Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Spinoza, une anthropologie éthique. Variations affectives et historicité de l’existence
- Auteur : Moreau (Pierre-François)
- Pages : 7 à 12
- Collection : Les Anciens et les Modernes - Études de philosophie, n° 24
Chapitre d’ouvrage : 1/18 Suivant
Préface
Au début du Traité de la Réforme de l’Entendement, Spinoza utilise une notion sur laquelle on ne s’interroge peut-être pas assez : celle d’institutum qui désigne sans doute un peu plus qu’un simple projet ou qu’une entreprise. Le narrateur, désirant atteindre un bien qui n’ait pas l’incertitude de ceux que l’on rencontre dans la vie courante, se rend compte des obstacles qui l’empêchent de se consacrer à cette recherche. Il se demande s’il pourra parvenir à ce novum institutum sans être obligé de changer l’ordre et l’institutum commun de sa vie (et la réponse sera que c’est impossible). Cela semble donc supposer que ses actions, ses soucis, ses habitudes ne sont pas autant d’actes isolés mais s’organisent en une structure, à la fois projet et institution, qui présente une certaine stabilité, et qu’on en est moins le propriétaire que le prisonnier. C’est pourquoi il considère les obstacles qui l’empêchent de porter tous ses efforts vers ce novum institutum, parce qu’alors il craindrait de quitter le certain pour l’incertain ; mais après y avoir suffisamment réfléchi, il voit que s’il quitte les avantages communs de la vie pour s’attacher à ce novum institutum, c’est au contraire à des biens incertains qu’il renonce pour se diriger vers la vraie certitude. Et malgré la difficulté du chemin, il remarque que chaque fois qu’il se tient à ces pensées, il se détourne de ces biens incertains et arrive à méditer sérieusement de novo instituto. Le début de l’itinéraire éthique du Traité est donc comme balisé par ces cinq occurrences du terme en un espace très resserré du texte, et lorsque l’itinéraire est commencé, puis se développe, pourrait-on dire, de la question éthique à la question épistémologique, on ne prononce plus une seule fois, presque jusqu’à la fin, ce mot institutum. Tout se passe comme s’il n’avait été là que pour marquer la mise en route de la transformation de l’individu, et que l’on n’en ait plus besoin ensuite, une fois que cette route est repérée. Il ne réapparaît en fait qu’une seule fois, dans les dernières lignes de l’ouvrage – ou de ce qui en a été
rédigé – négativement, pour écarter les questions qui ne concernent pas l’énumération des propriétés de l’entendement, c’est-à-dire le préalable à la définition de celui-ci : l’amour, la joie, etc. ne sont de rien pour nostrum institutum praesens. Voilà donc un mot lié à des circonstances intellectuelles et vitales fort précises et tout à fait localisées. Il constitue un instrument pour produire une opération très déterminée : le changement de mode de vie et de pensée, ou plus exactement le moment initial de ce changement.
Il vaut la peine de se demander ce qu’indique le recours à un tel instrument. D’abord, certes, que nos façons de vivre et de vouloir continuer à vivre ainsi ou au contraire de vouloir nous déterminer à vivre autrement s’organisent en une structure d’ensemble, où tout se tient et où une simple décision ne suffit pas à bouleverser liens anciens et habitudes. Mais aussi, en sens inverse, que le changement est possible, bien qu’il demande des efforts et ne s’accomplisse que sous certaines conditions. Ou pour le dire en un langage qui n’est pas celui de Spinoza ici, mais qu’il utilise ailleurs : qu’il y a certes des lois de la nature humaine et que l’on se condamne à l’échec si l’on veut les ignorer ; mais qu’en les connaissant – ce qui ne signifie pas que la connaissance suffise – on peut entamer un devenir qui permettra de transformer lucidement ce qui était donné et aurait pu sembler immuable. La question sous-jacente est donc : peut-on instituer son propre changement ? Autrement dit, ce que nous voyons Spinoza décrire en ce point, c’est l’intersection de l’éthique et de l’anthropologie. Et c’est en ce point encore que le livre de Julie Henry nous invite à réfléchir.
On s’est posé beaucoup de questions depuis quelques années sur le problème de savoir si Spinoza était « d’actualité ». C’est une excellente question, mais les réponses peuvent relever du meilleur comme du pire. Dans le pire des cas, c’était pour en tirer quelques axiomes d’une sagesse prétendument éternelle – un exercice apprécié des vulgarisateurs et auquel on ne mettra pas un terme en faisant remarquer que cette extraction de pensées séparées perd tout ce qui est proprement philosophique dans une philosophie. Dans le meilleur des cas, au contraire, on s’est demandé si le spinozisme comportait des démarches ou des contenus profitables à la psychanalyse, à l’économie, aux sciences sociales. Interrogation qui a fourni des résultats fort intéressants. Mais ici c’est une question plus radicale qui est posée : qu’est-ce que l’homme, ou plutôt : que dire de
l’homme ? Julie Henry rejoint ainsi, sans le citer, le jeune Marx (« être radical, c’est prendre les choses à la racine ; et la racine pour l’homme c’est l’homme »). Autrement dit : que peut-on dire de l’homme pour situer ce que la psychologie, la psychanalyse, la sociologie, l’économie ou la science de l’éducation (s’il en existe une) peuvent dire de lui ? ou pour le changer ? Comment penser l’homme sans illusion ? – dans le cadre d’une doctrine, et avec les éléments fournis par une doctrine qui dénonce vigoureusement l’illusion anthropomorphique, et qui se refuse – Alexandre Matheron l’avait montré autrefois – à toute définition de l’homme. Julie Henry a compris la leçon : ce qu’elle nous livre est une anthropologie sans définition, mais avec des descriptions et des démarcations, qu’elle va chercher dans les textes mêmes de ce Spinoza si méfiant quant à l’anthropocentrisme et à l’anthropomorphisme. Les notions de détermination, d’aptitude, de temporalité permettent de comprendre non pas ce qu’est l’homme mais comment il se détermine et comment il se transforme.
L’un des enjeux majeurs de ce livre, au-delà des textes de Spinoza (ou plutôt grâce à ces textes), c’est d’intervenir de façon féconde dans la question du naturalisme. En effet, le développement des sciences humaines, en montrant que les comportements humains sont soumis à des constantes qui ressemblent fort aux lois naturelles découvertes par la physique ou la biologie, a posé à nouveaux frais cette question des relations entre nature, norme ou spontanéité. Une position traditionnelle consistait à analyser les conduites des hommes en termes de nature, celle-ci étant conçue comme fournissant des règles dont il convenait de ne pas s’écarter (ne pas aller contre la nature) sous peine de tomber dans le péché (dans la version théologique), dans le vice (dans la version morale), ou dans l’échec assuré (dans la version moderniste) : la nature représentait ainsi une norme plus qu’une loi, et s’il était possible de s’en éloigner, cet éloignement représentait les plus grands dangers. Face à une telle position, l’antinaturalisme consistait à souligner l’autonomie dont dispose l’humanité, à refuser de se laisser imposer une telle norme et à exalter la puissance d’artifice qui brise les barrières conservatrices auxquelles l’idéologie de la régulation naturelle apparaissait comme liée. Le bouleversement introduit par les sciences humaines a consisté, pour faire vite, à montrer que les conduites des hommes sont néanmoins déterminées par des lois qu’ils ignorent et qui sont d’autant plus efficaces
qu’elles sont ignorées. Le paradoxe est alors qu’on ne se libère de la nature-norme que pour décrire une nature-loi qui semblerait encore plus rigide. Sans faire appel au mythe du précurseur, il faut bien noter que Spinoza est déjà sur ce terrain-là : d’une part, il affirme que les actes des hommes sont déterminés non par un illusoire libre-arbitre mais par les lois d’une « nature humaine » remarquable par sa constance et toute sa théorie du désir et des affects repose sur une telle base ; d’autre part, précisément grâce à cette base, il critique les moralistes et théologiens qui voient du vice et du péché dans les actes des hommes – parce que justement leur conception de la nature est bien trop limitative. Autrement dit ce naturalisme de la norme n’est qu’un naturalisme restreint qu’il faut critiquer par un naturalisme généralisé. Mais une question se pose alors à ce que l’on pourrait appeler le naturalisme absolu de Spinoza – comme elle se pose aujourd’hui face aux méthodes et aux résultats des sciences humaines : comment, dans une telle conception des lois de la nature, penser le développement, la transformation et, pour tout dire, l’itinéraire auquel semble appeler l’Éthique ? Si tout est naturel, s’il n’y a au fond pas de vraie place pour l’artifice (et la restriction progressive de la notion de contrat dans la politique spinozienne en est une preuve), comment et pourquoi sélectionner certaines conduites plutôt que d’autres ? La réponse, selon Julie Henry, consiste à appuyer l’éthique sur l’anthropologie, en deux sens : d’abord connaître les lois qui règlent ce que l’on pourrait appeler les destins humains ; ensuite analyser comment ces mêmes lois permettent à l’individu de s’élaborer dans le temps une destinée individuelle. C’est que, si tout est naturel, tout n’est pas disponible dans la nature immédiatement. Il faut tracer une démarcation entre le naturel et le spontané : le naturalisme absolu ne peut qu’être une critique du spontanéisme.
C’est là qu’intervient la distinction qui court comme un fil rouge tout au long de ce livre ; elle est énoncée dès le début : « nous serons amenés à opérer une nouvelle distinction entre naturel (au sens de ce qui prend place de façon déterminée dans les choses de la nature) et par nature (au sens de ce qui advient spontanément en tout homme), afin de comprendre en quoi l’éthique s’ancre dans une certaine anthropologie sans pour autant s’y réduire » (p. 34). Ainsi, dans la très belle analyse du développement des aptitudes, peut-on lire : « Ce n’est donc pas par nature que l’enfant acquiert ces aptitudes, bien que cela ne soit pas non plus contre nature,
puisqu’il faut que son corps puisse recevoir ce changement. » (p. 50). On lit aussi plus loin : « Et donc dans quelle mesure le devenir éthique, sans être contre-nature, n’en est pas pour autant par nature, au sens d’évident, de spontané, de donné, ou encore de ce qui “se trouv[e] sous la main [in promptu esset]” » (p. 191). C’est cette distinction qui permet de penser le développement qui conduit à être guidé par la Raison, et qui ne va pas de soi alors que pourtant la Raison ne demande rien contre la nature : tous les individus possèdent un stock de capacités données par la nature, à commencer par ce que leur corps leur permet ; certains seulement développent les aptitudes qui transforment ce donné pour aboutir à un état qui, pour n’être pas spontané, n’en est pas moins naturel lui aussi. C’est cette distinction qui explique les usages différents qu’enfants et adultes font de leur corps ; c’est elle aussi qui permet de comprendre la différence entre ce que les individus peuvent faire de leur stock d’affections et de puissances corporelles : « En d’autres termes, si tous les corps humains sont de fait affectés en diverses manières, ils peuvent en droit disposer les choses en diverses manières, ce qui ne revient pas au même. En effet, pouvoir le faire signifie que les conditions ontologiques sont remplies ; mais le faire effectivement nécessite que les conditions anthropologiques et personnelles soient à leur tour remplies. Pour reprendre une distinction déjà établie, le faire effectivement sera naturel (dans la mesure où il entre dans la nature de notre corps de pouvoir le faire), mais non par nature (dans la mesure où cela ne suffit pas, encore faut-il que ce soit déterminé par son état singulier) » (p. 243-244). Ainsi on comprend que le même effort puisse conduire soit à agir par affect, soit à se conformer aux lois de la Raison. C’est cela qui donne toute sa portée à la théorie spinoziste de la puissance, c’est-à-dire la possibilité – en un sens tout à fait spécifique de ce mot – qu’ont les hommes d’agir selon leur nature propre : « Ce type d’action n’est pas naturel au sens de par nature, puisque les hommes ont plutôt tendance à être passivement déterminés de l’extérieur, selon l’ordre contingent (pour eux) avec lequel ils rencontrent les choses qui les affectent. Par contre – et c’est ce qui ressort de cette définition –, ce type d’action est naturel au sens où il peut être déterminé par les seules lois de la nature d’un individu ; c’est donc là une possibilité d’ordre anthropologique » (p. 386). C’est donc bien la singularité, inscrite dans un itinéraire temporel, qui constitue le nœud entre éthique et anthropologie.
On pourrait étendre à la politique ce qui se dit là de l’individu – avec le même instrument lexical : on passe de l’institutum naturae à l’effort de vitam sapienter instituere. Si le Traité politique énonce en ses premières pages que l’expérience historique est close, n’est-il pas inutile de construire des modèles d’États, comme le font les chapitres suivants ? Non, car l’expérience donne accès à ce que l’on pourrait appeler une spontanéité historique, et la réflexion du Traité consiste précisément à dégager de ces possibilités naturelles (pourquoi n’y aurait-il pas une « nature » de l’histoire ?) les matériaux qui, autrement disposés, édifieront des régimes qui sont tout aussi naturels (ils s’appuient sur les lois des passions humaines) mais fonctionneront mieux que ceux dont on peut lire la chronique à même les événements du passé. Et, mieux constitués, ils muniront leurs citoyens d’aptitudes dont les éléments étaient disponibles dans la nature humaine commune mais que les États empiriques n’avaient pas su développer. C’est pourquoi l’on peut dire que la fonction naturelle de l’État (sa fonction « par nature ») c’est la sécurité, mais que sa fonction naturelle en un autre sens, éloigné de la nécessité spontanée, c’est la liberté.
Pierre-François Moreau
- Thème CLIL : 3916 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Histoire de la philosophie
- ISBN : 978-2-8124-3722-9
- EAN : 9782812437229
- ISSN : 2260-8311
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3722-9.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/12/2015
- Langue : Français