Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Traité de rhétorique à usage des historiens
- Author: Danblon (Emmanuelle)
- Pages: 9 to 13
- Collection: Rhetorical Universe, n° 2
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Préface
Dans son clairvoyant essai sur la parole, Georges Gusdorf écrivait en 1952 : « La conception infantile d’une efficacité magique de la parole en soi fait place à cette pensée plus difficile que le langage est pour l’homme un moyen de se frayer un chemin à travers les obstacles matériels et moraux pour accéder à l’être, c’est-à-dire aux valeurs décisives dignes d’orienter sa destinée. »
Voilà une clé qui nous permet d’entrer dans l’ouvrage dense et passionnant de Victor Ferry. Nous y découvrirons avec étonnement que le monde intellectuel, celui des historiens en particulier, se trouve si souvent dérouté devant cet outil familier et pourtant mystérieux qu’est le langage humain. Un outil dont l’historien a besoin au premier chef pour construire ses cadres, sa pensée, son épistémologie.
À travers des études de cas traités avec rigueur et finesse (j’y reviendrai), Victor Ferry nous montre en effet, comment les historiens cherchent à comprendre les moyens rhétoriques à leur disposition pour pratiquer leur métier en toute honnêteté. Leur mission : offrir au public un récit commun d’événements passés. Le rhétoricien ne s’étonnera certes pas de découvrir l’historien aux prises avec l’extravagante – mais incontournable – question de la vérité en histoire. Mais il aura infiniment de plaisir à voir apparaître sous la plume des historiens les grandes questions qui touchent au statut de la preuve, une preuve toute rhétorique : la pistis d’Aristote, ne se laissant pas si aisément réduire aux critères de la vérité, de la véracité, de la validité, de l’authenticité, de la vraisemblance et même…de la convenance. Mais de là à confier la question si sensible de la vérité à la rhétorique, il y a un pas que l’historien ne franchit jamais avec légèreté. C’est que son épistémologie ne l’y a pas préparé.
Or ce n’est précisément pas en historien que l’auteur va aborder ces questions mais en rhétoricien. Pour ce faire, Victor Ferry nous expose avec précision un état de l’art en la matière. S’inscrivant dans la tradition rhétorique de l’École de Bruxelles, Victor Ferry, citant Perelman
et Olbrechts-Tyteca, annonce la couleur dès l’introduction. Il y va de la réconciliation avec une conception humaniste de la rhétorique, qui refuse toute naïveté à l’endroit du langage. Une naïveté dont la dénonciation nous invite d’emblée à renvoyer dos-à-dos positivisme et relativisme, ces deux avatars modernes de la peur que l’homme entretient vis-à-vis de lui-même. En effet, chez l’historien, se rencontre trop souvent un refus d’assumer le critère humain donc technique de la construction des preuves dans son travail scientifique.
Pourtant, remarque Victor Ferry, la ligne humaniste est exigeante parce qu’elle est nuancée. Elle seule, souligne-t-il, nous invite à nous frayer un chemin humain, donc humaniste, dans la construction et le partage d’un savoir commun. Par un respectueux retour à la matrice aristotélicienne, vivier de la pensée de l’École de Bruxelles, l’auteur défendra l’idée que c’est précisément dans la dimension technique, artisanale, artificielle du langage, que se trouve la dignité de ces êtres parlants, artisans du langage, que sont les citoyens et les chercheurs. Il ira même un pas plus loin dans sa démonstration, nous invitant à considérer que tout l’art de cet artisan du logos réside dans la découverte du fait qu’il peut éprouver confiance et fierté dans le maniement d’outils dont il est, finalement, le seul responsable. Aucun fondement à incriminer, donc, si les preuves rhétoriques ne passent pas auprès du public. Mais plutôt la maladresse d’un artisan qui ne sait pas reconnaître l’importance de l’exercice, dans le temps long, de ces outils qui lui permettront de s’initier à la maîtrise de son art.
Mais comment l’historien contemporain se situe-t-il face à la question de cet art : la techne des Grecs ? Sa discipline, réputée une science, se référant au critère de l’objectivité, comme garante de la vérité, pour asseoir sa légitimité, ne devrait, idéalement, manier que des faits, ces relations d’événements tels qu’on peut les trouver dans les précieuses archives. Pour répondre à cette épineuse question, Victor Ferry élabore un modèle humaniste d’analyse de l’argumentation, nourri d’une discussion éclairée entre les grandes disciplines des sciences de l’homme, autant que des points de vue d’historiens sur la rhétorique. On trouvera à ce sujet une édifiante critique du point de vue relativiste que l’on doit à Hayden White. Mais aussi, une discussion rigoureuse de la conception logocentrée de la preuve chez Carlo Ginzburg. Il faut s’arrêter ici à une subtilité de cet essai. Sous la plume de certains historiens (White, Ginzburg), le
chercheur en rhétorique verra se former une topique, révélatrice d’une conception spontanée, quoique éclairée des rapports entre rhétorique et histoire. Hayden White et Carlo Ginzburg donnent à l’auteur l’occasion d’une réflexion très fine sur l’épistémologie de l’histoire aujourd’hui. Mais sous la plume d’autres historiens, le lecteur découvrira, non plus un point de vue théorique sur la rhétorique, mais il découvrira l’historien artisan, au travail sur le chantier, muni de ses outils, offrant au public le résultat de sa pratique d’écriture.
Trois historiens offriront à Victor Ferry l’occasion d’une enquête qui le conduira dans une analyse minutieuse de corpus. Cette enquête technique débute par l’analyse de l’essai d’Olivier Pétré-Grenouilleau sur les Traites négrières. Elle se poursuit par l’examen de la construction de la preuve chez Arlette Farge (La Vie fragile). Elle se clôture enfin par une discussion sur l’ouvrage de Niall Ferguson, The Ascent of money. Chaque ouvrage est choisi tout autant pour son caractère exemplaire dans l’attention portée à la construction de la preuve rhétorique pour faire passer le point de vue de l’historien, que pour les questions épistémologiques (et, toujours, finalement, idéologiques) que pose l’épineuse question de l’écriture de l’histoire.
De ces trois enquêtes toutes riches en découvertes portées par l’analyse de détail des trois preuves (ethos, pathos, logos), le lecteur ressort plus clairvoyant quant à la nécessité pour tout honnête homme de connaître – au sens le plus intime de ce verbe – l’impact de la pistis (elle est preuve, certes, mais elle est aussi confiance) sur la vérité historique. On verra comment chez Pétré-Grenouilleau, la construction de l’ethos pose l’épineux problème de la présentation (assumé tant bien que mal) d’une neutralité supposée garante d’objectivité. Chez Farge, le pathos se donne comme une preuve nécessaire de représentation d’une authenticité qui lui semble être la seule façon de respecter les archives qu’elle présente. Chez Ferguson, enfin, le logos est convoqué dans la fonction orale et politique de l’exemple historique, au point de renouer avec l’idée de prédiction – pour ne pas dire de prophétie – qui n’est pas sans rappeler le paradeigma du genre délibératif chez Aristote.
L’on verra alors se dessiner un lien intime et nécessaire entre l’art de la preuve en histoire et la question du genre en rhétorique. Ne sort-on pas, à chaque fois, du genre historique en cherchant à honorer l’une des preuves de la rhétorique ? Cela donnerait ainsi raison à la méfiance
traditionnelle que les historiens entretiennent avec la rhétorique. Certes le choix du corpus nous confronte à des textes très marqués et l’historien professionnel pourra rétorquer qu’ils ne sont en rien représentatifs de la « norme » en la matière. Mais en bonne règle rhétorique, l’argument se retourne aisément contre lui-même. Le caractère exceptionnel du corpus nous offre au contraire un laboratoire qui nous permet d’observer plus aisément des phénomènes qui se trouvent indéniablement dans les corpus plus « traditionnels » mais moins facilement repérables à l’œil nu.
Au terme de ces analyses, et munis des précieux développements qui touchent à une conception humaniste de la raison pratique, l’on comprend que cette conception de la rhétorique que Victor Ferry appelle de ses vœux se trouve être le lieu même de la réconciliation possible entre rhétorique et histoire, et, au-delà de ces deux disciplines, d’une réconciliation entre raison et langage, comme les deux parties d’un sumbolon qui ne définirait rien d’autre que notre humanité. Mais pour qu’une telle réconciliation ait lieu après des siècles de divorce, il faudrait tout d’abord que l’intellectuel dans la cité accepte de s’emparer des outils de l’artisan, retourne sur le chantier, et observe ce qu’il fait lorsqu’il fabrique des preuves (logiques, éthiques, pathétiques) et lorsqu’il utilise des archives et des témoignages, cette matière première de l’historien que la rhétorique range parmi les preuves extra-techniques. Car si celles-ci sont réputées se situer hors de la technique, elles n’en sont pas moins utilisées par le chercheur pour construire et communiquer son message. Elles présentent à ce titre un intérêt particulier pour l’enquête de ceux qui se trouveraient désormais en mesure de comprendre, d’éprouver et de connaître ce qu’ils font lorsqu’ils font de la rhétorique.
Enfin, dans cette proposition audacieuse de « retour » à la raison pratique, Victor Ferry franchit un pas qui ne sera peut-être pas toujours bien compris ; or, il est central dans sa démonstration. Il s’agit du statut de la norme éthique. Cette question, pour les rationalistes que nous sommes, n’est pas réputée scientifique. Et pourtant, elle traverse de part en part les corpus et les points de vue des chercheurs, et cela qu’ils la revendiquent, qu’ils la rejettent, ou qu’ils la refoulent.
Victor Ferry nous invite à prendre au sérieux nos émotions éthiques comme guides à l’analyse. Certes, en ces matières, après des siècles de méfiance vis-à-vis des passions – comme on disait naguère – l’on ne peut pas jouer les apprentis sorciers. Il faut donc, là encore, prendre le
temps d’apprivoiser ces contrées délaissées par notre rationalité et, en bons artisans, les fréquenter par l’exercice patient et régulier de repérage et de formulation des émotions suscitées par les textes étudiés. Et la possibilité pourrait même se dessiner d’un partage des émotions, comme critère humaniste qui ne serait pas sans évoquer l’Auditoire universel de Perelman mais cette fois dans une version éprouvée in vivo.
Le lecteur arrivé à ce stade ne pourra pas, je crois, de bonne foi, accuser l’auteur d’un optimisme béat. Il devrait, en toute honnêteté y reconnaître le courage et l’audace de ceux qui refusent de renoncer à faire de la rhétorique un outil de sociétés ouvertes et pluralistes. Mais un tel refus, s’il est construit sur la lucidité, nous engage en même temps à une rencontre sur un chantier que nous pourrions abandonner, aux choix, au Monde des Idées ou à la zone grise. Mais sans doute au risque d’y perdre une fois de plus le cœur de notre humanité.
Emmanuelle Danblon
Groupe de recherche en rhétorique et en argumentation linguistique
- CLIL theme: 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
- ISBN: 978-2-8124-4728-0
- EAN: 9782812447280
- ISSN: 2271-703X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-4728-0.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-06-2015
- Language: French