Book review
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue des études dantesques
2022, n° 6. varia - Author: Mariani Zini (Fosca)
- Pages: 225 to 229
- Journal: Dante Studies
Aurélien Robert, Épicure aux Enfers. Hérésie, athéisme et hédonisme au Moyen Âge, Paris, Fayard, collection « Histoire », 2021, 367 p.
Pourquoi Épicure se trouve dans le sixième chant cercle de l’Enfer de Dante (chant X) ? On pourrait s’en étonner. D’une part, dans les Limbes, Dante place le matérialiste Démocrite, le cynique Diogène et Averroès, qui nie l’immortalité de l’âme individuelle. D’autre part, dans le Convivio (livre III), les épicuriens sont en compagnie des autres sectes philosophiques, les stoïciens et les péripatéticiens, concourant ensemble « à la recherche de la vérité éternelle ». Dans cette tension, diffusément étudiée par la critique, on peut retrouver, selon Aurélien Robert, une tension qui caractérise la réception d’Épicure au Moyen Âge : l’image d’un Épicure hérétique, athée et hédoniste, utilisée pour des finalités apologétiques et pastorales ; l’estime au moins relative pour Épicure comme modèle de sagesse et pour certains aspects de sa philosophie (p. 164-176).
En effet, l’essai d’Aurélien Robert se propose d’analyser la réception de l’épicurisme au Moyen Âge, en tenant compte de sa double trajectoire : d’une part, la construction de l’épicurien hérétique, athée et hédoniste et, d’autre part, une forme d’estime, voire d’admiration pour Épicure comme figure de sage et comme philosophe de la sobriété et de la tempérance. L’étude aboutit à une thèse historiographique forte : « le retour d’Épicure à la Renaissance est un mythe » (chap. 14, puis p. 311 sq.). Assurément, la redécouverte du De natura deorum de Lucrèce par Poggio Bracciolini en 1417 et la traduction des Vies et doctrines des philosophes de Diogène Laerce par Ambrogio Traversari en 1433 furent un moment significatif dans l’histoire de la transmission de la tradition épicurienne. Toutefois, selon Robert, elles ne changeront pas fondamentalement le double discours sur Épicure, établi par le Moyen Âge. (p. 309). La réception de l’épicurisme est, pour Aurélien Robert, un objet d’étude qui montre la porosité historiographique des frontières entre le Moyen Âge et la Renaissance, de telle sorte que l’Auteur préfère parler, comme Jacques Le Goff, d’un long Moyen Âge ou, « d’une longue Renaissance » (p. 316).
226Pour étayer cette thèse, qui ne manquerait pas de susciter la discussion, l’essai prend en compte une longue durée (du II siècle de notre ère jusqu’au xiv siècle) et procède en cinq moments : Dans les trois premières parties « L’épicurien hérétique », « Figures de papier : le philosophe, le poète et le quidam » et « Le moment pastoral », l’Auteur montre comme la figure de l’Épicurien hérétique, athée et hédoniste s’est fixée entre le ii et le iv siècles de notre ère, lorsque le christianisme était une secte qui se trouvait en concurrence avec d’autres sectes sur les mêmes terres (Asie Mineure, Palestine, Égypte…). Les Chrétiens devaient affronter un doble ennemi : les chrétiens hétérodoxes et les païens. La figure négative d’Épicure put contrecarrer les deux menaces, en associant les philosophes épicuriens et les « hérétiques », car, comme le souligne Robert, la signification négative d’hérétique se trouve la première fois sous la plume de Paul. Toutefois, lorsque la concurrence réelle entre les sectes n’eut plus lieu d’être, la figure d’un Épicure comme un pourceau à la peau bien soignée (cf. Horace, Épître, I, V, v. 14-16) cristallisa la menace de la déchéance encourue par le chrétien intempérant et/ou porteur d’une foi hésitante. La peur de se retrouver à l’Enfer pour tout épicurien fut ainsi agitée par les discours apologétiques et les pratiques pastorales, notamment lorsque les ordres mendiants s’installèrent de plus en plus dans les cités au xiii. À cet égard le nom d’Épicure avait trouvé au xii une nouvelle étymologie, non plus le sens légitime de celui qui vient en aide aux autres, mais le sens controuvé de « superficiel » en particulier sous la plume de Guillaume de Conches (p. 71). Grâce en particulier aux Gloses sur la Bible, l’épicurien hérétique assume d’autres figures. « non pas le philosophe de l’Antiquité, mais le poète de l’Ecclésiaste, l’hédoniste et l’athée du Livre de la Sagesse ou l’insensé des Psaumes » (p. 91). Les points communs de ses représentations sont la négation de la transcendance et l’attention exclusive pour plaisir superficiel de la chair. Ce n’est donc pas un hasard si Dante précipita Épicure dans les sixième cercle de l’Enfer, en compagnie des hérétiques. L’intérêt de cette analyse est la généalogie fort ancienne de l’image d’un Épicure hérétique qui permet d’en apprécier de manière précise les moments de continuité et les déplacements de sens dans une longue durée. Cette vision synoptique est enrichie par l’analyse du même phénomène de cristallisation dans les monothéismes juifs et musulman, à travers la construction d’autres représentations négatives. En fait, l’Auteur montre comment la 227menace de l’hétérodoxie juive se construisit en partie autour du terme de « apikoros », calque du mot d’Épicure, en particulier d’abord dans l’Ordre des Dommages, qui est une partie essentiellement juridique de la Mishna, puis par Maimonide et Isaac Albalag, lequel cependant reprocha à Maimonide et au philosophe musulman al-Ghazali d’avoir contribué à rendre populaire Épicure, tout en le caricaturant (p. 101) En effet, l’association entre hérétique et épicurisme se trouve dans la théologie islamique au viii siècle, en passant par l’assimilation des hérétiques aux poètes hédonistes, puis plus décidément par l’appréciation de la philosophie épicurienne avec al-Shahrastani (xii siècle), qui souligna les conséquences néfastes de l’atomisme d’Épicure sur la théologie.
Dans la quatrième et la cinquième parties « Sauver Épicure » et « Le retour du plaisir », l’Auteur montre comment l’image d’un Épicure philosophe de la tempérance et/ou exemple de sagesse s’est frayé un chemin entre le xii et le xiv siècles. Non que cette image ait été univoque, tant s’en faut. D’abord, tel ou tel aspect de la philosophie ou de la « vie » d’Épicure ont été mis différemment en avant : la tempérance et la sobriété, la réflexion sur la mort ou le mépris pour la foule. Ensuite, il s’agit du même Épicure que l’épicurien condamné par l’apologétique et la pastorale, mais qui a été interrogé dans d’autres textes et selon d’autres objectifs à partir de Pierre Abélard. L’Auteur retrace alors l’itinéraire qui conduisit à construire une image plus positive d’Épicure comme philosophe, en le distinguant de l’épicurien incrédule et débauché.
Au xii siècle, la réflexion sur Épicure se situa en effet dans le cadre de la question concernant la vertu des païens et de leur possible salut, en soulignant leurs vies exemplaires ou leur connaissance implicite de la Révélation. Les opinions divergèrent, mais ici Épicure « a gagné dans quelques textes une place nouvelle » (p. 188). L’argument topique fut d’abord « l’argument de la honte » reprochant aux chrétiens que les païens (au moins certains païens) avaient été plus vertueux qu’eux. Trois points de vue sont ainsi rappelés : la perspective éthique d’Abélard, selon lequel la rationalité philosophique païenne a pu envisager la même béatitude que celle promise par le Christ ; la défense d’Épicure de la part de Guillaume de Malmesbury, pour qui l’absence de la croyance en la providence n’implique pas que une attitude résignée, mais rend possible, pour Épicure, la maitrise de la fortune par la pensée et Jean de Salisbury, revendiquant justement la définition de plaisir épicurien 228comme absence de souffrance physique et psychique, que les lecteurs malicieux auraient interprétée comme un éloge déplacé des plaisirs corporels. Dans ces textes, l’éthique est au centre de l’image positive d’Épicure. Dans le sillage de Sénèque, notamment de ses premières Epistulæ, la philosophie et la personne d’Épicure offrent un exemple de sagesse caractérisée par la tempérance, la sobriété et la tranquillité d’âme. Cela conduisit à insérer Épicure dans les nombreuses Vies, pour ainsi dire, des hommes illustres, puis des philosophes illustres entre xii et xiv. Le mérite de cette analyse réside, entre autres, dans la convocation par Robert d’auteurs connus, comme Albert le Grand, et d’auteurs moins connus, comme Hélinand de Froidmont. On peut donc suivre ici les discussions sur la mortalité de l’âme, le calcul des plaisirs, la vie en retrait. Ce n’est donc pas seulement la personne d’Épicure qui est digne d’estime, mais aussi des aspects significatifs de sa philosophie.
À côté d’un Épicure comme philosophe moral, l’Auteur consacre une partie originale à Épicure dans le cadre de la médicine, en particulier dans les universités italiennes entre le xiii et le xiv siècles. La question centrale est ici la fonction que le plaisir sexuel joue dans la santé physique, voire mentale de l’homme. À cet égard, les opinions divergent sur l’appréciation des recommandations d’Épicure : est-ce que la sexualité est un plaisir naturel et nécessaire ou naturel mais non nécessaire ? Ou bien y-a-il des modalités positives et négatives de ce plaisir ? Et encore, du point de vue anthropologique : est-ce que le plaisir sexuel est une nécessité de l’espèce ? Peut-il avoir une valeur salutaire pour l’individu ? À cet égard, une certaine compatibilité entre Aristote et Épicure put être établie, la vertu ne pouvant pas s’exercer sans en retirer du plaisir, ou de la joie. Mais si le plaisir sexuel (essentiellement masculin) est une nécessité physiologique, voire psychique, car il soulage et évacue les tensions, l’amour passionnel qui trouble l’âme et le corps doit être évité car il engendre la maladie de la mélancholie. Une sexualité random peut alors être un remède efficace contre la mélancholie, comme les poètes latins (Ovide, Lucrèce) l’avaient bien recommandé.
L’essai se termine donc par la critique du mythe du retour d’Épicure à la Renaissance, tout en reconnaissant l’épaisseur des conceptions comme celle de Matteo Garimberti en 1942 et celle de Cosimo Raimondi qui rédigea la première Défense d’Épicure, en 1429. Il s’agit ici de s’interroger sur la place du plaisir dans la vertu et sur les conséquences de cette 229« inclusion ». Si dans nos actions vertueuses, la vertu est plaisante, « ferions-nous ces choix si la vertu apportait plus de douleur que de plaisir » ? (p. 300).
Cet essai cohérent et érudit s’appuie sur une écriture très claire et alerte. Il apporte une contribution significative dans les études sur la réception de l‘épicurisme et il pourra être lu avec profit et plaisir ! par les historiens de la philosophie médiévale, dans sa longue durée, ainsi que par les spécialistes de littérature.
Fosca Mariani Zini
Université de Tours / CESR
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-14657-5
- EAN: 9782406146575
- ISSN: 2556-756X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14657-5.p.0225
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-15-2023
- Periodicity: Annual
- Language: French