Books Review
- Publication type: Journal article
- Journal: Socio-économie du travail
2016, n° 1. Être entrepreneur de soi-même, l’auto-emploi - Authors: Aubert-Tarby (Clémence), Outin (Jean-Luc), Legrand (Émilie), Sobel (Richard)
- Pages: 163 to 189
- Journal: Social Economy of Labor
Dossier « Indépendance et salariat. Porosité des statuts », La Nouvelle Revue du Travail, numéro 5, 2014.
Clémence Aubert-Tarby
PSB Paris School of Business
En 2014, la Nouvelle Revue du Travail a choisi de consacrer un numéro spécial aux porosités de statuts entre indépendance et salariat. L’existence d’emplois précaires et de statuts hybrides n’est pas un phénomène nouveau et depuis plus de quarante ans, des formes particulières d’emplois s’affirment. Cependant, comme le précisent Sophie Bernard et Marnix Dressen dans l’article introductif du numéro spécial, « [S]i la porosité des statuts n’est pas nouvelle, force est de constater que les évolutions récentes du travail et de l’emploi tendent à brouiller les frontières entre indépendance et salariat » (§ 1). On assiste de plus en plus à l’imbrication des conditions d’emploi du salariat et de l’indépendance. En ce sens, on observe plus de « responsabilisation des salariés » d’une part et une activité des professions libérales plus « étroitement rationalisée, prescrite, contrôlée » d’autre part (§ 3). Le corpus se compose de six papiers aux terrains variés. L’objectif n’est pas de décrire de manière exhaustive les « mutations du monde du travail » (§ 12) mais de présenter d’une part des travaux centrés sur des métiers (quatre articles : R. Caveng ; J. Gros ; C. Nicourt et J. Cabaret ; T. Menoux) et d’autre part des travaux étudiant plus généralement l’évolution et le cumul des statuts entre salariat et indépendance (deux articles : M-C. Bureau et A. Corsani ; S. Abdelnour).
Les travaux centrés sur les métiers
Rémy Caveng s’intéresse aux vacataires des entreprises de sondage, pour lesquels il a récolté une centaine de questionnaires, auprès d’une dizaine d’entreprises de sondage. Apparues à la fin des années 1940, les entreprises de sondage sont particulièrement utilisatrices d’enquêteurs vacataires : « 85 % […] pour les enquêteurs téléphoniques, 80 % pour les 164enquêteurs en face à face » (§ 6). Ces vacataires ont la liberté d’accepter ou de refuser le travail proposé. « Formellement ‘libres’, les vacataires demeurent subordonnés à des employeurs qui, en retour, n’ont guère d’obligations formelles à leur endroit en dehors de la rémunération du travail effectué le temps des contrats » (§ 12). Cette capacité à renoncer à une mission est donc conditionnée au niveau de dépendance économique du vacataire avec l’entreprise. Tous deux ont néanmoins intérêt à collaborer régulièrement car les entreprises ont besoin d’avoir un noyau dur de salariés expérimentés, synonymes de fiabilité. Le besoin est donc réciproque entre les employeurs qui souhaitent fidéliser des vacataires fiables d’une part et les vacataires aguerris qui peuvent compter sur cette fidélisation et donc sur un certain niveau de rémunération. Cette fidélisation réduit le risque, permet de gagner du temps sur la formation des vacataires et est donc source de « repères » (§ 22). Ces vacataires salariés ont ainsi du travailleur indépendant l’obligation de trouver, stabiliser et renouveler un portefeuille d’employeurs. Ils sont donc contraints « à être en permanence en recherche de missions et de nouveaux employeurs, part invisible et non rémunérée de leur activité qui les rapproche sur un autre aspect des indépendants : leur travail déborde l’emploi (Grégoire, 2013) » (§ 37). C’est pour cela que Rémy Caveng qualifie ce salariat de libéral.
Dans un autre secteur, celui de l’agriculture en l’occurrence, l’article de Christian Nicourt et de Jacques Cabaret met en lumière les pratiques d’« intégration ». Les contrats d’intégration impliquent une dépendance économique entre des éleveurs qui assurent une partie de la production agricole d’une part et des sociétés ou d’autres éleveurs qui fournissent une structure d’autre part. Par exemple, « [L]es intégrateurs fournissent l’alimentation des animaux, les reprennent lorsqu’ils sont “engraissés” et rémunèrent l’éleveur en fonction du poids acquis par les animaux et de l’alimentation consommée » (§ 1). Ces contrats désignent donc « les relations contractuelles qu’entretiennent certains éleveurs avec des entreprises situées en amont (alimentation, engrais, etc.) et/ou en aval (transformation, vente, etc.) de leur production » (§ 1). Les éleveurs intégrés ont choisi cette option, soit à la suite d’une faillite, soit pour exercer une seconde activité en parallèle, soit pour exploiter d’anciens bâtiments ou encore pour disposer d’un « conseil technique de proximité » de la part de l’éleveur intégrateur, lorsque l’intégré choisit de se 165lancer dans une agriculture spécifique, comme le « bio » par exemple (§ 7). Tous ces éleveurs intégrés ont en commun « une incapacité à s’installer » autrement qu’avec cette modalité contractuelle. En effet, cette intégration leur apporte « la sécurité financière » (§ 8). Malgré cette dépendance économique forte, les contrats d’intégration ont des durées limitées et chacun peut les renouveler, ou pas. Les auteurs basent leur travail sur une quarantaine d’entretiens auprès d’éleveurs intégrés et d’intégrateurs. « La plupart des éleveurs intégrés ont une activité ‘à côté’, dans laquelle ils donnent toute la mesure de leurs compétences d’agriculteurs » (§ 15). C’est en ce sens qu’ils parlent d’« agriculteurs double actifs » (§ 11). Cette activité annexe est d’autant plus importante que les éleveurs intégrés ne sont pas considérés comme des pairs par les autres : « […] le statut dégradé, la vulnérabilité des situations d’emploi et le manque d’échanges entre éleveurs intégrés limitent leur reconnaissance. C’est pourquoi certains mettent en avant le travail “à côté“ dans lequel ils s’investissent et occultent leurs activités intégrées » (§ 15). C’est dans ce contexte que les auteurs parlent de disqualification et de vulnérabilité sociale des éleveurs intégrés. Cependant, même si le travail intégré est moins valorisé, les éleveurs sont soucieux du travail bien fait, l’effet réputationnel auprès de leur intégrateur étant en jeu. Si la question de la double activité n’est pas présente chez les vacataires des entreprises de sondage, ils ont en commun avec les éleveurs intégrés une situation de dépendance économique forte en parallèle de pratiques de travail d’indépendants.
Les bûcherons-tâcherons étudiés par Julien Gros connaissent également une indépendance technique forte. Mais ils bénéficient d’une situation contractuelle particulière : la présomption de salariat, établie en 1946. « Cette présomption de salariat s’appuie sur le constat de la dépendance économique des bûcherons, qui semble alors un caractère l’emportant sur leur autonomie dans la réalisation du travail » (§ 14). Les bûcherons-tâcherons sont en effet des « bûcherons salariés par les scieries ou les entreprises d’exploitation forestière qui sont payés à la tâche » (§ 2). Mais ils possèdent leur outil de travail et sont libres de leurs horaires. Ils sont payés en fonction de la quantité de bois abattue et ont également des « frais de mécanisation », fixés par la convention collective, visant à compenser l’utilisation par le bûcheron de ses propres outils (essence, huile, tronçonneuses, …). Julien Gros s’appuie à la fois 166sur une enquête de terrain menée depuis plusieurs années dans le cadre d’une ethnographie collective sur les recompositions des mondes ruraux contemporains1, mais aussi sur une étude de cas auprès d’un couple de bûcherons salariés d’une entreprise d’exploitation forestière, ainsi que sur des archives d’entreprises. Comme tout métier où l’indépendance technique est forte malgré un contrat de travail, Julien Gros explique que les contournements sont fréquents. L’enjeu est alors de substituer des contrats commerciaux afin d’engendrer un coût plus faible pour l’employeur. Ainsi, depuis 1986, « […] un bûcheron est affilié au régime des non-salariés agricoles à condition que cette affiliation ait été autorisée par une commission spécifique, reconnaissant par là qu’il remplit les conditions nécessaires à l’exercice d’une activité indépendante. Sinon, il doit être affilié par son employeur au régime des salariés agricoles » (§ 21). Statuts de salariés et d’indépendants coexistent donc pour une même activité, brouillant un peu plus les frontières. La situation des bûcherons présumés salariés nous rappelle à bien des égards celle des journalistes rémunérés à la pige : revenus liés au volume d’articles fourni, apparente liberté dans le travail par l’absence d’horaire précis et de contrôle, certaine autonomie et dépendance économique forte. Le métier de bûcheron-tâcheron peut donc être source de réflexions pour d’autres professions. Julien Gros conclut son article sur une idée intéressante que l’on aurait aimé voir se développer plus tôt : l’emploi de bûcheron « permet notamment à des individus nés à l’étranger d’échapper à la discrimination sur le marché du travail ouvrier, leur laissant l’espoir d’atteindre des rémunérations élevées ».
Le dernier article privilégiant une approche par métier est celui de Thibaut Menoux. Il y retrace l’évolution du métier de concierges d’hôtel, « groupe professionnel à cheval entre condition salariale et indépendance » (§ 38). S’ils sont tous effectivement salariés de leurs établissements, ils bénéficient également d’une forte autonomie pour nouer des contacts privilégiés avec des prestataires extérieurs (restauration, transport, loisirs) afin d’en faire bénéficier les clients. Ils entretiennent leurs réseaux, cherchent de nouveaux prestataires, comme le ferait un travailleur indépendant et peuvent également recevoir en retour des commissions, « pourcentage du montant de la prestation payée par le client, procurant le cas échéant au concierge une source importante de rémunérations en 167dehors de son salaire qui, de facto fait de lui à la fois un salarié et un travailleur indépendant » (§ 2). Thibaut Menoux explique que le sentiment d’indépendance des concierges est lié à la liberté d’action dont ils disposent pour choisir les collaborateurs extérieurs avec lesquels ils vont travailler. Historiquement, les concierges d’hôtel sont issus de milieux ouvriers : « […] l’arrivée dans le monde de l’hôtellerie de luxe ouvre les jeunes employés du hall à un espace social complètement nouveau pour eux, propre à contrer la fatalité ouvrière et à leur procurer par là même le sentiment d’une indépendance entendue comme affranchissement apparent des pesanteurs sociales » (§ 8). Ainsi, il nous semble plus approprié de parler d’autonomie dans le travail salarié des concierges d’hôtel plutôt que d’indépendance technique. La qualité des relations qu’ils nouent avec les prestataires contribue à la réputation de l’hôtel pour lequel ils travaillent. Il est indéniable que le concierge est un élément clef, interagissant avec trois catégories de personnes différentes : la direction de l’hôtel, les clients mais aussi les prestataires (§ 29). Mais, comme le souligne l’auteur lui-même, cela fait partie intégrante de sa fonction et « sans le prestige, les infrastructures, les clients et les autres services de l’hôtel, l’activité du concierge ne serait plus possible » (§ 38).
Si les illustrations de frontières floues entre salariat et indépendance ont leur pertinence par une approche métiers, la porosité des statuts se comprend aussi par une approche plus globale sur l’évolution et le cumul des statuts.
Les travaux centrés sur l’évolution
et le cumul des statuts
L’article de Marie-Christine Bureau et d’Antonella Corsani propose une perspective socio historique autour des questions d’autonomie et d’indépendance vues comme l’émancipation du salariat. En mobilisant les travaux de Gide (1920) ou encore de Geiger (1932), les auteures rappellent que dès le début du xxe siècle, il y avait une pluralité des formes de travail indépendant. Elles se nourrissent des expériences étrangères de l’Italie et de l’Allemagne, deux pays particulièrement précurseurs en matière de travail indépendant. La figure du travailleur indépendant, loin d’avoir disparu, s’est transformée au fil du temps pour prendre aujourd’hui des réalités diverses. Les frontières entre salariat et indépendance sont devenues floues, particulièrement dans des métiers 168et des secteurs sous tension, « entre nécessité et autoréalisation, choix contraint et désir d’autonomie » (§ 12). C’est notamment le cas du journalisme, de la communication ou encore du développement de logiciels. Les auteures ont particulièrement étudié des entrepreneurs-salariés dans une coopérative d’activité et d’emploi (CAE) et des développeurs et ingénieurs se rattachant à la communauté du Libre (§ 15). Le fait de pouvoir choisir ses partenaires ainsi que de maîtriser son temps, sont les deux arguments avancés par ses entrepreneurs-salariés attachés à une CAE. Ainsi, les auteurs précisent que « [M]ême si la bifurcation vers le travail indépendant, fut-il déguisé en salarié, résulte d’un choix fortement contraint, l’ensemble des motivations exprimées pour la justifier, traduisent donc in fine une demande d’autonomie dans le travail, déclinée dans ses différentes dimensions : choix de ses coopérations et de son environnement technique de travail, maitrise de l’organisation de son temps, liberté de rester fidèle à sa propre éthique » (§ 22). Le point important de l’article, c’est la mise en avant de formes renouvelées de coopération, que ce soit ces CAE ou encore des espaces de coworking : « [N]ombreuses sont aujourd’hui les initiatives nées à la lisière entre travail salarié et indépendant et qui renouent, en les renouvelant, avec les traditions du mutualisme et de la coopération telles qu’elles ont été développées au xixe siècle » (§ 24).
Enfin, l’article de Sarah Abdelnour se concentre sur le cumul de statuts, et particulièrement sur l’auto-entrepreneuriat. L’auto-entrepreneuriat a été mis en place afin de permettre à des inactifs, à des salariés ou à des actifs inoccupés de se lancer facilement dans une activité indépendante, source de revenus. Ce que montre l’auteure est surtout que « [L]e régime de l’auto-entrepreneur fait en effet advenir, plus que des travailleurs indépendants, des travailleurs hybrides, entre le salariat et l’indépendance, entre l’activité et l’inactivité, entre le travail et l’aide sociale » (§ 2). L’article insiste particulièrement sur les liens entre chômage et auto-entrepreneuriat, révélateurs de situation de sous-emploi. En ce sens, il se démarque des cinq autres articles du numéro spécial qui mettent l’accent sur les frontières salariat/indépendance. Ici, l’auto-entrepreneuriat est surtout conçu comme un « aménagement de situations de chômage » plutôt qu’une « étape vers l’indépendance et la sortie du salariat » (§ 17). Ce statut peut donc être vu comme une manière d’occuper son temps lorsque l’on est chômeur (« fonction d’occupation » § 7), une façon de 169gagner un peu plus d’argent mais aussi un instrument de lutte contre une certaine stigmatisation de l’individu qui n’est pas en emploi (§ 10). Par son travail de terrain, basé sur des entretiens réalisés entre 2010 et 2011, auprès d’une trentaine d’auto-entrepreneurs aux profils très variés, Sarah Abdelnour illustre bien ces différents usages de l’auto-entrepreneuriat : pratiqué par des femmes qui ont des parcours fragiles d’une part : « [L]e recours à l’auto-entrepreneuriat prend alors place dans les failles du salariat, plus spécifiquement et significativement, pour plusieurs enquêtés, dans le secteur médico-social caractérisé par ses financements incertains et ses carrières fragiles » (§ 22). D’autre part, l’auto-entrepreneuriat est vu comme un refus du chômage, un contournement : il vaut mieux être auto-entrepreneur, même si cela peut parfois ressembler à du salariat déguisé, qu’être au chômage dans l’attente d’un « emploi salarié » (§ 33). Enfin, c’est aussi une façon de préparer une période de chômage à venir en cas de démission ou de licenciement annoncé. En pointant l’existence de cumuls de statuts salariés/chômeurs/indépendants, l’article de Sarah Abdelnour met donc en avant les liens entre auto-emploi et sous-emploi, au-delà de la porosité entre salariat et indépendance.
Au travers de ces six articles, le numéro spécial de la Nouvelle Revue du Travail nous offre donc un bel extrait du panorama actuel des arrangements voire des bricolages possibles entre différents statuts. Il permet de réfléchir aux transformations de l’emploi et du travail envisageables pour d’autres métiers, secteurs. On peut regretter qu’il n’y ait pas plus de propositions pour mieux cerner ces situations hybrides, en termes de protection sociale ou encore de représentation collective.
Bibliographie
Geiger Theodor, ([1932] 1987), Die Soziale Schichtung des Deutschen Volkes : Soziographischer Versuch auf Statistischer Grundlage, Stuttgart, Enke Verlag.
Gide Charles, ([1920] 2007), Les Institutions de progrès social, Paris, L’Harmattan.
Grégoire Mathieu, (2013), Les Intermittents du spectacle. Enjeux d’un siècle de luttes, Paris, La Dispute.
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Apprendre (de l’échec) du RSA, la solidarité active en question, (2014), Eydoux Anne et Bernard Gomel (coord.), CEE, co-édité avec les éditions Liaisons, coll. « Liaisons sociales », 275 pages.
Jean-Luc Outin
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Coordonné par Anne Eydoux et Bernard Gomel, cet ouvrage du Centre d’études de l’emploi, publié aux éditions Liaisons sociales, est particulièrement bienvenu. Réunissant une vingtaine de contributions proposées par des auteurs venant de différentes disciplines des sciences sociales, il propose une analyse très fine du Revenu de Solidarité Active, de ses enjeux, de sa mise en œuvre et de ses effets. Sa lecture est tout à fait passionnante grâce aux multiples éclairages empiriques qui sont fournis et aux réflexions plus générales qui sont développées et portent, notamment, sur les nouvelles formes de la protection sociale marquées du sceau de l’activation ou sur la place du SMIC dans cette nouvelle configuration. Intervenant plusieurs années après la mise en œuvre du RSA et son évaluation menée à la hussarde du fait des contingences politiques, ces contributions montrent tout l’intérêt d’une démarche qui s’apparente, pour une part, à une méta évaluation.
Dès le titre, le décor est planté avec subtilité. En effet, le lecteur peut s’attendre à une critique approfondie du dispositif, non seulement de ses fondements mais aussi de plusieurs de ses modalités concrètes ; en même temps, il doit être attentif aux leçons que le décideur public et, plus largement, la société peuvent tirer de ce que les auteurs n’hésitent pas à qualifier d’échec. Si le RMI a mis une vingtaine d’années à perdre sa légitimité, le RSA aura connu un sort équivalent en deux fois moins de temps du fait que ses deux objectifs phare, la lutte contre la pauvreté et le retour à l’emploi de ses bénéficiaires, sont loin d’être au rendez-vous. Or, cela ne saurait se résumer, comme l’avait suggéré la commission d’évaluation présidée par F. Bourguignon, à une montée en charge plus lente qu’escomptée. Bien sûr, conçu dans une période 171de croissance retrouvée et destiné à inclure également les plus éloignés du marché du travail sous la bannière « travailler plus pour gagner plus » de la nouvelle majorité présidentielle, le RSA est mis en place au moment où la crise financière de l’automne 2007 est devenue une crise économique de très grande ampleur.
Cependant, ce changement radical de contexte ne suffit pas à expliquer les difficultés rencontrées. Pour une part d’entre elles, elles découlent de la manière dont la question du retour à l’emploi a été posée, essentiellement à travers l’accent mis sur les comportements individuels censés réagir rapidement et positivement à des incitations monétaires favorables. Le bénéficiaire du RSA a donc été appréhendé par le prisme de l’agent rationnel cher à certains économistes. Mais, lorsqu’il n’est plus schématisé ainsi et que l’expert lui laisse l’épaisseur de ses caractéristiques concrètes et de sa trajectoire, on doit reconnaitre la pluralité des formes de rationalité qu’il développe. À cet égard, les sociologues avaient parlé, pour les allocataires du RMI, de « rationalités situées » afin de souligner la cohérence de leurs attentes et comportements variés. Loin d’être un ensemble homogène, la population bénéficiaire du RSA reste, elle aussi, marquée par sa diversité. Celle-ci a même été accrue par l’inclusion de nouvelles catégories (parents isolés, travailleurs pauvres), au prétexte de simplifications institutionnelles. De plus, cette variété ne concerne pas simplement des états ; elle découle aussi des trajectoires parcourues.
Dans ces conditions, le dispositif lui-même fonctionne avec des logiques multiples puisqu’il prend en charge des personnes très éloignées de l’emploi du fait de leur âge ou de leur état de santé, des chômeurs non couverts par les mécanismes correspondants et des salariés à temps limité. Tout ceci donne un sens aux situations observées, qu’elles prennent la forme de transitions rapides ou lentes, uniques ou récurrentes. De ce point de vue également, la priorité mise sur l’insertion professionnelle qui relègue l’insertion sociale au rang de simple préalable éventuel, est pointée comme largement problématique. Cela a servi à légitimer la nouvelle prestation en la démarquant du RMI, mais contribue largement aux difficultés rencontrées sur le terrain pour orienter les personnes et les accompagner. Si certains Conseils départementaux ont défini une forme hybride d’accompagnement – l’accompagnement socioprofessionnel – pour répondre aux besoins effectifs et éviter une disparition des personnes ne se reconnaissant pas dans ce qui était proposé, Pôle 172Emploi a été confronté à la difficulté d’inscrire dans le droit commun des personnes appréhendées d’abord comme des demandeurs d’emploi mais pour lesquelles il fallait aussi développer des services complémentaires organisés selon des modèles variés. Quoi qu’il en soit, l’augmentation du nombre de demandeurs d’emploi, d’une part et l’augmentation du nombre d’allocataires du RSA, d’autre part rendent très délicate la coordination institutionnelle faute des moyens nécessaires pour répondre au besoin d’un accompagnement global pour tous. À travers ces observations, on voit bien que la question ne se résume pas à celle de comportements individuels inadéquats. Dans le cadre d’une politique sociale comme celle du RSA, les droits et les devoirs, réaffirmés solennellement par le législateur, souvent pour rassurer le contribuable, ne sont pas seulement ceux des bénéficiaires mais aussi ceux de la collectivité publique. Les moyens mis en œuvre, la qualité des services offerts, les statuts liés aux interventions mises en place, la pertinence des discours tenus sur les difficultés rencontrées sont quelques-uns des éléments qui permettent d’apprécier la manière dont elle-même remplit ses devoirs.
Les cinq parties qui organisent l’ouvrage – la grande transformation des politiques de lutte contre la pauvreté ; le RSA, un minimum social pour agir sur le marché du travail ; redistribution, chroniques d’un échec annoncé ; les acteurs et la gouvernance du RSA ; les mises en œuvre de l’accompagnement – constituent une somme d’autant plus riche qu’elle donne à voir au lecteur les enjeux d’une réforme mal engagée. Au-delà de la mesure de ses effets à travers des indicateurs plus ou moins élaborés, le retour sur sa philosophie, ses objectifs et ses moyens, à partir de regards croisés, est une contribution essentielle au débat démocratique portant sur une politique sociale dont la légitimité est fragile du fait de son objet même. Au-delà du cercle des chercheurs, ce regard critique est particulièrement utile pour les praticiens qui peuvent trouver des éléments généraux de compréhension aux difficultés rencontrées. Cette expertise citoyenne est à l’honneur des auteurs.
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Médecin du travail, médecin du patron ? L’indépendance médicale en question, (2014), Marichalar Pascal., Paris : Presses de Sciences Po, 184 pages.
Émilie Legrand
Université du Havre
L’ouvrage de Pascal Marichalar, issu d’une recherche menée dans le cadre d’un doctorat de sociologie, s’ouvre sur deux affirmations : le travail va mal et la prévention des risques professionnels est insuffisante. Partant de ces postulats, l’auteur a porté la focale sur l’un des acteurs centraux de la prévention : le médecin du travail. Groupe professionnel au demeurant peu étudié par les sociologues du travail, des professions ou encore de la santé comme si la faible légitimité dont bénéficie la médecine du travail au sein des spécialités médicales se répercutait sur les chercheurs qui, malgré les travaux pionniers de Nicolas Dodier (1990, 1993), l’ont assez largement délaissée.
S’appuyant sur une enquête ethnographique (entretiens et observation) et sur l’étude d’archives de dossiers de contentieux entre des médecins du travail et leurs employeurs, l’ouvrage apporte un éclairage sur deux dimensions de la médecine du travail : la première, structurante de l’ensemble du propos et résumée dans le titre, s’interroge sur la (a)-réalité de l’autonomie d’une profession statutairement porteuse d’ambiguïtés : subordonnée à l’employeur et indépendante dans l’exercice de son art ; la seconde porte sur la mission de prévention du médecin du travail, qui, même si elle semble constitutive du métier, reste en pratique souvent déficitaire et dépassée par une action de sélection.
Le propos est structuré en cinq chapitres. Les trois premiers portent directement sur l’exercice du métier : la manière (insidieuse) dont les employeurs l’orientent ; l’avis d’aptitude, qui est au cœur de l’activité du médecin du travail ; et, à l’inverse, ce qui est délaissé : la procédure de reconnaissance en maladies professionnelles. À leur suite, le lecteur mesure les limites à l’autonomie du médecin du travail, même si elle 174semble illusoirement présente. Suivant toujours ce fil conducteur du périlleux équilibre entre subordination et indépendance, les deux derniers chapitres relèvent davantage d’une perspective macrosociologique. L’auteur évoque alors les dernières réformes de la médecine du travail, qui ont contribué à accentuer la subordination des médecins du travail aux employeurs et à renforcer le poids de la technique par rapport à la parole des salariés, préjudiciable à la démarche de prévention. Dans le dernier chapitre, Pascal Marichalar revient sur la nécessité des jeux d’alliance et d’interdépendance des médecins du travail avec d’autres acteurs pour bénéficier d’une plus grande indépendance et autonomie.
Le premier chapitre balise très directement l’objet du livre ou plus prosaïquement « plante le décor » en questionnant l’autonomie réelle dont bénéficient les médecins du travail. Pascal Marichalar montre qu’en dissociant les dimensions strictement médicales, soit le cœur du métier, et administratives, apparemment secondaires, les médecins du travail ont/donnent l’illusion de préserver leur indépendance. En réalité, mais insidieusement, par l’entremise de ce contrôle administratif, l’autonomie du médecin est réduite2 car il a pour effet de délimiter ce que seraient ses tâches légitimes. Suivant la métaphore du titre du chapitre « Guerre et paix », il semblerait que les médecins, pour avoir « la paix » et une prétendue indépendance, se conforment à ce que l’on (les employeurs) attend d’eux. Ce faisant, ils renoncent à une partie de leur autonomie. Mais cette ambiance paisible a pour effet d’invisibiliser l’ingérence dont peut faire l’objet la médecine du travail, qui deviendra toutefois visible à l’occasion de conflits. À l’inverse, la « guerre » serait comme le prix à payer pour préserver l’autonomie mais reste difficilement soutenable à long terme.
Le deuxième chapitre porte sur l’avis d’aptitude que doit délivrer le médecin du travail à tout salarié avant sa prise de fonction. Si le salarié est jugé en bonne santé (physique et psychique), il sera déclaré apte en regard des compétences productives attendues dans les conditions de travail données. Le glissement de l’évaluation des aptitudes à celle des compétences, qui devrait relever du seul employeur, est ici tangible et pervertit la mission de prévention du médecin du travail. L’aptitude 175renvoie aussi à celle d’être exposé à des conditions de travail dangereuses susceptibles d’affecter la santé des salariés (à l’exemple dramatique de l’amiante), dont le cas de l’exposition aux CMR (Cancérogènes, Mutagènes et Reprotoxiques) est emblématique (depuis le décret de 2001 sur la prévention des CMR, le médecin atteste qu’il n’y a pas de contre-indication médicale à l’exposition à des substances CMR !). L’avis d’aptitude occupe une grande partie de l’activité du médecin du travail. C’est d’ailleurs ce que les employeurs attendent d’eux et un moyen de mesurer « objectivement » leur productivité. Or, en les incitant à orienter leurs activités vers cette tâche, les employeurs influencent l’ensemble de l’activité du médecin du travail et c’est là un indice supplémentaire de leur ingérence dans l’autonomie médicale. L’auteur montre en outre que l’avis d’aptitude ne participe aucunement, ou alors de façon fortuite, à une approche préventive, mais relève au contraire d’un processus de sélection. Il revient en effet à évincer les salariés à la santé la plus fragile et non à améliorer les conditions de travail. Pour cela, il faudrait juger l’aptitude du poste de travail et non celle de l’individu/du travailleur. Ainsi une démarche préventive supposerait de privilégier une approche collective qui s’attaquerait à l’élimination des risques et des conditions de travail dangereuses, et non à l’éviction des salariés les plus vulnérables qui a pour corollaire de perpétuer l’exposition des salariés jugés aptes et d’envoyer les autres au chômage. Dilemme auquel se heurte régulièrement le médecin dans l’exercice de son activité. La procédure d’aptitude est un bon indicateur des compromis, voire des compromissions, que doit faire un médecin du travail par rapport à son rôle de prévention car il doit sans cesse arbitrer entre la santé des salariés, leur maintien en emploi, la productivité et la santé économique de l’entreprise.
Dans un troisième chapitre, l’auteur s’intéresse au rôle éventuellement joué par les médecins du travail pour rendre visibles les maladies professionnelles. Cette visibilité, qui passe par la quantification des maladies professionnelles (très insuffisante), est essentielle au développement de la prévention. En effet, compte tenu du système médico-légal de reconnaissance des maladies professionnelles, la considération des risques est adossée au nombre de cas connus et reconnus (à la sinistralité). En somme, pas de cas, pas de risques ; pas de risques, pas d’action ! Ainsi, l’invisibilité des maladies professionnelles induite par le peu de 176reconnaissances comme telles, favorise l’inertie en matière de prévention. L’auteur s’intéresse alors au rôle joué par les médecins du travail dans ce travail de reconnaissance et démontre qu’ils soutiennent peu les procédures engagées, participant ainsi à l’invisibilisation des maladies professionnelles et in fine à l’absence de prévention dans l’entreprise. Pourquoi alors se désengagent-ils de ce processus de reconnaissance ? Plusieurs raisons sont mentionnées par l’auteur : s’engager dans une telle procédure est contraire aux intérêts de l’entreprise et de l’employeur auquel reste subordonné le médecin du travail ; les obstacles sont nombreux (difficultés à obtenir des informations, résistances diverses…) et donc dissuasifs ; les médecins, eux, justifient leur inaction en évoquant l’intérêt du salarié qui se verrait alors engagé dans une longue procédure, éprouvante, souvent réduite à l’échec. En réalité, renoncer à cette tâche est la contrepartie pour conserver une certaine paix sociale avec l’employeur que mettrait sans nul doute en péril un engagement trop prononcé en faveur de la reconnaissance des maladies professionnelles. Leur passivité est encore un signe des limites de leur autonomie et a pour effet de perpétuer l’exposition des salariés à des conditions de travail dangereuses.
Le quatrième chapitre explicite combien, de longue date, la médecine du travail est tiraillée entre deux approches de la prévention : l’une technique, qui met au cœur de la démarche de prévention l’environnement de travail, indépendamment de l’homme ; et l’autre, plus humaine, qui, dans le droit fil de l’ergonomie française et aujourd’hui portée par le Cnam, passe avant tout par le dialogue avec les salariés afin d’adapter le poste de travail à l’homme et non l’inverse. Considérant les transformations de la médecine du travail au cours des dernières années, l’auteur montre que la première approche tend à se renforcer, en particulier depuis la transformation des services de médecine du travail en service de santé au travail, dans laquelle le Centre interservices de santé et de médecine du travail en entreprise (Cisme) – organisation patronale – a joué un rôle central et de plus en plus affirmé. Avec ces services, la pluridisciplinarité s’est renforcée et l’arrivée des intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP qui regroupe tous les intervenants non médicaux) a fini d’entériner la dimension technique de la prévention au détriment de la parole des salariés, même si des poches de résistance persistent de la part de certains médecins attachés 177à la clinique et à la parole du travailleur. Ces transformations augurent une démédicalisation de la médecine du travail, voire une médecine du travail sans médecin, favorisée par la démographie médicale défavorable, obligeant de facto les services de santé au travail à travailler avec un nombre limité et décroissant de médecins. Parallèlement, monte une approche d’ingénieur de la santé au travail. L’auteur est très critique face à la montée en puissance de cette approche technique de la prévention qui présente de nombreuses limites : elle suppose que tous les risques soient mesurables et évaluables au moyen d’instruments techniques faisant souvent défaut, que les mesures soient faites et que les résultats soient fiables… Or, le seul exemple des négociations pour fixer des valeurs limites d’exposition montre combien elles sont le fruit de compromis entre partenaires sociaux et non de certitudes scientifiques. Conséquemment, le respect de limites après mesurage ne garantit en rien la protection des salariés. L’auteur préconise alors de revenir à une approche de la prévention fondée sur la relation aux salariés, notamment pour certains types de risques comme les risques psycho-sociaux dont la prévention passe nécessairement par la prise en compte du travail réel et la parole des travailleurs afin de transformer l’organisation du travail. Une approche technique (à l’exemple de la passation de questionnaires standardisés) conduirait à reporter les difficultés sur l’individu et sa personnalité (trop faible, trop fragile, trop stressé, trop anxieux…) et à évacuer tout questionnement sur l’organisation du travail.
Dans son dernier chapitre, l’auteur revient sur les concepts d’autonomie, d’indépendance/dépendance pour montrer que, contrairement à la pensée commune (et notamment celle des médecins), l’autonomie des médecins du travail passe par la constitution d’un réseau d’alliances que beaucoup peinent à constituer au nom de la préservation de leur neutralité. Neutralité impliquant de ne prendre position ni pour l’employeur, ni le salarié, ni pour l’administration, triade autour de laquelle se trouve tiraillé le médecin pour éviter d’être considéré tantôt comme le médecin du patron tantôt comme un médecin rouge. Or, cette neutralité empêche toute prise de position collective, le repli sur soi et le retranchement sur des actions individuelles (type visite médicale), bref, empêche la prévention. Pour la rendre probante, il paraît nécessaire de tisser des alliances, selon les cas avec les salariés ou leurs 178représentants, plus rarement mais parfois avec l’encadrement et surtout avec leurs confrères. Ces réseaux confraternels sont d’autant plus importants que les médecins du travail se trouvent souvent dans une position dominée au sein de la hiérarchie médicale et que ces mêmes confrères peuvent être des alliés de leurs employeurs et du même coup leurs adversaires. Dans ce contexte, il est impératif, pour conserver ou conquérir de l’indépendance de s’assurer du soutien d’autrui et de travailler en interdépendance. Se soustraire à ce soutien garantit certes la neutralité mais empêche l’action.
Au croisement des mondes du travail et de la santé, la profession de médecin du travail était encore assez peu documentée. L’ouvrage de Pascal Marichalar vient donc enrichir les connaissances sur cette profession. Il permet de bien saisir les tensions, contradictions, ambiguïtés qui traversent une profession dont le statut et l’organisation institutionnelle portent en eux-mêmes l’imbroglio. La médecine du travail se caractérise à tous points de vue par une position d’entre deux : elle est en permanence tiraillée entre deux missions, contradictoires, la production et la prévention ; le médecin du travail est à la fois « juge et partie » car conseiller du patron et chargé de la protection des salariés dont les intérêts sont parfois incompatibles : aux premiers la défense de la santé économique de l’entreprise, aux seconds la défense de leur propre santé ; son statut oscille entre autonomie et indépendance.
À travers l’étude d’une profession, l’auteur esquisse les enjeux en matière de prévention des risques professionnels et les lacunes à combler en la matière. Fort de ses résultats et en conclusion, il émet quelques propositions pour mieux appréhender les questions de santé au travail. Toutefois, l’approche proposée relève centralement d’une approche de la médecine du travail comme institution. Le lecteur pourrait regretter que ne soit pas davantage développé le travail concret du médecin du travail.
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L’entreprise Point aveugle du savoir, (2014), sous la direction de Blanche Segrestin, Baudoin Roger et Stéphane Vernac, Colloque de Cerisy, éditions Sciences Humaines : Diffusion Seuil, 344 pages.
Richard Sobel
Clersé – Université Lille 1
De quoi l’entreprise est-elle le nom ?
L’enquête progresse
Depuis quelques années, dans l’espace académique francophone en tout cas, on ne compte plus les ouvrages de sciences sociales (le plus souvent collectifs, y compris les numéros spéciaux de revues) qui entendent porter un éclairage pluridisciplinaire sur un objet pour le moins ambigu, si ce n’est énigmatique, objet que l’on nomme communément « entreprise » mais qu’on ne sait finalement jamais bien définir. Voilà donc une affaire qui demande enquête. Sauf à confondre entreprise et « société », seule entité dotée de la personnalité juridique (Robé, 1999), force est de reconnaître qu’on ne peut même pas s’appuyer sur le Droit pour commencer l’enquête. Déçus (momentanément) par les juristes, certains se tournent alors désespérément vers les économistes standards, « sujets-supposés-savoir » des sciences, mais bien vite finissent par s’apercevoir qu’en majorité, ces derniers n’ont rien d’autre à vendre qu’une simple théorie de l’agence. Nouvelle impasse pour l’enquête. Cette robinsonnade néolibérale, aujourd’hui bien démodée, est désormais en proie à des rendements académiques décroissants, malgré moult acrobaties modélisatrices qui épatent peut-être encore quelques provinces académiques mais échouent définitivement à satisfaire notre volonté de savoir, à nous chercheurs en sciences sociales enquêtant sur l’entreprise. C’est dire s’il est urgent de se remettre sérieusement au travail et de s’y mettre ensemble, si ce n’est pour boucler, du moins pour avancer, dans cette enquête. Sous cette perspective, L’entreprise Point aveugle du savoir n’est–il alors qu’un ouvrage de plus ? Un ouvrage de plus, sans doute ; mais pas un ouvrage pour rien.
180Non pas simplement parce que cet ouvrage rassemble les actes d’un colloque de Cerisy3, moment intellectuel encore prestigieux des sciences humaines et sociales à la française qui sanctionne l’originalité et le dynamisme d’un mouvement de pensée, au-delà des logiques souvent étriquées du monde académique. En l’espèce, il s’agit d’une nouvelle production d’un collectif de chercheur(e)s réuni par le Collège des Bernardins4, collectif initié et coordonné par Olivier Favereau et qui, depuis plusieurs années, a beaucoup fait pour (re)mettre à l’agenda de la recherche en sciences sociales la nécessité de penser enfin l’entreprise en tant que telle. Mais plus fondamentalement parce que cet ouvrage, revendiquant la nécessaire collaboration disciplinaire pour venir à bout de cette « boite noire » des sciences sociales qu’est l’entreprise, place explicitement la barre très haut et n’est pas très loin de franchir l’obstacle. L’ouvrage ne se contente pas de faire le point – ce n’est déjà pas mal, d’autres s’en contenteraient –, mais trace des lignes, des lignes ambitieuses et exigeantes pour la recherche et aussi, nous le verrons, pour l’action. C’est du moins la lecture qu’en fait un économiste institutionnaliste (hétérodoxe, si l’on préfère), qui a donné aussi à son – modeste – niveau dans l’exploration de la dite boite noire (Postel et Sobel, 2013) et qui voudrait ici, sans prétendre en résumer la richesse, simplement insister sur ce qui fait, pour lui, la spécificité de cet ouvrage.
S’agissant de collaboration disciplinaire, l’affaire n’est jamais gagnée d’avance. Rive gauche à Paris, on sait depuis la mise en garde d’Althusser fin des années 60 qu’il faut particulièrement se méfier d’une démarche de recherche qui prend la forme de l’interdisciplinarité. Il suffit de remplacer « table-ronde » par « colloque » et le propos qui suit, au-delà de la boutade, fait encore mouche :
Ce mythe joue à plein dans les sciences humaines (et sociales) et à ciel ouvert. La sociologie, l’économie politique, la psychologie, la linguistique, l’histoire 181littéraire ; etc., ne cessent d’emprunter des notions, des méthodes, des procédés et des procédures à des disciplines existantes…C’est la pratique des “tables-rondes” interdisciplinaires. On invite ses voisins, au petit bonheur la chance, pour n’oublier personne, sait-on jamais. Quand on invite tout le monde, pour n’oublier personne, cela signifie qu’on ne sait pas qui inviter au juste, qu’on ne sait pas où on est, qu’on ne sait pas où on va. Cette pratique des table-rondes se double nécessairement d’une idéologie des vertus de l’interdisciplinarité, qui en est le contrepoint et la messe. Cette idéologie tient en une formule : quand on ignore quelque chose que tout le monde ignore, il suffit de rassembler les ignorants : la science sortira du rassemblement des ignorants (Althusser, 1967, p. 46).
Pour autant, ne nous donnons pas trop vite le beau rôle critique et, pour saisir ce qui se joue au cœur de L’entreprise Point aveugle du savoir, faisons un peu le tri dans ces affaires disciplinaires. De quoi parle-t-on ? De l’interdisciplinaire, du pluridisciplinaire, du métadisciplanire ou transdisciplinaire ? L’interdisciplinaire, c’est toujours une cible facile, car, littéralement, c’est ce qui est « entre » les disciplines. Autant dire que c’est le plus souvent du vide, vide d’objet, de concept, de théorie et de méthode, donc finalement de l’ignorance, plus ou moins bien mise en scène par la rhétorique académique. Peut-on espérer mieux d’une autre collaboration disciplinaire, à savoir le multi ou pluridisciplinaire ? Dans ce cas, il s’agit de combiner sur un même objet une série de regards disciplinaires, en supposant que le croisement de connaissances disciplinaires (sous-entendu : forcément partielles) produira un éclairage au moins plus puissant, si ce n’est complétement nouveau. Pour utile qu’elle soit (et c’est souvent et au mieux ce à quoi conduisent les rencontres et autres collaborations disciplinaires), cette pratique n’est au fond pas très satisfaisante sur un plan épistémologique. Ou bien on fait comme si l’objet visé est le même pour toutes les disciplines, lesquelles ne se distingueraient que par leur approche théorique ou méthodologique ; mais ce serait nier qu’une science, même sociale, construit aussi son objet, l’homonymie d’un objet scientifique avec un objet du sens commun ne devant tromper personne (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1968). Ou bien l’objet parce qu’il est scientifiquement construit est à chaque fois différent et alors la connaissance globale que produit cette collaboration n’est satisfaisante qu’en surface mais reste fondamentalement hétérogène ; simplement, comme le nom reste le même, on finit par se persuader qu’en ajoutant de plus en plus d’approches disciplinaires 182sur des choses différentes qui portent le même nom, on finira bien par parler de la même chose et d’en parler vraiment mieux que chacun ne peut le faire dans son coin.
Ce double écueil, il n’y a guère selon nous que deux manières de le contourner : la mauvaise (le métadisciplinaire) et la bonne (le transdisciplinaire). L’entreprise, point aveugle du savoir ? rejette – en la critiquant radicalement – la mauvaise manière et explore – sans doute pas complétement, mais déjà en allant loin – la bonne manière. C’est en cela que cet ouvrage « de plus » n’est vraiment pas un ouvrage « pour rien ».
Métadisciplinaire, c’est ce que qualifie le statut épistémologique d’une discipline qui sur le plan théorique fondamental d’appréhension de l’objet investigué, coifferait toutes les autres (lesquelles ne seraient plus que provinciales) et en commanderait l’articulation visant à produire la connaissance complète car unifiée de cet objet. S’agissant de l’entreprise, deux candidats à l’impérialisme métadisciplinaire sont en lice et il s’agit de deux théories « économiques ». L’une est, il faut le dire, en sérieuse perte de vitesse sur le plan académique (ce que l’auteur de ces lignes déplore), c’est le marxisme. Pour celui-ci, en substance, tout phénomène « micro » est ontologiquement écrasé par une structuration « macro » (en dernière instance, les rapports sociaux de production), c’est-à-dire, dans l’affaire qui nous occupe, l’entreprise est finalement toujours saisie comme le simple lieu d’effectuation du rapport social capital/travail. L’autre candidat est plus sérieux, qui appartient au courant dominant actuellement le champ académique de l’économie et se rêve mathesis universelle des sciences humaines et sociales : c’est la théorie de l’agence.
Certes, sous ces deux figures, « la théorie économique, malgré ses limites, (fournit) une base de départ irremplaçable pour appréhender conceptuellement, même de façon minimale, l’accumulation de problèmes qu’une entreprise doit résoudre pour durer, dans une économie capitaliste de marché » (Favereau, p. 50)5. Mais il convient de les écarter comme langage métathéorique car trop partiels/partiaux, ne prenant qu’un point de vue extérieur à l’objet pour en penser l’essence (défaut de coordination, sous le point de vue extérieur des marchés / conflits de pouvoir entre capital et travail) : « La première part des individus rationnels, maximisant leur intérêt individuel de façon non coopérative, et s’interroge ensuite sur les mécanismes possibles de coordination, 183lorsqu’ils interagissent dans le cadre de leurs activités économiques ; la seconde se donne d’emblée une structure globale de domination, avec des groupes aux intérêts antagonistes, et examine ensuite les modalités possibles de reproduction de la structure initiale, compte tenu des interactions économiques entre les groupes » (Favereau, p. 51). Or, en aucun cas, l’existence d’une entreprise ne s’épuise dans un équilibre lié au jeu des marchés, ou dans un équilibre entre les forces du capital et celles du travail.
Si ce n’est ni une discipline arrogante (métadisciplinaire), ni un assemblage plus ou moins solide de disciplines (pluridisciplinaire) qui peut saisir le mode d’être spécifique de l’entreprise, alors on comprend mieux le titre de l’ouvrage : l’entreprise comme point aveugle du savoir. Mais il ne faut pas le comprendre comme un constat d’échec – « point aveugle » signifiant simplement : ce qu’on ne peut pas voir –, mais bien plutôt comme point d’appui pour la collaboration – « point aveugle » signifiant désormais : ce qu’on ne peut voir mais qui est la condition pour voir –. L’enjeu est alors de circonscrire ce point aveugle et notre hypothèse est que c’est là le propre d’une démarche transdisciplinaire.
Même s’il n’est le plus souvent qu’amorcé, le dialogue transdisciplinaire est présent dans chaque contribution où l’on retrouve, de façon plus ou moins développée, cette exigence de se déprendre de ses propres évidences et de s’approcher d’un point aveugle. Il faudrait les relire une par une pour expliciter à chaque fois ce point aveugle – ce que nous ne pouvons bien sûr pas faire ici – et montrer comment chaque discipline, quand elle est maîtrisée au point d’être poussée à une limite interne à son propre déploiement – et donc dans ses propres retranchements – communique finalement avec toutes les autres. Mais nous en avons repéré quatre qui prennent explicitement en charge cette exigence et contribuent ainsi à la formulation de ce que l’on pourrait appeler le noyau dur de l’approche transdisciplinaire de l’entreprise en sciences sociales. Allons à l’essentiel : l’enjeu est l’explicitation du mode d’être spécifique de l’entreprise comme réalité institutionnelle et intersubjective et corrélativement le développement d’une théorie de l’action collective. Si l’ouvrage nous a particulièrement intéressés, c’est que nous avons pu y lire en acte une façon de faire des sciences sociales, que nous avons risqué ailleurs de qualifier d’approche « institutionnaliste radicale » (Postel et Sobel, 2011).
184Celle-ci investigue son objet à partir d’une analyse qui emboite un moment structural et un moment herméneutique, sans que l’un soit réduit à l’autre, l’un et l’autre étant toujours déjà en tension. L’entreprise est un objet particulièrement propice à ce type d’analyse. Moment structural, d’une part : les acteurs ne sont pas des entités auto-fondées et omniscientes, mais sont toujours déjà conditionnés par le monde social-historique auquel ils appartiennent ; ils naissent, existent dans et agissent à partir d’institutions qui leur sont à la fois historiquement et logiquement antérieures. Moment herméneutique, d’autre part : les acteurs n’épuisent pas leur être dans ce conditionnement préalable mais, doués de réflexivité critique et capables d’agir au-delà de la simple actualisation de ce que leur commande leur situation, ils peuvent toujours transformer ce conditionnement, plus ou moins radicalement et à partir d’un sens, plus ou moins explicite, qu’ils donnent à leurs actions. Ils agissent « à partir » des institutions, c’est-à-dire non seulement « dans » mais aussi « sur » des institutions. Le monde social-historique dans lequel toute dimension et toute pratique économique prend place se comprend ainsi comme « enveloppement réciproque » du « moment structural » et du « moment herméneutique ».
Le « moment structural » est certes appréhendable à partir de ce qu’en dit le Droit (au sens où s’y codifient toujours, d’une façon ou d’une autre, les rapports sociaux fondamentaux), mais bien sûr ne s’y réduit pas. Pour nous, c’est la contribution de Corinne Gendron6 qui, à partir de l’approche régulationniste de Bélanger et Levesque, donne les pistes les plus intéressantes pour dégager les caractéristiques principales du « moment structural » sur fond duquel l’entreprise se déploie7. Dans la veine de Berle, Means et Dodd, Corinne Gendron défend la thèse que l’entreprise-comme-institution doit être considérée moins comme un « objet privé ou aux mains des actionnaires » que comme une construction sociopolitique à travers laquelle la société moderne « organise ses activités et sa gouvernance économique » et « qui impose une configuration particulière de relations entre les acteurs sociaux », 185prenant ainsi la place d’une institution responsable devant être analysée comme l’incarnation d’un compromis de rapports sociaux.
L’entreprise est un construit social qui, comme toute institution, porte la marque des rapports sociaux et des luttes propres à chaque société. L’entreprise n’est donc pas le produit d’un consensus mais l’expression d’une hégémonie, c’est-à-dire de la domination d’un groupe social sur un autre groupe. La conflictualité n’a pas disparu mais elle se traduit en normes sociales, reconnues comme légitimes, définissant les mécanismes de prise de décision ainsi que les responsabilités respectives des divers groupes sociaux et aussi leurs avantages, leurs intérêts. (…) L’entreprise n’est ni un effet direct ou la transcription immédiate de la domination du capital, ni une unité autonome devant s’adapter à des contingences ou à un environnement « externe », ni un simple produit des groupes sociaux internes. Ce produit social est cependant codifié par les conventions collectives, le code du travail et d’autres lois concernant les actionnaires, etc. Ces codes ou normes qui assurent la continuité ou la stabilité des pratiques sociales s’incorporent dans des habitudes. Ces règles du jeu constituent l’espace qui permet aux individus d’entrer en rapport. (Bélanger et Levesque (1991, p. 32), cité par C. Gendron, p. 172).
Le moment structural est une condition nécessaire de la caractérisation de l’entreprise, notamment l’entreprise mobilisée par le mode de production capitaliste – beaucoup d’approches micro-méso le négligent et parlent donc d’une entreprise en apesanteur sociopolitique, même s’ils la caractérisent comme institution. Mais ce moment n’est bien sûr pas suffisant pour en saisir complètement le mode d’être propre. Et c’est à cet égard que les contributions d’Olivier Favereau, d’Armand Hatchuel et d’Hervé Dumez sont précieuses8. Elles mettent, chacune à leur façon, l’accent sur l’action collective, donnant ainsi à cette entité intersubjective qu’est aussi l’entreprise une épaisseur tout à la fois cognitive, éthique et politique, et la rendant ainsi irréductible à la rationalité instrumentale de l’homo economicus, fonds de commerce anthropologique des théories de l’agence. Qu’il suffise d’insister ici sur un point clé de chacun pour donner à voir le paradigme qui s’esquisse.
186Prolongeant des recherches initiées il y a plus de 20 ans (Favereau, 1994), Olivier Favereau développe le concept de « convention d’apprentissage organisationnel ». Le point d’appui est la remobilisation des concepts introduits par H. A. Simon. Il s’agit d’articuler l’environnement interne EI (« la substance et l’organisation de l’artefact lui-même », ce qu’on qualifie d’entreprise) à son environnement externe EE (« le cadre dans lequel il fonctionne »), l’entreprise « étant ce projet cognitif collectif qui consiste à explorer/élaborer une façon efficiente (critère à définir dans un contexte dominé par le MPC) de produire (EI) un certain bien ou service pour lequel existe une demande solvable » (Favereau, p. 57). L’interdépendance entre EI et EE relève de la comptabilité de la « société », c’est-à-dire de la personne morale (Chiapello, 2005). Mais avant de produire quoique ce soit, une entreprise doit se produire en tant que telle, ce que la « société » ne peut faire (en tout cas ne peut faire seule). À ce niveau intersubjectif, le mode d’être de l’entreprise relève de ce qu’Olivier Favereau appelle la CAO ou « convention d’apprentissage organisationnel » : « l’apprentissage organisationnel (…) consiste à trouver des solutions aux problèmes de coordination entre marchés, sans créer de nouveaux problèmes de conciliation entre groupes et/ou à trouver des solutions aux problèmes de conciliation entre groupes, sans créer de nouveaux problèmes de coordination entre marchés » (Favereau, p. 58). On peut relier cette approche avec les périodisations sociohistoriques que décrivent les approches structurales.
En considérant l’entreprise comme création collective, Armand Hatchuel s’inscrit dans le même cadre de mise en problématique du moment herméneutique. Son approche est complémentaire car il insiste davantage sur le caractère « original » de cette création historique9 qu’est l’entreprise moderne :
L’entreprise moderne marque (…) une émergence et un retour. Émergence d’un ordre collectif inédit parce qu’il est à la fois politique et créateur, et qui organise l’ordre marchand ainsi que l’ordre social. Retour d’une catégorie ancienne de l’action, “gérer”, qui exprime à la fois la réflexivité et la responsabilité ; à la fois le besoin d’information et de collaboration. Surtout, la rationalité de la gestion s’inscrit en faux contre les simplifications de l’agir 187marchand ou de l’agir traditionnel : l’action collective ne peut être réduite à une seule dimension (serait-ce le profit) sous peine de s’autodétruire (p. 190).
En ce sens, et dans la veine d’une ontologie historique foucaldienne clairement revendiquée par Armand Hatchuel, il faut considérer l’entreprise moderne comme une « épistémè » (Foucault, 1969), c’est-à-dire comme « l’ensemble des discours, des doctrines et des pratiques qui, à une période donnée, forment un nouveau système normatif » dans lequel et sur lequel travaille l’agir collectif. À ce niveau de l’approche institutionnaliste, on ne peut conserver la dichotomie faits/valeurs, laquelle n’est plus aussi assurée qu’on pourrait le penser. Comme le montre la contribution d’Hervé Dumez qui mobilise avec beaucoup d’à-propos la philosophie néopragmatiste d’Hilary Putnam (2004), on doit bien avoir conscience de ce que nos appréhensions de l’entreprise mobilisent des concepts qui sont tout à la fois positifs-descriptifs et normatifs, nul n’échappant à la normativité, pas plus les approches critiques hétérodoxes (qui doivent l’assumer) que l’approche dominante de la théorie de l’agence (qui n’en est pas toujours consciente) :
Face à la théorie dominante, les différents auteurs (critiques) en appellent à une description plus satisfaisante que celle que suppose la théorie. (…) Les auteurs n’explicitent pas réellement leur réflexion sur le statut de la description. On perçoit que le statut de celle-ci est de bousculer la théorie dominante, de montrer que les choses ne se passent pas comme la théorie énonce qu’elles doivent se passer. Mais quel est le statut exact de la description ? (…) Il semble qu’il n’y ait pas de description intéressante de l’entreprise sans jugement de valeur (Dumez, p. 150).
Cet affaiblissement épistémologique de la distinction entre jugement de fait et jugement de valeur est corrélatif d’un brouillage des frontières entre connaissance académique (les contributions de l’ouvrage) et savoir ordinaire des acteurs (ceux mobilisés dans l’ouvrage, en préface ou en table-ronde, sont manifestement des acteurs très informés et réflexifs10). Est-ce un problème ? Loin s’en faut, bien au contraire ! La posture pragmatiste qui accompagne ce que nous pensons être la démarche transdisciplinaire au cœur de l’ouvrage ouvre ici d’intéressantes perspectives pour penser concrètement et mettre en œuvre la transformation sociopolitique de cette 188institution désormais centrale de nos « sociétés capitalistes-démocratiques » (Boltanski, 2009) qu’est l’entreprise. Dans L’entreprise Point aveugle du savoir, ces perspectives sont plus qu’esquissées et ce, sous la forme de contributions qui ne sont pas incantatoires mais entendent s’accrocher à la réalité de l’entreprise telle qu’elle est pour la faire avancer vers ce qu’elle pourrait être : non seulement celles qui concernent la façon dont on « enseigne » l’entreprise11 ; et surtout celles qui concernent les pistes pour la transformer12, elle qui vient d’être déformée (Favereau, 2014). À ce niveau, sans pouvoir résumer la richesse des propositions, on se contentera de remarquer que le point d’accroche le plus crédible et dans un premier temps, le plus efficace pour enclencher la transformation, semble être… le droit – nous l’avions abandonné au début de l’enquête, mais, incontournable, il revient dès lors qu’il faut rendre opératoire une réflexion théorique à visée normative. On laissera, pour finir, à Antoine Lyon-Caen le soin d’indiquer l’enjeu quasiment civilisationnel d’un tel projet :
Si les ordres juridiques étatiques sont aujourd’hui constitutionnalisés, qu’en est-il des ordres juridiques privés ? Est-il besoin de rappeler qu’ils abritent des pouvoirs d’une force et d’une étendue particulières, notamment parce qu’ils ne sont pas indexés sur un territoire ? Retrouver l’entreprise, c’est alors réfléchir à l’état, aux voies, à la portée de la « constitutionnalisation » des ordres juridiques privés dont les entreprises transnationales sont des exemples. Sur les sentiers de cette réflexion, les étapes obligées sont nombreuses, les obstacles aussi. Mais avançons une thèse : cette « constitutionnalisation » est en cours. (…)…mais le cours est lent. Chaque fois cependant qu’il en est question dans un livre, dans un colloque, dans un litige, on veut croire que le cours gonfle un peu (Lyon-Caen, p. 31).
Bibliographie
Althusser L, (1967), Philosophie et philosophie spontanée des savants, Paris : Maspero.
Boltanski Luc, (2009), De la critique, Paris : Gallimard.
189Bourdieu Pierre, Chamboredon Jean–Claude, Passeron Jean-Claude, (1968), Le métier de sociologue. Préalables épistémologiques, Paris : Mouton de Gryuter.
Chiapello Eve, (2005), « Les normes comptables comme institutions du capitalisme », Sociologie du travail, vol. 47, p. 362-382.
Favereau Olivier, (1994), « Règle, organisation et apprentissage collectif : un pardigme non standard pour trois théories hétérodoxes », in Orléan A. (sous la direction de), Analyse économique des conventions, PUF, Paris.
Favereau Olivier, (2014), Entreprises : La grande déformation, Paris : Paroles et Silence.
Robé Jean-Philippe, (1999), L’entreprise et le droit, Paris : PUF.
Postel Nicolas et Sobel Richard, (Dir.) (2013), Dictionnaire critique de la RSE, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion.
Postel Nicolas et Sobel Richard, (2009), “Institutionnalism as the way of unification of the heterodox theories”, in The Journal of Philosophical Economics, III:1, p. 47-77.
Putnam Hilary, (2004), Fait/Valeur : La fin d’un dogme, et autres essais, Paris : Éditions de l’Eclat.
1 Enquête ESMR, encadrement et sociabilité des mondes ruraux.
2 Par exemple l’emploi du temps détermine les marges de manœuvre du médecin : le nombre de salariés à voir annuellement et conséquemment le temps à consacrer à chaque salarié donc l’orientation à donner à la consultation…
3 Il rassemble les contributions au colloque : « À qui appartiennent les entreprises ? Vers de nouveaux référentiels de l’engagement collectif » (Cerisy la Salle, 22-29 mai 2013). Le titre de l’ouvrage ici recensé étant une extension d’un titre d’article emprunté à Armand Hatchuel : « L’entreprise, point aveugle de la science économique » (in L’économie, une science qui nous gouverne ? Leçons des crises, Actes Sud/IHEST, 2011, p. 165-189.
4 Les programmes qui ont été développés sont les suivants : l’entreprise : formes de propriété et responsabilités sociales (2009-2011) ; l’entreprise : propriété, création collective, monde commun (2012-2014) et aujourd’hui : gouvernement de l’entreprise, création de commun (2015-2017).
5 Dans ce qui suit nous désignerons ainsi chaque contribution.
6 Elle peut être complétée par les contributions de Denis Segrestin (« Le social sans l’entreprise ? Pour une sociologie de l’entreprise-institution »), de Michel Volle (« L’entreprise dans l’appareil statistique d’État ») et de Pierre-Paul Zalio (« Les ressorts territoriaux de l’activité entrepreneuriale »).
7 Au passage, on peut regretter l’absence de théoriciens de la régulation française parmi les contributeurs de l’ouvrage.
8 Elles peuvent être complétées par les contributions de Charley Hannoun (« Les valeurs aux fondements de l’entreprise : approche juridique »), d’Alexandra Bidet et Gwenaële Rot (« L’entreprise au prisme du travail »), de M.-A. Caron (« Revisiter la comptabilité pour refonder l’action collective ») et Jean-Michel Saussois (« Transformation de la figure du dirigeant »).
9 Cette approche peut être complétée par les contributions de Patrick Fridenson (« L’histoire des entreprises : une nouvelle histoire ou la même histoire »), de Claire Lemercier (« Naissance des entreprises et formes antérieures d’organisation »).
10 La préface est d’Antoine Frérot (PDG de Véolia) et la postface est la retranscription d’une table-ronde à laquelle participaient Antoine Frérot et Francis Mer.
11 Au-delà de ce que chaque contribution peut apporter à cet égard, signalons particulièrement Élisabeth Chatel (« L’entreprise et l’école ») et Olivier Basso (« Enseigner l’entreprise »).
12 Pascal Le Masson et Benoît Weil (« Réinventer l’entreprise : la gestion collégiale des inconnus communs non appropriables »), Pierre-Yves Gomez (« Coopération ou incitation : le rôle des ordres de gouvernance dans la trajectoire de l’entreprise »), Philippe Frémeaux (« Économie sociale et solidaire : une alternative ? »), Alain Loute (« Comment démocratiser les pouvoirs de valorisation de l’entreprise ? ») et Kevin Levillain, Armand Hatchuel et Blanche Segrestin (« Normer l’entreprise pour l’émanciper ? Vers de nouvelles options juridiques »).
- CLIL theme: 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- ISBN: 978-2-406-06859-4
- EAN: 9782406068594
- ISSN: 2555-039X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06859-4.p.0163
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-28-2017
- Periodicity: Biannual
- Language: French