[Introduction de la quatrième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Témoignage et prophétie. Le rêve de la femme de Pilate
- Pages : 159 à 160
- Collection : Perspectives comparatistes, n° 96
- Série : Classique/Moderne, n° 9
La femme de Ponce Pilate est donc devenue un personnage à part entière. Sa discrète présence s’est habitée. On la reconnaît dans des tableaux ; elle tient des rôles au théâtre et au cinéma. Ce que raconte le verset de Matthieu a fait signe : il a dessiné en quelques mots un monde où s’ouvrent des possibles, et l’imaginaire s’en est emparé. Dans les arts et dans la littérature, la femme de Pilate est toujours caractérisée par sa retenue : témoin à la vaine parole, elle est celle qui sait mais qui reste à la périphérie de la grande histoire. En exprimant son intime souffrance, elle s’est mesurée au pouvoir et à la foule, à l’opposé du monde d’où elle surgit. Alors qu’elle s’impose toujours davantage dans les représentations, comment cette intériorité est-elle mise en scène ?
Au début de son Évangile, Luc évoque l’autorité des témoins oculaires (Lc 1, 2). Ceslas Spicq explique que
Dans Lc. I, 2, l’autoptès, distinct du simple informateur qui s’intercale entre l’émetteur d’un message et son destinataire, est le témoin qualifié qui s’engage en affirmant et ce qu’il a vu et sa conviction, rendant ainsi la certitude possible. Il se porte garant de la vérité de l’Évangile. On doit donc comprendre ce terme au sens technique comme élément majeur de la documentation ou de l’information concernant les faits que l’historien se propose de décrire. Le témoin oculaire, qui a assisté aux événements, donne une relation conforme à la réalité. Depuis Hérodote, les historiens grecs distinguaient dans leurs sources d’information ce qu’ils avaient entendu dire et ce qu’ils avaient vu personnellement. (Spicq, 1991, p. 243)
Ce que la femme de Pilate a vu en rêve en fait l’un de ces témoins engagés : elle est garante de la vérité de l’Évangile car elle, qui est païenne et peut-être sympathisante du judaïsme, annonce quelque chose de l’ordre de la souffrance à propos de Jésus. Elle fait donc partie des témoins bibliques, d’autant plus qu’elle se montre à la hauteur de l’autoptès lucanien, témoignant en faveur du Fils de Dieu, témoin par excellence, « véridique et fidèle » (Jér 42, 5 ; Sg 1, 6 ; Ps 19, 8…) Parmi les témoins bibliques, il y a donc ceux qui vont devenir « serviteurs de la Parole », dès l’Évangile – c’est le témoignage apostolique (Feuillet, 1973, p. 241-259) –, mais aussi des personnages en marge, dont la parole sera restée confidentielle. La femme de Pilate rejoint un 160autre personnage testimonial, Cassandre. Ne se dessine-t-il pas là une poétique de la voix féminine qui peine à se faire entendre ? Véronique Léonard-Roques et Philippe Mesnard attirent l’attention sur ces autres voix des récits mythiques :
D’une part, il existe une autre voix que celle des vainqueurs qui, dans le contexte du récit mythique de la guerre de Troie, s’est fait entendre avant même que la gloire ne les consacrât ; cette voix marque ainsi son appartenance à une temporalité différente que celle des épisodes guerriers qui s’enchaînent, elle les anticipe, les prédit, voire les prend à rebours, ce qui, brouillant codes et normes, la rend inaudible à ceux à qui, néanmoins, elle s’adresse. D’autre part, cette autre voix est appelée à migrer, errer, se perdre pour revenir, ressassant pour l’éternité l’épreuve subie, contrairement à l’histoire des héros ou des monstres dont la mort et les récits qui la portent sont promis à des destins historiques linéaires, mais rigides. (Léonard-Roques et Mesnard, 2015, p. 11)
De même, la voix de la femme de Pilate est inaudible à son époux. Chacun vit sa propre temporalité : Pilate, pragmatique, ancré dans le présent, efficace ; son épouse, onirique, visionnaire, vaine. Elle, sort du texte immédiatement, ayant voulu écrire une autre histoire ; lui, poursuit son rôle. Marginalisés tous deux par l’exil, leur histoire sera racontée dans des textes qui ne font pas partie du canon : des histoires variables, incertaines.
Mais Cassandre et la femme de Pilate sont plus que des témoins, comme ceux qui, plus que d’avoir « seulement vu […], se sont trouvés […] emportés dans la tourmente d’événements extrêmes dont ils ont fait l’expérience sans en tirer aucune gloire » (ibid., p. 12) :
Depuis son émergence dans la Grèce antique, Cassandre visionnaire du désastre incarne dans son corps même l’effondrement et la défaite. Elle opère en figure testimoniale en s’auto-désignant comme sujet attestant de la catastrophe à laquelle elle a assisté, c’est-à-dire comme témoin en quête d’un destinataire recevant et acceptant son témoignage. […] Dans la typologie des figures de la violence extrême, Cassandre, figure de la vaincue, voire du dernier témoin, se trouve donc à occuper un positionnement énonciatif emblématique de la position du « mineur » (selon la terminologie de Gilles Deleuze) qui lui permettrait de porter la parole de ceux qui, précisément, sont privés des moyens de la reconnaissance, voués à la servitude ou à la mort. (ibid., p. 12-13)
Comment nous la révèlent ses portraits ? Sa féminité s’impose de plus en plus à l’imaginaire, et la révèle comme figure spirituelle : celle de la grâce ?
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-10115-4
- EAN : 9782406101154
- ISSN : 2261-5709
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10115-4.p.0159
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/02/2021
- Langue : Français