Avant-propos
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Jean le Bleu, l’apprentissage de la création
2020 – 7 - Auteur : Fourcaut (Laurent)
- Pages : 13 à 19
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Jean Giono, n° 11
avant-propos
Jean Giono écrit Jean le Bleu, récit passablement romancé de son enfance, au printemps 1932. Il a alors trente-sept ans. Il vient d’achever une pièce de théâtre, Lanceurs de graines, elle-même écrite peu après une première pièce, Le Bout de la route, composée en novembre 1931, dans laquelle il transposait assez directement le désespoir que lui causait sa liaison, aussi tumultueuse que passionnée, avec la journaliste Simone Téry1. Mais ce désespoir avait une cause bien plus profonde. Jean, le personnage principal, clairement un autoportrait de l’auteur, s’écriait, à celui qui lui offrait un verre de lait : « Ton lait est plein d’images. […] il n’y a plus rien de bon pour moi. Il n’y a plus rien de pur. C’est tout peinturé de couleurs et d’inscriptions […] C’est tout écrit, tout ça, dans ton lait. » (BR, 16). Giono, dont l’œuvre repose sur la conviction que « le mélange de l’homme et du monde » (VR, 148) est le fondement et le critère de toute vérité et de toute joie, a conscience que le langage, système symbolique abstrait, coupe l’homme du réel, qui est maternel, comme le lait. Les tourments causés par cette relation adultérine ont donc dû “précipiter” la mélancolie foncière de l’écrivain, toujours combattue au demeurant, déterminant une grave crise morale qui aura duré de 1930 à 1934. La tonalité souvent tragique de Jean le Bleu lui est certainement imputable, même si ce livre de retour sur l’enfance aura été entrepris par lui, en ces années difficiles, comme « une œuvre refuge » (ii, 1204), ainsi que l’écrit Robert Ricatte dans sa Notice de l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade », introduction indispensable à la lecture du livre.
La genèse en est complexe. On en lira une description détaillée dans la Notice. Il faut remonter à un projet avorté de 1928, Au Territoire de Piémont – titre devenu le nom d’une auberge au début du roman (JB, 4) – où apparaissent, autour de « Jean, l’enfant ou l’adolescent poète » (ii, 1192), des personnages comme « un cordonnier qui élève des 14chardonnerets, qui est le ressemeleur d’une communauté religieuse » (1193), un autre « “dit Gonzalès” » et une fille séduite joueuse de guitare qui annonce la Mexicaine de Jean le Bleu. Puis vient la première version du Chant du monde, inachevée et perdue, qui date de l’été et de l’automne 1931, mais dont subsistent deux fragments publiés en revues, « Entrée du printemps » et « Mort du blé », repris dans L’Eau vive (1943). Un des personnages est le petit Jean le Bleu, fils d’un paysan. Toutefois « l’ascendance directe » (1195) du livre réside dans un projet de 1929, À l’Enseigne des « Deux Singes », première version des vacances de l’enfant à Corbières et de l’histoire de la femme du boulanger. Enfin, en mars 1932, Giono a l’idée d’une « une série intitulée Ma vie, comprenant trois volumes : Le Lait de l’oiseau, Icare, Le Visage du mur2 », auquel s’ajoute bientôt un quatrième, Expériences. Seul Le Lait de l’oiseau, conçu par l’auteur comme « “le récit de [sa] jeunesse” » (1197), sera écrit, devenant Jean le Bleu. Trois fragments paraissent en prépublications : l’épisode de La Femme du boulanger dans la N. R. F. du 1er août 1932 ; « le 15 novembre, Europe, sous le titre Jeunesse, publie les trois premiers chapitres du récit et le 16 novembre, il s’agit de l’épisode des Musiciens, donné à l’hebdomadaire de gauche, Marianne, nouvellement créé » (1200). Le livre paraît chez Grasset, l’achevé d’imprimer portant la date du 15 novembre 1932. Giono n’a alors pas encore renoncé à lui donner une, voire des suites, puisqu’un surtitre y figure, « Passage du vent, suivi d’un astérisque » (1201). Mais elles ne verront pas le jour.
Robert Ricatte fait très justement observer que Jean le Bleu est une « œuvre qui se détache brusquement de la production antérieure » (ii, 1204), une « œuvre étrange [qui] se rattache à un lointain ensemble de projets romanesques, saturés des couleurs du maléfique ou du merveilleux [mais qui] [e]n même temps, […] jaillit comme un écart imprévisible hors des voies de la fiction » (1205).
Les cinq études que rassemble cette livraison vont contribuer, espère-t-on, à renouveler la lecture de ce livre à part, d’ailleurs relativement peu exploré jusqu’ici par la critique, sans doute, justement, en raison de son caractère atypique.
La première des contributions à ce volume est celle de Michel Gramain, auteur d’une thèse sur La Réception de l’œuvre de Jean Giono de 1934 à 151944. Il propose donc ici une étude synthétique sur « La Réception de Jean le Bleu ». Le roman, explique-t-il, est paru à la fin de 1932 ; or le recueil de nouvelles de Solitude de la pitié venait tout récemment de paraître, tandis que la pièce Lanceurs de graines connaissait à Paris un vif succès. Une partie des chroniqueurs de presse a donc passé sous silence le nouveau livre, qui a pâti en outre, en aval, de la publication, dès le mois de mai 1933, du Serpent d’étoiles. Les critiques ne savent pas bien dans quelle catégorie générique le ranger : autobiographie, souvenirs, roman ? Ils s’interrogent aussi souvent sur le sens du titre : à quoi renvoie donc la couleur bleue ? L’accueil de la presse littéraire est généralement positif, voire enthousiaste. On salue la puissance évocatrice de l’écrivain, qui exalte les rapports entre homme et nature. On n’hésite pas à le comparer aux plus grands, à commencer, pour le côté épique, par Homère. Son style toutefois continue d’être taxé de « mauvais goût » et de « préciosité », on lui reproche de multiplier les images à l’excès. Mais les artifices qu’on pense déceler sous sa plume ne doivent pas faire méconnaître, insiste-t-on, la force et la fraîcheur sensuelles avec lesquelles il sait rendre le réel, la poésie et la sensualité sans égales de son écriture. Seul André Thérive, chroniqueur du Temps, l’éreinte. L’accueil de la presse de gauche (Ramon Fernandez, Jean-Baptiste Séverac) est positif, qui salue notamment l’émergence d’une littérature populaire due à un authentique écrivain du peuple – à l’exception de Paul Nizan qui, dans le quotidien communiste L’Humanité, estime que Giono choisit de chanter la nature pour éviter de prendre parti dans les problèmes de l’époque, lui imputant en outre à crime d’avoir été décoré de la Légion d’honneur. La presse catholique conservatrice, de son côté, dénonce un écrivain qu’elle juge obscène et impie. Seulement trois critiques négatives au total : l’auteur de Jean le Bleu est déjà reconnu comme un maître.
Dans son étude « Jean le Bleu, récit-gigogne et œuvre matricielle », Christian Morzewski explore les relations, particulièrement denses, entre ce roman autobiographique et d’autres œuvres de Giono, tant antérieures que postérieures : c’est donc la « valeur matricielle » du livre qu’il analyse. Il y repère notamment des germes du futur Hussard sur le toit : les migrants piémontais franchissent les Alpes comme fera Angelo Pardi, et la Manosque insalubre est déjà celle de la cité frappée par le choléra. Les rituels d’exorcisme du curé du village de Corbières où se multiplient les suicides annoncent la messe de minuit célébrée par celui 16de Lalley dans Un roi sans divertissement, tandis que le contorsionniste mais aussi le retour dans la matière-mère de Franchesc Odripano une fois qu’il sera mort se retrouveront dans le Bobi de Que ma joie demeure. Le motif de la fille séduite était déjà présent dans Un de Baumugnes. C’est surtout le scénario de l’homme jeune, voire de l’enfant, qui convoite la femme (ou la fille) du vieil homme, tel qu’il essaime dans le roman (épisode de la femme du boulanger, Odripano enfant et sa mère…) qui rappelle les trios œdipiens d’Un de Baumugnes et de Regain. Christian Morzewski peut ainsi conclure que Jean le Bleu est le « [c]ompendium de tous les fantasmes et mythes personnels de Giono ».
Frédérique Parsi, auteure de « Musique et musiciens dans Jean le Bleu », montre l’importance décisive de la place et du rôle de la musique dans ce roman d’initiations, l’initiation proprement artistique commençant par une révélation musicale, même si Giono a transposé sur l’enfant qu’il était la passion pour la musique qu’il n’a véritablement éprouvée qu’adulte. « Les épisodes musicaux révèlent […] une vérité non factuelle mais ontologique et soulignent un élément fondateur de la poétique de l’écrivain, légitime dans un récit de formation. » Les compositeurs découverts grâce aux musiciens Décidément et Madame-la-Reine, Bach, Haydn et Mozart pour l’essentiel, sont représentatifs de goûts en la matière qui n’évolueront guère. L’auteure procède à un inventaire des autres formes de musique présentes dans le livre, de la chanson populaire au « chant du monde » et à la voix en passant par les oiseaux, ainsi que des instruments convoqués. Le refus d’apprendre la technique musicale procède chez l’auteur d’un désir de rester libre de s’approprier la musique à sa guise. Toutefois, comme Giono lui-même, l’enfant est un siffleur virtuose : « Le siffleur est une figure de l’auteur inspiré par lequel transite le souffle créateur. » L’éveil artistique de Jean le Bleu se mesure aussi à sa faculté de parler de ce qu’il entend, transposition subjective dans la « musique verbale » : « Chercher à retranscrire la musique, c’est apprendre à devenir poète. » Et bien avant les innovations narratives de Noé, Giono cherche, avec Franchesc Odripano, à emprunter à la musique son caractère polyphonique. Au total, « Giono propose une réponse originale à la question de l’impossible traduction du langage musical en mots qui taraude nombre d’écrivains. »
« Jean le Bleu, contes d’un apprentissage religieux », tel est le titre de l’étude proposée par Marie-Anne Arnaud Toulouse. La société décrite 17par Giono dans ce récit d’enfance est fortement marquée par la religion catholique. Mais celle-ci, dans sa pratique, est caractérisée par une érosion du sacré. Une autre croyance se manifeste dans des rituels subversifs : « Pan s’introduit alors comme la rébellion de la Nature contre le dieu chrétien. » L’éducation religieuse que reçoit Jean le Bleu, imposée à son déiste de père à la faveur d’un marchandage, est décrite de façon satirique, inféodée qu’elle est au groupe des puissants. Deux prêtres échappent aux manifestations d’anticléricalisme, le curé de Corbières et « l’homme noir », le défroqué, mais « leur lien avec l’église catholique est transgressif, relâché ou brisé ». Aussi bien la religion catholique, étroitement imbriquée dans la vie quotidienne, « n’est plus sentie comme sacrée ». Les noms de Dieu, de Jésus et de la Vierge Marie font l’objet, chez les personnages, d’un usage étranger à toute transcendance, ce qui traduit « une usure familière du sacré ». Les cérémonies religieuses elles-mêmes sont détournées de leur sens : rituels d’exorcisme à Corbières, empreints de paganisme, mariage de Gonzalès le sauvage, qui mine l’ordre établi. On voit ainsi se dessiner la « substitution d’un monde à l’autre » : Jean le Bleu annonce à deux reprises la mort du dieu chrétien, et Pan tend à se substituer au Christ. Cependant, « l’héritage de Pan [reste] étroitement mêlé à celui du christianisme », au point que « toutes les religions se fondent en un syncrétisme littéraire ». Mais la fin de Jean le Bleu est chargée d’angoisse : ni Pan ni le Christ ne constituent un recours contre « le désespoir de l’abandon ». Quand s’imposent la passion trahie, le malheur et la mort, « que peut-on attendre d’un dieu, d’une religion, d’une affiliation à Jésus ou à Pan ? » Et l’auteure de conclure : « L’antagonisme de Jésus et de Pan, qui permettait à Giono en 1935 de classer Jean le Bleu parmi les livres des dieux, n’est pourtant pas ce qui demeure. » Car « ce récit d’enfance accède à l’ordre du cœur ».
Llewellyn Brown, pour sa part, s’intéresse aux relations entre « Poésie et corps dans Jean le Bleu ». Recourant à des concepts empruntés à la psychanalyse lacanienne tels que phallus, castration, fantasme et « rapport sexuel », il analyse la façon dont la conception gionienne de la « poésie » se construit dans le parcours initiatique de Jean. L’« angoisse de la solitude » – la menace de castration – « suscitée par l’exaltation lyrique que détermine en lui la parole de Djouan, laquelle le sépare du havre paternel », il découvre qu’il peut « y faire face grâce à la multiplication des images composant le monde », de sorte que « les images poétiques 18servent à pallier la castration : à donner une apparence éclatante à ce qui, du corps, est d’ordre charnel et porteur d’angoisse ». Le corps est régulièrement désigné comme « dénué de toute extension valorisante », étant alors réduit à une pauvre « mécanique ». En revanche, l’enfant saisi par la fièvre peut contempler des images magiques. « Ainsi, le dérèglement du corps provoque la multiplication des signifiants et des images. Loin de témoigner d’une légèreté et d’un sentiment de gratuité, la poésie trouve son lieu d’ancrage dans le corps souffrant, apparaissant comme une réaction ou une réponse à un désordre non maîtrisé. » Dans la maison double qu’habitent Jean et ses parents, la sinistre cour aux moutons est le lieu emblématique de la « bouche » maternelle : les « vaincus », « incapables de métaphoriser leur existence », sont résignés, victimes du pourrissement et de la lourdeur. Quant à la dame du mur, elle est « représentative du fantasme qui, comme représentation unifiée, supplée à l’absence de “rapport sexuel”. Autrement dit, une image figurative, une fiction, apportent une représentation à l’endroit même où il n’existe aucun rapport possible entre l’un et son autre, celui-ci étant corrélé au réel. » Dans l’épisode de Corbières, la sexualité atteint directement le corps, au point que « [p]our le garçon, le solipsisme lyrique ne peut se suffire : son existence s’ancre désormais dans des rapports interpersonnels, impliquant l’autre sexe ». Il y a alors « rupture de l’image corporelle – comme un tout harmonieux – et […] solitude causée par l’irruption de la sexualité ». La dernière partie du roman, qui voit la fin du processus d’apprentissage, est marquée par un infléchissement. Dans sa solitude, Franchesc Odripano, avec sa « voix articulée à l’absence », substitue « une ascèse » à toute perspective d’union du couple et de bonheur dans une relation sexuelle : « L’amour n’est plus promesse, si ce n’est de mort […]. » À la fin, la guerre suscite les sarcasmes amers du narrateur, et Llewellyn Brown commente : « L’idéal d’une fusion entre la puissance de l’universel – sous la forme de la science et de la production capitaliste – et la fécondité de la nature montre comment la multiplication initiale des images lyriques dissimule l’enjeu de la mort, où l’humain trouve son étiage. » Situation « où l’existence de celui-ci s’articule à des forces émanant de l’universel du langage : la science ou les automatismes déterminés par les pulsions. C’est dans cet état que l’humain ne connaît plus le désir : cette force d’imagination qui permet d’élaborer des images et de produire des fictions. Il semble que, plus que la vision de la cour aux moutons, ce soit 19cette qualité mécanique et déshumanisée qui représente l’antithèse de l’exercice de la poésie, dans ce roman, et son repoussoir. »
Notre propre étude du roman a pour titre « Jean le Bleu : faire chanter la bouche, ou la plume du serpent ». Elle entend définir la spécificité, dans ce livre, de la mise en œuvre de quelques-uns des éléments essentiels de la “grammaire de l’imaginaire gionien” que nous avons élaborée. Les « forces » sont converties en forces-formes – le « chant du monde » – quand elles sont émises par la « bouche-sexe » du Monde-Mère, avant d’y rentrer, en un cycle continu où vie et mort s’enchaînent dans ce que Giono nomme la « roue ». Or ce livre est tout entier placé sous le signe du chant. Hommes et femmes y chantent, donnant forme aux forces qui les traversent. Symbole de la force aveugle, le serpent est en quête des figures qui l’expriment lui comme désir, et que Giono appelle « ange », d’où le mythe du serpent à plumes qui sous-tend Jean le Bleu. Mais le récit comporte des marques d’une dangereuse solution de continuité entre serpent et oiseau, forces et formes : ainsi des deux ateliers disjoints de la mère en bas et du père en haut. Ce dernier tend à faire taire la « bouche » parce qu’il est celui qui écrit et que l’écriture, hors poésie, prend les forces du désir au piège. Or l’expression dans les formes est vitale : sans elle, la « bouche-en-l’homme », trace en l’humain de la « bouche » matricielle, risque de dévorer les forces individuelles. Deux facteurs contrecarrent l’épanouissement du chant : la sexualité, liée à la perte et à la mort ; l’oppression des misérables par les puissants, qui leur ferme la bouche. Mais précisément Jean le Bleu leur rend la parole et, texte discontinu, troué, riche en monstruosités, se constitue en forme-informe, adéquate à l’expression de tous les bas, prêtant ainsi sa plume au serpent.
Comme il est d’usage dans la série Jean Giono, le lecteur trouvera, en fin de volume, une Bibliographie de la critique recensant les travaux réalisés à ce jour sur Jean le Bleu, ainsi qu’un Carnet critique, dans lequel quelques-uns des ouvrages sur Giono parus depuis le précédent numéro font l’objet d’une présentation et d’une analyse détaillées.
Laurent Fourcaut
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10614-2
- EAN : 9782406106142
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10614-2.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 25/08/2020
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français