Préface
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : L’Accident de Ménilmontant
- Auteur : Le Roy Ladurie (Emmanuel)
- Pages : 7 à 10
- Collection : Rencontres, n° 105
- Série : Le dix-huitième siècle, n° 12
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PRÉFACE
Chacun peut comparer l’accident décrit par Rousseau à tel ou tel épisode accidentel de sa propre biographie. En ce qui me concerne, la scène se situe en 1949, année qui fut pour moi favorable et défavorable, j’emploie ici deux adjectifs qui font preuve, on me le pardonnera, d’une extraordinaire banalité. Commençons par la défaveur, qui offre de façon peut-être assez vague certaines similitudes avec l’événement décrit par le philosophe. J’effectuais à cette époque de grandes randonnées à bicyclette ; mes relations avec ma famille, sans qu’il y ait brouille véritable, étaient parfois tendues pour des raisons bêtement politiques ; je m’efforçais de chercher quelque procédure d’évasion pour échapper aux impressions désagréables que provoquait en moi cette froidure peut-être passagère vis-à-vis de mes parents et de ma parentèle en général. L’une de ces promenades vélocipédiques se situait au sud de la petite ville ou du gros village, comme on voudra l’appeler, de Thury-Harcourt. Le second terme de ce syntagme, pour employer l’argot saussurien des années 60, faisait référence au duc et à la duchesse d’Harcourt dont l’attrayante supériorité sociale était l’un des agréments authentiques de notre contrée bocagère.
Une pente assez raide sur cette route nationale convenablement goudronnée me fut incitation à m’accrocher à un camion, moi-même étant d’une main agrippé au guidon du vélo, l’autre se cramponnant au lourd véhicule. Il y eut une brève secousse, et quelques minutes ou dizaines de minutes plus tard, un bon Samaritain me ramassa, profondément évanoui, tout sanglant, sur le bitume. Je n’avais eu aucune conscience de ce qui s’était produit, et je ne me réveillai que plusieurs heures après à l’hôpital d’Aunay-sur-Odon. Je venais donc d’avoir l’expérience ou plutôt la quasi-expérience de la mort, puisque j’aurais pu aussi bien être tué sur le coup. Je m’interrogeai par la suite sur les motivations du camionneur, si tant est qu’elles existassent : avait-il voulu se débarrasser d’un gêneur, ou bien était-ce un simple cahot dont l’automédon n’était
pas responsable, qui avait précipité ma chute… Quoi qu’il en soit, lors de mon retour à la conscience, je me vis entouré de quelques visages affectueux et inquiets : mes parents, mon frère cadet, et peut-être l’une de mes sœurs ; je suis incapable de préciser ce point. Tout ce que je peux dire, c’est que mes lunettes étaient perdues, et que mon nez était toujours en place. La peur d’être défiguré me hantait. Elle préoccupait également les personnes de mon entourage accourues ce jour-là. On peut s’étonner que mes proches aient été prévenus si rapidement, mais ma famille était connue dans le pays par mon père, ancien ministre (de Vichy, incidemment), ancien résistant et syndicaliste agricole. L’auteur de mes jours faisait face à son rejeton déjà habilement recousu par les praticiens locaux, et il s’interrogeait dans une discussion familiale à quoi je participai vaguement : fallait-il me transporter dans une meilleure structure hospitalière, nantie d’un chirurgien de premier ordre, ou me laisser aux mains de ces braves gens d’Aunay qui, après tout, s’étaient fort bien occupés de moi ? Ce fut cette dernière solution qui s’imposa. Une fois rétabli, je quittai l’établissement et pendant quelques semaines ou plutôt quelques mois, je restais tout couturé de cicatrices fort visibles. À ce moment du récit, je m’interroge : le camionneur m’avait peut-être secouru, qui sait ? C’est seulement maintenant que, incité par la directrice du présent volume, je formule cette hypothèse favorable à mon assassin involontaire à laquelle je n’avais jamais pensé auparavant. Quoi qu’il en soit, cet accident pouvait m’enlaidir ou peut-être donner quelque intérêt à ma physionomie dorénavant balafrée, à la Guise. Il y a parfois des laideurs intéressantes, comme me le fit remarquer l’une de mes danseuses au cours de certaine surprise-partie : genre de sociabilité mi-bourgeoise mi-nobiliaire à laquelle je participais de par la position sociale de mes parents.
Un autre malheur, bien plus considérable encore, survint pour moi un peu plus tard, en cette même année 49. Mon frère François, que j’aimais beaucoup, se tua dans un accident de ces petits avions stupides, vraisemblablement français, dont s’enorgueillissaient les aéroports du Val de Loire. Je n’insiste pas sur cet événement, toujours source d’une permanente souffrance rétrospective au cours de la soixantaine d’années ou davantage qui s’est écoulée depuis lors.
Pour en revenir à la danseuse du genre Bécassine que je viens d’évoquer : elle s’illustra derechef dans une autre rencontre chorégraphique
du même genre à laquelle on n’appliquait pas encore le mot de « surboum », qui sera en usage pendant quelque temps par la suite. La jeune fille en question me donna des détails, dont je me serais bien passé, sur l’état des cadavres qu’on retirait des avions ainsi accidentés. Ce de quoi je renonçai à lui faire la cour lors de parties ultérieures.
François Furet, qui fut un ami très proche, répétait souvent une expression peut-être banale sur la dialectique du bonheur et du malheur. Le mot malheur étant fort peu adapté du reste en ce qui concerne l’occurrence qui va suivre. Disons qu’en 1949 je fus reçu au concours de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Cet événement suivait d’assez peu mon adhésion au parti communiste français qui tout en ayant quelques caractéristiques utiles, voire sympathiques, était alors dans toute l’idiotie de son stalinisme. Ce fut néanmoins pour moi une source d’événements heureux : je trouvai au PC de bons amis et une expérience intellectuelle qui n’était pas entièrement négative, tant s’en faut. Pierre Chaunu n’a-t-il pas déclaré peu avant sa mort que le marxisme avait été pour lui un compagnon de route, une idéologie qui lui fut nourricière, malgré certains poisons que contenait éventuellement la pensée du vieux Karl, a fortiori de Lénine et tutti quanti. Je ne puis que me rallier à la suggestion, sur ce point, de mon ami Pierre, lui-même présenté de façon beaucoup trop simpliste comme un Droitier, au gré de certains. Cette mienne navigation politique au cours de laquelle j’ai pu faire malgré tout quelques observations intéressantes s’est heureusement terminée pour moi à partir de la mort de Staline (1953) et définitivement avec la révolte de Hongrie (1956). Bien entendu je ne souhaite la mort de personne, mais le décès de Joseph Vissarionovitch m’a Dieu merci contraint à une forte réflexion et même flexion de ma ligne politique, ou de ce qui en tenait lieu. Je frémis à l’idée hypothétique en vertu de laquelle le petit père des peuples aurait pu mourir quinze ans plus tard et me laisser ainsi mariner pendant plus d’une décennie dans son stock d’idées bizarres parmi lesquelles flottait cependant, comme des carottes dans le bouillon, quelques restes de ce qu’avait été un demi-siècle plus tôt la grande pensée socialiste.
L’accident du 24 octobre 1776 dans le récit de Rousseau m’a donc incité à réfléchir supra à propos d’un événement personnel qui fut physiquement traumatique et important à sa manière quant à ma modeste personne. Il y a incontestablement une ressemblance événementielle
entre l’épisode Jean-Jacques et celui, assez violent, d’Emmanuel LRL à la traîne d’un poids lourd. Cela dit, les réflexions que j’ai tirées de cet accident personnel sont très différentes. Les méditations de JJ, comme il se qualifiait lui-même à l’occasion, participent-elles de son délire de persécution, ou soi-disant tel, certes apaisé lors des dernières années de sa vie ? En ce qui me concerne, j’observe l’analogie incontestable d’un minuscule fait divers dans les deux cas. Chez notre auteur, c’est quasiment la fin d’une vie, c’est pratiquement son dernier texte. Quant à moi, c’est simplement le souvenir d’une souffrance post-opératoire, considérablement accrue un peu plus tard par une tragédie fraternelle. C’est aussi, peut-être, le début de quelque chose, de ce qui sera la destinée d’un Normalien et aussi, tout simplement, d’un historien, lors de la seconde moitié du xxe siècle.
Emmanuel Le Roy Ladurie
Collège de France
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-3076-3
- EAN : 9782812430763
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3076-3.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 14/06/2015
- Langue : Français