Introduction Quand l’opéra entre en romanesque / quand le romanesque passe à l’opéra
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Romanesques
2016, Hors-série. Opéra et romanesque - Auteur : Guyon-Lecoq (Camille)
- Pages : 11 à 23
- Revue : Romanesques
INTRODUCTION
Quand l’opéra entre en romanesque /
quand le romanesque passe à l’opéra
On n’aurait plus l’idée, aujourd’hui, de publier un manuel de littérature, une anthologie de romans du xviiie siècle ou l’édition scolaire d’un texte à l’usage des classes, sans y joindre des représentations figurées. Gravures du temps ou de celui des rééditions, tableaux peints au moment de la parution ou inspirés par les œuvres en question, modèles d’architecture ou planches de costumes éventuellement tirées de l’Encyclopédie, l’inventivité des éditeurs dispose d’une palette riche et colorée pour mettre les lecteurs, jeunes et moins jeunes, en appétit. Cette pratique, aujourd’hui commune, témoigne du souci, pour les rendre sensibles et donc compréhensibles, d’accompagner les œuvres des couleurs et des formes que leurs auteurs comme leurs lecteurs avaient au quotidien sous les yeux. Par ailleurs, dans notre moderne ratio studiorum, rien n’est plus commun que de confronter littérature et peinture, ou encore littérature et cinéma. Ce souci, aujourd’hui estampillé par l’institution scolaire et par le monde universitaire, participe de l’intention pédagogique hautement louable de donner à voir par les images, pour mieux introduire à ce que la littérature, selon d’autres modalités que la gravure ou la peinture, donnait hier et nous offre encore aujourd’hui, à voir et à imaginer. Comment lire, en effet, la singularité d’une description romanesque, si l’on n’a aucune idée du spectacle qui s’offrait aux regards de ses contemporains ?
Cependant, sauf à supposer une domination radicale de la vue sur l’ouïe, on peine à formuler les raisons pour lesquelles l’habitude de confronter les œuvres à leurs images ne s’est pas accompagnée d’un effort minimal pour accompagner les œuvres littéraires des compositions musicales qui furent leurs contemporaines, quand pourtant la chose serait techniquement aisée et, aujourd’hui, bien peu onéreuse. On ne peut guère trouver que par exception de timides tentatives, nées dans 12le monde musical plutôt que dans le monde littéraire, pour proposer des lectures d’extraits d’œuvres littéraires intercalées entre différents morceaux de musique. Il est permis de penser que la cause profonde de ce qu’il faut bien appeler un choix pédagogique de la surdité, au-delà de la partition, toujours dommageable, de la culture en disciplines artificiellement séparées, a pour cause profonde l’adhésion plus ou moins consciente au credo de l’esthétique classique, « ut pictura poesis », dans lequel la musique n’a pas de place. Pourtant, quand on s’interroge précisément sur l’émergence du roman moderne, demeurer enfermé dans la rigueur de ce cadre « classique » de la création artistique, c’est à la fois trahir la culture du temps qui, en France, vit naître un nouveau romanesque et mésestimer l’importance qu’eut, au tournant des premières Lumières, la conversion de la France à la musique. En 1719, Dubos, inventeur d’une pensée esthétique à la française qui a ébranlé l’empire des poétiques classiques, déclarait comme en passant que « le public capable de dire son sentiment sur la musique s’était augmenté des trois quarts à Paris » « depuis l’établissement des Opera (sic)1 », c’est-à-dire sous le règne personnel de Louis XIV. Voltaire, aussi bon et peut-être même meilleur lecteur des Réflexions critiques que ne le seront Diderot et, avec lui, l’Encyclopédie qui le pille, enchérira sur ce bon abbé mélomane et sensible qui fit, sur l’effet produit par l’art lyrique, des réflexions, selon lui, nouvelles et originales. Le patriarche de Ferney, en effet, fera non seulement de l’assiduité à l’opéra mais encore de la pratique effective de la musique par les amateurs, les indices sûrs de ce qu’il n’appelle pas encore la « civilisation » au Siècle de Louis le Grand. Il serait surprenant que le développement de cet exercice de la sensibilité qu’est l’expérience répétée et régulière de la musique dont ces deux autorités nous sont les témoins du fait qu’elle prit son essor au tournant des premières Lumières, ce que nous disent aussi les musicologues d’hier et d’aujourd’hui, soit restée sans effet sur l’idée que l’on se faisait du sentiment. Il n’est sans doute pas judicieux de disjoindre l’histoire de ces nouvelles affections musicales des représentations diversement « romanesques » que sont les contes (merveilleux et/ou libertins), les conversations mi-romanesques, mi-dramatisées comme on en lit sous la plume de Crébillon, le roman d’analyse psychologique qu’ébauche Challe, le roman sentimental ou 13le roman sensible, le roman moral ou encore le roman libertin. On ne saurait en effet tenir pour de pur hasard ce fait daté que l’extraordinaire vogue de l’opéra et des genres connexes, chantés, dansés et mis en spectacles, coïncide assez précisément, en France, avec le déploiement d’un nouveau romanesque, pour culminer dans le grand roman sentimental des années 1750. On doit être gêné, en effet, de cette espèce de blanc supposé qui disjoint trop souvent, dans les études, la dernière tragédie de Racine et le chef-d’œuvre de Rousseau. L’espace entre ces deux moments ne fut pas rempli seulement par les genres réflexifs d’un grand demi-siècle destiné à préparer l’avènement de la Philosophie et de la Raison, mais aussi par la musique spectaculaire qui, dès 1674, vint menacer le grand genre classique qu’était la tragédie déclamée et préparer le déclenchement de la Querelle des Anciens et des Modernes qu’on affadit à la considérer dans son seul volet strictement littéraire. Le genre lyrique, loin de se contenter de n’envahir que la scène théâtrale, s’introduit dans les genres « romanesques » au début du xviiie siècle sous la forme, par exemple, de la « soirée à l’opéra », motif qui devient très vite topos et qui manifeste de manière irrécusable qu’à cette date l’opéra est entré en romanesque.
Le présent volume est d’abord le produit d’un colloque dont le projet était d’explorer ces influences réciproques d’arts que le tournant du xviiie siècle ne séparait pas à notre manière : une tragédie en musique est bien une tragédie, tel roman qui comprend, en airs notés, des compositions musicales est bien un roman, et les ponts furent nombreux entre ces différentes espèces que leurs auteurs, pour parler comme Fontenelle, voulurent « mixtes » : la « soirée à l’opéra » ne serait alors que le signe thématiquement le plus visible de souterraines hybridations réciproques. Sauf à accepter que disparaissent de l’histoire des idées et des formes de telles créations, fruits d’une association des arts qu’on peut tenir pour emblématique de l’esprit Moderne, il faut faire effort pour appréhender de concert musique et romanesque si l’on ne veut pas voir le tournant des premières Lumières, si riche d’inventions qui innerveront tout le xviiie siècle, ou bien ramené à une survivance d’une préciosité tournée en galanterie, ou bien ravalé à n’être que la copie affadie de l’apogée du moment classique, ou encore réduit à n’être que le premier balbutiement, à peine audible, des grandes réalisations à venir des Lumières triomphantes. Passer sous silence la tragédie en 14musique à la française dans l’histoire de la littérature, c’est, sans toujours le savoir, faire comme si, dans la grande Querelle, les Anciens l’avaient sans conteste emporté. C’est aussi donner raison à Gustave Lanson qui, à leur suite, fit beaucoup pour évincer les genres musicaux qu’il accusa d’avoir infecté la littérature française en lui inoculant ces poisons selon lui délétères que sont le sentiment et le goût des larmes promus par un art de l’effet. On doit d’ailleurs songer que les partisans des Anciens, dans le sillage desquels Lanson décida de s’inscrire, fustigèrent conjointement le romanesque et l’art lyrique sensiblement pour les mêmes raisons, essentiellement morales : la promotion du sentiment, voire l’abandon à la sensibilité, l’affirmation d’une morale humaine qui fait la part belle à des passions qu’il s’agit non de maîtriser, mais au contraire de susciter, enfin la revendication d’une vertu compassionnelle autorisant à céder toujours à la sincérité des affections privées, qui rompt avec une conception sacrificielle de la vertu dans laquelle l’individu ne saurait être héroïque qu’à la condition de se soumettre à une instance de la moralité qui lui est extérieure et le dépasse irréductiblement. Il est permis de considérer qu’à rabattre ainsi que le fit Gustave Lanson le tournant des xviie et xviiie siècles sur un supposé moment de la sensiblerie dont on pourrait aisément faire bon marché, on manque non seulement la date de naissance d’un nouveau « romanesque » qui a partie liée, justement, avec ce qu’on pourrait appeler, dans la France de Louis XIV, le moment historique de la tragédie lyrique, mais encore l’effervescence de nouvelles idées sur le sentiment.
La première partie de ce volume constitue les actes du colloque « Opéra et Romanesque » qui s’est tenu à l’Université de Picardie-Jules Verne les 10 et 11 juin 2015. Elle rassemble des articles écrits par des spécialistes des questions esthétiques et morales, attachés aux problématiques, pour les uns, du tournant des premières Lumières, pour les autres des Lumières proprement dites, qui ont fait le pari d’interroger le romanesque spécifique de ces deux périodes en le considérant à travers le prisme de l’opéra, naissant ou déjà bien installé.
Un premier ensemble d’articles confronte univers lyrique et contes qui se tiennent à la frontière du fabuleux ou opéras et ouvrages romanesques modernes qui disent diversement, avec sérieux et sensibilité ou sur le mode de la parodie, une philosophie du sentiment. En guise de prologue, l’article d’Anne-Sophie de Franceschi propose de voir dans un récit de voyage du xvie siècle le modèle d’un proto-opéra d’Indiens comme il 15s’en dansera souvent dans les opéras du siècle suivant, qui pourrait bien lier opéra et récit romancé de voyage d’assez surprenante façon. Françoise Gevrey, en étudiant le thème de la soirée à l’opéra dans quatre contes merveilleux, s’attache à décrypter la part que prennent les conteurs dans les querelles esthétiques de leur temps et précise la parenté qui unit le romanesque du conte et celui de l’opéra. Marc Hersant, s’attachant en particulier à la juxtaposition de styles différents, propose un parallèle des Liaisons dangereuses de Laclos et du Don Giovanni de Mozart, dans le but d’interpréter à nouveaux frais l’opposition des deux lectures qui en sont communément faites, l’une moralisante, l’autre néo-libertine. Béatrice Didier scrute les didascalies d’opéras de la seconde moitié du xviiie siècle pour y faire voir un des laboratoires où se déploient de nouvelles manières d’écrire, à mi-chemin du dramatique et du romanesque.
Un second ensemble d’articles explore les parentés d’écriture qui unissent opéras et romans, sous les espèces de l’influence mais aussi sur le mode du parallèle, et s’attache à identifier les emprunts pour réinterpréter le romanesque induit par ces pastiches lyriques aussi bien détournés par la tentation libertine que fidèles à l’esprit, selon le mot de Laclos, « sentimentaire », dans le projet de proposer un nouvel éclairage sur la singularité parfois dérangeante d’œuvres qui formulent un sublime d’un genre nouveau. Colas Duflo relit et éclaire le chapitre xiii des Bijoux indiscrets pour préciser l’importance de l’opéra conjointement dans la vie culturelle du temps et dans le premier geste romanesque de Diderot. Nous nous attachons, pour notre part, en étudiant l’image que donnent de l’idée d’attendrissement Les Liaisons dangereuses, à présenter de manière sensiblement changée la lecture, en divers sens, « morale » qu’on peut faire de ce romanesque nourri de références à l’art lyrique. Luc Ruiz propose, en étudiant dans Justine et Juliette certaines allusions, intentionnelles ou non, certaines réminiscences, parfois ténues, de faire apparaître une dimension opératique dans l’univers sadien.
La troisième partie de ce volume constitue les actes partiels d’une journée d’étude qui s’est tenue à l’UPJV en novembre 2014 sous le titre en forme de quasi palindrome de « Polaropéra » dont l’objet était de mesurer ce qui était passé du roman noir dans l’opéra et ce qui restait de l’opéra dans le roman policier. L’opéra, moqué hier par les partisans des Anciens, est un art aujourd’hui tenu, sans doute un peu vite, tantôt pour l’héritage d’une culture aristocratique, tantôt pour une pratique 16bourgeoise : il passe, en tout cas, pour être le lieu supposé de l’exercice de la « distinction » au sens bourdivin du mot. Si l’on en croit, pourtant, Lawrence W. Levine2, l’opéra, pratique sociale qui a, au contraire, rassemblé les classes sociales au xixe siècle dans le partage d’un même plaisir esthétique, manifeste selon lui, de manière emblématique, le fait que le divorce entre haute culture et culture populaire est, en réalité, un phénomène récent et d’ailleurs incomplètement effectif : le succès absolument « transclasses » de la comédie musicale d’Outre-Atlantique, avatar évident et assumé de l’art lyrique qui devient, ces dernières années, un phénomène mondial, le montre assez.
Dans cette perspective, la présence de l’opéra, notable dans la production contemporaine de cette littérature populaire qu’est le roman policier, pourrait bien être une manifestation remarquable, propre à démentir le préjugé de rebelles auto-proclamés qui veulent croire à une lutte des classes prolongée sur le terrain des pratiques culturelles de divertissement, supposées absolument clivées, qu’on pourrait résumer comme suit : aux bourgeois et aux doctes la musique classique et donc l’opéra, aux lecteurs du peuple et aux gens sans préjugés, le roman policier. Il s’agit pourtant là, à l’évidence, d’une vue de l’esprit, à laquelle s’oppose ce fait, patent, que la référence à l’art lyrique abonde dans différents genres de littérature populaire, et en particulier dans la littérature policière. S’y oppose aussi cet autre fait d’histoire : l’opéra a joué un rôle encore aujourd’hui sous-estimé dans la transmission du romanesque noir. La disjonction radicale entre la littérature populaire, sous les espèces du roman noir, du roman dit populaire et du roman policier, d’une part, et, de l’autre, l’opéra, genre supposé « distingué », et son principal avatar, la comédie musicale, est jusqu’à un certain point un mythe. Mythe récent, en tant que tel interrogeable et discutable, qui, en France du moins, a des sources historiquement très identifiables.
La première cause en est la dévalorisation par les doctes, au tournant des xviie et xviiie siècles, de la tragédie en musique, qualifiée, en son temps, de « genre bourgeois », et donc méprisable, quand il s’agissait, en réalité, d’une création de toutes pièces comme « genre littéraire » (et 17non comme genre musical seulement) de l’opéra à la française par le pouvoir royal. Ce genre littéraire concurrent de la grande tragédie parlée, véritable enjeu dans le déclenchement de la Querelle des Anciens et des Modernes, fut finalement victorieux, au grand dam des doctes de cette première catégorie. Cette dévalorisation fut redoublée, au xixe siècle, par de nouveaux doctes qui, en France, accablèrent de mépris le « Grand Opéra », à la proportion précisément du succès qu’il remportait, en tant aussi qu’il pouvait nuire au « grand genre », le théâtre parlé, et singulièrement au théâtre de Victor Hugo.
La seconde est la décision de notre tradition scolaire, et même universitaire, de bannir du canon classique et, plus tard, du canon romantique, l’opéra français, genre supposé hédoniste, littérature de consommation, littérature qui délasse, qui divertit, littérature mêlée (de musique et de spectaculaire) qui s’adresse aux sens et à la sensibilité plutôt qu’à la raison et utiliserait des moyens peu honorables. L’institution scolaire et universitaire a longtemps voulu voir dans l’opéra un art qui tantôt « fait pleurer Margot », tantôt épouvante à peu de frais, tantôt les deux. Cette littérature a été considérée comme médiocre, à proportion inverse de sa capacité à emporter l’adhésion d’un public dont elle déchaînait les passions et qu’elle touchait visiblement et sensiblement, comme le roman d’aventures, le roman policier, les « mélos » ou les « thrillers » savent aussi le faire, ce qui leur valut une moue de mépris caractérisé. Les partisans des Anciens avaient fustigé l’opéra qu’on appelle aujourd’hui baroque, accusé par eux d’être cause d’une véritable décadence littéraire. Une tradition de sarcasmes s’ouvrit alors, dont on voit encore les effets au tournant des xixe et xxe siècles : Lanson fit ainsi porter l’accusation d’avoir avili la littérature, non pas seulement sur le premier opéra français, comme on l’a dit plus haut, mais sur un Eugène Scribe, injustement réduit à ses vaudevilles, où le puritanisme républicain voyait, non sans donner quelques raisons, une « dégénérescence » de l’art, quand Scribe fut pourtant aussi le plus grand librettiste du xixe siècle, qui participa à l’invention du « Grand Opéra » à la française dont la postérité lyrique est considérable. Wagner, Verdi ou Saint-Saëns, pour n’en citer que quelques-uns, s’inspirèrent d’un certain nombre d’opéras dont il composa tant les livrets que l’idée des décors, en s’inspirant, souvent, d’un roman noir qu’on pourrait dire poétisé.
18En face de ces doctes de deux catégories, le public, qui vote, comme le laissait entendre Dubos, avec son cœur et avec ses pieds, pleurait et frémissait au spectacle de l’opéra. Ce public, parce qu’il sent, considère qu’il peut aussitôt juger et il aime, selon les époques, la tragédie en musique, le roman sentimental, le roman sensible, l’opéra-comique, le roman noir, le « Grand Opéra », le roman populaire, le roman policier ou encore aujourd’hui, jusque dans les publicités, des œuvres qui font une place peut-être plus grande qu’on ne veut bien le dire à l’art lyrique, dans sa double dimension musicale et spectaculaire. Sans pour autant sombrer le moins du monde dans une idée radicale de la subjectivité du goût, sans tenir non plus pour seul critère de son excellence le fait qu’une œuvre rencontre un public nombreux, Dubos écrivait en 1719 :
Telle a été parmi nous la destinée de Quinault. Il était impossible de persuader au public qu’il ne fût pas touché aux représentations de Thésée, d’Atys, mais on lui faisait croire que ces tragédies étaient remplies de fautes grossières qui ne venaient pas tant de la nature vicieuse de ce poème que du peu de talent qu’avait le poète3.
On lui « faisait croire » indiquait Dubos, ou plutôt on tentait vainement de lui persuader qu’il avait tort, puisque, selon lui, si l’on peut aisément nous persuader que nous nous trompons dans ce que nous « croyons », il est impossible de nous persuader que nous nous trompons dans ce que nous « sentons ». De la même façon, on ne fera pas croire à quelqu’un qui n’arrive pas à se détacher d’un roman à énigmes qu’il est en train de lire un ouvrage qui ne vaut rien. Un livre de cette sorte tombe des mains de son lecteur, comme une tragédie qui échoue à intéresser fait bâiller les spectateurs. De la même façon encore, le roman sentimental faisait et fait pleurer, et ces larmes ne sont pas nécessairement plus des fautes de goût que des erreurs de jugement. Qu’il faille, en cette matière, séparer le bon grain de l’ivraie, la cause est entendue : il ne s’agit pas de faire ici l’éloge inconditionnel de la « littérature à l’estomac ». Reste que l’émotion même des spectateurs d’une tragédie en musique et des lecteurs d’un roman sensible du xviiie siècle comme les larmes des auditeurs-spectateurs qui pleurent devant une comédie musicale de valeur qui emprunte à l’un et à l’autre, disent également, à chaque époque, une vérité du sentiment qui doit entrer de plein 19droit dans l’histoire humaine de l’idée de sensibilité. C’est bien plutôt à ne pas reconnaître dans toute sa richesse cette vérité du sentiment qu’on prend visiblement le risque de voir, d’un côté, triompher, pour la consommation ordinaire, une littérature qui frappe ou plus fort ou plus bas, de l’autre s’étioler une littérature savante ou pseudo-savante réduite à une construction ou à une déconstruction de langages.
On peut subodorer que ce qui joint en profondeur roman noir, opéra et roman policier, c’est qu’il s’agit, à des titres divers, d’œuvres qui font de l’effet, et qui, pour cette raison, s’accommodent mal d’un jugement rendu au nom de critères qui relèvent très strictement d’une poétique savante, quand c’est une « esthétique » qu’il leur faut. On pourrait dire, en se trompant sans doute moins que certains « doctes », qu’un bon roman noir, c’est un roman qui fait dresser les cheveux sur la tête, qu’un bon opéra, c’est un opéra qui touche et transporte, qu’un bon roman policier, c’est celui qu’on n’arrive pas à quitter tant qu’on ne sait pas qui est le coupable. Dans ces trois arts ou ces trois genres, il y a, l’expérience le prouve, du bon et du mauvais, il y a de la valeur. S’interroger sur la place de l’opéra dans la transmission du roman noir comme sur la place de l’opéra dans le roman populaire ou dans le roman policier d’hier ou d’aujourd’hui, c’est au fond, dans l’ordre savant, essayer de tracer plus précisément la route qui conduit du roman noir au roman policier, en passant par l’opéra. C’est aussi, dans l’ordre de la réception se demander si ce qu’on reproche à la bonne littérature de consommation, en particulier populaire ou policière, n’est pas aussi ce que notre tradition savante, ou pseudo-savante, en tout cas prévenue, reprocha hier et avant-hier à l’opéra aussi bien qu’au roman sentimental.
Tout se passe, en tout cas, comme si une partie de la littérature populaire, et singulièrement policière, méprisée par la culture savante, allait tout naturellement trouver des matériaux dans l’art mal aimé ou répudié d’hier, l’opéra, art encore aujourd’hui considéré avec un peu de condescendance par les études littéraires, même si des études savantes ont, depuis 30 ans, fait bouger les lignes. Theodore Girdlestone, auteur d’un livre, certes assez faible, sur le livret d’opéra comme genre littéraire, fit rire, il y a quarante ans, par son projet même, pour cette raison qu’il entendait tenir les livrets d’opéra pour des tragédies, conviction qu’il appuyait pourtant sur une juste perception de ce que pensaient les contemporains de la naissance du genre. Le mépris de commande 20manifesté par les canaux institutionnels pour les arts de l’effet a ainsi conduit à méconnaître la vérité de certaines filiations littéraires et intellectuelles ou à les tronquer. La chasse au mauvais goût conduit ainsi les critiques à refuser d’admettre que des genres, relevant le plus souvent de l’art de l’effet, capables d’emporter l’adhésion du public, cultivé ou non, puissent avoir eu une importance éventuellement cruciale dans la transmission de ce qu’ils tiennent pour la « grande littérature ». Ils répugnent aussi à admettre qu’à diverses époques la littérature qui obtenait le plus de suffrages n’était pas nécessairement celle qui avait vocation à entrer dans le canon. Cela ne prouve évidemment pas plus l’excellence de la littérature populaire que l’excellence littéraire de l’opéra : il faut se garder d’être par principe anti-dogmatique et de réserver la valeur à ce qui plaît au grand nombre. Cela peut cependant pousser à appréhender d’une manière sensiblement changée certaines filiations, comme invite à le faire l’ouvrage que Béatrice Didier a consacré au livret d’opéra4 et à considérer d’un autre œil les genres et les arts qui ont transmis la littérature savante.
S’intéresser au roman noir ne suppose nullement une incapacité chronique à goûter Balzac, Jane Austen ou Dickens. Il y a pourtant toujours quelque chose de sulfureux dans la littérature qui effleure le fantastique, quand, au contraire se passionner pour le réalisme du xixe siècle est tenu pour légitime. Ce jugement est d’autant plus curieux que les contemporains, éventuellement instruits par l’opéra, ne faisaient pas forcément passer la frontière entre fantastique et réalisme tout à fait au même endroit. Théophile Gautier, qui réfléchissait aussi relativement aux librettistes à succès Barbier et Carré, ne tient pas Hoffmann pour un écrivain fantastique, mais au contraire pour un « réaliste violent5 » et pourrait s’appliquer à lui-même la formule. Entre le roman noir et le polar ou le roman noir contemporain, il y eut, c’est un fait, un passeur : 21l’opéra. Plutôt que de s’évertuer à hiérarchiser les genres, on pourra juger plus instructif d’essayer de comprendre comment le « romanesque » spécifique du roman noir a été transformé par l’opéra pour que le roman policier, qui hérite de cette digestion, lui fasse encore une place plus large que son audience réelle dans les salles de spectacle ne le laisserait supposer, quand elle est déjà, en elle-même, bien plus importante que ne le dit souvent le discours sociologique dominant.
Un troisième ensemble d’articles s’efforce de suivre cette piste. Luc Ruiz propose de faire du Moine de Lewis un chaînon manquant entre Gothic Novel et roman policier, diverses adaptations lyriques jouant le rôle de relais du mystère. Nous montrons, pour notre part, dans Robert le Diable de Scribe et Meyerbeer, premier Grand Opéra Romantique à la française, le passeur d’un roman noir prêt à être transmis au roman policier à énigme. Tout près de nous, dans des romans policiers qui associent aux brumes du Nord la voix de l’incomparable, de l’inoubliable Jussi Björling, Jacqueline Guittard invite, dans une perspective critique toute différente, à interroger le goût de l’inspecteur de police fétiche de Hennig Mankell pour l’opéra italien.
Si éloignés l’un de l’autre que soient apparemment l’opéra français, de ses premiers moments baroques jusqu’à sa période classique, et le roman noir, transposé dans le « Grand Opéra » et encore présent dans le roman policier contemporain, notre volume qui veut hardiment tenter leur juxtaposition, entend donner audience à des genres ou à des arts dont la valeur, et souvent les valeurs, ont été sous-estimées et dont, pour cette raison même, la collaboration effective n’a pas encore été suffisamment étudiée. On cherche ici à préciser la distance de lecture à laquelle il faut se placer pour restituer le cours réel (et non le cours fantasmé par la tradition proprement scolaire) de l’histoire de deux incarnations du « romanesque » qui se trouvent avoir été ou être encore considérées avec méfiance et, souvent, avec une certaine condescendance. D’abord, le « romanesque » qui joint souterrainement la tragédie en musique au grand roman sentimental du milieu du xviiie siècle, éventuellement via le conte, mais aussi à diverses catégories de romans parodiques et à des romans qu’on devrait renoncer, pour cette raison, à tenir pour essentiellement voire exclusivement libertins. Ensuite le romanesque du roman noir qui se transmet au roman policier le plus contemporain, 22via l’opéra, art mésestimé, lui aussi, en son temps et aujourd’hui tenu pour un genre musical et non pour un genre littéraire, ce qu’il fut pourtant aussi.
Les oubliés ou les bannis de l’histoire littéraire, ces objets de sarcasmes proférés par des doctes, à cet égard prétendus, que furent et sont encore, à des titres divers, l’opéra, le roman sentimental, le roman noir et le roman policier, peuvent être dits, en différents sens, « populaires ». Ce n’est pas une raison, bien au contraire, pour se dispenser d’étudier le « romanesque » spécifique qu’ils ont conjointement ou successivement édifié. Ce romanesque-là n’a que le tort d’être mal appréhendé par une poétique d’inspiration savante, trop rigoriste plutôt que trop classique, quand il faudrait tâcher d’en juger par la considération des effets de sentiment qu’il suscita et suscite encore, pour être plus certain de saisir les effets de sens – et même de grand sens – qu’il produisit et produit encore. L’effet sensible des idées, après tout, n’est pas forcément de soi, dans une culture, l’ennemi de leur analyse, et on pourra faire valoir que, précisément, l’opéra et le romanesque ont, avec une certaine constance, refusé en France de prononcer le divorce de la sensibilité et de la raison, selon des modalités qui n’ont pas nui à sa culture.
Pour cette raison, nous avons décidé, au mépris apparent de la chronologie, de réserver à l’article que Jean Dagen consacre au « coup de sympathie » le rôle de finale dans ce volume où nous avons choisi de faire que les relations du romanesque avec l’opéra, se jouent, comme dans l’opéra-comique, en trois actes. Nous avons ainsi voulu faire valoir l’importance, trop souvent négligée, du tournant des premières Lumières, qui ne furent pas plus raisonneuses que sensibles, dans l’expérience de la sympathie comme dans l’élaboration d’une pensée qui en rende compte : elle nourrira un xviiie siècle qu’il est permis de ne pas réduire à un cynisme libertin, héritier paradoxal d’un augustinisme supposé dominant au siècle précédent. Cette idée de la sympathie sera bien loin d’être oubliée au siècle suivant et, diversement relue en France ou en Allemagne au xxe siècle, elle constitue aujourd’hui l’héritage précieux d’un mode de penser et de sentir qu’on pourra juger crucial de faire voir dans toute sa lumière pour que nos valeurs présentes comme nos modes d’être aient quelque chance d’avoir un avenir. La dernière somme6, récemment parue, 23de Timothée Picard, consacrée à ce que Nietzsche nommait la « civilisation de l’opéra » s’écrivait tandis que le Centre d’Étude du Roman et du Romanesque tournait diversement ses regards vers l’art lyrique dans ses relations avec le romanesque. Son auteur appuie in fine un message d’espoir à l’intention des mélomanes en faisant valoir que « l’opéra et ses succédanés prennent en charge des aspirations dont l’homme ne peut se passer ». On peut sans doute en dire autant du « romanesque ».
Camille Guyon-Lecoq
Université de Picardie-Jules Verne
Roman&Romanesque / CERCLL
1 Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture [1719], Genève, Slatkine, 1967 (Reprint de l’éd. Pissot, 1770), II, 22, p. 228 (p. 353).
2 Lawrence W. Levine, Culture d’en haut, culture d’en bas. L’émergence des hiérarchies culturelles aux États-Unis (Harvard University Press, 1990), Paris, Éd. de la Découverte, 2010.
3 Dubos, op. cit., II, 28, p. 242 (p. 409-410).
4 Béatrice Didier, Le Livret d’opéra en France au xviiie siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2013.
5 « Hoffmann passe pour un poète fantastique ; cependant, jamais réputation ne fut moins méritée, car c’est, au contraire, un réaliste violent. » (Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, Paris, Hetzel, 1859, p. 230). Voir dans Théophile Gautier, Correspondance générale (Genève, Droz, 1989, t. IV, p. 230) le commentaire de Claudine Lacoste-Veysseyre qui restitue la date exacte de parution du propos dans La Presse, le 24 mars 1851.
6 Timothée Picard, Sur les traces d’un fantôme. La civilisation de l’opéra, Paris, Fayard, 2016.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06638-5
- EAN : 9782406066385
- ISSN : 2271-7242
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06638-5.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/01/2017
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français