Notices biographiques
- Publication type: Book chapter
- Book: Œuvres complètes. Tome XII. Péguy
- Pages: 621 to 645
- Collection: Library of Twentieth-Century Literature, n° 39
Notices biographiques
Ces notices, tout en donnant les informations biographiques nécessaires, prolongent la réflexion sur tel ou tel aspect du texte en intégrant autant que possible le point de vue de Romain Rolland.
Agathon. Le pseudonyme « Agathon » (mot grec substantivé signifiant « le bon », « le bien ») associe deux hommes de lettres de la mouvance catholique maurassienne après le traumatisme de l’Affaire Dreyfus, Alfred de Tarde (1880-1925) et Henri Massis (1886-1970), qui se font connaitre en 1911 pour deux enquêtes remarquées, l’une sur L’Esprit de la nouvelle Sorbonne, la crise de la culture classique, la crise du français, qui prenait objectivement la suite du combat mené par Péguy dans les cinq Cahiers polémiques (les Situations) de 1906-1907 contre le « Parti intellectuel », l’autre sur Les Jeunes Gens d’aujourd’hui. Se présentant comme le garant de « l’esprit français », (Péguy adhère en 1911 à “Ligue pour la culture française “), Massis dénoncera les écrivains progressistes à l’occasion du manifeste Pour un parti de l’intelligence publié dans le Figaro du 19 juillet 1919, réponse des intellectuels de droite à la Déclaration de l’indépendance de l’Esprit, rédigée par Romain Rolland et publiée le 26 juin de la même année dans le quotidien L’Humanité. Au moment de la rédaction de son Péguy, c’est-à-dire pendant l’Occupation, Romain Rolland adopte un ton qui se veut dépassionné en revenant sur la proximité ambigüe d’Agathon et de Péguy, pour en conclure que « L’histoire des idées admirera plus tard qu’une même publication – Les Cahiers de la quinzaine – ait abrité fraternellement les champions des deux grandes causes opposées », résumées par « l’opposition de Jean-Christophe et d’Agathon » [p. 457 note 235], laissant entendre que Péguy fut l’un et l’autre tour à tour.
622Andler, Charles (1866-1933). Originaire de Strasbourg, reçu premier à l’agrégation d’allemand en 1889, adhérant la même année au Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, il est connu comme le premier traducteur du Manifeste du parti communiste de Karl Marx en 1901. Il devient en 1908 professeur titulaire de langue et de littérature allemande à l’Université de Paris. Ami personnel de Péguy à l’École normale supérieure, puis abonné des Cahiers jusqu’en 1903, la brouille a pu survenir avec l’Argent et ses imprécations contre Jaurès, et plus encore avec L’Argent suite où Péguy s’en prenait au « Parti intellectuel » de la Sorbonne. Une lettre de Péguy à Pierre Marcel Lévy du 13 juillet 1913, révèle pourtant que l’amitié pouvait l’emporter sur les désaccords : « Hier en sortant de la boutique, je suis tombé sur Andler qui descendait la rue de la Sorbonne. Nous nous sommes pris par le bras, et poussés par on ne sait quelles fièvres de souvenirs, nous sommes entrés dans des profondeurs de confessions intellectuelles. Il ne pouvait plus me quitter » (Voir Jacques Viard, « Une lettre inconnue de Charles Andler à Charles Péguy en 1913 », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine Année 1972 19-3 p. 498-509). Sa Vie de Lucien Herr (1864-1926), paru en 1932 est une sorte de dialogue poursuivi au-delà de la mort par un autre intellectuel militant, qui n’est pas sans rappeler ce que cherchera à faire trente ans plus tard Rolland pour son ami Péguy.
Baillet, Louis, Dom (1875-1913). Élève au lycée d’Orléans, il se lie à Péguy au collège Sainte Barbe. Catholique social, il s’occupe comme lui de l’œuvre de la Mie de Pain, qui distribue de la soupe aux pauvres du quartier. Ordonné prêtre dans la cathédrale d’Orléans le 29 juin 1900, il entre au noviciat de Solesmes la même année, avant l’exil des moines bénédictins pour l’Ile de Wight à la suite des décrets Combes, puis pour Oosterhout (Pays-Bas). En 1907, Péguy, qui a retrouvé la foi, charge Jacques Maritain de renouer des liens spirituels avec celui qu’il vénérait, et qu’il ne reverra pas sur son lit de mort. Robert Burac nous apprend qu’« après que Louis Baillet s’est éteint, dans une clinique du Luxembourg, le 21 novembre 1913, Péguy confie à Jules Riby qu’il a parfois un violent désir de mourir lui aussi pour retrouver ses amis disparus ». C’est, lui dit-il, « comme le désir de la femme chez un type de dix-huit ans » (Charles Péguy, La Révolution et la grâce,p. 287).
623Barrès, Maurice (1862-1923). Dans un article consacré aux « ravages d’immoralité que l’affaire Dreyfus a causé ou du moins dénoté dans les partis politiques », paru dans La Revue blanche du 15 novembre 1899, sous le titre « Le Ravage et la réparation », Péguy notait que Barrès était « devenu tout à fait le Tartuffe moisi qu’il menaçait d’être » (OPC I, p. 266). L’écrivain auréolé de son vivant, élu académicien et député de Paris en 1905, devient la figure de proue du nationalisme français à partir de son engagement antipacifiste à l’approche de la guerre qu’il juge, comme Péguy dans Notre Patrie (1905), inévitable. Pendant la guerre, il se fera le chantre officiel du sacrifice des soldats, au point que Rolland le dénommera « le rossignol des carnages ». À partir de Notre jeunesse, Péguy se tourne vers Barrès en qui il voit un « parrain » qui pourrait patronner (ce qu’il fera, en vain), sa candidature à l’Académie. C’est Barrès encore qui à l’annonce de sa mort rédigera le panégyrique qui parait le jour de la victoire de la Marne pour conforter l’esprit d’union sacrée. Trente ans plus tard, Rolland portait un regard plus aigu sur un malentendu jamais totalement dissipé : « Barrès, qui s’est annexé Péguy, après sa mort, avait peu de goût pour son art, − pour ce qu’il appelait “de la littérature de pot au feu. Il y met tous les légumes”. Une fois mort, la droite le reprit : il n’y avait plus à craindre quelque incartade du Diogène, dont Barrès, le 17 septembre 1914, pas très rassuré encore, évoquait “la cervelle madrée, obstinée, baroque, qui avait reçu de naissance le génie […] des moines populaires et des gazetiers Révolutionnaires…”. Il savait voir ! » (p. 523, note 27). Le portrait de Péguy en Diogène hissait le directeur des Cahiers de la quinzaine au rang des Vies parallèles de Plutarque, qui, pour Rolland formé aux humanités classiques, était un livre de chevet, sinon un livre de vie.
Battifol, Pierre, Père (1861-1929). Aumônier du collège Sainte-Barbe de 1889 à 1898, il devient, dans le contexte de l’encyclique du pape Léon XIII, Rerum novarum (29 mai 1891), relative à la question sociale, le tuteur de plusieurs générations de normaliens, comme en témoignent avec affection les frères Tharaud dans Notre cher Péguy. Historien du christianisme ancien, il fut un personnage en vue lors de la « crise moderniste », dont il fut l’une des victimes malgré son hostilité déclarée au modernisme tel que le définissait son défenseur, le père Alfred Loisy, excommunié en 1908. Pour cette raison sans 624doute, Péguy lui gardera sa confiance lorsque sa conversion au catholicisme deviendra incompatible avec son mariage civil au regard de l’Église, même si, selon Mgr Battifol, Péguy aurait pu obtenir une dispense pour que son mariage fût validé par l’Église, à la condition que les enfants seraient baptisés et élevés dans la religion catholique. Or, Madame Charlotte Péguy, libre-penseuse militante, ne pouvait se prêter à cet engagement, note justement Rolland.
Baudouin, Marcel (1875-1896). Fils d’une femme liée à d’anciens communards comme Louise Michel, il rencontre Péguy au collège Sainte-Barbe en 1893-1894. Esprit visionnaire et génie précoce, il esquisse avec son ami orléanais l’utopie qui deviendra Marcel. De la Cité harmonieuse (1898), après sa mort brutale en 1896 survenue à la suite d’une typhoïde contractée au régiment. « Il fut pour toute la vie – et au-delà –, écrit Rolland, le grand amour d’amitié de Péguy », au point qu’il épouse peu après la sœur du jeune défunt (Charlotte Baudouin, née en 1879) dont il aura quatre enfants, Marcel (voir ce nom), Germaine, Pierre, Charles-Pierre. L’identité du fils ainé est ainsi scellée par le prénom aimé, de même que son patronyme tiendra lieu à Péguy de pseudonyme mémoriel à ses débuts (c’est Pierre Baudouin qui signe la première Jeanne d’Arc, puis la Chanson du roi Dagobert). Rolland est le premier critique qui accorde une place décisive à ce premier dédoublement : « En fait, les origines de la pensée socialiste de Péguy sont enveloppées de l’amour mystique du jeune mort, – qu’il épousa après sa mort, en la personne de sa sœur. […]. Il est évident que Péguy a fait et tenu longtemps le vœu secret de prolonger en lui la vie du mort et sa pensée » (p. 115-116). On remarquera que quelques-uns des éléments pour une « psychanalyse existentielle » telle que la pratiquera Sartre pour comprendre ses auteurs de prédilection, sont réunis ici.
Bédier, Joseph (1864-1938). Ancien élève de l’École normale supérieure, il devient professeur à la même école où Péguy est son élève. Son nom est associé à celui de Gaston Paris, fondateur des études médiévales en France, à qui il succède au Collège de France en 1903. Germaniste et philologue de premier ordre, Bédier consacre sa vie à l’étude, à l’enseignement et à l’édition des œuvres les plus importantes de la littérature française du Moyen Âge dont il a transmis l’amour à Péguy. L’auteur de Jeanne d’Arc fut aussi transporté par 625ce texte qu’est « l’unique, le parfait, l’admirable Roman de Tristan et Iseut ». Bédier fut certainement, avec Michelet, le principal médiateur entre un Moyen-Âge que l’époque redécouvrait par les textes, et la posture médiévale de Péguy écrivain. Lui qui se voyait comme un contemporain de François Villon et des chroniqueurs comme Joinville et Froissart, qu’il cite par pages entières, pose à la critique littéraire le problème de l’historicité, aussi important que celui de savoir quelle est la « philosophie » d’une œuvre. Voir l’ouvrage de Simone Fraisse qui a fait date, Péguy et le Moyen Age, Honoré Champion, 1978.
Benda, Julien (1867-1956). Critique littéraire de formation scientifique, dreyfusard de la première heure, il devient très proche de Péguy, en raison de leur situation atypique dans le paysage intellectuel et de leur mépris commun pour la bourgeoisie, que Daniel Halévyqualifiera de « complicité d’amertume ». Édité de 1903 à 1910 par les Cahiers de la quinzaine, il se retrouve finaliste pour le Prix Goncourt 1912, pour son roman, L’Ordination,publié dans les mêmes Cahiers. De 1912 à 1914, il consacre trois ouvrages polémiques à la philosophie de Bergson, ce qui lui vaut l’honneur paradoxal d’être l’ultime contradicteur de Péguy dans la Note conjointe sur la philosophie bergsonienne, interrompue par l’ordre de mobilisation générale en septembre 1914. Écrivain prolixe, Benda reste connu aujourd’hui pour son essai de 1927 régulièrement réédité, La Trahison des clercs, qui pourfend les intellectuels et artistes qui se tournent vers la politique et trahissent selon lui la mission atemporelle du clerc idéalisé, opposé au clerc dévoyé par les idéologies, de droite comme de gauche. Voir, de Sarah Al-Matary, La Haine des intellectuels. L’anti-intellectualisme en France, Seuil, 2019.
Bergson, Henri (1859-1941). Issu par son père d’une famille juive polonaise, et par sa mère d’une famille juive anglaise, il entre à l’École normale supérieure en 1878, dans la promotion d’Émile Durkheim et de Jean Jaurès, obtient une licence en lettres avant d’être reçu deuxième à l’agrégation de philosophie en 1881. En 1898, Bergson devient maître de conférence à l’École normale supérieure ; en 1900, il est nommé au Collège de France où ses cours vont − avec l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) et Matière et mémoire (1896) –, nourrir la pensée de Péguy, qui prendra la défense de Bergson dont l’œuvre, jugée menaçante par l’Église, est mise à l’Index (décret du 1er juin 1914). Dans cette Note sur Monsieur Bergson et la philosophie 626bergsonienne (1914), Péguy valorise l’opposition bergsonienne du « tout fait » et du « se faisant » : « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise âme, et même de se faire une mauvaise âme. C’est d’avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme, même perverse. C’est d’avoir une âme habituée » (p. 497). Rolland, dans le chapitre « Ève et les ultima verba », ne ménage pas ses éloges pour l’œuvre ultime de Péguy. Entre les deux guerres, Bergson évolue vers le catholicisme : « Je me serais converti, si je n’avais vu se préparer depuis des années […] la formidable vague d’antisémitisme qui va déferler sur le monde. J’ai voulu rester parmi ceux qui seront demain des persécutés » (Testament de Bergson du 8 février 1937, diffusé après sa mort en 1941, Correspondances, PUF, 2002, p. 1669-1671).
Bourgeois, André (1871-1944). Originaire de la même paroisse d’Orléans que Péguy, il fut le fidèle administrateur des Cahiers de la quinzaine, avec la confiance maintes fois renouvelée du gérant. « Détenteur discret de beaucoup de ses secrets », il s’est toujours montré réticent à répondre aux questions des biographes. À partir de propos de Bourgeois rapportés par René Johannet (voir ce nom), Rolland tente d’éclairer en particulier les relations de Péguy avec la foi catholique : « André Bourgeois aurait dit à Johannet qu’il retrouvait dans les Mystères de Péguy des morceaux entiers du Catéchisme d’Orléans, tel qu’on l’enseignait à la paroisse de Saint-Aignan. Mais sur l’épreuve d’un article de Lotte [reproduit en fac-similé dans l’édition Albin Michel de 1945], Péguy ajoute de sa main cette ligne, parlant de lui à la troisième personne : “Péguy a bien su son catéchisme quand il était petit […] Mais il est évident (doit-on le dire) qu’il aime encore mieux son paroissien”. […] “Il ne doit guère fréquenter les docteurs” » (p. 546), allusion dirigée contre Saint-Thomas d’Aquin, proclamé docteur de l’Église en 1879 par le pape Léon XIII, et contre son ami Jacques Maritain, néo converti rallié au thomisme de Rome.
Brunetière, Ferdinand (1849-1906). Critique littéraire, historien et de la littérature, nommé maître de conférences à l’École Normale Supérieure en 1886, il eut Romain Rolland comme élève. Il reste connu pour sa théorie de l’évolution des genres littéraires, inspirée des thèses de Darwin (et qui fera l’objet de la critique de Péguy 627dans son Brunetière, texte posthume écrit en 1906, OPC II, p. 576-640), et, à ce titre, fut stigmatisé comme « moderne » par Péguy. Antidreyfusard non antisémite, il publie en 1886 une réfutation de La France juive, de Drumont, tout en reprochant aux intellectuels dreyfusards de se dévoyer en intervenant sur un terrain qui n’était pas de leur compétence. Rolland réhabilite en lui celui « qui fut renié par tous ses collègues de l’Université (sauf Bédier), quand il rompit le pacte du “Parti intellectuel”, pour parler comme Péguy, en dénonçant l’illusion du Progrès, et s’en allant à Canossa » après sa conversion au catholicisme. « Nous nous sommes inclinés devant la sincérité de la crise qui le brisa, et devant la fière et digne mélancolie de sa fin. Nous aimons que Péguy rompe une lance pour sa défense », ajoute Rolland (p. 410)
Challaye, Félicien (1875-1967). Condisciple de l’historien Albert Mathiez et de Charles Péguy à l’École normale supérieure, il fut reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1897 puis consacre une bourse d’étude à des enquêtes outre-mer qui lui font découvrir Inde, Java, Annam, Égypte, Japon. Devenu très proche de Péguy, qui le fait entrer en socialisme, il devient un ardent dreyfusard. En 1906, il publie un dossier explosif dans les Cahiers de la quinzaine, « Le Congo français », mais s’éloigne de son maître quand ce dernier rompt avec Jaurès. Rolland l’accusera plus tard d’être de « ces pacifistes, qui prétendent l’annexer. […] Leur procédé est simple. Ils ne veulent connaitre que la Berquinade de jeunesse (La Cité harmonieuse, inspirée par l’ami Baudoin), et ils ne veulent rien connaître des Cahiers de 1910 à 1914 » (p. 560, note 82).
Claudel, Paul (1868-1955). Condisciple au lycée Louis le Grand de Romain Rolland, celui-ci ne le retrouve qu’à fin de sa vie en l’invitant dans sa retraite de Vézelay, où ils ont de fréquents et francs échanges, notamment sur la « nature de Dieu ». « À en croire Claudel, rapporte Rolland, Dieu ne déteste point qu’on lui tienne tête et qu’on discute sa volonté. S’il est injuste (cela lui arrive), il ne refuse pas de le reconnaître, quand on lui démontre son injustice. Témoin Moïse, dans l’Exode : – “Repentez-vous du mal que vous voulez faire à votre peuple !…” – “Et Jahveh se repentit du mal qu’il avait parlé de faire à son peuple”. – Je n’ai point qualité pour me mêler du différend. Mais je constate que, sur ce point, comme sur tant d’autres, à leur 628insu, Claudel et Péguy pensaient de même » (p. 548). Ils pensaient aussi de même sur les questions de technique poétique qui passionnaient les deux poètes : « Claudel, parlant de “la prose merveilleuse de Rimbaud, tout imprégnée jusqu’aux dernières fibres, comme le bois moelleux et sec d’un stradivarius, par le son intelligible…”, caractérise, sans le savoir, le travail du Péguy des grandes heures : – “toutes les ressources de l’incidente, tout le concert des terminaisons… le principe de la rime intérieure, de l’accord dominant posé par Pascal…” » (p. 571, note 113. Rolland cite ici l’article de Claudel, « Arthur Rimbaud », paru dans la NRF, le 1er octobre 1912)
Desjardins, Paul (1859-1940). Normalien, agrégé de littérature, il enseigne aux khâgnes des lycées Louis-le-Grand et Condorcet ainsi qu’au Collège Stanislas, puis à l’École normale supérieure de Sèvres. Il est un dreyfusiste de la première heure. Pour avoir fondé en 1893, L’Union pour l’action morale − qui devient l’Union pour la vérité en en 1906, il se rapproche des Cahiers de la quinzaine dont il est un abonné, jusqu’en 1913, année de « la brouille à mort » de Péguy « avec les républicains, radicaux, socialistes, libres penseurs », déplore Rolland, qui ajoute : « Il flairait partout l’ennemi, la trahison. Il se croyait persécuté. Il était son propre persécuteur » (p. 392). Paul Desjardins reste connu et respecté comme le créateur des « Décades de Pontigny » réunissant intellectuels et artistes de toutes obédiences, qui se tinrent de 1910 à 1914, puis de 1922 au début de la Seconde Guerre mondiale dans l’abbaye de Pontigny, abbaye cistercienne du xxe siècle qu’il avait achetée en 1906, à la séparation des Églises et de l’État.
Durkheim, Émile (1858-1917). Né dans une famille juive alsacienne, ancien élève de l’Ecole normale supérieure, il soutient sa thèse sur La Division du travail social en 1893, et fonde L’Année sociologique en 1896 dont le premier numéro parait en 1898. En 1902, Durkheim est chargé de cours à la Sorbonne où il remplace Ferdinand Buisson puis, en 1906, il y enseigne la science de l’éducation et est également professeur des Écoles normales qui forment les instituteurs de la République. C’est à ce titre qu’il provoque l’hostilité unanime des tenants de l’ancienne Sorbonne. Perçue comme le cheval de Troie de « l’idéologie de l’État Combiste et Jauréssiste, L’École sociologique française[…] ne se contentait plus de faire de la pensée pour la pensée, de la philosophie pour la philosophie ; elle entendait, par l’application 629des méthodes positives aux faits sociaux, étudiés de l’extérieur et traitées “comme des choses”, “agir sur eux”, transformer méthodiquement les institutions et les mœurs » (p. 199). La vindicte de Rolland est partagée par Daniel Halévy, pour qui « le cours de Durkheim était le signe de l’insolent mainmise d’un groupe doctrinaire sur l’enseignement de l’État », comme par Péguy lui-même qui consacre en 1906 et 1907 plusieurs Cahiers à discréditer la nouvelle discipline, lui déniant toute légitimité. Son acharnement contre une sociologie caricaturale relève souvent d’une mauvaise foi polémique souvent teintée d’humour, − fait rarement perçu. Marcel Mauss (1872-1950), neveu de Durkheim et fondateur de l’anthropologie française subit les mêmes quolibets (« Boite à fiches ») dérisoirement drôles de la part d’un Péguy en réalité parfaitement conscient de la nécessité de « l’étude des phénomènes sociaux » (« De la raison », OPC I, p. 853). Voir Céline Barral, « L’écriture polémique : une contre sociologie », Péguy, le social, les sociologues, L’Amitié Charles Péguy, no 159, juillet-septembre 2017, ainsi que Laurent Mucchielli, La découverte du social. Naissance de la sociologie en France (1870-1914),Édition de la découverte, 1998, et « Péguy, le social, les sociologues », L’Amitié Charles Péguy, no 159, juillet-septembre 2017.
Favre, Geneviève (1855-1943). Fille de Jules Favre, l’un des fondateurs de la Troisième République, elle est issue d’un milieu républicain, laïc, anticlérical, et pacifiste. Épouse de Paul Maritain de 1874 à 1886, elle est la mère de Jacques Maritain (Voir ce nom) qui devait devenir l’ami − trop zélé − de Péguy lorsque, redevenu catholique, l’Église lui rappela l’obligation de baptiser ses enfants, à quoi Péguy se refusa violemment jusqu’à congédier le convertisseur. Geneviève Favre demeura une authentique libre-penseuse, accueillant chez elle, rue de Rennes, les amis d’obédiences très diverses de son fils. En 1938, elle confia dans trois livraisons de la revue Europe, ses Souvenirs pleins de la présence de Péguy qu’elle considérera toujours comme un « Envoyé » : « À moi séparée de toute religion, n’avait-il pas dit : “Vous êtes plus chrétienne dans votre petit doigt que tous les imbéciles dans leur appareil ?…” » (Europe, no 183, 15 mars 1938, p. 342). C’est elle encore qui recueillit ses confidences domestiques, amoureuses, religieuses, n’hésitant pas à lui fournir généreusement l’aide financière qu’il lui demandait lorsque l’existence même des Cahiers630était menacée. « J’ai l’impression que, dans son for intérieur, il est resté “de la Commune” » (Europe, no 182, 15 février 1938, p. 155). C’est enfin chez elle, où il retrouve Blanche Raphaël, que Péguy passa ses deux derniers jours à Paris avant son départ pour le front le 4 août 1914. Dès le début du projet de livre sur Péguy, elle répond scrupuleusement aux questions de Rolland, convaincue qu’il était le seul mémorialiste que méritât Péguy.
Gillet, Louis (1876-1943). Historien de l’art et de la littérature, il entre en 1896 à l’École normale supérieure, où il fait la connaissance de Charles Péguy et de Romain Rolland, qu’il a mis en relation. Il entretiendra longtemps avec ce dernier une correspondance publiée en 1949. Rolland, par-delà la longue brouille (1915-1940) provoquée la publication d’Au-dessus de la mêlée, lui conservera son affection. Dans son Journal, à l’annonce de sa mort, le jeudi matin 1er juillet 1943, il note : « Le coup me frappe au fond de l’âme. Qu’il est cruel ! Quel raffinement pourrait-on dire de cruauté dans cette mort suivant immédiatement la retrouvance, la découverte du grand amour mutuel ! – Je ne m’en relèverai pas de longtemps. […] il était pour moi, le seul confident, le seul témoin du passé… les autres ne sont rien » (JV, p. 926). Il avait réalisé avec Jérôme et Jean Tharaud le Cahier VI-7 du 20 décembre 1904, consacré aux Primitifs français et les contes de la Vierge. On doit encore à Louis Gillet Stèle pour James Joyce, paru au Sagittaire en 1941, ouvrage clé consacré à l’auteur alors interdit aux États-Unis d’Ulysse.
Halévy, Daniel (1872-1962). Appartenant par son père à une lignée d’hommes de lettres d’origine juive allemande, et par sa mère à une dynastie d’horlogers protestants, il fut, pour les Cahiers de la quinzaine un collaborateur d’envergure autant qu’un ami sans concession de Péguy. Forgée dans les combats de l’affaire Dreyfus, cette amitié faillit se briser sur la question de l’évaluation du dreyfusisme, question elle-même liée à l’évaluation du siècle écoulé depuis la Révolution française. Trois textes majeurs issus de cette confrontation sont révélateurs de deux tempéraments opposés. Au désenchantement de D. Halévy dans Apologie pour notre passé, Péguy répond par la confession lyrique de Notrejeunesse. Conscient d’être allé trop loin dans l’invective, Péguy tente une conciliation dans Victor-Marie, comte Hugo,où, en homme du peuple retors, il s’adresse directement (« Je 631vous parle au vocatif, Halévy ! ») à son ami, très cher, grand bourgeois parisien, en évoquant leurs longues marches sur le plateau de Saclay et leurs lecture communes, dont celle de Hugo, génialement commenté par Péguy. Trente ans après la mort de Péguy, Rolland trouve en Halévy, devenu l’auteur d’une magistrale monographie, Charles Péguy et les Cahiers de la Quinzaine (1918, Payot & Cie), un précieux témoin : « Halévy assure qu’à la nouvelle du meurtre [de Jaurès], Péguy manifesta “une exultation sauvage” » (p. 514), réaction que contredit fermement Geneviève Favre auprès de R. Rolland : « Aucune parole de protestation n’a desserré ses lèvres, toute son attitude était celle d’une terrassante, déchirante douleur intérieure. Que dire de plus ? Je ne le puis » (p. 514)
Herr, Lucien (1864-1926). Germaniste, agrégé de philosophie en 1886, bibliothécaire de l’École normale supérieure de 1888 à 1926, secrétaire de rédaction de La Revue de Paris concurrente aux Cahiers de la quinzaine, il fut pour Péguy et Jaurès, élèves de l’École, le père spirituel en socialisme, jusqu’à l’Assemblée générale de la Société d’Édition du 18 janvier 1900, dont il publie le Rapport (Cahiers, II-9, 19 mars 1901) pour y dénoncer « un réquisitoire mouillé de tendresse, qui écrase son homme ». Rolland note qu’« il ne supportait pas le partage de l’amitié de Herr avec un Simiand ou un Léon Blum [membres du Conseil d’administration]. Ce lui était le pire des outrages. Qu’on examine de près chacune des amitiés qu’il a brisées, et qui se sont muées en haines : on y trouvera presque toujours une blessure de jalousie – ou refoulée ou avouée » (p. 138, note 91). Dans une lettre de 1920, citée par R. Burac, Lucien Herr juge que « par rancune d’orgueil outragé, il [Péguy] m’a méchamment, bassement, empoisonné dix années de ma vie », tandis que selon un témoin, Edmond-Maurice Lévy, Lucien Herr, au soir de sa vie, « ne parlait de Péguy, qu’avec une réelle émotion, sans acrimonie et sans dissimuler son admiration pour l’écrivain et pour le penseur » (R. Burac, La Révolution et la grâce, p. 169). Voir également Jean Delaporte, « Le socialisme de Péguy », La Revue administrative, 19e Année, no 111, mai-juin 1966, p. 258-268. Les frères Tharaud (voir ce nom), dans Pour les fidèles de Péguy,édition Dumas, 1949, ont consacré un émouvant chapitre à Lucien Herr, « L’homme obscur », et à ses relations avec Péguy.
Jaurès, Jean (1859-1914). Né à Castres, il est l’enfant surdoué de l’élitisme 632républicain (reçu en 1878 premier à l’École normale supérieure, puis agrégé de philosophie, et enfin docteur). Il entre en politique comme député en 1885 puis, après son soutien à la grève des mineurs de Carmaux, devient député socialiste en 1893. C’est en 1898 que, dans la bibliothèque de l’École, Péguy fait sa connaissance, lui vouant aussitôt l’admiration d’un fils pour un père idéal. Déception et ressentiment seront à la hauteur de l’amour déçu, se ralliera au ministère Combes, − c’est-à-dire aux yeux de Péguy à « la démagogie combiste » − de 1902 à 1905. Lorsqu’il fonde son propre journal, le quotidien L’Humanité, sans faire appel à la contribution de collaborateurs des Cahiers de la quinzaine,Péguy en nourrit aussitôt une rancœur inexpiable envers « cette horde de petits agrégés normaliens » (OPC II, p. 81) avides de servir sans aucun risque la cause d’une République désormais installée. Suite à ce lâchage, Péguy relatera en termes vengeurs sa dernière visite à Jaurès, dans l’introduction au Cahier VII-5, du 19 novembre 1905, Courrier de Russie : « Il était lassé, voûté, ravagé. Je n’ai jamais vu rien ni personne d’aussi triste, d’aussi désolant, d’aussi désolé, que cet optimiste professionnel » − trait rédhibitoire (OPC II, p. 78) qui avait déjà valu à Jaurès les flèches au curare de La Chanson du roi Dagobert que le fils prodigue avait publiée en 1903, après avoir demandé à Rolland d’écrire « la musique de cette chanson ». Pour ne pas être reconnu, Péguy avait signé cette chanson du nom de l’ami à jamais perdu, « Pierre Baudouin ». Lorsque, en 1913, dans L’Argent suite, Péguy demande à grands cris la guillotine pour Jaurès, on est reconnaissant à Rolland, qui rapporte les mots de Péguy, de se refuser à toute flagornerie envers son héros : « Il m’est pénible de montrer cet homme que j’aime, cet homme juste, ce grand homme, en proie, comme Saül, à ses démons. Mais j’ai promis – je me suis promis – de ne rien cacher. Et quelle leçon pour nous tous ! Qui, dans le cyclone des passions de ce temps, n’a participé, un jour, un instant, à ces poussées de bête sanguinaire » (p. 180).
Johannet, René (1884-1972). Prolixe journaliste et essayiste de la droite maurassienne (« Johannet observait sans plaisir qu’aux Cahiers,“il circulait un air juif” », p. 528), il devient, à la veille de la seconde guerre « le confident assidu » (p. 456) du dernier Péguy, et, à ce titre, un informateur de première main. Rolland se réfère essentiellement aux deux publications de Johannet, « Projets littéraires et propos 633familiers de Charles Péguy », Le Correspondant, 25 septembre 1919, et Vie et mort de Péguy en 1921. Mêlé au pamphlet intitulé « Ainsi parlait Romain Rolland », qui parait sous sa signature le 15 juin 1914 dans un numéro des Lettres, Johannet, « affirmera avoir été fortement encouragé par Péguy pour sa confection » (Robert Burac, Charles Péguy, La Révolution et la grâce, p. 266.). Trente ans plus tard, Rolland rapporte que « ce fut pour nous tous un soulagement, quand Péguy, prudemment sondé par Tharaud, se désolidarisa de son apologiste Johannet, dont il ne se montrait même pas très satisfait […] Tout cela n’a pas grande importance et ne vaut guère la peine de s’y arrêter », conclut sereinement Rolland, qui a pourtant toutes les raisons de penser que Péguy « s’était exprimé, devant Johannet, en termes massacrants à mon égard » (p. 457). René Johannet fera partie de la Commission de censure de Vichy, qui délivrait, ou non, les permis d’imprimer.
Langlois, Charles-Victor (1863-1929). Historien formé à « l’école méthodique » (la tâche de l’historien est de trouver et rassembler les faits vérifiés afin de constituer une histoire qui s’organisera d’elle-même), cet ancien élève de l’École des chartes est l’auteur d’une Introduction aux études historiques en collaboration avec Seignobos, publiée en 1897. Il est resté pour la postérité cette autorité de l’enseignement supérieur qui, sous un nom d’emprunt, – « Pons d’Aumelas », involontairement ridicule –, avait fait paraitre dans le numéro du 15 juillet 1911 de la Revue critique des livres nouveaux, un compte-rendu perfide du recueil Œuvres choisies 1900-1910, de Charles Péguy, le qualifiant pour finir, d’« essai incohérent » (OPC III, p. 831). C’est à ce « Pons d’Aumelas » que l’on doit la réplique bouffonne qui devait déclencher l’écriture des deux grands pamphlets, L’Argent, (où Péguy lui « règle son compte », sous le titre « Langlois tel qu’on le parle », OPC III, p. 828-847) prolongé par L’Argent suite. Au-delà de l’anecdote, ces pamphlets poursuivent la guerre de Péguycontre« toute la Sorbonne qu’il avait à découdre » (p. 409) à travers deux autres de ses illustres représentants que furent Lanson et surtout Lavisse, dont Rolland était l’ami et le protégé.
Lanson, Gustave (1857-1934), dreyfusard de la première heure, ancien élève de l’ENS, agrégé de lettres puis docteur en 1887, il est la figure majeure de la réforme des études littéraires jusqu’au milieu du 634xxe siècle, et s’est attaché à promouvoir la dissertation et l’explication de texte, − lecture détaillée d’extraits −, au rang d’exercices pédagogiques toujours en vigueur dans l’enseignement, du lycée aux concours de recrutement. Mais Péguy, qui fut son élève à l’École normale supérieure, se souvient surtout du représentant d’une histoire littéraire positiviste esquivant tout contact direct avec le texte, jusqu’au jour, où « il arriva une catastrophe. Ce fut Corneille. […] Mais tout le monde avait compris que celui qui comprend le mieux Le Cid, c’est celui qui prend Le Cid au ras du texte ; dans l’abrasement du texte ; dans le dérasement du sol ; et surtout celui qui ne sait pas l’histoire du théâtre français » (L’Argent suite, OPC III, p. 860-862), thèse fondamentale abordée pour la première fois en 1904 dans Zangwill à propos de la « catastrophe » du cours de Lanson sur Corneille (OPC I, p. 1432 et suiv.).Rolland, qui sait être drôle, donne une lecture aussi minutieuse que savoureuse de ce Cahier, en mimant le réquisitoire hyperbolique de Péguy, où « Langlois, Lanson, Lavisse…[sont] devenus les ennemis publics, les destructeurs de la France, ceux qui rongent toute grandeur, où qu’elle soit […], ceux qui s’acharnent depuis trente ans à ruiner tout ce qui restait encore debout en France, qui dénivellent Dieu, l’Église, la patrie, l’armée, les mœurs, les lois ». (p. 411 et suivantes).
Lavisse, Ernest (1842-1922), « instituteur national » comme le surnomme Pierre Nora dans Lieux de mémoire, fondateur de l’enseignement de l’histoire à l’école sous la forme de manuels d’histoire de France, dont se moque déjà Péguy dans l’article paru dans La Revue blanche du 15 novembre 1899, sous le titre « Le Ravage et la réparation ». Directeur de La Revue de Paris qui avait accueilli le jeune Rolland à ses débuts, Lavisse aura occupé toutes les fonctions d’un intellectuel promu haut fonctionnaire de la IIIe république. À ce titre, il provoque l’ire de Péguy (voir notamment son portrait charge, Restait M. Lavisse, texte posthume, 1911, OPC III, p. 380 et suiv., ainsi que les pages 484-485 du Fernand Laudet), tandis qu’il trouvera toujours en Romain Rolland, qui fut son élève et collègue, un fervent défenseur : « Ceux qui ont écrit sur Péguy ont trop facilement accepté ses arrêts furieux : les victimes ne les intéresse plus. Je défendrai, moi, ce vieux homme, ce Lavisse […], pas seulement le maître à la voix chaude, qui avait le don d’animer toutes ses leçons », mais aussi celui 635qui avait conjuré son ancien élève de ne pas quitter la Sorbonne, et de ne pas « rompre avec le bel enseignement qu’il avait contribué à m’y faire assigner : (et il avait raison, c’est moi qui ai eus tort, je le reconnais : j’avais beaucoup à dire encore dans cette chaire, et j’ai manqué, par un besoin maladif d’évasion, à une de mes tâches essentielles : ce n’est pas la seule erreur de ma vie » (p. 455). Ce genre d’examen de conscience n’est pas la moindre des qualités de cette vie de Péguy.
Lazare, Bernard (1865-1903). Juif athée et anarchiste, Lazare Marcus Manassé Bernard, – qui inversera prénom et patronyme pour entrer en littérature et en journalisme, avant que Péguy scelle par un trait d’union prénom et patronyme, – publie L’Affaire Dreyfus – Une erreur judiciaire en Belgique en novembre 1896. Romain Rolland voit en lui l’un des « directeurs de conscience » des Cahiers, rappelant que, peu avant sa mort survenue des suites d’un cancer en 1903, il dictait à Péguy sa Consultation du 6 août 1902, sur LaLoi et les congrégations (OPC I, p. 1003-1010). On lira notamment« Bernard-Lazare », texte posthume de Péguy consacré à l’histoire du dreyfusisme, écrit en 1903 (OPC I, p. 1207-1245). Notre jeunesse lui élève en 1910 un tombeau : « Il avait une douceur, une bonté, une tendresse mystique, une égalité d’humeur, une expérience de l’amertume et de l’ingratitude […] Il vécut et mourut comme un martyr. Il fut un prophète. Il était donc juste qu’on l’ensevelît prématurément dans le silence et dans l’oubli », en même temps qu’il prononce son oraison funèbre, l’une des plus saisissantes jamais écrites depuis Bossuet, sans la chapelle du Palais de Louvre : « Voilà l’homme, voilà l’ami que nous avons perdu. Pour un tel homme nous ne ferons jamais une apologie, nous ne souffrirons jamais qu’on en fasse une. […] Il fut un héros et en outre il eut de grandes parties de sainteté. Et avec lui, nous fûmes, obscurément des héros » (Notre jeunesse, OPC III, p. 94), mots qui devaient aller droit au cœur de R. Rolland.
Lotte, Joseph (1875-1914). Confident fidèle de Péguy (« le cher Lotte ») dont il note tous les entretiens, il est, à ce titre, l’une des sources les plus fécondes de Rolland. Il publie jusqu’à sa mort en 1914, quelques jours après celle de Péguy, le Bulletin des professeurs catholiques de l’Université, qu’il a fondé en janvier 1911. C’est dans ce Bulletin, que Péguy fait paraitre le célèbre « communiqué », reproduit en tête d’Un Nouveau théologien, M., Fernand Laudet, en vue de 636riposter à l’auteur de l’article paru le 17 juin 1911 dans La Revue hebdomadaire de F. Laudet, son directeur, sous la signature d’un certain François Le Grix rendant compte du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc,qu’il accuse de s’attaquer« aux vérités essentielles de notre foi »(OPC III, p. 393). « On imagine la “démesure” (c’est le mot antique, “l’hybris”auquel il faut toujours revenir pour qualifier ces œuvres polémiques de la fin) », commente Rolland (p. 309) pour expliquer « les inimitiés puissantes qu’il [Péguy] va déchaîner » et lui interdire toute reconnaissance de ses pairs. C’est à Romain Rolland ainsi qu’à Geneviève Favre, et surtout à Joseph Lotte que Péguy confie sa position de « catholique “demi-rebelle” », sans besoin de l’Église et des sacrements : « Je vis sans sacrements. C’est une gageure… Mais j’ai des trésors de grâces…une surabondance de grâces inconcevable » (« Conversations avec Lotte », 27 septembre 1912, dans Charles Péguy, Lettres et entretiens, éditions L’Artisan du livre, publié par Marcel Péguy en 1927).
Maritain, Jacques (1882-1973). Fils de Geneviève Favre (voir ce nom) − elle-même fille de Jules Favre l’un des pères fondateurs de la IIIème république − né protestant, il se convertit en 1906 au catholicisme sous la férule de Léon Bloy, en même temps que Raïssa Oumançoff, immigrée juive originaire d’Ukraine, qu’il rencontre à la Sorbonne et épouse en 1904. Étudiant en philosophie (agrégé en 1905), il est abonné aux Cahiers de la quinzaine dès 1900 et présenté à Péguy par Robert Debré en 1901, au Collège libre des sciences sociales. Entrainé par Péguy, il suit avec son épouse les cours d’Henri Bergson au Collège de France, qui l’enthousiasme, avant de s’en éloigner à partir de 1908, sous l’influence du dominicain Hubert Clérissac qui, devenu leur conseiller spirituel, initie le couple à la pensée de Saint Thomas d’Aquin (Rolland résume les étapes principales des déclarations papales imposant depuis Léon XIII, la doctrine du Docteur Angélique, p. 488, n. 314). L’incompréhension de Maritain, le convertisseur, emportera l’amitié, jusqu’à la rupture définitive. Voir Péguy au porche de l’Église, Correspondance inédite, Jacques Maritain-Dom Louis Baillet.
Marix, Eddy (1880-1908). Ancien élève du collège Sainte-Barbe où il rencontre Péguy, abonné de la première heure aux Cahiers dont il devient l’un des collaborateurs, juif dreyfusiste, il devient avocat à la cour d’appel de Paris et conseil juridique de Péguy et des Cahiers637dont il établit un bilan de la santé financière (très inquiétante) le 30 octobre 1905. Contre le théologien thomiste Jacques Maritain, Eddy Marix fut l’un de ceux (Bernard Lazare, Jules Isaac, Edmond-Maurice Lévy) qui entrainèrent leur ainé vers son enracinement dans un judaïsme chrétien (voir Robert Burac, Charles Péguy et ses amis juifs, l’Amitié Charles Péguy, no 86). Toujours en tant que conseil juridique, Marix s’interpose entre l’auteur de Jean-Christophe et son irascible éditeur lors de l’affaire de la librairie Ollendorf pour éviter la rupture. Atteint d’une grave maladie, sa mort à vingt-huit ans affecte profondément Péguy qui lui dédicacera Le Porche du mystère de la deuxième vertu, en mémoire de La Tragédie de Tristan et Iseult que Marix avait publiéedans le Cahier VI-15 « pour le dimanche des Rameaux et le dimanche de Pâques »de 1905.
Monod, Gabriel (1844-1912). Il cofonde en 1876 la Revue historique qui marque la naissance d’une nouvelle école historiographique, l’école méthodique, patronnée par des autorités intellectuelles telles que Duruy, Taine, Fustel de Coulanges, Renan, mais aussi Jules Michelet. Professeur à l’École normale supérieure en 1880 pour suppléer Lavisse, il y est nommé maitre de conférences en 1888. Cofondateur de la Ligue des droits de l’homme, Monod est l’un de ces intellectuels protestants minoritaires qui, contre le clergé catholique, prirent, les premiers, position en faveur de l’innocence de Dreyfus, ce que Péguy n’oublie jamais de rappeler. Dans ses Mémoires, Rolland rappelle tout ce qu’il doit à ce professeur, son désir et son choix de faire de l’histoire, louant « la vaste somme de connaissances et l’équité du magnanime Gabriel Monod » (Mémoires et fragments du journal, p. 48), comme il rappelle aussi qu’une génération de normaliens avait été formée, sensibilisée à l’idée de l’imminence de la guerre : « Même notre bon maître, l’historien grave et pondéré, Gabriel Monod, périodiquement nous avertissait de nous tenir prêts pour les moins prochains. Et j’ai su, depuis, qu’il disait vrai » (p. 181). Voir Romain Vaissermann, Gabriel Monod-Charles Péguy : vie et mort d’une amitié d’intellectuels, Extraits de leur correspondance inédite (1900-1911), Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle 2002/1 (no 20).
Naudy, Théophile (1847-1928). Directeur de l’École normale d’instituteurs du Loiret à Orléans de novembre 1880 à 1894, il publie en 1882 son manuel de pédagogie L’École – Éducation et instruction en commun. Il était 638« l’homme, écrit Péguy, à qui je dois le plus » et qui, avec une bourse municipale, le fit entrer en sixième classique, dans le royaume enchanté sur latin : « “il faut qu’il fasse du latin”, avait-il dit ». Conscient du fossé entre les classes sociales, Rolland ajoute : « Les petits bourgeois que nous avons été n’imaginent guère l’éblouissement que fut pour le petit bonhomme sérieux et passionné, du peuple travailleur, la déclinaison de rosala rose, et les “parterres de fleurs”qu’elle ouvrit à l’âme de l’enfant […] Toute sa vie en fut changé. Aussi nomme-t-il M. Naudy, son “père” », ce père à qui il consacrera le Cahier, L’Argent, (p. 397). M. Naudy devint plus tard un collaborateur des Cahiers reconnaissant en publiant Depuis 1880, – l’enseignement primaire et ce qu’il devrait être (Cahiers,XIV-7).
Ollendorff, Librairie, maison d’édition, avec laquelle, au cours de l’été 1905, Péguy négocie de nouvelles conditions financières pour les cahiers de Jean-Christophe, tandis que d’ordinaire, les auteurs publiés par les Cahiers de la quinzaine, s’engagent à leur laisser les droits qu’ils rapporteraient, comme il va de soi dans « une institution communiste » telle que les Cahiers. Mais puisqu’il se voyait publié en dehors des Cahiers, Rolland « revendiquait le droit de ne pas être traité en esclave et de conserver la propriété littéraire de ses écrits » (Robert Burac, Charles Péguy, la révolution et la grâce, p. 195). Au terme de ce différent, le « despotisme naturel » du gérant qui « s’exacerbait dans ces circonstances » (p. 188), Péguy « par une lettre de rupture dépitée », rendit sa liberté à Rolland et signa un nouveau contrat avec Ollendorff. Péguy accepta néanmoins la main tendue le 1er décembre 1905, − tout en prévoyant la publication vengeresse d’un portrait au vitriol de Rolland en caricature de ces « kantiens » qu’il abhorrait. Le lecteur peut lire aujourd’hui ce portrait « énhaurme » dans l’essai posthume, Heureux les systématiques (OPC II, p. 309-311), que Péguy ne publiera pas.
Péguy, Désiré (1846-1873). Comme le relate Péguy dans un texte séminal, Pierre, Commencement d’une vie bourgeoise écrit en 1898 et publié en 1934 à la NRF, son père, artisan menuisier presque illettré né à Saint-Jean-de-Braye, près d’Orléans, mourut d’un cancer contracté durant le siège de Paris par les Prussiens, où il avait été appelé parmi les mobiles du Loiret : « J’avais dix mois quand mon père est mort ; c’est pour cela que je ne l’ai jamais connu. » (OPC I, 639p. 152). L’orphelin ne connut de son père que ce que lui en a dit sa mère, qui conservait religieusement quelques reliques dont une lettre envoyée depuis le front à sa propre mère, et qu’elle lui lisait enfant, – à lui qui affirmera en 1914 dans la Note conjointe sur M. Descartes,que « l’anonyme est son patronyme. L’anonymat est son immense patronymat » (OPC III, p. 1299). Robert Burac souligne à juste titre que, pour Péguy, – comme pour tous les communards et leurs sympathisants −, l’idée s’était imposée que les officiers qui s’étaient laissé encercler à Sedan et Metz étaient des traitres, de même qu’à ses yeux seront des traitres les dreyfusards ralliés au socialisme d’État, puis les intellectuels enrôlés par la Sorbonne. Dans ce récit autobiographique tout en ironie retenue (« Les bons ouvriers ne font jamais de politique, parce que c’est encore pire que de se saouler », ibid., p. 155), écrit à la manière d’un sociologue du mythe bourgeois de l’enfance modèle, Pierre Péguy rapporte ses premiers conflits avec son patronyme, dans la cour de récréation de l’école : « Je leur dis que je m’appelais Durand ; ils m’appelèrent ainsi plusieurs fois pour bien se mettre ce nom dans la mémoire » (op. cit., p. 166), inaugurant ainsi la longue série des pseudonymes qui signeront ses premiers textes, comme pour effacer le nom du père. Selon son propre fils aîné, Marcel, Charles ne sera jamais vraiment reconnu dans sa belle-famille, alors même que, par le mariage de sa fille, Mme Baudouin « souhaitait qu’il lui procurât l’exacte restitution du fils perdu », (R. Burac, Charles Péguy, la révolution et la grâce, p. 199). Romain Rolland observe que ce n’est que beaucoup plus tard, dans L’Argent, qu’il prendra le parti, face à la solitude et à l’écroulement de ses projets, de mythifier son enfance (« L’enfance est restée pour lui le paradis avant la chute », p. 397).
Péguy, Marcel (1898-1972). Sa place d’aîné dans la fratrie de trois enfants, et plus encore le prénom élu de l’ami défunt, lui valut toute l’attention de Péguy qui, avec sa femme et sa belle-mère, assura son instruction jusqu’à l’apprentissage avancé du grec. Marcel deviendra l’éditeur intellectuel de Péguy après sa mort, d’abord en poursuivant l’entreprise des Cahiersde la quinzaine jusqu’en 1934, et en publiant deux ouvrages importants. Le premier, avec Emmanuel Mounier et Georges Izard, La Pensée de Charles Péguy (1931),le second, onze ans plus tard, Le Destin de Charles Péguy, ouvrage informé de première main auquel se réfère 640souvent Rolland tout en dénonçant les convictions politiques maréchalistes de ce fils égaré. Dans l’Introduction (p. V-IX), effacée de la réédition de 1946 – épuration oblige –, Marcel Péguy entonne le refrain antiparlementaire et raciste : « Le racisme de mon père est essentiellement chrétien et son christianisme est essentiellement raciste. » Un racisme à la française, dans la mesure où Péguy voulait, selon lui, une politique centrée sur « un pays, une race, un chef […] et jusqu’au terme de national-socialisme qui la désigne en un pays voisin ». Le contresens sur le mot « race », toujours employé au sens de « lignée » par Péguy, sans aucune connotation raciale, fera l’affaire d’intellectuels de gauche, qui feindront d’ignorer ce que Péguy n’aura jamais cessé de marteler : « Les antisémites parlent des juifs. Je préviens que je vais dire une énormité :les antisémites ne connaissent point les juifs. Ils en parlent, mais ils ne les connaissent point »(Notre jeunesse). Voir Daniel Bensaïd, Un nouveau théologien, Bernard-Henri Lévy, Nouvelles Éditions Lignes, 200, p. 22. Toujours à ce sujet, on se reportera à Jules Isaac, compagnon de Péguy au lycée Lakanal en 1891-1892, devenu historien et codirecteur du Cours d’histoire Malet et Isaacen 7 volumes(Hachette, 1923-1930). Jules Isaac attendra sa quatre-vingtième année pour livrer son Expériences de ma vie : Péguy, (1960), ouvrage essentiel qui complète sur un plan très personnel l’ouvrage de Romain Rolland.
Psichari, Ernest (1883-1914). Petit-fils de Renan par sa mère, issu d’un milieu fortuné, élevé dans la morale républicaine laïque, il devient lieutenant d’artillerie coloniale en Mauritanie et entretient avec Péguy une correspondance évoquée à la fin de Victor-Marie, Comte Hugo : « Vous qui connaissez la brousse et le bled, allons vous êtes bon. […] Ernest Psichari, mon enfant, vous aussi vous serez de mon parti » (OPC III, p. 344). L’Appel aux armes, publié en 1913, est dédicacé « à mon bon maître Charles Péguy, de toute ma profonde affection ». Encore considéré « comme mon fidèle ami » dans L’Argent suite (OPC III, p. 907), il se détourne de lui, dès lors que, touché par la foi, Psichari se laisse guider par des hommes d’Église comme Jacques Maritain et le père dominicain Clérissac (voir les Souvenirs de Geneviève Favre Favre). Ce retournement intéresse au plus haut point Rolland : « C’est ici que ceux qui tentent d’annexer Péguy, comme fils soumis à l’Église, sont rebuffés. Péguy, qu’aurait dû, en toute justice, réjouir cette conversion de son “frère chéri”, est atterré. 641[…] “– Nous devons prendre le deuil d’Ernest : il est perdu pour nous ; il est pris par les curés…” » (propos rapporté par Geneviève Favre, p. 427). Le lieutenant d’artillerie coloniale Ernest Psichari est tué lors la « bataille des Frontières » à Rossignol en Belgique, le 22 août 1914.
Raphaël, Blanche (1878-1960). Jeune intellectuelle agrégée d’anglais issue d’une famille juive d’Alsace, sœur de Gaston Raphaël, germaniste et collaborateur estimé des Cahiers, elle fait, en 1899, la connaissance de Péguy, qui en éprouve progressivement une violente passion, − non déclarée. Geneviève Favre évoque dans ses Souvenirs, une « communion parfaite : c’était pour ce “grand cœur orageux dévoré d’amour”, […] un absolu », demeuré intact après le soudain mariage de Blanche en juillet 1910 avec un certain Marcel Bernard, dont elle eut une fille que Péguy aima comme sa propre enfant. Rolland relate une conversation significative avec Mme Favre qui « veut s’imaginer que c’est Melle Raphaël qui, en juive résolue devant le destin, a brusqué son mariage, pour sortir de la situation sans issue. Moi, je pense que Péguy, pour rendre son sacrifice plus complet, lui a laissé ignorer ses tourments, qu’elle n’a su qu’après qu’elle était mariée. – Il aimait son humeur joyeuse et libre » (JV, p. 787). « Je n’ai rien fait pour vous », confia-t-elle un jour à Péguy, qui lui répondit en forme de laconique gratitude : « Vous avez fait un poète », ce dont témoigne le destin poétique de cet amour renoncé qui essaime dans quelques œuvres majeures comme Notre jeunesse, le Porche du mystère de la deuxième vertu, la « Prière de report » et la « Prière de confidence » des Tapisseries de Notre-Dame, puis, à titre posthume, des Quatrains composés à son intention (ou Ballades du cœur qui a tant battu en mémoiredu Testament de Villon). Respectueux de son maître et ami, Rolland tait le nom de cette jeune femme, tout en consacrant à cette passion quatre pages brûlantes de son chapitre « La venue de la grâce » (p. 287). « L’Innominata »,selon le surnom que lui avait attribué la petite communauté des Cahiers,parviendra à échapper aux persécutions pendant l’Occupation nazie.
Seignobos, Charles. Voir Charles-Victor Langlois.
Sorel, Georges (1847-1922). Parfois considéré comme « la boîte noire » des Cahiers, théoricien du syndicalisme révolutionnaire, auteur de Réflexions sur la violence, paru en 1906,ila longtemps tenu, au cours 642des réunions du jeudi après-midi dans la Boutique des Cahiers de la quinzaine, le rôle d’intellectuel critique libre de sa parole, à la fois envié et encouragé par Péguy, jusqu’à la publication de Notre jeunesse, où son appréciation du dreyfusisme, comme celle de Daniel Halévy, est fermement remise en cause. Soupçonné par Péguy d’antisémitisme pour avoir « refusé de d’associer à sa campagne, en faveur de Benda [auteur de l’Ordination édité en 1912 par les Cahiers de la quinzaine], pour décrocher le prix Goncourt […] », il se désabonne définitivement. « D’une part, c’était la brouille à mort avec les républicains, radicaux, socialistes, libres penseurs, – d’autre part avec les syndicalistes et avec le parti de l’Ordre » (p. 393). Après la rupture consommée avec Jaurès, Romain Rolland observe en historien que « vont suivre, bien au-delà de la vie et de la mort même de Péguy, les quarante années que nous venons de vivre de combats furieux entre les socialismes marxistes et les dissidences révolutionnaires, antimarxistes, hypermarxistes, trotzkystes, anarchistes, fascistes se réclamant de Sorel, tout ce volcanisme qui convulse et déchire l’écorce de notre ère » (p. 159). Voir la pertinente étude de Marcel Péguy, La Rupture de Charles Péguy et de Georges Sorel, 1er janvier 1929, « Douzième cahier de la dix-neuvième série », chez L’Artisan du Livre.
Spire, André (1868-1966). Né dans une famille juive, entré à l’École libre des sciences politiques, puis sur concours, au Conseil d’État (1894), quelques mois avant le début de l’affaire Dreyfus, au cours de laquelle il se bat en duel avec un polémiste de la Libre Parole, le journal antisémite dirigé par Édouard Drumont, il est un fidèle abonné des Cahiers. Il trouve la révélation de son identité juive en découvrant, à la fin octobre 1904, le poème Chad Gaya ! de l’écrivain Israël Zangwill (voir ce nom), et adhère à en 1905 à la Jewish Territorial Organization, que fonde Zangwill en vue de la création d’un foyer national juif hors de Palestine (Robert Burac, Charles Péguy, la révolution et la grâce, p. 164). Le 31 décembre 1905, le Cahier VII-8 publie son recueil de poèmes, Et vous riez !, en tête duquel, Péguy insère, sous le titre Louis de Gonzague, un texte critique majeur qu’il faudrait citer dans son intégralité : « Une œuvre affirme son rythme et prouve sa technique. Sans préface ni commentaire. Et son œuvre à lui se défend le mieux que tout autre » (OPC II, p. 387). Dans l’Épilogue de son livre, Rolland, très attentif aux relations entre les 643christianisme et judaïsme, cite le projet de Péguy d’une « Lettre ouverte à André Spire sur la célébration du Vendredi-Saint », pour protester contre l’idée que se faisait Spire des sentiments antisémites que devait inspirer cet Office : « Ce ne sont pas, disait Péguy, les Juifs qui ont crucifié Jésus-Christ, mais nos péchés à tous, et les juifs qui n’ont été que l’instrument, participent comme les autres à la fontaine du salut » (p. 578). Exilé aux États-Unis pendant la seconde guerre, il y rédige son très grand livre, Plaisir poétique et plaisir musculaire, essai sur l’évolution des techniques poétiques,José Corti, 1949, 1986, fréquemment cité par Henri Meschonnic dans Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Verdier, 1982.
Tharaud, Jérôme (1874-1953) et Jean (1877-1952). Les Tharaud sont des amis de jeunesse de Charles Péguy. C’est à la Librairie Georges Bellais puis dans les Cahiers de la quinzaine qu’ils publient leurs premières œuvres. Chroniqueurs avant d’être romanciers, ils s’inspirent souvent de faits ou de personnages qu’ils ont effectivement connus. Leurs prénoms de baptême sont Ernest et Charles, et c’est Péguy qui leur donne plus tard les prénoms de Jérôme et Jean. Jérôme est élève à l’École normale supérieure. Ils seront tous deux élus (1938 puis 1946) à l’Académie française. En 1901, Jean devient le secrétaire de Maurice Barrès, poste qu’il occupe jusqu’à la Première Guerre mondiale. Pour comprendre comment opère Rolland exégète de Péguy, lisons cet extrait significatif : « Des meilleurs amis de Péguy, les Tharaud, m’ont parlé d’un Péguy optimiste qu’ils ont connu, à ses débuts, et qui, selon eux, n’aurait passé au pessimisme qu’après 1910. […] Quant à moi, je n’ai jamais vu dans les Cahiers, dès leur début, qu’un pessimisme de fond, âpre, douloureux, intense, irrémédiable, cet “accablant pessimisme”, comme il écrit (11e Cahier), “de l’épouvantable drame dreyfusard, du triste travail de remédiation d’une majorité malade par une minorité saine”. – Et quelle est petite cette minorité ! Comme elle suit mal celui qui s’épuise à l’éveiller ! » (p. 154). Leur brève nouvelle, Bar-Cochebas, notre honneur,inspirée d’un épisode de l’histoire juive et publiée dans le Cahier VIII-11, du 3 février 1907, est supplantée par l’essai polémique de Péguy sur « la métaphysique intellectuelle moderne », qui fait passer au second plan ce récit exotique teinté d’antisémitisme. Sur les Tharaud, voir la mise au point de Michel Leymarie « Les frères Tharaud, De l’ambiguïté du “filon 644juif” dans la littérature des années vingt », Archives Juives 2006/1 (Vol. 39). Deux ouvrages des Tharaud ont fait date : Notre cher Péguy, (1926) et Pour les fidèles de Péguy (1949). Sur Notre cher Péguy, voici ce que répondait Rolland à une question de Frantisek Laichter : « Ces maîtres de l’expression ont mis de côté, avec nonchalance, tout ce qui importait à Péguy, tout ce qui était décisif pour lui, “sub specie aeterni”, tout en quoi consistait la vision du salut éternel de son pays, de son prochain et de l’humanité contemporaine ». La responsabilité, avec laquelle Péguy s’efforçait de s’acquitter envers les problèmes et les tâches de son époque – de la nôtre, que signifiait-elle, en fin de compte, pour ces narrateurs charmants ? Dans le cas de Charles Péguy, de cette source inépuisable d’énergie spirituelle et morale, les frères Tharaud préférèrent s’appliquer à ce qu’ils trouvaient d’extravagant et de ridicule en marge de son effort d’éditeur et de ses campagnes. Des petits détails pittoresques et des anecdotes pseudotypiques masquent leur incompréhension fondamentale de la pensée de Péguy. Lettre de Romain Rolland du 2 février 1925 à Frantisek Laichter, « Péguy, par Frantisek Laichter, avec des lettres inédites de Romain Rolland », présenté par Auguste Martin, FACP, Mensuel 58 F, avril 1957.
Variot, Jean (1881-1962). Cet érudit alsacien attiré par Péguy et par le syndicaliste révolutionnaire Georges Sorel, futur auteur de nombreux romans, essais, comédies musicales représentatifs de la Belle époque, est un écrivain nationaliste maurassien qui fonde L’Indépendance,revue de culture, qui publiera 48 numéros en moins de trois ans (mars 1911-août 1913). Avec sa perspicacité d’historien, Rolland en fait un témoin caractéristique des relations royalistes de Péguy : « Jean Variot, trop intelligent pour ne pas avoir discerné les deux Péguy, – le grand poète religieux et national, qu’il veut bien reconnaitre comme sien, – et celui qui n’était pas le sien, le grand démocrate, – a le franc cynisme de réclamer l’amputation de l’un des deux. – “Qu’on le veuille ou non, l’œuvre de Péguy est à filtrer, avec le plus grand soin” (La légende et la vérité de Péguy, dans la revue Aspects, 5 novembre 1943) – On sait ce que cela veut dire, dans un temps et sous le joug, qui ont fait revoir au monde les bûchers de livres » (p. 528).
Zangwill, Israël (1864-1926). Né à Londres dans une famille de Juifs russes émigrés, il publie, selon les mots mêmes de Péguy adressés à 645la traductrice, Mathilde Salomon, l’« étrange et admirable poème » qu’est Chad Gaya, nouvelle extraite des Rêveurs du ghetto. De la préface prévue, Péguy, selon une manière érigée par lui en méthode, tire un texte autonome, intitulé Zangwill,qui va devenir le premier grand manifeste dirigé contre l’écrasement des textes par les méthodes historiques du commentaire de texte, inspirées de Taine, l’auteur de La Fontaine et ses fables et de Renan, auteur de L’Avenir de la science, c’est-à-dire « le système de tout le monde moderne » (OPC I, p. 1442). À quoi parvient l’historien moderne formé par Taine et Renan, « si parfaitement, si complètement, si totalement renseigné sur les conditions mêmes qui forment et qui fabriquent le génie » (Zangwill, OPC I, p. 1439) ? : à « transporter en bloc les méthodes scientifiques modernes dans les domaines de l’histoire et de l’humanité » (Ibid., p. 1415), que Péguy baptise la « méthode de la grande ceinture » (p. 1407). Il lui oppose, comme le résume admirablement R. Rolland, « la méthode intuitive qui est la sienne » (p. 206), – et « dont le choc vital éveille d’autres vies, et, de l’une à l’autre, propage son feu qui s’alimente des essences diverses et, devenu incendie, de forêt en forêt, bondit… » (« Entretien avec Pierre Lhoste », 18 novembre 1943, Paris-Midi, p. 1-2).
Jérôme Roger
- CLIL theme: 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
- ISBN: 978-2-406-12877-9
- EAN: 9782406128779
- ISSN: 2258-8833
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12877-9.p.0621
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-27-2022
- Language: French