Présentation Les chemins de l’acide
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: L’Acide dans la littérature
- Author: Duché (Véronique)
- Pages: 7 to 12
- Collection: Encounters, n° 130
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Présentation
Les chemins de l’acide
Après le salé, le sucré et l’amer, c’est au tour de l’acide, la quatrième des saveurs primaires, d’être examiné dans ce volume, en clôture d’une série consacrée au « goût de la langue1 ».
Nous savons que la reconnaissance de la saveur acide se fait grâce à des récepteurs sensibles à la présence des ions H+. Mais comment définir ce goût ? S’il picote la langue et semble réveiller les papilles, il n’est pas obligatoirement désagréable, comme l’atteste le succès des bonbons acidulés. Nous avons perdu aujourd’hui ces boissons rafraîchissantes que sont l’oxycrat, l’oxysacre ou l’oxymel, boissons sucrées à base de vinaigre et de miel appréciées durant le Moyen Âge, mais la saveur acide nous est familière grâce au citron et aux agrumes (acide citrique), au vinaigre (acide acétique), ou encore aux comprimés que nous avalons pour nous maintenir en forme, qu’il s’agisse de vitamine C (acide ascorbique), ou d’aspirine (acide acétylsalicylique).
Le piquant semble donc caractériser l’acide, si l’on se réfère à l’origine étymologique de ce terme : acide vient du latin acidus « aigre ; désagréable2 », lui-même formé sur acus « aiguille ». Les étymons grecs akis « pointe, épine » et oksus « pointu, piquant, tranchant3 », qui portent la racine indo-européenne ak-, confortent cette orientation : l’acide est cousin de l’aigu4. On ne le confondra pas avec le médiéval accide, du latin acedia, mot qui désigne la paresse, l’indolence spirituelle et qui figurait sur la liste des péchés capitaux !
Le mot acide est toutefois d’emploi récent (sa première attestation semble dater du xvie siècle : 1545), et son enregistrement en
lexicographie ne se fera qu’au début du xviie siècle. Les dictionnaires du xvie siècle n’y feront référence que par l’étymologie comme dans le Dictionaire francois latin de Robert Estienne (1539), où l’on relève sous l’entrée Aigre son étymon latin : « Tirant sur l’aigre, Acidus », lequel acidus aura sa propre entrée dans le Dictionarium latinogallicum (1570) du même Estienne. Le Dictionarie of the French and English Tongues de Randle Cotgrave (1611) semble bien être le premier à entrer acide5 dans sa nomenclature :
Acide : com. Sower, eager, tart, sharpe.
Acidité : Eagrenesse, sharpenesse, sourenesse, tartnesse.
Il faudra toutefois attendre la première édition du Dictionnaire de l’Académie Française (1694) pour voir défini en français le mot acide :
ACIDE. adj. de tout genre. Aigre, qui est picquant sur la langue. Suc acide. l’oseille, le verjus est acide.
Il est quelquefois substantif. Les acides gastent l’estomac ; les acides sont dissolvants.
Acidité. s. f. Qualité de ce qui est acide. L’Acidité de l’oseille, du verjus.
Selon le Trésor de la Langue Française, c’est Guillaume Guéroult, le traducteur de l’Historia stirpium de Leonhart Fuchs, qui le premier l’employa dans son Histoire des plantes, publiée en 1545. Il écrivait ainsi au sujet de la prune :
Peu souvent se trouve ce fruict rude, acide ou mal plaisant au goust, pourveu qu’il soit venu à parfaicte maturité : mais au paravant qu’il soit bien meur, il ne s’en trouve guerres qui ne soit rude acide et esgassant [agaçant] et s’en trouve bien d’amer parquoy de ce fruict le corps reçoit bien peu de nourrissement6.
Un demi-siècle plus tard, Julien Le Paulmier utilise le terme acide dans son Traité du vin et du sidre (1589) pour qualifier des vins « acides ou verds7 », ainsi que les mots aspre, rude, austere et acerbe.
Pour désigner le goût acide, son contemporain Maurice de la Porte dans son livre des Épithetes8 recourt aux adjectifs corrosif (vin corrosif), mordant (vinaigre mordant), poignant (vinaigre poignant) ou encore piquant (verjus piquant), saupiqueux (verjus saupiqueux) ou aigre (verjus aigre). En effet, l’acide a été longtemps confondu avec l’aigre, du latin acer9. Le mot acide entre ainsi dans un système rassemblant les termes aigre, acide et acerbe. En témoigne cet article d’Émile Littré dans son célèbre Dictionnaire :
AIGRE, ACIDE, ACERBE. Au propre, ces trois mots désignent une impression particulière du goût. Ils se distinguent nettement ; et, comme dit M. Lafaye, ce qui est aigre n’est plus doux, ce qui est acide n’est pas doux, ce qui est acerbe n’est pas encore doux. Aigre indique une saveur qui provient de quelque altération : du lait aigre ; du vin aigre ; aussi est-elle toujours désagréable. Acide indique une saveur franche, spontanée : la groseille est un fruit acide. Acerbe indique la saveur qui appartient aux fruits non mûrs : la nèfle sur laquelle la gelée n’a pas passé est acerbe. Au moral acide n’est pas employé ; il ne reste que aigre et acerbe. La distinction qui existait au physique continue : des paroles aigres sont dictées par le ressentiment, la mauvaise humeur ; des paroles acerbes le sont par l’âpreté naturelle de la personne qui parle. Des paroles aigres sont plus piquantes ; des paroles acerbes sont plus âpres et plus dures10.
Furetière déjà faisait la distinction entre aigre et acide dans son Dictionnaire, lorsqu’il définissait le mot dans son emploi substantif :
Acide, s. m., terme de Chymie est un sel picquant, un feu potentiel et disolvant qui est en tous les mixtes et qui leur a donné l’être. Il est en ce sens opposé à l’alkali : sur ces deux principes les Philosophes modernes ont fondé une nouvelle explication de toutes les causes physiques.
Le vitriol est le plus grand des acides, ensuitte le sel marin, et puis le salpestre, le souphre, le vinaigre, et enfin l’alun. Tous les acides ont pour source les rayons de soleil incorporés avec l’alkali. Cet acide differe de ce qu’on apelle au propre aigre, parce que l’acide des Philosophes se dit de tout ce qui est corrosif, et qui penetre, dissout, ou corrompt la substance des choses. Les liqueurs acides rougissent la teinture de tournesol11.
Pour désigner ce « composé hydrogéné de saveur âcre, qui a une action corrosive et dissolvante et qui forme les sels en se combinant avec les bases12 », on recourait aux locutions formées à l’aide du mot esprit (acidum sive spiritum). Ainsi de l’esprit de sel (acide chlorhydrique), de l’esprit de soufre (vitriol) ou de l’esprit de nitre (eau forte). L’acidum salis était surtout réputé pour son usage alchimique et était utilisé dans le cadre de la quête de la pierre philosophale.
Enfin dans un autre contexte, l’« acide » fait référence à une substance de synthèse fabriquée à partir de l’acide lysergique (LSD), caractérisée par une puissante action hallucinogène et fort populaire parmi la génération beatnik13. Quant à l’« acid(e) house », il s’agit d’une musique électronique née dans les années 80 et surnommée « musique de l’acide14 ».
Les dérivés du mot acide sont assez nombreux, mais pour la plupart cantonnés dans le domaine scientifique et technique (acidage, acidification, acidimètre, désacidifier etc.).
Les définitions modernes de l’adjectif acide nous engagent sur une double voie, hésitant entre le bon et le mauvais, l’« agréable ou désagréable au goût15 », le péjoratif et le mélioratif. Une première définition du TLF par exemple décrit « [la] saveur aigre, piquante et plus ou moins désagréable, comme les fruits encore verts, le citron, l’oseille, le vinaigre, le verjus ». Mais aussitôt est souligné l’usage figuré péjoratif du terme : « Aigre et désagréable. » Acide peut toutefois évoquer une sensation nouvelle, inattendue : « piquant, plein de fraicheur16 » et décrire une couleur « vive, éclatante et un peu dure17 ».
Destiné à noter des impressions sensorielles, le mot acide est également utilisé « [pour qualifier des paroles, un écrit, une humeur, etc.] ». Il qualifie alors un comportement « piquant, voire excitant, mais non sans produire quelque agacement ». Il en est de même dans le domaine de la critique musicale, où le mot acide qualifie une composition « où dominent, de façon quelque peu agaçante, les notes très aiguës ». Enfin le terme peut également s’employer dans le domaine intellectuel, pour marquer « le caractère corrosif, mordant, désagréable » de la pensée, ou son ironie. Le TLF à son tour revient sur l’opposition entre aigre et acide : « une humeur aigre renvoie plutôt à l’agent, des propos acides renvoient plutôt à la personne visée ».
Forts de ce panorama lexicologique, nous pouvons nous demander quelle part revient au goût acide dans la littérature. Comment cette saveur est-elle explorée, non pas en bouche mais dans les textes ? Quelle dimension de l’acide, laudative ou péjorative, prédomine à l’écrit ? Son potentiel dangereux est-il exploité ? Quelles ramifications sémantiques sont explorées ?
Les articles qui suivent apportent chacun des réponses à ces questions, le volume étant organisé de façon chronologique afin de mieux repérer l’évolution du goût acide. Bérengère Avril-Chapuis donne tout d’abord le ton et montre que l’acide peut être compris comme une catégorie esthétique à part entière, dans le domaine littéraire comme dans le domaine visuel.
L’œuvre de Brillat-Savarin, la fameuse Physiologie du goût ou Méditations de gastronomie transcendante, est ensuite passée au crible de l’étude de Jean-Gérard Lapacherie. Si Brillat-Savarin avertit ses lecteurs du « danger de l’acide », il élabore également tout un lexique apte à décrire la gustation, dans un discours mi-sérieux, mi-ironique. Stéphen Urani pour sa part s’attache à dégager les « effet vitriol » et « effet citron » de l’acide : sur la base de quatre formules générales – concision, moralité, anti-émotivité, ravissement –, il évalue les textes de Barbey d’Aurévilly et de Baudelaire.
La contribution suivante est centrée quant à elle sur Saint-John Perse. May Chehab montre que l’acide revêt une valeur éminemment positive dans l’œuvre du poète et contribue puissamment au renouvellement poétique. Marie-Lise Allard centre son étude sur La domination, un
roman d’Anna de Noailles, et suit de près son « anti-héros ». Thanh-Vân Ton-That parcourt ensuite toute la palette des saveurs chez Proust, du sucré à l’acide en passant par l’aigre-doux. L’analyse des métonymies et métaphores de la plume proustienne trempée dans du vinaigre lui permet de mettre au jour les « mots d’estomac » dans la Recherche.
La dernière partie de l’ouvrage est dévolue aux auteurs contemporains. Dominique Denès identifie l’acide chez Amélie Nothomb, Jean-Philippe Toussaint, Pascal Quignard, Marguerite Duras ou Annie Ernaux, et met ainsi en évidence un sous-registre littéraire. Sébastien Bonnemason-Richard revient sur l’étude de Faire l’amour, le roman de Jean-Philippe Toussaint, et montre comment la présence de l’acide permet de réinterpréter les questions d’ordre existentiel qui hantent l’écrivain. Tess Do pour sa part nous invite à une lecture dégustative des Trois Parques de Linda Lê, renouant ainsi avec la dimension gastronomique et sensorielle de l’acide.
L’acide enfin est évoqué dans son usage technique et scientifique grâce à Frédérique Marty-Badiola, qui étudie le Traité des manières de graver en taille douce sur l’airain par le moyen des eaux fortes et des vernis durs et mols d’Abraham Bosse, publié en 1645. Texte et image sont analysés dans leur rapport à l’acide.
Il revient alors à Pierre Laszlo de clore ce volume en nouant un dialogue entre chimistes et écrivains. Menant l’enquête sur un double front – scientifique et littéraire –, il explore l’acidité dans toute son amplitude, de la saveur au concept, de l’impression à l’expression, de la plume à l’estomac. L’histoire de la notion d’acidité est parcourue, révélant comment erreurs et approximations ont malgré tout contribué à construire une connaissance fiable de l’acide. Tout comme les savants se sont succédé, apportant chacun sa pierre à l’édifice acide, les écrivains se suivent et explorent les saveurs, comme le montrent les belles lectures de Pierre Laszlo sur des pages de Pétrarque ou de Colette.
Véronique Duché-Gavet
Université de Melbourne
1 Le goût de la langue. Du Sel, Du Sucre, De l’amer, Biarritz, Atlantica (2005, 2007, 2009). On notera qu’à ces quatre saveurs reconnues par le palais occidental s’ajoute l’umami, correspondant au goût du glutamate.
2 Voir FEW xxiv, 107b : acidus.
3 Voir FEW VII, 452a : oxys.
4 Ainsi que cousin de l’oxyde, mot formé au début du xixe siècle.
5 Selon M. Paquant, le dictionnaire de Cotgrave a une nomenclature différente de tous les dictionnaires de l’époque, enregistrant des mots tirés d’un panel d’auteurs du xvie siècle assez remarquable.
6 L’histoire des plantes, mis en commentaires par Leonart Fuschs medecin tresrenommé et nouvellement traduict de latin en françoys, avec vraye observation de l’Auteur […], Lyon, Guillaume Rouille, 1558, p. 283
7 Dans son Dictionnaire de la langue du vin (CNRS Éditions, 2007), Martine Coutier souligne la valeur dépréciative du terme à l’entrée « Acide ».
8 Les Épithetes de M. De la Porte, Paris, Gabriel Buon, 1571.
9 Latin tardif acrus. Voir FEW XXIV, 94a : acer.
10 É. Littré, Dictionnaire de la langue française, Tome 1, Paris, Hachette, 1873-4, p. 87.
11 A. Furetière, Dictionnaire universel, contenant generalement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, Volume 1, La Haye, A. et R. Leers, 1690, f. C3 vo.
12 TLF (consultation en ligne, atilf.atilf.fr, 21/01/2015).
13 Dans les années 1960, l’usage du LSD était associé au mouvement hippie qui recherchait dans sa consommation une symbiose mystique avec l’environnement. Le roman de Tom Wolfe, The Electric Kool-Aid Acid Test, (Londres, Picador, 2008 [Farrar, Straus and Giroux, 1968]) par exemple illustre parfaitement cette période.
14 Peter Shapiro, Modulations : A History of Electronic Music, New York, Caipirinha Productions Inc., 2000, p. 70.
15 « … jusqu’ici il ne s’est encore présenté aucune circonstance où quelque saveur ait dû être appréciée avec une exactitude rigoureuse, on a été forcé de s’en tenir à un petit nombre d’expressions générales, telles que doux, sucré, acide, acerbe, et autres pareilles, qui s’expriment, en dernière analyse, par les deux suivantes : agréable ou désagréable au goût », J.-A. Brillat-Savarin, Physiologie du goût, 1825, p. 41.
16 Voir FEW xxiv, 107b : acidus. (Larousse 1948)
17 Larousse (consultation en ligne, larousse.fr, 21/01/2015).
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-3296-5
- EAN: 9782812432965
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3296-5.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-02-2015
- Language: French