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Virgile Chassagnon : « L’entreprise est un bien commun privé »

Propos recueillis par Antoine Reverchon 
Publié le 24 mai 2020, 
Le Monde

Virgile Chassagnon, 38 ans, fait partie des trois nominés de l’édition 2020 du Prix du meilleur jeune économiste. Professeur à l’université Grenoble-Alpes, directeur fondateur de l’Institut de recherche pour l’économie politique de l’entreprise (Lyon), il a consacré sa thèse de doctorat à une théorie qui permet de mieux comprendre le fonctionnement réel des entreprises. Il revient dans cet entretien au « Monde » sur son travail.



Vous avez placé, ce qui n’est pas si courant chez les économistes, le fonctionnement de l’entreprise au cœur de vos travaux…

Le titre de ma thèse de doctorat (2010), en effet, est « La théorie de la firme comme entité fondée sur le pouvoir ». Cette théorie permet, à travers l’étude des relations de pouvoir, à l’intérieur de l’organisation et entre les organisations, de mieux comprendre la nature complexe et le fonctionnement réel des entreprises.

Mes travaux récents ont pour objectif d’appliquer cette approche aux grandes questions que posent les défis modernes de démocratisation des modèles de gouvernance et de redéfinition des modalités de régulation des entreprises. L’enjeu est de construire un cadre institutionnel permettant d’orienter la production et la création de valeur économique vers la recherche de l’intérêt général ; l’entreprise devient un « bien commun privé ».

La question de la nature, de l’évolution et du rééquilibrage du pouvoir est centrale dans une économie globale faite de « firmes mondes » hyperpuissantes. Le capital ne saurait logiquement répondre – comme nous l’avons trop souvent pensé en économie – à ces trois questions majeures : qui possède l’entreprise ? ; qui la gouverne ? ; qui sert-elle ? C’est l’ensemble des parties constitutives de l’entreprise, dont au premier chef les travailleurs – comme le rappelle la crise sanitaire que nous vivons –, qui fait de l’entreprise une entité collective dont la gouvernance doit être participative.

Cette théorie peut-elle déboucher sur des prescriptions pratiques ?

Mes travaux ont montré que la répartition du pouvoir et de la valeur n’était pas un obstacle à la performance économique, mais qu’elle constitue au contraire la base d’une réflexion plus large sur les conditions d’émergence d’un capitalisme raisonnable, délié de la finance, et capable – enfin – de réduire à long terme les inégalités.

Mes recherches ont abouti à différentes recommandations de politiques économiques. Certains de ces enseignements trouvent un écho dans plusieurs lois récentes (comme la loi sur le devoir de vigilance ou la loi Pacte), qui ont pour objectif d’accroître la participation des travailleurs et de reconnaître le rôle sociétal, d’ordre politique, joué par les grandes entreprises. Je pense que la recherche théorique demeure fondamentale pour contribuer efficacement au débat public et éclairer les projets de réforme économique en cours à l’aune des grands enjeux de durabilité et de croissance inclusive.

Comment en êtes-vous arrivé à travailler sur ce thème ?

Au lycée, j’étais plutôt le style bon élève, fort en maths. Dès la seconde, je me suis intéressé à l’économie, et j’ai eu un prof de terminale convaincant : je voulais faire de la recherche en économie. Mais il y avait la fameuse question des débouchés ! Et les parents inquiets… J’ai commencé par m’inscrire en prépa HEC, avant d’y renoncer pour aller en fac d’éco. C’était en 2000, l’année de la création du Prix du meilleur jeune économiste, et je me rappelle avoir dit à mes parents : « Si j’ai ce prix un jour, cela signifiera que je me suis bien orienté. » À la fac de Clermont-Ferrand, où je faisais de l’économétrie, je me suis aussi intéressé à la philosophie, au droit. J’ai choisi un sujet de mémoire de maîtrise exotique aux yeux des profs : pourquoi quatre constructeurs automobiles ont-ils mis sur le marché un monospace quasiment identique ? Ensuite je suis parti en master 2 d’économie industrielle à Lyon, où j’ai tout de suite proposé de faire de la théorie de l’entreprise mon sujet de thèse. Là encore, on m’a dit qu’avec un tel sujet, il serait difficile de publier, d’avoir un poste, etc. Mais le soutien des professeurs Bernard Baudry et Pierre Dockès m’a permis de persévérer… et j’ai été publié avant même ma soutenance, notamment dans le Journal of Institutional Economics !