Préface
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: L’Antiquité dans l’imaginaire contemporain. Fantasy, science-fiction, fantastique
- Author: Galand (Perrine)
- Pages: 9 to 13
- Collection: Encounters, n° 88
Préface
« Le latin est mort et bien mort ». C’est sur cette sentence que Françoise Waquet achevait naguère L’Empire d’un signe, livre intelligent et lucide, mais parfois biaisé et non dépourvu de complaisance dans son constat d’échec de la culture classique1. L’auteur (qui s’inspire d’un manuel des universités italiennes) appelait de ses vœux une survie du latin comme « spécialité dans la pleine dignité du terme », réservée à des professionnels : « Le latin se sauvera non en le faisant étudier mal à beaucoup, mais bien à un petit nombre2 ». L’analyse est juste et sans doute salutaire : les dernières années ont confirmé ce constat, le latin, après le grec, a perdu son rôle de repère, comme sa place dans l’éducation nationale ; d’autres matières tributaires du latin comme la littérature française antérieure au xixe siècle, une certaine archéologie, une partie de l’histoire suivent lentement le même processus de désaffection. La culture de surface qu’affectent de préserver les différents gouvernements, avec l’aide respectable, mais peu réaliste, des musées ou de divers organismes culturels, ne peut plus guère marquer un public qui n’est plus préparé à la recevoir. L’illusion ne tient plus. Dans le secondaire comme dans le supérieur les postes et les effectifs disparaissent, même si la culture classique séduit toujours les quelques élèves qui ont pu y goûter. Les latinistes d’aujourd’hui ont dû, doivent, impérativement réorienter leurs perspectives myopes, cesser de rêver d’un retour en masse dont la société ne veut plus depuis longtemps et admettre que leur discipline doit bien être maintenue au plus haut niveau – et à mon avis dans une perspective diachronique longtemps refusée par certains « classicistes » en place –, mais pour un groupe restreint désormais.
Ce groupe, animé par l’énergie et le savoir de haut niveau des jeunes générations qui l’enrichissent actuellement (dans le secondaire, dans
les classes préparatoires, à l’université), ne se cantonne pas pour autant dans un monde fermé, dans le passé. Jamais la recherche latine n’a été si ouverte sur la modernité. La philologie nouvelle, qui ne cherche plus à fixer le texte, permet un regard plus libre sur les transmissions et transformations des œuvres, reconnaît la valeur intrinsèque de chaque strate, discerne les filtres successifs qui enrichissent la translatio de la culture antique. La maîtrise de la rhétorique antique, déjà remise à l’honneur dans les années 60, trouve une utilité dans les techniques actuelles de la communication ou de l’heuristique. La connaissance de la poétique latine et de son évolution à travers les siècles permet, dans la ligne d’Ernst Robert Curtius, de percevoir les racines européennes communes, de repérer et de mieux comprendre les structures et les thèmes disséminés, métamorphosés, ressuscités ou même parfois réinventés, qui nourrissent la littérature contemporaine.
Mélanie Bost-Fievet et Sandra Provini font partie de ces jeunes savants qui vivent bien dans leur temps avec l’amour de l’Antiquité, savent faire le lien entre le monde actuel et ses racines, croient en la nécessité de garder une mémoire. Leur connaissance du monde antique et aussi leur habitude des analyses diachroniques – elles sont « néo-latinistes3 » toutes les deux – leur avaient permis de lancer, avec David Nouvel, également néo-latiniste et passionné des littératures de l’imaginaire, le colloque « L’Antiquité gréco-latine aux sources de l’imaginaire contemporain : fantasy, fantastique, science-fiction », qui, en 2012, a réuni à l’Université de Rouen et à l’E.P.H.E., des spécialistes, férus d’Antiquité, de disciplines très variées, comme la littérature savante ou populaire, les bandes dessinées, le cinéma et la télévision. M. Bost-Fievet et S. Provini ont aujourd’hui rassemblé sous la forme d’un véritable livre les contributions de ce colloque. Une excellente introduction en présente la méthode : l’ouvrage s’articule en quatre parties. La première, qui s’appuie sur la narratologie, étudie les traces de la littérature épique ou romanesque ; la seconde envisage le mythe comme motif ou thème plus que comme récit ; la troisième enquête sur les réminiscences de la pensée et de la civilisation antiques dans la construction des mondes de cette littérature de l’imaginaire ; la dernière partie regroupe les « cas-limites » de la
référence antique, reprises moins érudites ou moins évidentes. L’ouvrage est, me semble-t-il, une pleine réussite. Il est important pour notre société actuelle, car l’ensemble des analyses brillantes et pénétrantes qu’il comprend livrent une vision nouvelle et stimulante de notre rapport au passé gréco-latin. C’est que les scientifiques ici rassemblés ont eu la prudence de chercher non des « influences » plus ou moins directes de l’Antiquité (plausibles chez les auteurs plus âgés ou provenant de milieux universitaires, improbables dans une littérature plus « populaire » ou médiatique), mais une représentation imaginaire du monde classique, filtrée et orientée par un ou des intertextes plus récents, et par la créativité personnelle. Un néo-latiniste sait bien que les humanistes eux-mêmes, malgré leur volonté de retourner aux sources, avaient reçu des auteurs « classiques », Cicéron, Virgile, Ovide, une image déjà très modifiée par les lectures qu’en avaient données l’Antiquité tardive d’abord, puis le Moyen Âge en ses diverses « renaissances ». Le monde antique imaginé par le xxie siècle ne pouvait qu’être déformé davantage, après les relectures baroque, romantique ou gothique, après l’esthétique du peplum ; c’est bien ce qui fait toute la richesse de ces littératures de l’imaginaire, entre plaisir de la réminiscence et stupeur née de la créativité. Comme le remarque très bien Arnaud Laimé dans le recueil, on peut lire les textes antiques comme des objets de savoir, à condition d’accepter lucidement que l’écart temporel et intellectuel est si grand qu’il interdit tout espoir d’exactitude. On peut aussi les lire comme un « espace à investir quitte à en changer le cours, ou bien encore à vivre en tant que sujet actif dans le monde réel ». C’est ce que font les auteurs de fantasy ou de science-fiction. Aussi la mythologie revisitée par eux n’est-elle plus, comme les mythes antiques, une réponse à de grandes questions, mais une nouvelle manière de poser les interrogations de notre époque. Dans leur introduction, S. Provini et M. Bost-Fievet reprennent la typologie des différents types d’imitation de l’Antiquité établie par les universitaires anglo-saxons. L’un de ces modes, baptisé « ghosting » par Nick Lowe, qui désigne ainsi une reprise vague de motifs, me paraît, si on l’entend au sens fort, pouvoir s’appliquer à l’ensemble du processus d’appropriation de la culture gréco-latine par les littératures de l’imaginaire. Il ressort en effet de ce beau livre que les œuvres de fantasy et de science-fiction demeurent « hantées », habitées, par l’ombre des anciens, même quand cette ombre n’est plus qu’un reflet ténu, même si l’auteur ne le sait pas
lui-même. D’une certaine façon, le substrat antique parvenu jusqu’à nous à travers tant de métamorphoses ne cesse pas (pour paraphraser Charles Delattre ici-même) de nourrir, sinon la conscience des auteurs, du moins leur main, les poussant comme Tolkien lorsqu’il crée Shelob et Galadriel, deux avatars potentiels de Circé, à « refaire l’acte de création ». Peut-être, au fond, toute notre culture moderne est-elle ainsi hantée par une translatio plus ou moins involontaire, même si les Nouveaux Romanciers avaient rêvé jadis de la bibliothèque incendiée, de la tabula rasa. Curtius avait exprimé, en un autre temps, avec des perspectives forcément un peu différentes, cette confiance dans une continuité de la littérature européenne :
Pour [la littérature européenne] tout passé est présent, ou peut le devenir. Grâce à une nouvelle traduction, Homère acquiert une nouvelle présence. L’Homère de Rudolf Alexander Schröder n’est pas le même que celui de Voss. Je puis prendre Homère et Platon à n’importe quel moment, et je les « ai », je les possède entièrement. […] La « présence intemporelle » qui est le propre de la littérature signifie que la littérature du passé peut toujours interférer avec celle du présent. Ainsi Homère avec Virgile, Virgile avec Dante, Plutarque et Sénèque avec Shakespeare, Shakespeare avec le Götz von Berlinchigen de Goethe, Euripide avec l’Iphigénie de Racine, et celle de Goethe. Pour prendre un exemple à notre époque : Les Mille et une nuits et Calderón avec Hoffmannstahl, l’Odyssée avec Joyce, Eschyle, Pétrone, Dante, Tristan Corbière, la mystique espagnole avec T. S. Eliot. Il y a là une richesse inépuisable de rapports possibles. Ajoutons-y encore le jardin des formes littéraires : soit les genres proprement dits […], soit les différents mètres et strophes, soit les formules consacrées, ou les thèmes narratifs ou encore les procédés de langage. C’est un domaine illimité. Il y a enfin la foule des personnages créés par la poésie, et qui peuvent sans cesse se réincarner : Achille, Œdipe, Sémiramis, Faust, Don Juan, etc. La dernière œuvre de Gide, la plus parfaite, est un Thésée (1947)4.
Bien sûr, Curtius n’envisageait pas une chaîne créative autre que consciente. Le livre de Mélanie Bost-Fievet et de Sandra Provini montre pourtant à quel point la culture antique reste ancrée dans notre imaginaire européen, parfois au-delà même d’une connaissance réelle des modèles. Homère, Virgile et leurs successeurs sont nos commencements ; depuis des siècles leur impulsion créatrice se propage d’une imitation
à l’autre, un peu comme dans un pendule de Newton. Sans doute les perdrons-nous un jour tout à fait de vue, mais leur dynamique, du moins à travers les littératures de l’imaginaire, semble destinée à se relancer encore bien longtemps. Tel est, je crois, le message plein d’élan et d’émerveillement que nous transmet le livre à la fois si sérieux, si joyeux et si vital de Mélanie et Sandra.
Perrine Galand
Directeur d’études en langue
et littérature néo-latines
École pratique des hautes études
1 F. Waquet, Le latin ou l’empire d’un signe. xvie-xixe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, p. 322.
2 Ibid.
3 Le terme « néo-latin » désigne officiellement la langue et la culture latines qui se sont épanouies depuis le xiiie siècle jusqu’à nos jours (J. IJsewijn, Companion to Neo-Latin Studies, History and Diffusion of Neo-Latin Literature, part 1, Leuven, Peeters, 1990).
4 E.-R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, trad. J. Bréjoux, préface d’A. Michel, Paris, Presses Universitaires de France, 1956, p. 48-50.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-2995-8
- EAN: 9782812429958
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-2995-8.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-05-2014
- Language: French