin ce qui témoignait d’un enjeu métaphysique pour interroger la théâtralité qui fait corps avec la prostitution, façonnant les derniers textes au point de les vider de tout ce qu’ils promettaient, conjuguant le désir avec son échec, le sexe avec sa vanité, la langue avec son désaveu.
Au sortir de cette année du centenaire de l’auteur, où l’on a davantage assisté à une célébration qu’à une réflexion sur ce que cette œuvre nous a légué, cet essai a l’intelligence de se tenir lui-même à l’écart et de nous ramener aux seules questions qui comptent : comment Duras, à tant malmener notre imaginaire, parvient-elle à nous rendre le désir de ce qui nous échappe, comment, à tant débaucher la langue, réussit-elle à nous la restituer dans sa pureté tout autant que dans son étrangeté ?
Bernard Alazet
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-4672-6
- EAN: 9782812446726
- ISSN: 2430-8099
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-4672-6.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-24-2015
- Language: French