Avant-propos
- Publication type: Journal article
- Journal: Romanesques Revue du Cercll / Roman & Romanesque
2019, n° 11. Romanesque et écrits personnels : attraction, hybridation, résistance (xviie-xxie siècles) - Authors: Adler (Aurélie), Coudreuse (Anne)
- Pages: 11 to 24
- Journal: Romanesques (Fictions)
AVANT-PROPOS
On oppose traditionnellement les écrits personnels au roman et à la fiction. Le « pacte autobiographique » défini par Philippe Lejeune en 1975 s’oppose en effet au pacte de fiction. Quelqu’un qui propose un roman (même s’il est inspiré de sa vie) ne vous demande pas de croire à ce qu’il raconte, mais simplement de jouer à y croire. L’autobiographe, pour sa part, promet que ce qu’il va dire est vrai, ou du moins est ce qu’il croit vrai. Ce pacte qui engage la vérité du propos a pour conséquence qu’un texte autobiographique peut être légitimement vérifié par une enquête, même si cela est peu réalisable dans la pratique, et qu’il engage la responsabilité juridique de son auteur. « C’est l’engagement que prend un auteur de raconter sa propre vie en s’interdisant toute fiction ou dissimulation. […] Cet engagement n’est apparemment qu’une variante du pacte qui régit les textes historiques et mémoriels, les biographies et les Mémoires1 », comme l’écrit Philippe Lejeune dans la synthèse qu’il propose sur cette notion dans le Dictionnaire de l’autobiographie dirigé par Françoise Simonet-Tenant. Mais le romanesque n’est pas uniquement le dérivé adjectival du roman et ne saurait se confondre avec lui. Il ne suffit donc pas d’interroger les liens entre les écritures de soi et le roman, comme le font différents articles de ce dictionnaire de référence, comme « roman autobiographique », « roman à clés » ou « roman de formation ».
Le romanesque est en effet une « catégorie esthétique dérivée » mais aussi « indépendante du genre2 ». Transhistorique et transgénérique, cette catégorie « connote le roman hors du roman3 ». Agissant à la manière d’une « idée littéraire » variant en fonction des époques de l’histoire 12littéraire, elle « consiste à voir et à vivre la vie comme un roman4 ». On ne peut donc pas simplement l’opposer à la vérité à l’œuvre dans les écrits personnels, car elle relève également d’une vérité anthropologique, dans la mesure où une vie peut être romanesque et où il peut y avoir un romanesque de l’existence vécue. Le journal personnel, l’autobiographie et les mémoires s’écrivent à la fois contre le romanesque et avec le romanesque, dans une tension faite d’aimantation et de répulsion. Dans ces conditions, on ne confondra pas le romanesque avec le travestissement de la réalité pour des raisons de confort, comme on peut le voir à l’œuvre dans l’autofiction. Sylvie Jouanny, dans la notice qu’elle consacre à cette notion dans le Dictionnaire de l’autobiographie, montre qu’on l’envisage aujourd’hui moins comme un genre que comme « une variante de l’autobiographie contemporaine », et souligne la « “vertu heuristique de ce mot” » qui a fait figure de « “catalyseur théorique”5 ». Si le recours à des procédés propres au roman et la fictionnalisation de soi paraît bien caractériser l’autofiction, ces procédés, et le pacte ambivalent qu’ils engagent, ne se confondent pas nécessairement avec le romanesque.
Nous considèrerons ainsi avec Michel Murat, s’inscrivant lui-même dans le sillage des réflexions ouvertes par Jean-Marie Schaeffer6, que le romanesque a trait « à la fois aux enchaînements de situations (ou structures d’intrigue) et aux affects suscités ou sollicités de manière typique par le genre romanesque7 ». Son usage peut fragiliser les frontières entre fait et fiction8, certaines écritures de soi suscitant, du fait d’un goût prononcé pour l’agrément romanesque, des « erreurs de cadrage 13pragmatique9 » du côté de la réception. Le glissement du factuel au fictionnel passe en effet bien souvent par une aspectualisation romanesque de l’écriture historique ou personnelle, repérable à une série d’indices qui mettent en doute le degré de fiabilité du narrateur10. Franchissement des frontières ou au contraire refus de toute ambiguïté : les écritures de soi exploitent, convoquent ou dénigrent, selon des modalités différentes, les ressources du romanesque, réfléchissant le genre du roman depuis ses marges11 d’une part, et questionnant d’autre part les limites d’une écriture de soi qui serait dépourvue de toute dimension romanesque.
Ces formes de défiance mais aussi de porosité entre écrits personnels et romanesque ont déjà attiré l’attention de la critique. La somme de René Démoris sur Le roman à la première personne du classicisme aux Lumières12 et plus récemment l’enquête d’Adélaïde Cron sur les Mémoires féminins de la fin du xviie siècle à la période révolutionnaire. Enquête sur la constitution d’un genre et d’une identité13 ont mis en évidence les jeux d’hybridation mutuelle entre le roman à la première personne, les mémoires et les formes du récit historique à la charnière des xviie et xviiie siècles. Si le roman à la première personne se développe en France sous l’influence des mémoires (Marivaux, Defoe, Courtilz de Sandras), parallèlement les mémoires se défont en partie de la logique de la chronique pour gagner en unité narrative sous l’influence de la fiction. Selon l’hypothèse de 14René Démoris, la première personne ferait « le roman des gens sans nom14 ». Il remarque qu’« à partir de 1730, le plaisir d’une majorité de lecteurs de romans semble exiger que le héros raconte lui-même sa vie ou son histoire, sur un modèle historique illustré par Marivaux ou Prévost », avant d’ajouter qu’« à leur côté foisonnent tout au long du siècle les mémoires et autres écrits par lui-même ». À propos du Page disgracié (1642), il note : « Parce que sa vie est un roman manqué et qu’il en est conscient, c’est d’une sorte de romanesque au second degré qu’il peut prétendre relever15. » Cette œuvre marque l’entrée dans la fiction du héros écrivant, puisque « c’est à un livre que conduisaient ses aventures ». En ce sens, « le premier vrai roman autobiographique du xviie siècle est un roman de l’écriture malheureuse16. » Si les mémoires ont sur le roman l’avantage évident de la vérité, « certains de leurs épisodes pouvaient éveiller chez les contemporains un intérêt de type romanesque17. » Ils présentent à la fiction un « modèle formel », même si
pour le lecteur classique, ils ne relèvent pas d’un jugement de goût et que leurs caractères sont en opposition avec les principes formulés de la doctrine esthétique en vigueur. […] Leur trait le plus saillant est le désordre et la fragmentation d’un récit qui, dans le meilleur des cas, épouse le contour d’une existence particulière, sans s’organiser autour d’une action unique. […] Étant donné son origine généralement noble, le héros des mémoires, par rapport à celui du roman, est déchu, parce qu’il a affaire à une réalité qui appartient aux zones basses de la fiction. D’autre part, de ces œuvres, le thème romanesque de l’amour est à peu près absent : l’affaire principale est la guerre, indissociablement liée à la politique. Mais de ces nobles activités, les mémoires révèlent les dessous peu brillants : la bravoure y peut être réelle mais elle est souvent bien inutile18.
Et de souligner ce paradoxe : « Révélateurs sur les goûts et les tendances de l’époque classique, les Mémoires de Retz ne peuvent appartenir à sa littérature : publiés en 1717, ils seront sans influence sur l’évolution du genre romanesque19. » Selon lui,
la tentation romanesque et celle des mémoires, opposées et complémentaires, naissent d’une même source. Le sentiment classique de l’histoire – plein d’une 15telle mauvaise conscience qu’il ne parvient pas à se constituer en théorie cohérente – se situe précisément aux points d’interférence de ces deux tentations20.
Le critique propose même la notion de « mémoires ambigus21 » pour désigner « des œuvres autobiographiques qui, pour diverses raisons, ont été élaborées dans le projet, plus ou moins conscient, de se mesurer aux œuvres romanesques », car « plus encore que le souci esthétique, les caractérise la présence, à l’esprit des auteurs, du modèle romanesque22. » Les auteurs de ces mémoires ambigus ne s’installent pas dans la fiction, « c’est la fiction qui les mine de l’intérieur ». Par exemple les mémoires d’Hortense Mancini, nièce de Mazarin, contiennent des fuites clandestines, des traversées périlleuses, des déguisements en homme, autant d’« épisodes typiquement romanesques que les témoins reconnaissent parfois pour tels23. » Ces « formules nouvelles proposées par les mémoires véritables porteront leurs fruits dans la fiction, pour l’essentiel, après 168024 ». Ainsi les Mémoires de la vie d’Henriette Sylvie de Molière (1671-1674) de Madame de Villedieu sont antérieurs à ceux d’Hortense Mancini (1675) qui s’en inspirent très nettement « sans pour autant les nommer, créant ainsi un jeu avec le lecteur averti25 », comme le signale Adélaïde Cron. Ces premiers mémoires romanesques naissent « d’une union contre-nature entre picaresque et roman d’amour, suggérée par la médiation des vrais mémoires26 », selon la formule de René Démoris.
Or, ce qui « s’accomplit sur une cinquantaine d’années, dans la deuxième moitié du règne de Louis XIV et pendant la Régence, est rejoué en moins de dix ans sous la Restauration », comme le remarque Damien Zanone27, frappé par la répétition d’un même processus de glissement des mémoires authentiques aux mémoires ambigus, puis aux mémoires apocryphes, entre 1815 et 1848. Le critique montre en outre que l’engouement pour les mémoires, dont témoignent les multiples collections dédiées au genre sous la Restauration, a pour conséquence 16de requalifier la matière historique, dont ils sont censés être les garants, en matière romanesque. À force de mettre en scène les Grands, les mémoires leur font perdre leur statut référentiel de telle sorte qu’ils se transforment en véritables personnages d’une histoire qui voisine constamment avec la fiction. Autrement dit, les mémoires vont sécréter leur propre romanesque, source d’inspiration pour les romanciers du xixe siècle, à commencer par Balzac28.
Ces points de jonction et ces transferts décelés dans le genre des mémoires sont pourtant loin d’aller de soi quand on envisage l’ensemble des récits personnels. La quête aventureuse, l’épanchement mélodramatique, l’arrachement à la platitude du quotidien ou la tentative de dépassement de soi qui définissent le romanesque tirent la notion du côté de l’invraisemblance, de l’excès ou de l’extravagance29. Ces caractéristiques qui peuvent susciter des effets comiques ou parodiques semblent parfois difficilement conciliables avec le pacte de sincérité noué par l’autobiographe. Le rythme haletant du récit, les effets de suspens destinés à nourrir la pulsion lectoriale30, les scénarios stéréotypés empruntés au roman pastoral, au roman d’aventures, au roman de cape et d’épée, etc. ne paraissent pas non plus devoir trouver leur place dans le cadre des écrits personnels portés par une exigence de vérité et d’authenticité. Si certains auteurs empruntent au répertoire romanesque pour se dire, on peut aussi émettre l’hypothèse que d’autres refusent ces lieux communs et que, dans ce jeu de mise à distance, s’élabore un nouveau type de romanesque. C’est du moins ainsi que l’on pourrait entendre le romanesque du quotidien qui peut caractériser, entre autres, la prose du journal personnel. Fruit de tensions contradictoires, résolument polymorphes, le romanesque tel qu’il se manifeste au sein des écrits personnels – romanesque contrarié, romanesque assumé, romanesque renouvelé – méritait que l’enquête ouverte dans les travaux fondateurs précédemment cités soit approfondie à partir d’un corpus plus varié (mémoires, autobiographie, journal…) sur une période plus longue (xviie-xxie siècles).
Notre dossier s’ouvre, dans un premier temps, sur le modèle romanesque comme modèle imposé, en revisitant le genre des mémoires. C’est ainsi que Myriam Tsimbidy analyse les Mémoires du cardinal de 17Retz comme jeu de tension entre le factuel et le romanesque, en montrant qu’ils ouvrent sur des espaces de fiction plus ou moins repérables par leur « effet » romanesque. « Que voulez-vous, à force de raconter ces circonstances, je me suis persuadé insensiblement qu’elles sont vraies, et j’ai oublié qu’elles sont de mon invention », explique le prélat. « Lieu de fusion d’une constellation de matrices narratives diverses », comme le montre Emmanuelle Lesne31, et « carrefour des genres en prose », selon la formule bien connue de Marc Fumaroli32, le genre des mémoires est particulièrement poreux à des formes d’affabulation. Transposition, fabulation, simulation de scénarios sont autant de moyens pour le cardinal de Retz d’imposer dans une factualité romanesque inédite, son insolente indépendance et son pouvoir sur l’Histoire. L’énonciation reprend des modèles d’écriture ambivalents (comme les pseudo-mémoires ou les lettres) et utilise des références romanesques très repérables, notamment L’Astrée.
Partant du refus du romanesque dans les Mémoires de Sophie de Hanovre et de Marie Mancini, qui soutient un projet moral et éthique de construction ou de reconstruction d’une image de soi, et s’accompagne du refus de la figure de la « dame romanesque », comme la nomme la princesse allemande francophone, Adélaïde Cron montre que le romanesque n’en fait pas moins retour dans les deux textes, et très fortement dans le cas de Marie Mancini. Il ne s’agit certes plus du romanesque des dames scandaleuses de Madame de Villedieu ou de Courtilz de Sandras, mais du romanesque de la passion chaste et galante, chez Marie Mancini, ou celui du picaresque, dans l’évocation de son enfance et de sa première jeunesse par Sophie de Hanovre. Le romanesque de la femme persécutée par son mari réapparaît aussi chez Marie, la rapprochant dangereusement de ces dames galantes de romans qu’elle prétendait répudier. Ces femmes, coupables d’avoir voulu vivre leur vie comme un roman, le sont aussi très logiquement d’avoir voulu transposer dans un écrit ambigu, à la frontière entre fiction et diction, ce rêve d’existence romanesque. Cette tension donne lieu à des arrangements narratifs et rhétoriques complexes. Les codes romanesques du roman sentimental semblent convoqués dans les Mémoires de Marie Mancini, publiés de son vivant, rendant ainsi ses 18amours publiques. On retrouve ici « l’axiologisation négative d’autant plus importante que le terme est proche de sa signification non littéraire courante, et qu’il se trouve donc lié à des connotations de sentimentalité, de sensiblerie, voire de kitsch », comme l’explique Jean-Marie Schaeffer. On reconnaît en effet dans le cas de Marie Mancini, le premier trait de la catégorie du romanesque, tel que le définit le théoricien : « l’importance accordée, dans la chaîne causale de la diégèse, au domaine des affects, des passions et des sentiments ainsi qu’à leurs modes de manifestation les plus absolus et extrêmes33 ».
Alors qu’on observe des phénomènes de reprise ou de réinvention du romanesque dans les Mémoires, on peut aussi voir s’affirmer plus nettement une tension entre détour et esquive du romanesque dans les écrits personnels, comme le montrent les contributions rassemblées dans le second volet du dossier. Damien Crelier, s’inscrivant dans la lignée des travaux de Marc Hersant qui refuse la tendance à faire du roman une forme apte à rendre compte de la logique narrative de pans entiers des Mémoires de Saint-Simon, étudie les jugements émis par l’auteur sur l’attitude « romanesque » de certains personnages de sa fresque historique, et met en évidence la désapprobation éthique de Saint-Simon à l’égard du romanesque qui a partie liée avec une forme de méfiance générique. Saint-Simon écrit ainsi, à propos du duc de Lauzun : « Sa vie est un roman qui n’est pas de ce lieu-ci ». Cette formule, proche de celle de La Bruyère dans le portait de Straton des Caractères, assimilé à Lauzun par toutes les « clefs » de l’époque, indique que le lieu du romanesque n’est à ses yeux pas uniquement livresque et traduit la grande réticence de Saint-Simon quand il s’agit de déployer une matière potentiellement romanesque.
Stéphanie Adjalian-Champeau s’interroge pour sa part sur les relations entre le Journal des Goncourt et leur œuvre romanesque, notamment Renée Mauperin (1864). Le Journal, comme « carrefour textuel », joue un « rôle matriciel » à l’égard de leur œuvre romanesque comme l’a montré Jean-Louis Cabanès. Le roman exploite des virtualités romanesques contenues dans les notations du Journal. Le paradoxe est que finalement le Journal est peut-être plus brillant, plus saisissant, plus pittoresque, et même plus romanesque que le roman. La question du romanesque, en lien avec le journal, le roman, l’histoire est complexe dans l’esthétique des Goncourt. Ils ont cherché, selon 19le mot d’Edmond, à « tuer le romanesque ». Perpétuellement tiraillés entre le général et le particulier, ils aiment tellement le vrai, si invraisemblable soit-il, qu’ils ont du mal à se tenir dans la généralité typique, dans une moyenne représentative, comme doit le faire le romancier.
C’est un détour et une esquive à la fois générique et thématique qui intéresse Françoise Simonet-Tenant lorsqu’elle analyse La Vagabonde (1910) et La Naissance du jour (1928) de Colette, deux romans du renoncement de cette romancière du couple et de l’amour, qui sont des thèmes éminemment romanesques. Colette transpose sans cesse un substrat autobiographique et il s’agit de voir comment se sont articulés chez elle ces deux régimes d’écriture (fiction romanesque et pulsion autobiographique) et dans quelle mesure le romanesque a été, à un certain moment de la carrière d’écrivain de Colette, évincé du récit. Les modalités de la transposition autobiographique s’accompagnent du déclin du romanesque, engageant un changement de perspective narrative qui va dans le sens de ce que Philippe Lejeune a appelé « autobiographie de l’avenir ».
Il peut être stimulant aussi, comme le fait Anne Strasser, de relire Une mort très douce (1963), récit autobiographique et récit de deuil de Simone de Beauvoir sous l’angle du romanesque. Il y a selon Beauvoir une forme de nécessité dans le romanesque, à laquelle l’autobiographie échappe, comme elle l’explique dans une conférence de 1966 : « je sais que j’ai été amenée à l’autobiographie […], par une réflexion personnelle sur les insuffisances du roman. […] [J]’ai pensé qu’au lieu d’éliminer les contingences, la facticité, comme on fait dans le roman, il y avait une démarche inverse qui consistait à prendre appui sur la contingence, sur la facticité. » Une mort très douce montre pourtant qu’il y avait une nécessité à « raconter [l’] histoire » de la mort de sa mère. Le récit emprunte au roman une chronologie stricte, un « enchaînement des circonstances34 », qui se déroule à rebours (la mort est annoncée au début du récit, mais seulement racontée dans le dernier quart), une tension narrative alimentée par des « péripéties », ces « épisodes » que sont les résurrections successives de la mère ; il lui emprunte aussi des « scènes », la scène de l’annonce de la maladie, la scène du sexe dévoilé de la mère, la scène de la mort35… Thématiquement, le récit emprunte aussi au romanesque : 20accès à l’intériorité, thèmes des relations mère/fille, dimension affective exacerbée… Et Françoise de Beauvoir, la mère, accède au rang de personnage, puisqu’il s’agit de raconter sa vie, de remonter dans son enfance, de retracer sa vie conjugale et surtout la liberté conquise, une fois veuve, et enfin une forme d’authenticité face à la maladie. Il s’agit là d’un véritable itinéraire « romanesque » d’un personnage qui s’émancipe, et qui met en œuvre une axiologie qui est celle de l’auteur du Deuxième Sexe. Ce récit comporte une part d’« utopie existentielle36 », pour reprendre l’expression de Jean-Marie Schaeffer quand il situe le romanesque « entre fiction et vie vécue37 ». L’adjectif romanesque sert ici à comparer l’expérience de lecture avec son expérience de la vie, comme le souligne Alain Schaffner : « Celui qui emploie aujourd’hui le mot romanesque est un lecteur qui compare son expérience de lecteur avec son expérience de la vie38. » Car le romanesque occupe bien « une position médiane entre la vie et la littérature39 », ce qui nous amène à étudier, dans un dernier volet de notre dossier, le sujet romanesque et le roman de l’existence, quand le romanesque est revendiqué.
Le cas de Rousseau s’impose ici. Il convient tout d’abord de redire que si Les Confessions « fonctionnent » aussi bien, c’est que Rousseau s’est inspiré de modèles romanesques. Comment commence l’œuvre ? Par l’histoire de ses parents, son père qui revient, le frère de son père qui épouse la sœur de sa mère : à l’origine de son existence, un vrai petit roman d’amour ! De même, lorsqu’il aborde la sexualité et les tentatives de séduction dont il est l’objet : il prend comme modèles les romans libertins du xviiie siècle. Il en reprend l’écriture dite « gazée » ; c’est lui qui a rendu fameuse cette expression, qui définit désormais les romans libertins : « ces livres qu’on ne lit que d’une main », comme le disait une dame de ses connaissances. Bien des épisodes sont également très romanesques, comme le dîner de Turin. Là où l’autobiographie de Rousseau est un coup de génie, c’est qu’il y reprend à son propre compte des modèles romanesques – la lecture précoce de romans n’avait-elle pas forgé la sensibilité de Jean-Jacques ? Il s’agit alors d’analyser les relations entre le projet anthropologique du philosophe et la forme donnée à ses œuvres, tant autobiographiques 21que romanesques. Pacte de lecture, temporalité, structure narrative, style, sélection des faits, production de l’intérêt, tout dans les Confessions découle de ce projet philosophique fondamental, dont l’urgence existentielle brouille les frontières entre autobiographie et roman, multipliant les phénomènes d’attraction et d’hybridation entre les deux genres, sans que l’on puisse véritablement parler de résistance. Dans les Confessions, l’écriture romanesque et l’écriture autobiographique convergent via la philosophie, comme le montre Sylviane Albertan-Coppola.
C’est encore le sujet romanesque qui est en question dans la Vie de Henry Brulard de Stendhal, comme en témoigne l’étude de Catherine Mariette. Le romanesque joue une place importante dans la construction de soi : le lecteur interprète le monde selon les récits qu’il a lus et l’autobiographie raconte le trajet de son « cœur littéraire ». Entre refus du romanesque et construction romanesque de soi, il faut analyser le dispositif énonciatif qui brouille les frontières entre roman et autobiographie et montrer comment le récit de soi, tenté par le romanesque quand il est synonyme d’intensité, le met à distance (par l’ironie et l’autodérision par exemple) et résiste à l’excès de la dramatisation en inventant la figure du « beyliste », double scriptural de l’auteur.
L’œuvre de Marguerite Duras s’impose également dans cette étude du sujet romanesque et du romanesque revendiqué. Grande lectrice de Rousseau, Duras demeure, face à l’entreprise autobiographique, dans un rapport oblique, comme le montre Sylvie Loignon. L’écrivaine, qui n’a cessé dans ses textes de reconfigurer – le plus souvent sur le mode fictionnel et dans une exacerbation du romanesque – ses relations complexes à sa mère et à ses frères, elle qui a toujours été hantée par son enfance créole et par les figures qui l’ont traversée (Anne-Marie Stretter, la mendiante indienne notamment), ne livre pas – à proprement parler – d’autobiographie clairement affichée comme telle. Si les textes de fiction se nourrissent d’une matière autobiographique indéniable, inversement, elle opère une fictionnalisation du réel vécu, en particulier dans la dernière partie de sa production, où les modèles et topoï romanesques nourrissent des textes singuliers, dont l’identification générique pose problème (on pense à L’Amant et à L’Amant de la Chine du Nord appartenant à ce qu’il est convenu d’appeler « le cycle indochinois » à côté d’un roman comme Un barrage contre le Pacifique ou d’une pièce de théâtre comme L’Éden Cinéma, mais aussi à La Douleur). Le romanesque entend tout à la fois 22réorganiser le chaos d’une vie et signifier son irréductible catastrophe : il sous-tend un récit de soi dévasté et qui fait de ce désastre le signe même de son élection. Dans l’œuvre durassienne, la vie ne s’écrit que lorsqu’il est « trop tard » – l’incipit de L’Amant en témoigne. Ainsi, le romanesque lui-même semble mis en tension par l’écriture autobiographique durassienne : il est non pas seulement un ensemble de procédés narratifs, de thématiques ou de traits stylistiques, non pas seulement une possibilité de réenchanter sa vie, mais aussi le signe contradictoire du désir et de sa décomposition, le signe d’une fragmentation fondamentale touchant et le sujet et l’écriture qui en rend compte.
C’est encore le désir que l’on retrouve à la source du romanesque dans la prose d’Annie Ernaux. Laélia Véron propose ainsi une analyse du rapport inconfortable, fait d’attraction et de réticence, que l’auteure de Se perdre entretient avec le romanesque. Si l’épigraphe de ce journal – Voglio vivere una favola, je veux vivre une histoire, dans ce cas une grande histoire d’amour, ou de passion – souligne la « pulsion romanesque » de l’écrivaine, Passion simple qui évoque la même histoire d’amour avec un diplomate russe tient à distance le romanesque de l’écriture. Ce récit bref offre un contraste entre le choix du thème romanesque par excellence, la passion amoureuse, intense, démesurée et le traitement de ce thème, par une narration analytique, distanciée, sociologique, qui ne prétend aucunement se présenter comme « un contre-modèle de la réalité dans laquelle vit le lecteur40 » (quatrième trait du romanesque selon Jean-Marie Schaeffer). La publication du journal intime après le récit repousse à la fois les limites du roman, en refusant la clôture de l’œuvre, et du romanesque : la tension narrative est mise à mal puisque nous connaissons déjà l’issue de l’histoire. Le temps du journal intime est bien loin de la « structure centrifuge41 » du romanesque. Est-ce à dire que, plus on se rapproche de l’écrit personnel (dont le journal intime serait la plus parfaite incarnation, au-delà du récit autobiographique), plus on s’éloigne du romanesque ? Ou peut-on considérer au contraire que le sentiment brut, ce « quelque chose de cru et de noir42 » mis au jour par le journal intime, accentué par les effets de répétition, se rapproche au contraire de l’extrême affectif du romanesque ?
23Comme c’est l’usage, ce numéro de Romanesques se referme sur un entretien avec un écrivain contemporain. Étant donné les problématiques soulevées dans le cadre de notre dossier, il nous a semblé pertinent d’interroger Grégoire Bouillier, dont l’œuvre est significative de la parenté entre romanesque et écrits personnels. L’entretien, mené par Anne Coudreuse, nous incite à distinguer clairement fiction et romanesque, tant Grégoire Bouillier rappelle qu’il peut y avoir des vies réellement vécues qui sont très romanesques. Il en va ainsi de la sienne : sa mère a fait plusieurs tentatives de suicide, il a perdu son frère du sida, il a eu une relation avec Sophie Calle… Et pourtant, Grégoire Bouillier n’écrit que des autobiographies stricto sensu : Rapport sur moi (Allia, 2002), L’Invité mystère (Allia, 2004), Cap Canaveral (Allia, 2008). Il respecte les codes autobiographiques tout en étant très romanesque. Grégoire Bouillier pense en effet que la vie est plus romanesque que la fiction, qu’il se passe aujourd’hui beaucoup plus de choses romanesques dans l’actualité que dans n’importe quel roman. Si, de son histoire d’amour contrariée avec M., qui n’a jamais donné lieu à une relation aboutie, il a écrit un « dossier » et non un roman (Le Dossier M, I et II, Flammarion, 2017 et 2018), c’est qu’il refuse la contrainte du roman. Il a écrit autant de parties et de niveaux que dans un jeu électronique, sans début ni fin, car il voulait tout dire – comme Rousseau, en somme, maître de l’autobiographie.
Les contributions réunies dans ce dossier, tout comme cet entretien, en témoignent : le récit personnel s’écrit contre le romanesque mais aussi, paradoxalement, « tout contre ». On pourrait dès lors rejoindre la définition du romanesque proposée par Alain Schaffner, détournant de façon ludique la célèbre épigraphe du Rouge et le Noir : « Le romanesque est le miroir déformant que le désir promène le long d’un roman43. » Le romanesque s’est substitué au roman, et s’y est adjoint le désir, qui caractérise plutôt l’écriture de soi.
On ne saurait refermer cet avant-propos sans évoquer les deux contributions qui figurent dans notre rubrique varia au seuil de ce numéro de la revue Romanesques. La première, que l’on doit à Morgane Kieffer, entre en dialogue avec un article de Frank Wagner portant sur les enjeux du romanesque contemporain, paru dans les varia de Romanesques 24no 944. S’appuyant sur les outils de la pragmatique et de la sémiotique, Morgane Kieffer plaide en faveur d’une sémiologie du romanesque contemporain, attentive aux stratégies rhétoriques mobilisées par des romanciers tels que Jean-Philippe Toussaint, Leslie Kaplan, Christine Montalbetti ou Tanguy Viel, dont le désir de renouer avec le répertoire des figures romanesques ne saurait s’accommoder d’une reproduction au premier degré de ses procédés et de ses effets. Dans une seconde contribution, Carlo Arcuri, à qui la revue Romanesques doit notamment un numéro récent, paru à l’occasion du centenaire de La théorie du roman45, propose une comparaison entre la forme épique et la forme romanesque telles qu’elles sont envisagées par Lukács en la confrontant à la distinction opérée par Deleuze dans son cours de 1980 sur Spinoza entre « éthique » et « éthologie ». Alors que l’éthique romanesque, liée à la dislocation de la forme, conduit à une impasse comme en témoigne le décalage entre les valeurs du héros et le monde, l’éthologie épique permettrait de « déplacer durablement les lignes de démarcation entre la production et la réception de la littérature, de même qu’entre la sphère esthétique et les “arts de faire” échus en partage au temps quotidien ». L’article montre que l’épos à venir, en l’avènement duquel veut croire le jeune Lukács, lorsqu’il évoque l’œuvre de Dostoïevski, par exemple, entre en résonance avec les réflexions postérieures de Walter Benjamin (« Le narrateur ») ou de Jacques Rancière commentant le partage du sensible à l’œuvre dans les productions des avant-gardes russes.
Aurélie Adler
Université de Picardie Jules Verne
Roman&Romanesque / CERCLL
Anne Coudreuse
Université Paris 13 Pléiade
1 Philippe Lejeune, article « Pacte autobiographique », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, Paris, Honoré Champion Éditeur, « Champion Classiques », 2017, p. 600.
2 Michel Murat, Le romanesque des lettres, Paris, Corti, 2018, p. 12.
3 Camille Guyon-Lecoq, Isabelle Hautbout et Audrey Faulot (dir.), Shakespeare et l’esthétique du romanesque, hors-série de la revue Romanesques, Classiques Garnier, 2018, p. 9.
4 Ibid.
5 Sylvie Jouanny, article « Autofiction », Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, op. cit., p. 97.
6 Voir les quatre traits distinctifs de « la catégorie du romanesque » selon Jean-Marie Schaeffer : l’exacerbation des affects et des passions ; l’extrême polarisation des actions et des valeurs physiques et morales ; la saturation événementielle de la diégèse et son extensibilité infinie ; l’élaboration mimétique d’un contre-modèle de la réalité dans laquelle vit le lecteur, in Gilles Declercq et Michel Murat (dir.), Le romanesque, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 296-301.
7 Michel Murat, Le romanesque des lettres, op. cit., p. 12.
8 Si l’on s’en tient à une conception restreinte de la fiction fondée sur la théorie des indices internes et externes de la fiction, comme le rappelle Françoise Lavocat. Pour une synthèse critique des pistes ouvertes par la narratologie et la pragmatique (Käte Hamburger, Dorrit Cohn, Gérard Genette et Jean-Marie Schaeffer), nous renvoyons aux pages du premier chapitre (« Du récit au storytelling ») de Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, « Poétique », 2016, p. 34-41.
9 Cité par Françoise Lavocat, Ibid., p. 37.
10 Pour une discussion serrée de ces aspects, nous renvoyons notamment aux travaux de Marc Hersant qui réfute une lecture fictionnelle des Mémoires du Cardinal de Retz (cf. « Les Mémoires du Cardinal de Retz : “Sur le chemin du roman ?” », in Christophe Reffait (dir.), « Romanesque et histoire », Romanesques no 3, 2008, p. 113-127 et particulièrement p. 119-120) ou des Mémoires de Saint-Simon (cf. Le discours de vérité dans les Mémoires de Saint-Simon, Paris, Honoré Champion Éditeur, 2015). S’appuyant notamment sur les travaux de Käte Hamburger, Marc Hersant rappelle que les mécanismes affabulatoires ne sont pas identiques selon qu’ils figurent dans un texte fondé sur un pacte référentiel ou qu’ils figurent dans un texte fictionnel. Il défend aussi l’idée suivant laquelle l’auteur d’un récit factuel sait que sa version des événements peut toujours être contestée par d’autres récits, ce qui n’est pas le cas pour un texte fictionnel.
11 Dominique Rabaté s’est intéressé à ce romanesque dans les marges du roman dans le cadre d’un essai en partie consacré aux biographies imaginaires depuis Flaubert jusqu’à Carrère. Il évoque à ce titre un « romanesque sans roman », voir Le chaudron fêlé, Paris, Corti, 2006, p. 180.
12 René Démoris, Le roman à la première personne du classicisme aux Lumières [1975], Genève, Droz, « Titre courant », 2002.
13 Adélaïde Cron, Mémoires féminins de la fin du xviie siècle à la période révolutionnaire. Enquête sur la constitution d’un genre et d’une identité, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2016.
14 René Démoris, op. cit., p. 5.
15 Ibid., p. 42.
16 Ibid., p. 43.
17 Ibid., p. 71.
18 Ibid.
19 Ibid., p. 75.
20 Ibid., p. 89.
21 Ibid., p. 98.
22 Ibid.
23 Ibid., p. 112.
24 Ibid.
25 Adélaïde Cron, op. cit., p. 13.
26 René Démoris, op. cit., p. 139.
27 Damien Zanone, Écrire son temps : les Mémoires en France de 1815 à 1848, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2006, p. 298.
28 Voir les analyses menées par Damien Zanone autour du « romanesque de la vie des Français » et du « romanesque aristocratique », Ibid., p. 330 et sqq.
29 Jean-Marie Schaeffer, « La catégorie du romanesque », art. cité, p. 291-302.
30 Raphaël Baroni, La tension narrative. Suspense, curiosité, surprise, Paris, Seuil, 2007.
31 Emmanuelle Lesne, Poétique des mémoires, (1650-1685), Paris, Honoré Champion Éditeur, 1996, p. 23.
32 Marc Fumaroli, « Les Mémoires au carrefour des genres en prose », La diplomatie de l’esprit, Paris, Hermann, 1994.
33 Jean-Marie Schaeffer, « La catégorie du romanesque », art. cité, p. 296.
34 Michel Murat, « Reconnaissance au romanesque », Ibid., p. 225.
35 Pierre-Louis Fort, Ma mère, la morte, L’écriture du deuil au féminin chez Yourcenar, Beauvoir et Ernaux, Paris, Imago, 2007.
36 Jean-Marie Schaeffer, art. cité, p. 302.
37 Ibid., p. 301.
38 Alain Schaffner, « Le romanesque, idéal du roman », Le romanesque, op. cit., p. 269.
39 Ibid., p. 273.
40 Jean-Marie Schaeffer, art. cité, p. 300.
41 Ibid., p. 299.
42 Annie Ernaux, Se perdre, Écrire la vie, Paris, Gallimard, « Quarto », 2011, p. 701.
43 Alain Schaffner, art. cité, p. 282.
44 Frank Wagner, « La relation romanesque. Enjeux contemporains du romanesque », in Catherine Grall (dir.), « Le roman français vu de l’étranger », Romanesques no 9, 2017, p. 16-33.
45 Carlo Arcuri, Andréas Pfersmann (dir.), « Lukács 2016 : cent ans de Théorie du roman », Romanesques no 8, 2016.
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- ISBN: 978-2-406-09280-3
- EAN: 9782406092803
- ISSN: 2271-7242
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09280-3.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-13-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Autobiographe, Rousseau, Stendhal, critique, René Démoris