[Introduction de la première partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Témoignage et prophétie. Le rêve de la femme de Pilate
- Pages : 33 à 35
- Collection : Perspectives comparatistes, n° 96
- Série : Classique/Moderne, n° 9
En se révélant par la parole, le Dieu de la Bible suscite l’homme comme interlocuteur : témoin, il doit parler à son tour, et lui répondre. Or Jésus se raconte, littéralement : il se fait connaître par le récit ; c’est le récit qui le fait advenir. Le Prologue de l’Évangile de Jean (1, 1-18), qui proclame la gloire du Verbe de Dieu, exprime ce mode de connaissance. Pour le saisir, Jacques Sys compare ces quatre traductions du verset final (Jn 1, 18) :
–« Dieu, personne ne l’a jamais vu, le Fils unique, Dieu qui est vers le sein du Père celui-là l’a raconté » (Xavier-Léon Dufour) ;
–« Dieu, nul ne l’a jamais vu ; un Dieu Fils Unique qui est tourné vers le sein du Père (ou bien : qui est dans le sein du Père), c’est lui qui l’a fait connaître » (A. Feuillet) ;
–« Dieu, personne ne l’a vu jamais ; un Dieu unique-engendré qui est vers le sein du Père celui-là (y) mena - (le) raconta » (André Wénin) ;
–« Dieu, aucun n’a commencé -à- (le-) voir jamais. L’unique-engendré Fils, lui étant en-vers le sein du Père, celui-ci fit exégèse » (Marc Girard). (Sys, 2000, p. 101-103)
À partir de ces variantes et en relevant que pour A. Feuillet le thème fondamental du Prologue est « le Christ révélateur », Jacques Sys propose à son tour de « réverbérer très librement les associations que le texte autorise » et suggère, concernant le verset 18 : « Conclusion : le Christ est le médiateur de la vision de la face divine. “Personne n’a jamais vu Dieu”, mais on le voit par le Fils qui est “dans le sein du père” ; c’est Lui qui “fait connaître” Dieu, qui en est l’interprète ou l’exégète. » Il reprend ensuite le schéma énonciatif :
Le récit qui nous est proposé met en scène un premier personnage, Logos, associé à la lumière et à la vie, relayé ensuite par « Il » qui est la « véritable lumière », le nom Logos réapparaissant au fameux verset 14 sous la forme d’une parole devenant chair ; après un nouvel intermède où le personnage est de nouveau appelé « Il » ou « celui-ci », puis – à la fin du passage – un second acteur, Jésus-Christ qui apporta grâce et vérité, en relation de complémentarité avec Moïse qui, lui, donna la Loi. Enfin, ce Jésus Christ est qualifié du nom 34Fils Unique (l’Unique-Engendré, le Monogène) du père qu’on ne saurait voir mais qui est « raconté » par ce Fils herméneute. (ibid., p. 119-120)
Littéralement, exegèsatô signifie « l’a raconté », et saint Jérôme propose en latin pour ce verset : « Deum nemo vidit unquam : unigenitus, qui est in sinu patris, ipse enarravit » (Vulgate, 390-405), qui peut être aussi traduit par « l’a manifesté » (« l’a dévoilé » dans la Traduction Œcuménique de la Bible, 2015). Le théologien Maître Eckhart (c. 1260 – c. 1328), à la suite de saint Augustin, interprète le « sein du père » à l’aide de la notion d’intime :
Il faut encore remarquer à ce propos que le Fils, qui est dans le sein, manifeste tout ce qui appartient au Père, à savoir le fait d’être, de vivre, de comprendre, d’œuvrer, de connaître, d’aimer, l’essence, la puissance et tout ce qui est un et indistinct, tout ce qui appartient à l’unité et à l’indistinction dans le Fils et dans le Père : c’est cela tout entier, dis-je, que le Fils manifeste en tant qu’il est dans le sein, c’est-à-dire dans l’intime. (Maître Eckhart, 1989, vol. 6, § 197, p. 349)
Dieu est donc connaissable à travers le Verbe, et le Verbe se fait action, agissant avec les hommes. C’est ce que permet l’Incarnation : prendre part activement à l’histoire des hommes, et que ceux-ci entrent en interaction avec ce Verbe incarné, et même coïncident avec lui dans la perspective à venir.
L’histoire de la femme de Pilate est aussi celle du passage d’un temps historique, celui de la vie individuelle, prise dans une situation personnelle (une épouse) et politique (le préfet de Judée dans une période de troubles), à un temps religieux (le christianisme). Ce micro-récit résume trois époques : le passé (le rêve a été rêvé) ; le présent (celui de l’énonciation et d’une parole « performative » puisqu’elle demande impérativement à Pilate de laisser cette affaire : il s’agit de dire maintenant, pour plus tard) ; le futur (puisqu’elle veut empêcher ce qu’il risque d’arriver à Jésus). Mais seule une résolution religieuse, le christianisme à venir, résoudra sa tourmente.
Au sein du texte matthéen, le message de la femme de Pilate peut être lu comme une réplique miniature du rapport entre Nouveau et Ancien Testament. Lors du Sermon sur la Montagne, Jésus prévient : « N’allez pas croire que je sois venu pour abroger la Loi ou les Prophètes : 35je ne suis pas venu abroger, mais accomplir » (Mt 5, 17). Dans cette perspective, le Nouveau Testament,
parce qu’il enregistre les effets de l’accomplissement de la lettre dans et par Jésus-Christ, inaugure le temps d’un lecteur nouveau, à la fois unique et pluriel qui peut reparcourir les Écritures (c’est-à-dire l’Ancien Testament) avec l’assurance qu’au-delà de la lettre advient dans le réel quelque chose que la lettre indiquait, promettait donc et pourtant ne pouvait pas donner. (Martin, 2002, p. 74)
L’au-delà du message de la femme de Pilate, ce qu’elle ne peut encore donner, c’est la Révélation. Elle fait porter une nouvelle, mais ce n’est pas encore la bonne nouvelle. Cette micro-parole qu’elle transmet prend néanmoins place dans l’Évangile (evangélion) et s’inscrit dans la perspective narrative de la Bible. En effet, comme le montre Daniel Marguerat, le texte fait se rencontrer une parole à interpréter et une parole interprétante : le texte agit sur le lecteur, qui se comprend lui-même, c’est la dimension performative du récit. L’intrigue du récit est la rencontre entre Dieu et les hommes. Le récit devient donc un possible lieu de rencontre avec Dieu pour les lecteurs (Marguerat, 2003).
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-10115-4
- EAN : 9782406101154
- ISSN : 2261-5709
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10115-4.p.0033
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/02/2021
- Langue : Français