Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Kepler, rénovateur de l’optique
- Pages : 13 à 15
- Collection : Histoire et philosophie des sciences, n° 19
PRÉFACE
Insolite monolithe, Kepler astronome astrologue de Gérard Simon (Gallimard, 1979, Prix Broquette-Gonin de l’Académie Française), est un livre majeur qui ne cesse d’étonner aujourd’hui encore, tant par la richesse et la précision de sa documentation scientifique, que par l’originalité, sinon même l’étrangeté de son projet. Il est issu d’une thèse d’État, soutenue quelques années auparavant sous la direction de Ferdinand Alquié, intitulée « Structures de pensée et objets du savoir chez Kepler » (Paris IV, 1976). Ce travail monumental comportait une section centrale consacrée à la théorie optique de Kepler, qui n’a pas été reprise dans la publication de 1979, et que le lecteur pourra découvrir ici, dans une réédition dont nous devons la très grande qualité à l’implication de jeunes et talentueux chercheurs : Delphine Bellis (université Paul-Valéry de Montpellier), Nicolas Roudet (université de Strasbourg) et Pierre Jeandillou (doctorant, université de Lille).
Il y avait à ce remaniement de la thèse différentes raisons, que nous pouvons succinctement exposer ici. La première est obvie : elle tient, simplement, à la longueur d’une monographie universitaire qu’il fallait impérativement raccourcir pour la rendre plus accessible, digeste et lisible. La seconde est circonstancielle : un an après la soutenance de la thèse de Gérard Simon, en 1977, Catherine Chevalley consacrait une thèse au texte de référence de l’optique keplérienne : les Paralipomènes à Vitellion. Un accord avait alors été proposé à Gérard Simon par Pierre Costabel, membre de son jury de thèse, et directeur de Catherine Chevalley, pour faire en sorte que le travail de Simon, dont l’optique n’était qu’un des centres d’intérêt, n’ôte point la primeur à l’édition française des Paralipomènes, traduits et annotés par C. Chevalley (Vrin, 1980)1.
14Mais la raison la plus fondamentale est purement philosophique, et mérite qu’on s’y arrête plus longuement. La thèse, Structures de pensée et objets du savoir chez Kepler, a une longue et passionnante histoire : débutée en 1965 sous la direction de Ferdinand Alquié, elle portait initialement pour titre « Science et vision du monde chez Descartes et Kepler ». Depuis ses premières années d’études, Gérard Simon n’a cessé de réfléchir au paradoxe que constitue l’étroite proximité de l’optique de Descartes avec celle de Kepler, en même temps que la distance maximale qui les sépare au point de vue de l’épistémè, ou plutôt de ce que Gérard Simon appelle des « structures de pensée ». De fait, des recherches sur l’anaclastique à la découverte cartésienne de la loi de sinus, tout rapproche le mathématicien impérial du jeune soldat français – qui, rappelons-le, séjournait près de Ulm, dans une région où le nom de Kepler n’était inconnu de personne au moment de la parution de l’Harmonice mundi. Mais, de la réduction du corps à la seule res extensa de l’un aux obscures théories animistes de l’autre, ou de la théologie mathématicienne des figures « cosmopoïétiques » à la création des vérités éternelles, il semble qu’on puisse malaisément imaginer plus grand écart, et plus nette différence. Identité des « objets » et différence au moins des styles, sinon des « structures de pensée », voilà ce que Gérard Simon avait initialement donné comme thème à ses recherches.
Le terme même de « structures de pensée » n’était pas dépourvu d’équivoque ; une étude plus approfondie – qui reste à faire – montrerait comment Gérard Simon a voulu tracer avec cette catégorie originale une voie moyenne entre l’épistémè de l’archéologie foucaldienne et les « structures mentales » que son maître de thèse, Ferdinand Alquié, identifiait comme l’objet même d’une histoire philosophique de la philosophie. Mais il reste un point décisif, qui pourrait expliquer à lui seul l’abandon de la partie optique de la thèse de 1976 : s’enquérant de la manière dont ces structures formelles (qui ne sont ni décrites ni thématisées par ceux dont elles gouvernent et commandent les décisions philosophiques) sont accessibles à l’historien, Simon en est progressivement venu à l’idée que c’est surtout par leur vacuité et leur inconsistance que les « objets du savoir » 15sont à même de révéler les « structures de pensée » sous-jacentes : « La spéculation [de Kepler], qui va de l’influence des astres à l’origine du monde et aux fins du Créateur, libère la pensée de la contrainte de l’objet dans la mesure où elle se donne à elle-même des pseudo-objets : et cette pensée en liberté, laissée à elle-même, révèle le mieux ce que sont les structures qui la sous-tendent2 ».
Au regard de cette authentique phénoménologie des structures de pensée, on pourrait dire que, comme la géométrie pure ou les mathématiques de l’astronomie, l’optique appartient à l’histoire des sciences, homogène et de plain-pied avec nos propres critères de rationalité scientifique. C’est dire que l’optique de Kepler correspond finalement trop bien à notre définition actuelle de ce qu’est une science, là où toute la démonstration de Simon exigeait justement qu’on s’intéressât davantage aux savoirs aujourd’hui relégués à l’obscurité d’un cabinet des curiosités – ce dont l’astrologie constituait évidemment l’exemple paradigmatique. Bref, la démarche même et le propos de Kepler astronome astrologue, pouvaient parfaitement justifier que la publication de cette partie optique fût différée et remise à plus tard.
Gérard Simon a enseigné pendant toute sa carrière académique à l’université de Lille où il avait créé, avec Noël Mouloud, le CRATS (Centre de recherche sur l’analyse et la théorie des savoirs) aujourd’hui intégré dans l’UMR STL. Il était donc bien normal que l’UMR Savoirs, Textes, Langage (UMR 8163 du CNRS, université de Lille) lui rendît hommage, et contribuât, dans le cadre de sa thématique « différenciation et mutation des savoirs » à la réédition de ce texte fondateur pour la recherche en épistémologie et histoire des sciences. Nous remercions chaleureusement les éditeurs, Bernard Joly et Vincent Jullien, pour l’accueil qu’ils font aujourd’hui à ce travail.
Édouard Mehl, mars 2017.
1 Le CAPHÉS (UMS 3610), dépositaire des archives Gérard Simon, conserve une lettre de Pierre Costabel, en date du 9 mars 1976, faisant état de ce problème, et de son embarras. À cela s’ajoutait le fait – mentionné dans cette même lettre – que Paul-Louis Cousin travaillait alors, également sous la direction de P. Costabel, à une traduction du Mysterium Cosmographicum de Kepler, dont Costabel annonçait à Simon la parution pour l’année à venir (1977). Cousin avait d’ailleurs déjà informé G. Simon de son travail par un courrier en date du 29 mai 1973. Mais cette traduction n’a en fait vu le jour qu’après reprise du travail et révision en profondeur par Alain-Philippe Segonds (Kepler, Le Secret du Monde. Paris, Les Belles Lettres, 1984).
2 Document inédit de présentation de la thèse. Fonds Gérard Simon, CAPHES (ENS).
- Thème CLIL : 3126 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie
- ISBN : 978-2-406-08015-2
- EAN : 9782406080152
- ISSN : 2260-9873
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08015-2.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 16/07/2019
- Langue : Français