Introduction
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Jules Verne et l’invention d’un théâtre-monde
- Pages : 7 à 13
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 10
Chapitre d’ouvrage : 1/20 Suivant
Introduction
Il existe une mé-compréhension traditionnelle de Jules Verne qui persiste depuis plus d’un siècle. Auteur « mineur » pour certains, romancier à succès pour d’autres, Jules Verne a longtemps souffert de préjugés aujourd’hui bien étudiés. Auteur de théâtre aussi, son œuvre pour la scène demeure quasi ignorée par rapport à son œuvre de romancier, alors même qu’elle a eu un succès marquant en son temps au point de devenir un modèle et de s’imposer en France comme à l’étranger. C’est cette entreprise théâtrale qu’il s’agit ici de mettre en perspective et d’étudier. C’est elle dont il s’agit de montrer le contexte, l’importance, l’originalité. N’est-elle pas parvenue à convoquer toutes les parties de l’univers pour les faire exister sur une scène devenue effervescente, traversée par les techniques et les inventions du temps, projetant un véritable « théâtre-monde » inconnu jusque-là ? N’est-elle pas parvenue à faire exister des « tournées » promenant sur les scènes de province et de l’étranger une véritable organisation de spectacles où voisinent machines colossales, troupes pléthoriques, décors surdimensionnés, animaux sauvages ou dressés ?
Faut-il redire que cet auteur, longtemps ignoré en tant que dramaturge, n’a souvent bénéficié que d’une position toute relative dans l’histoire de la littérature française comme dans l’histoire des Arts du spectacle. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer. Ces partis-pris ont été renforcés par la position même que lui a accordé l’institution littéraire : son œuvre ayant été, d’emblée, associée à la littérature de jeunesse en raison de choix éditoriaux ayant échappé à Jules Verne lui-même, et tenant à la vision de la « Maison Hetzel ». Cette éviction de la grande littérature n’est également pas fortuite. Elle a été ratifiée et quasi-amplifiée par les classifications dont se fait l’écho l’université elle-même. Comme l’a très justement rappelé Jean-Luc Steinmetz : « L’institution universitaire ne laisse jamais les morts tranquilles. Entre la commémoration et le dédain, elle s’efforce d’avancer, balance 8en main, comme la justice1 ». Si cette remarque s’applique initialement aux « petits romantiques », elle garde toute sa légitimité en ce qui concerne Jules Verne dans la seconde moitié du xixe siècle. Plus largement sont oubliées aujourd’hui les réceptions favorables du public et des critiques qui, jusqu’au début du xxe siècle, ont fait de Jules Verne un auteur de théâtre à vocation populaire. Les adaptations telles que Le Tour du Monde en 80 jours et Michel Strogoff sont demeurées inscrites au répertoire au début du xxe siècle et représentées en alternance au Châtelet pendant un demi-siècle. L’inscription de ce théâtre dans la vie culturelle parisienne est fondamentale. La pièce Le Tour du Monde en 80 jours, par exemple, est conçue, dès les années 1900, comme l’un « des plus grands succès dramatiques du siècle2 ». Elle fut montée plus de 3 595 fois à Paris entre 1874 et 1940 alors que pour la pièce Michel Strogoff c’est le chiffre de 2 453 fois, entre 1880 et 19393 qui est avancé4. Ce constat oblige à analyse et explication.
Des raisons précises existent, bien sûr, pour lesquelles ce théâtre est apprécié en son temps. Ce sont elles qui méritent notre attention. Ce « théâtre-monde », conduit sur la scène un spectacle à vocation « grandiose », un univers effervescent, aussi technique que cosmique, aussi naturel qu’artificiel, les espaces infinis se mêlant par ailleurs aux lieux les plus restreints. D’où un véritable travail de plateau pour faire émerger un « ailleurs » conçu pour l’œil, le pittoresque, l’inattendu. D’où aussi le recours aux « machines » du temps, comme le train à vapeur ou le steamer, pour mieux donner au public le sentiment d’un rapprochement des distances et celui d’un raccourcissement des temps. Jules Verne inscrit le spectacle dans la fascination exercée par la science et la technique à la fin du xixe siècle comme dans celle exercée par la lente maîtrise d’une large part de l’univers longtemps inconnue. Une double caractéristique peut ainsi être dessinée : la présence constante des mers et des continents, la présence constante des machines et des engins massifs. Ce que le théâtre n’avait, semble t-il, jamais proposé jusque-là.
9Entre roman et théâtre
Les romans de Jules Verne bénéficient souvent d’une édition pré-originale sans illustration dans des quotidiens ou dans le Magasin illustré d’éducation et de récréation. Destiné essentiellement aux enfants des classes bourgeoises, le Magasin illustré d’éducation et de récréation est, à ses débuts, proposé aux nouveaux abonnés du grand quotidien libéral Le Temps, pendant près d’un an. Ce qui nous informe précisément du lectorat. Son prix est alors relativement élevé5.
Dès les années 1864-1865, répondant sans doute à des exigences de rentabilité, Hetzel, souhaite diversifier ses lecteurs et proposer d’autres gammes de collections pour satisfaire tous les publics enfantins. Est créée ainsi la Bibliothèque d’éducation et de récréation, collection qui multiplie les types d’édition6. Comme l’atteste le prospectus accompagnant la publication, les premières livraisons des Voyages extraordinaires en édition illustrée sont proposées « par livraisons à 10 centimes7 », ce qui les rend accessibles à tous. Reste que les thèmes abordés, les illustrations proposées imposent en définitive un lectorat plus averti, lequel demeurera fidèle à l’éditeur. Cette volonté initiale de s’adresser « à tous », au moment de la création du Magasin d’Éducation et de récréation évolue en revanche avec la fin du xixe siècle. Les éditions de prix sont celles qui assurent la véritable réussite de l’éditeur et demeureront associées à son image. Une affiche publicitaire Hetzel pour les étrennes indique les tarifs en vogue pour l’année 1892 : les volumes in 8o illustrés sont proposés à 107 francs, cartonnés à 10 francs et reliés à 11 francs8. En 1900, le prix d’un roman de Jules Verne broché in 8o s’élève alors à 9 francs, le même ouvrage cartonné est à 12 francs et relié à 14 francs. En comparaison, une blanchisseuse gagne à cette même période en 1900, environ 3 à 4 francs par jour, 5 centimes de l’heure. Sans doute l’achat de livres et surtout de beaux livres n’est-il pas son quotidien. Le lectorat peut ainsi être circonscrit à une frange aisée d’acheteurs possibles.
Les publics du théâtre de la Porte-Saint-Martin ou du théâtre du Châtelet, où sont représentées les adaptations des romans de Jules Verne, sont jugés d’emblée nettement plus populaires. Favorisant dès lors les choix du pittoresque, du merveilleux, de la féérie, contrairement aux théâtres subventionnés, ces théâtres en question drainent plus spécifiquement « un public populaire aux aspirations petites-bourgeoises9 ». Le principe d’une collaboration avec Adolphe d’Ennery, auteur à succès connu pour ses mélodrames, ne pouvait qu’accentuer encore une telle orientation.
Une originalité décisive
La promotion du réel est au cœur de cette démarche nouvelle. Elle répond à une nécessité : celle d’introduire, pour la première fois, l’immensité de l’univers sur la scène d’un théâtre. Ce qui métamorphose de part en part les vieilles unités de temps et de lieu. Un tel ensemble, totalement original, concrétise une invention : celle d’un « théâtre-monde ».
Les objets théâtraux sont ainsi métamorphosés. La scène doit épouser la mobilité. Le plateau doit suggérer l’« avancée », ses résistances, ses effractions. Les thèmes en sont infinis : obstacles de terrains, complexité de parcours, aléas de transports, traversée de frontières, accidents climatiques, géologiques, cosmiques. Le voyage terrestre, maritime ou aérien 11participe d’un récit que le théâtre doit rendre aussi visible que pensable, et plus encore « représentable ». Le décor joue, du coup, un rôle majeur dans ce défi de réel. L’électricité, nouvellement promue sur la scène théâtrale depuis le milieu du xixe siècle, aide à ce travail du regard10.
Par leur mise en tableaux et en images, ces pièces issues de l’imaginaire vernien inventent un genre à l’aube du xxe siècle. Destinées aux foules – celles là mêmes qui fréquentent les expositions universelles –, elles captivent tant par leur d’effervescence que par leur recherche d’innovations. Elles constituent de véritables performances. Dernier avatar du romantisme théâtral, elles privilégient alors les dimensions sensorielles du spectacle vivant11, le miroitement des couleurs, des espaces, des costumes, la profusion des gestes avant même la prise en considération de la qualité littéraire du texte, devenu ici élément secondaire.
Demeure encore la présence de la technique moderne elle-même. Locomotives, steamers, ballons aériens, cabines sophistiquées, font irruptions sur la scène avec leurs dimensions « gigantesques », leur bruit assourdissant, leur mécanique mouvante et bien « huilée », leurs ratés possibles aussi, comme le naufrage dans Les Enfants du capitaine Grant ou dans le Tour du Monde en 80 jours, avec leurs échecs laissant planer une inquiétude possible sur les avancées de la technique elle-même. Le réalisme le plus imposant et le plus perfectible ajoute au grandiose et à la féerie. Les engins y paradent comme ils paradent dans les expositions universelles de la fin du siècle. Ils nourrissent l’imaginaire, saturent les espaces, s’imposent en acteurs des traversées comme des mobilités.
Originalité encore, ces pièces, les plus célèbres, Le Tour du monde, Les Enfants du capitaine Grant, Michel Strogoff, sont l’objet de tournées après leur création à Paris. L’ensemble du dispositif voyage, traverse la France, franchit les frontières, tout en se reconstituant de place en place. Le spectacle ainsi proposé devient itinérant comme le sont les cirques de la même époque, confirmant l’existence d’un nouveau type de 12spectacularisation. C’est alors un véritable caravansérail qui traverse les itinéraires provinciaux. Animaux, troupes de ballet, troupes d’acteurs, décors monumentaux, machines en tous genres sont ainsi « promenés » de ville en ville, comme autant de signes du progrès. Une telle profusion suppose une organisation complexe et rigoureuse. Elle est d’ailleurs régulièrement mise entre les mains d’un administrateur de tournée, véritable chef d’orchestre du dispositif. Elle est aussi l’objet d’un contrat financier entre l’organisateur lui-même, le théâtre du Châtelet, propriétaire du « fonds », les auteurs et leurs ayants droit enfin. Ces derniers sont censés superviser l’ensemble comme ils sont bénéficiaires eux-mêmes de gains croissants. Les exigences industrielles et financières mais aussi les exigences juridiques se croisent ainsi et participent à l’exploitation de ce « théâtre monde ».
Les signes d’un essouflement
À ces premières pièces issues des romans, succèdent deux autres encore, tout aussi ambitieuses mais à la réussite plus mesurée où Jules Verne poursuit sa quête incessante d’aventures mise en œuvre dans Les Voyages Extraordinaires. Des parcours immenses ici encore sont proposés au spectateur, planétaires même dans le cas du Voyage à travers l’impossible (1882), alors qu’il s’agit du tour de la mer noire pour Kéraban-Le-Têtu (1883). Au premier regard, les nouveaux projets existent dans le droit fil des précédents alors que l’accueil qui leur est réservé semble plus mitigé d’autant que les moyens mis en place semblent dérisoires et les pièces faire moins rêver.
Une telle étude ne pourra ainsi « esquiver » une attention précise aux premières années créatrices de Jules Verne, celles où il apprend le savoir-faire du dramaturge, périodes où le succès n’est pas au rendez-vous, alors même que l’auteur n’est pas dénué de talent. Telle sera la première partie de cette recherche. La seconde partie s’attardera aux pièces qui ont connu le succès, après la reconnaissance de Jules Verne comme romancier. Il faudra montrer précisément les raisons qui ont 13attiré les spectateurs de la fin du xixe siècle, comme il s’agira de montrer l’exploitation de telles pièces dans des reprises et des tournées. La troisième partie enfin s’attardera aux pièces jugées ici comme étant celles du déclin. Un modèle pourtant triomphant tend insensiblement à s’épuiser. Une mode, pourtant célébrée, tend insensiblement à s’effacer.
Théâtre populaire, comme nous le démontrerons, ce théâtre de Jules Verne n’en est pas moins remarquable. Puisant ses racines dans les romans géographiques faits de multiples aventure et péripéties, il est porteur des préoccupations d’une société, de ses attentes et demeure un modèle de succès aux multiples reprises. Il est le témoin original d’une époque aussi bien que celui, tout aussi original, d’un « moment théâtral ». Son étude, jusque là relativement négligée, trouve ainsi tout son intérêt autant que toute sa légitimité.
1 Jean-Luc Steinmetz, « Pour en finir avec les “petits romantiques” », Revue d’Histoire littéraire de la France, no 4, octobre-décembre 2005, p. 896.
2 Henri d’Alméras, Avant la gloire. Leurs débuts, Deuxième série, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1903, p. 195.
3 Philippe Mellot et Jean-Maris Embs, Le Guide Jules Verne, Paris, Les Éditions de l’Amateur, 2005, p. 216.
4 Ces chiffres sont issus des registres des théâtres du Châtelet et de la Porte Saint Martin conservés à la SACD.
5 Initialement, cette revue bi-mensuelle illustrée crée en 1864 par Hetzel et Jean Macé propose une formule inchangeable et comprend « trente pages de texte sur deux colonnes… pour cinquante centimes (soixante à partir du 1er mai 1872) ». Cf. Nicolas Petit, « Présentation d’ensemble du Magasin, premier journal pour l’enfance », Jules Verne et le Magasin d’Éducation et de Récréation, Bibliothèque médiathèque de Sèvres-Fonds Hetzel, 2008, p. 13.
6 La collection propose à la fois « l’édition in-18 pas toujours illustrée et l’édition in-8o, livres d’étrennes illustrés aux cartonnages ». Cf. Ségolène Le Men, « Hetzel ou la science récréative », Romantisme, 1989, no 65, p. 73.
7 Remaniement par Jean Macé de la note de Jules Verne, avec corrections de P.-J. Hetzel, NAF 17008, fo 28-29 cité par Philippe Scheinhardt, Jules Verne génétique et poïétique (1867-1877), Thèse de Doctorat nouveau régime littérature française, dirigée par Philippe Hamon, Université de Paris III UFR de Lettres Modernes, Lille, ANRT, 2005, p. 454.
8 Document iconographique Affiche publicitaire Hetzel 1892 in Eric Weissenberg, Jules Verne un univers fabuleux, Paris, Favre, 2004, p. 278.
9 Julia Csergo, « Extension et mutation du loisir citadin, Paris xixe – début xxe siècle », Alain Corbin (éd.), L’avènement des loisirs 1850-1960, Paris, Flammarion, 1995, p. 197.
10 Comme l’indique Dominique Leroy, c’est à l’Opéra de Paris que sera expérimenté pour la première fois l’éclairage électrique (1849) dans une mise en scène du Prophète de Meyerbeer in Dominique Leroy, « Socio-économie d’un grand opéra parisien » éd. Isabelle Moindrot, Le spectaculaire dans les arts de la scène du romantisme à la Belle époque, Paris, CNRS, 2006, p. 34.
11 Ce déploiement de la dimension sensorielle et performative du spectacle romantique a été démontré par Florence Naugrette, « Le plaisir du spectateur romantique », Revue d’Histoire du Théâtre [L’autre théâtre romantique,], Olivier Bara et Barbara T. Cooper (éd.), janvier-mars 2013, no 257, p. 22.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06943-0
- EAN : 9782406069430
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06943-0.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 14/09/2018
- Langue : Français