[Introduction de la deuxième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Témoignage et prophétie. Le rêve de la femme de Pilate
- Pages : 67 à 68
- Collection : Perspectives comparatistes, n° 96
- Série : Classique/Moderne, n° 9
Avant de s’émanciper pour devenir un personnage à part entière, la femme de Pilate se tient dans l’ombre de son mari. De même, avant de devenir un personnage disponible dans l’imaginaire, elle reste sous la tutelle du texte biblique. Mais l’héroïne d’un récit minuscule lance autant de pistes que les autres : une piste historique, qui l’ancre dans ses origines romaines ; une piste exégétique, qui étudie son texte ; une piste théologique qui interroge son rôle dans l’histoire du Salut. Pilate et son épouse forment un couple de païens devant qui comparaît Jésus : comme accusé face au détenteur du droit romain et comme innocent dans le rêve de la femme. Or c’est sa propre innocence que déclare Pilate, laissant condamner l’homme « juste ». Pour François Martin, la « mise en scène du couple » permet de « dédoubler les rôles des acteurs païens ». En effet,
La femme romaine troublée dans son corps par le rêve accepte que son univers soit touché et réorienté par l’irruption d’une communication radicalement autre qui oblige à prendre position sur la vérité des événements. À ce titre, le rôle de la femme est de dire dans le discours qu’il existerait, du côté païen, une possibilité de sauver Jésus. Cette possibilité ne s’effectuera pas dans le jeu réel des forces narratives du récit, mais au moins cela aura été dit. Le gouverneur, au contraire, occupe une place effective dans le dispositif narratif : celle d’un sujet qui détient le pouvoir-faire que les Juifs lui demandent de mettre en œuvre : comme il apparaîtra, les valeurs dont Pilate est le tenant peuvent devenir compatibles avec celles des Juifs auxquelles elles sont d’abord contraires. (Martin, 1989, p. 42-43)
La femme du préfet, qui n’a pas de rôle attitré lors du procès puisque son intervention est une initiative personnelle, représente donc la possibilité d’une reconnaissance par les païens de la nouvelle religion, sans passer par l’ancienne Loi : ce sont là les prémices de l’universalité du christianisme. C’est pourquoi l’écho entre cette scène, au seuil de la mort de Jésus, et l’épisode des Mages, à son entrée dans la vie, est si significatif : dans les deux cas, les païens sont avertis en songe, reconnaissent « l’être vrai de Jésus figuré par son titre royal » et veulent le sauver, analyse François Martin. Après leur rêve,
68[les Mages] ne sont donc pas renvoyés à un second face à face avec Hérode à la suite duquel l’opposition Juifs/païens devrait être reconduite indéfiniment, mais ils sont déroutés au point de pouvoir retourner chez eux par une autre voie qui les situe désormais entre Israël et les Nations. Pilate et sa femme, au contraire […], représentent un monde païen dans lequel intervient bien, par le songe, un troisième terme qui n’appartient ni à la loi juive ni au droit romain, mais cette instance n’étant pas prise en compte, elle n’a aucun effet, de sorte qu’est reconduit le jeu de miroirs incessant qui oppose Israël et les païens tantôt selon une radicale contrariété, tantôt, comme ici, selon la complicité d’une complémentarité pratique : « Il savait qu’ils l’avaient livré par jalousie1 ». (ibid.)
Mais cette reconnaissance de l’innocence de Jésus par une étrangère païenne, qui nous semble tellement positive, peut être interprétée d’une toute autre manière. En effet, comment son sacrifice peut-il s’accomplir s’il ne meurt pas sur la Croix ? N’est-ce pas l’intérêt du diable que de s’opposer à la Rédemption de l’humanité ?
1 Saint Augustin rapproche l’épisode des Mages de celui du titulus rédigé par Pilate : « les premiers virent l’étoile dans le ciel, le second rédigea l’inscription sur la croix ; mais tous cherchaient ou reconnaissaient non le roi des Nations, mais le roi des Juifs. Quant aux Juifs eux-mêmes, ils ne suivirent pas plus l’étoile qu’ils n’adoptèrent le titre. Ce que le Seigneur dit lui-même plus tard était donc déjà signifié par avance : “Beaucoup viendront d’Orient et d’Occident et s’étendront au banquet avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le royaume des cieux ; et les fils du royaume iront dans les ténèbres” (Mt 8, 11-12). Les mages effectivement étaient venus d’Orient et Pilate d’Occident ; d’où il vient que les premiers ont rendu témoignage au roi des Juifs au lever, c’est-à-dire à la naissance, et le second au coucher, c’est-à-dire à la mort. » Cité et traduit par Anne-Catherine Baudoin, qui commente : « Les mages et Pilate sont ainsi des typoi des Nations qui cherchent Jésus et proclament sa royauté en reconnaissant leur héritage juif. Augustin éclaire son analyse par une référence à Rm 11, la greffe de l’olivier sauvage – les Nations – sur l’olivier domestique – les Juifs. Pilate devient une des figures grâce auxquelles les Nations peuvent prendre part à la Promesse. » (Vercruysse, 2013, p. 54)
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-10115-4
- EAN : 9782406101154
- ISSN : 2261-5709
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10115-4.p.0067
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/02/2021
- Langue : Français