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- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d'Histoire littéraire de la France
2 – 2021, 121e année, n° 2. varia - Pages: 495 to 503
- Journal: Journal of French Literary History
COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
Les Lumières de l ’ ombre : libres penseurs, hérétiques, espions / Exploring the Early Modern Underground : Freethinkers, Heretics, Spies. Sous la direction de Sophie Bisset, Marie-Claude Felton et Charles T. Wolfe. Paris, Honoré Champion, « Études internationales sur le dix-huitième siècle », 2020. Un vol. de 310 p. (Antony McKenna)
Casanova / Rousseau. Lectures croisées. Édité par Jean-Christophe Igalens et Érik Leborgne. Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2019. Un vol. de 210 p. (Gérard Lahouati)
Romanesques. Revue du Cerll / Roman & Romanesque, 2020, Hors-série, « Roland Dorgelès ». Sous la direction de Marie-Françoise Lemonnier-Delpy. Un vol. de 258 p. (Denis Pernot)
Paul Vaillant-Couturier. Écriture et politique. Sous la direction de Denis Pernot. Dijon, Éditions universitaires de Dijon, « Écritures », 2019, Un vol. de 156 p. (Philippe Baudorre)
Louis Guilloux dans les médias, Les réceptions de l ’ œuvre. Sous la direction de Jean-Baptiste Legavre avec le concours de Michèle Touret, postface de Yves Jeanneret. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2019. Un vol. de 272 p. (Philippe Baudorre)
Sylvain Garnier, Erato et Melpomène ou les sœurs ennemies. L’expression poétique au théâtre (1553-1653). Genève, Droz, « Travaux du Grand Siècle », 2020. Un vol. de 568 p.
Cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2017, affiche dès le titre son ambition : étudier ensemble deux muses sœurs et « ennemies », la muse de la 446poésie lyrique et celle de la tragédie. L’introduction précise cet objectif : Sylvain Garnier entend montrer les liens et les interactions qui existent entre l’expression poétique et le théâtre (au-delà de la seule tragédie), et ce, malgré la contradiction apparente, déduite de la séparation des genres héritée du classicisme fondé sur la théorie aristotélicienne. La thèse repose donc sur cette tension et montre comment les faits contredisent la théorie, puisque le théâtre ne s’est pas départi de l’élocution lyrique sur la période étudiée. Le corpus s’ouvre avec Cleopatre captive de Jodelle, que Sylvain Garnier caractérise d’emblée par son lyrisme, et se ferme exactement un siècle plus tard, avec Dom Japhet d’Arménie, comédie qui marquerait l’abandon par Scarron d’une esthétique burlesque fondée entre autres sur la parodie du langage poétique. Pour son étude, l’auteur suit un plan chronologique, et procède en deux, voire trois parties, qui lui permettent d’explorer ces liens au fil du temps.
La première partie, intitulée « Le cothurne : splendeur et misère de la “sublimité du style” dans la tragédie humaniste de Jodelle à Hardy (1553-1628) », suit une première période, depuis l’invention d’une tragédie profondément lyrique par Étienne Jodelle et les dramaturges humanistes, jusqu’à Thomas Hardy, dernier représentant de ces formes théâtrales. Sylvain Garnier se concentre d’abord (chapitre 1) sur l’émergence de l’alexandrin comme vers tragique, puis analyse les procédés de la répétition et de la déploration comme marques du lyrisme au sein des dialogues dramatiques. Le deuxième chapitre s’intéresse au chœur, vecteur évident du lyrisme, lié à la forme moderne de l’ode et aux sources antiques, mais aussi – et ce point est moins souvent étudié – aux formes théâtrales dites médiévales. Empreints de théorie horatienne, les dramaturges humanistes font des chœurs des moments particulièrement lyriques, potentiellement musicaux, et qui reposent sur une circulation de la parole. Ainsi, ce théâtre humaniste, dont Sylvain Garnier restreint l’étude aux sujets profanes, constituerait le sommet des interactions entre le théâtre et le lyrisme, même si, d’après l’auteur, il faut constater une perte dès après le moment d’apothéose lyrique constitué par Cleopatre captive. Au tournant des xvie et xviie siècles (chapitre 3), ce modèle va disparaître, puisque la réforme malherbienne condamne les formes ronsardiennes : les stances remplacent le chœur ; l’élocution épique, considérée comme étant plus proche de la tragédie, remplace l’élocution lyrique (et ce, dès Robert Garnier), et le plaisir poétique s’intellectualise, la tragédie devenant plus morale et spirituelle. Le lyrisme va dès lors passer au « style plaisant » (chapitre 4), celui de la tragédie amoureuse qui se développe dans le premier quart du xviie siècle et préfère le delectare au movere, et ce, malgré les résistances de Thomas Hardy. En effet, dans les années 1623-1628, enfin Malherbe vainc, et la réforme poétique transforme les formes théâtrales : la tragédie s’éteint momentanément au profit de la tragi-comédie et de la pastorale, qui dominent le paysage théâtral jusqu’en 1634. La modernité l’emporte donc à cette période : le plaisir supplante l’instruction, le style sublime ne convient plus, et, la vraisemblance prenant le pas sur la convenance, le théâtre préfère le drame au lyrisme : la rupture entre Erato et Melpomène serait consommée (p. 228).
La deuxième partie, intitulée « De l’escarpin au socque : épanouissement et déliquescence de l’élocution lyrique au théâtre hors de la tragédie (1628-1653) », s’attache à l’étude de la deuxième période, dominée par les nouveaux genres, tragi-comédie, pastorale et comédie, caractérisés par le style moyen, qui ne signent pas la mort du lyrisme mais sa complète réinvention. Le chapitre 5 montre comment se concurrencent à l’époque la tragi-comédie cultivée par les partisans de Théophile et la pastorale des admirateurs de Malherbe. Le premier genre est celui de la liberté poétique et de l’irrégularité dramatique. Le second genre, ouvert par les Bergeries de 447Racan en 1625, est celui de la recherche de la régularité dramatique (chœurs plutôt que stances, unité de temps) et poétique (euphonie, régularité de la versification, rationalité des conceptions). Dès lors, si la tragi-comédie conserve une forme de lyrisme, la pastorale signe l’affaiblissement du lyrisme au théâtre. Le chapitre 6 étudie les influences italiennes sur ces genres, pour montrer que le lyrisme est compatible avec une forme d’humour et de dérision, à partir des théories de Guarini et de la poésie de Marino, mais aussi de la commedia dell’arte. Le chapitre 7 montre comment, dans les genres étudiés, le lyrisme se met au service de l’action et du spectacle, par les pointes poétiques qui se font résumés et prolongements des intrigues, ou encore grâce aux descriptions poétiques du temps et du lieu de l’action. Le chapitre 8 étudie enfin la tragédie burlesque, qui rend compte d’un autre type de réalisation théâtrale du lyrisme, puisque, cette fois, il est présent en tant qu’il est parodié. Si ce lyrisme second rencontre un franc succès, il n’en reste pas moins que la comédie ne parvient pas à mettre en œuvre un lyrisme premier, qui lui serait propre : le lyrisme tente alors de survivre en retournant à la tragédie (p. 443).
C’est ce que considère finalement l’« épilogue », intitulé « Vers le sublime : condamnation et réinvention de la poésie dans la tragédie après 1634 », qui semble de fait constituer une troisième partie. Le développement part de la mise au ban théorique du lyrisme pour le genre tragique dans le deuxième tiers du xviie siècle, pour mieux définir ce qu’il devient : si ces tragédies nous paraissent « poétiques », c’est parce que leurs auteurs, condamnant l’élocution ingénieuse et métaphorique, redéfinissent en fait le lyrisme du côté du naturel. Au-delà de quelques tentatives véritablement lyriques (l’Hippolyte de La Pinelière ; le théâtre de Tristan L’Hermite), la poésie se redéfinit doublement. D’abord, la tragédie lyrique apparaît, et va conduire à l’opéra. Ensuite, la tragédie régulière s’inspire d’un côté de la langue de cour contemporaine – pour la tragédie galante –, et, de l’autre, recherche le sublime, compris comme l’incarnation même de l’héroïsme sur la scène : le langage supérieur n’est plus la marque du poète mais celle du héros, la maîtrise de la parole révélant la maîtrise de soi. Cette nouvelle forme de sublime est dès lors compatible avec la vraisemblance.
Dans une brève conclusion intitulée « Comprendre la poésie de théâtre par le spectacle », Sylvain Garnier insiste sur le passage de Jodelle à Jodelet, et, plus fondamentalement, de Jodelle à Racine, qui serait aussi celui du style sublime au sublime du héros : une nouvelle élocution « poétique » mais non lyrique, le lyrisme étant associé à une « enfance » des formes théâtrales, aurait donc été inventée. L’auteur insiste enfin sur la nécessité du spectacle pour dépasser les barrières linguistiques et culturelles qui nous rendent ce théâtre difficile d’accès, et pour entendre le travail sonore de ces pièces.
Ce travail présente de très grandes qualités : au fil de la lecture, la rigueur, le sens de la nuance, et la méthode de son auteur ne peuvent que s’imposer au lecteur, qui est guidé dans toutes les étapes de la réflexion, et qui peut même commencer la lecture en parfait ignorant des catégories rhétoriques et théoriques – Sylvain Garnier prend le temps de construire sa réflexion et de mettre en place ses concepts, et rédige l’ensemble dans une langue fluide et élégante. Mieux encore, la démarche chronologique crée par moments des effets de suspens : cette lecture dynamique de l’histoire des formes théâtrales captive le lecteur qui se surprend à vouloir connaître la suite… L’insistance sur le dynamisme est, au-delà du plaisir du lecteur, une autre grande qualité de cet ouvrage : Sylvain Garnier ne limite pas l’étude des influences au théâtre antique, mais s’intéresse aux formes venues d’Italie, et intègre les modèles médiévaux. Il montre encore à quel point le théâtre se comprend en lien avec les 448évolutions poétiques contemporaines, et non isolément, ce qui lui permet de proposer des explications nouvelles de certains phénomènes – comme lorsqu’il réinterprète le développement de la tragi-comédie à la lueur de l’opposition entre Théophile et Malherbe, plutôt qu’à celle du combat, qui n’est d’après lui plus d’actualité à cette période, entre Ronsard et ce même Malherbe. Certes, l’amplitude chronologique conduit parfois à la simplification de certains traits : par exemple, si Sylvain Garnier montre bien comment le lyrisme se met au service de l’action dans la pastorale et la tragi-comédie, nous pourrions regretter qu’il ne propose pas le même type d’analyses pour la tragédie humaniste. Dans ce théâtre non plus, le lyrisme n’exclut pas le drame, ce qu’il a d’ailleurs montré depuis dans d’autres travaux. Comme il l’indique cependant lui-même en conclusion, quiconque étudie ces formes théâtrales est toujours plus ou moins victime du vampire aristotélicien, mais son travail précieux contribuera sans aucun doute à nous libérer un peu plus de cette emprise.
Nina Hugot
Jacob Balde,Jephtias Tragoedia. La Fille de Jephté, tragédie. Édition de Dominique Millet-Gérard. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviie siècle », 2020. Un vol. de 670 p.
Avec Jephtias Tragoedia, Dominique Millet-Gérard donne l’édition bilingue d’une pièce de collège jésuite de plus de 4800 vers latins sur le sujet biblique du sacrifice de la fille de Jephté, première édition savante de cette œuvre dont il n’existe qu’une seule traduction allemande restée inédite (par Wolfgang Beitinger, c. 1990). Jésuite d’Ensisheim en Alsace habsbourgeoise, Jacob Balde (1604-1668) a fait carrière en Bavière où il est devenu en 1633 maître de rhétorique à Ingolstadt, « citadelle du catholicisme tridentin » (p. 22), puis précepteur du neveu de l’Électeur de Bavière, prédicateur à la Cour et historiographe. C’est pour ses élèves qu’il a composé la tragédie de Jephtias représentée en 1637 et imprimée en 1654 puis en 1660.
Dans son introduction très documentée qui s’appuie sur les travaux de Jean-Marie Valentin (Les Jésuites et le théâtre (1554-1680), Desjonquères, 2001), Dominique Millet-Gérard montre que la tragédie de Balde ne doit rien à ses prédécesseurs George Buchanan (Jephtes, sive Votum, 1554) et Cornelius Lummenaeus a Marca (Jephte, 1613), que l’auteur n’avait pas lus avant la réécriture de son texte, mais qu’elle dérive de l’exégèse biblique de Nicolaus Serarius et Jacques Salian (p. 24). Il s’agit d’une vaste amplification dramatique du chapitre 11 des Juges qui permet une analyse psychologique moderne du cas de conscience dans le cadre du stoïcisme chrétien, ainsi que des variations pathétiques par l’invention d’une intrigue galante entre la fille de Jephté, nommée ici Jephtias Menulema, et son fiancé Ariphanasso. L’épisode amoureux permet de greffer une imagerie tirée de l’érotique latine et de la poésie pétrarquiste ainsi que du Cantique des cantiques. Mais loin d’être une concession au goût mondain, il procède du sens typologique que le pédagogue assigne à sa pièce, celui d’une figuration du mariage mystique entre le Christ et l’Église sur le modèle du Cantique depuis l’interprétation d’Origène. En effet le sacrifice accepté de Jephtias Menulema – anagramme d’Emmanuel – préfigure celui du Christ rédempteur, tandis qu’Ariphanasso est l’anagramme de Pharaonissa, la fille de Pharaon, épouse de Salomon. Cette préfiguration de l’union du Christ et de l’Église fait fi de l’inversion sexuelle de l’Époux et de l’Épouse puisque, dans 449la tradition baroque du travesti sérieux, les élèves du collège, tous des garçons, jouaient aussi les rôles féminins, comme le feront plus tard les demoiselles de Saint-Cyr dans les rôles masculins des tragédies sacrées de Racine.
L’apparat critique est attentif à montrer la tissure des références littéraires de la double antiquité, biblique et païenne (Virgile, Horace, Ovide mais aussi Lucain, Juvénal, Martial, Stace, Claudien), qui assure la « continuité harmonieuse de la culture antique au christianisme » (p. 39) dans la perspective post-humaniste. La traduction en vers blancs est attentive à rappeler la variété des mètres latins majoritairement en sénaires ïambiques, vers du dialogue de théâtre, mais mêlés à d’autres signalés par l’éditrice en regard du texte latin. Déjà qualifié d’« Horace allemand » pour sa poésie lyrique, Balde dramaturge fut reconnu en son temps comme un « nouveau Sénèque », inscrivant sa dramaturgie dans le cadre du sénéquisme de l’âge baroque et plus généralement dans une esthétique de l’image véhiculée par la rhétorique jésuite qu’a mise en évidence L’Âge de l’éloquence de Marc Fumaroli. Et, dans une « Note sur Balde et la métrique sénéquienne » (p. 585-597), l’éditrice a soin de rapprocher la virtuosité technique et la musicalité des mètres de Balde de son modèle latin examiné à la lumière des travaux de Jacqueline Dangel. Une copieuse bibliographie n’omet pas de rappeler la riche iconographie du sujet et son illustration musicale (principalement italienne), depuis les premiers oratorios de Tronsarelli (1632) et de Carissimi (c. 1648) jusqu’à nos jours, en passant par la célèbre version de Haendel (1752), par ailleurs auteur d’une Théodora – autre sujet illustré par les dramaturges jésuites jusqu’à Corneille en ces mêmes années 1630-1640.
Outre le mérite de mettre Balde – qui, comme poète lyrique, a été versé au canon de la littérature allemande par Herder puis les romantiques – à la disposition des lecteurs francophones contemporains, l’intérêt de cette édition est d’apporter un nouveau témoignage de l’importance du continent englouti des pièces latines des collèges jésuites qui ont joué un rôle séminal pour la formation des dramaturges en vernaculaire à l’âge baroque, à commencer en France par Pierre Corneille. Si Dominique Millet-Gérard, en tant que spécialiste de Paul Claudel, perçoit légitimement ce texte par ses affinités avec une conception du drame marqué par le souci exégétique et le souffle poétique, – et ce d’autant plus que Claudel avait songé à écrire un spectacle sur la Fille de Jephté (p. 17) –, l’intérêt de cette œuvre néolatine pour la littérature française du xviie siècle est de manifester l’homogénéité culturelle, théologique et esthétique, de l’Europe néolatine de la Contre-Réforme diffusée notamment par le théâtre apologétique des pères jésuites.
Alain Génetiot
Les Muses incognues (1604). Édition critique par Guillaume Peureux et Hugh Roberts. Paris, Champion, « Sources classiques », 2020. Un vol. de 212 p.
Deux spécialistes de poésie « satyrique », Guillaume Peureux, éditeur de Pierre Motin et auteur de La Muse satyrique 1600-1622 (Genève, Droz, 2015) et Hugh Roberts, auteur de Dogs’Tales: Representation of Ancient Cynicism in French Renaissance Texts (Amsterdam, Rodopi, 2006), tous deux co-éditeurs du collectif Obscénités renaissantes (Genève, Droz, 2011), nous offrent ici l’édition d’un des premiers représentants de la floraison de recueils collectifs de poésie satirique et licencieuse au début du xviie siècle tels que les avait redécouverts Frédéric Lachèvre dans Les 450Recueils collectifs de poésies libres et satiriques publiés depuis 1600 jusqu’à la mort de Théophile (1626) (Champion, 1914). Contrairement à la réédition sans annotation de ces Muses incognues parue chez Jules Gay en 1862 et consultable sur Gallica, cette édition critique réalisée sur l’unique édition originale (1604) conservée à l’Arsenal s’accompagne d’une introduction de 12 pages qui situe le contexte d’une publication chez Jean Petit à Rouen, pour des raisons commerciales, mais vraisemblablement issue du milieu tourangeau, et examine les attributions à Guy de Tours, conformément à l’hypothèse retenue par Frédéric Lachèvre, ou encore à son ami Béroalde de Verville, pour identifier les divers auteurs et tracer la reprise de ces poèmes véritablement inauguraux dans d’autres recueils, comme Les Muses gaillardes de 1609. Elle glose la signification du titre – « inconnues » ayant également le sens de « grossières » – et du sous-titre « la seille aux bourriers » – seau où l’on jette les déchets – pour qualifier ces « muses dévaluées » qui manifestent une prédilection pour le bas corporel sexuel et scatologique – mais qu’on pourrait aussi bien identifier à ces « ordures » dont Chapelain entendra trente ans plus tard purger la langue française. Le point fort de l’annotation savante réside dans les références données aux textes imités et détournés qui manifestent le lien profond de cette poésie libre avec une tradition humaniste (par exemple Buchanan) qu’elle exacerbe. Mais elle s’arrête au seuil d’une véritable analyse de la poétique des divers genres pratiqués et notamment la question de la « satyre » étudiée par Pascal Debailly (La Muse indignée, Classiques Garnier, 2012), du contexte plus général de la satire normande étudiée jadis par Claude Abraham (Norman Satirists, Tübingen, Biblio 17, 1983) et naguère par le collectif Les Poètes satiriques normands du xviie siècle dirigé par Jean-François Castille et Marie-Gabrielle Lallemand (PU Caen, 2015), ou encore de la portée idéologique de cette provocation libertine qu’avait magistralement démontrée Michel Jeanneret dans Éros rebelle. Littérature et dissidence (Seuil, 2003), tous travaux absents d’une bibliographie assez restreinte. Cette édition essentiellement philologique compare minutieusement les variantes avec treize autres recueils où ces mêmes poèmes ont circulé et fournit un glossaire des termes, notamment à partir du dictionnaire bilingue de Cotgrave. En choisissant, comme en 1862, de conserver l’orthographe et la ponctuation d’époque, cette nouvelle édition accentue pour le lecteur contemporain l’étrangeté du texte, son archaïsme et son idiolecte auquel elle donne une clé d’accès lexicale toujours nécessaire, même aux spécialistes auxquels elle est destinée.
Alain Génetiot
Roberto Romagnino, Décrire dans le roman de l’âge baroque (1585-1660) Formes et enjeux de l’ecphrasis. Paris, Classiques Garnier, « Lire le xviie siècle », 2019. Un vol. de 617 p.
Roberto Romagnino, Théorie(s) de l’ecphrasis entre Antiquité et première modernité. Paris, Classiques Garnier, « L’Univers rhétorique », 2019. Un vol. de 299 p.
Issu de sa thèse de doctorat soutenue en 2015 à l’Université de Paris-Sorbonne, le livre de Roberto Romagnino, Décrire dans le roman de l’âge baroque (1585-1660),se distingue d’emblée par son ambition scientifique. Il s’agit en effet pour l’auteur, non seulement d’étudier une forme ancienne du discours rhétorique 451appliquée à la description, mais d’éclairer à partir de cette étude un pan important, et l’un des plus luxuriants, de la littérature française de l’âge baroque, celui des fictions narratives et particulièrement des romans héroïques et pastoraux. Le propos, toujours précis, ne s’enferme pas dans des questions purement techniques intéressant le seul champ de recherche du rhétoricien. L’analyse rhétorique, telle qu’elle est conçue et maniée par l’auteur, apparaît comme un instrument efficace permettant de mieux comprendre le fonctionnement des fictions romanesques et l’évolution du goût des lecteurs en une période cruciale de l’histoire de la littérature.
La catégorie rhétorique de l’ecphrasis est prise dans son sens ancien. L’auteur pour mieux rendre compte de sa définition la replace dans l’histoire d’une longue tradition enracinée dans l’Antiquité avant de s’interroger sur la manière dont elle est pensée et utilisée par les romanciers. Il montre à cet égard qu’elle n’a pas pour eux le sens restreint qu’elle a pris aujourd’hui (description détaillée d’un objet d’art), mais qu’elle reflète leur ambition de produire une « vive représentation » (p. 53) de la réalité mobilisant les qualités de l’« évidence ». Celle-ci est surtout comprise sur un mode esthétique – on note, par exemple chez Georges de Scudéry, la prégnance du modèle pictural – et dans « sa capacité à susciter des passions » (p. 56). La pratique de l’ecphrasis, comme cela est bien montré, a aussi accompagné une intense réflexion théorique sur le genre du roman.
L’un des points forts de la thèse de l’auteur réside justement dans les analyses qu’il produit sur les liens de l’ecphrasis et d’une poétique du roman de l’âge baroque dont l’écriture se déploierait entre les deux pôles formés par la narration et la description : « Si la diègèsis/narration véhicule des renseignements sur ce qui s’est passé l’ecphrasis/description se propose de montrer, de donner à voir les circonstances du fait ou le fait lui-même » (p. 176). Bien sûr, ce dialogue constant de la description et de la narration ne se joue pas toujours sur le mode binaire des contrastes et des oppositions tranchées. Une typologie finement élaborée met l’accent sur la porosité de leurs frontières respectives et conduit à nuancer utilement l’idée sommaire que l’ecphrasis coïnciderait avec le seul domaine de descriptions ornementales entravant la progression de l’intrigue. La complémentarité de l’histoire et de ses éléments descriptifs dévoile finalement une idée nouvelle du roman baroque : un roman de l’« évidence » où ce qui est conté ne cesse de se montrer aux yeux de l’imagination.
La désaffection pour les longs romans qui coïncidera avec la mode des nouvelles fleurissant à partir du tournant des années 1660 remettra en question l’importance de l’ecphrasis. L’auteur, prolongeant ses réflexions sur la composition du roman de l’âge baroque, fournit sur ce point de belles analyses portant sur les réécritures de L’Astrée, ou de Cléopâtre, deux œuvres allégées ou dépouillées de leurs ornements descriptifs dans leurs éditions modernes : signe certain que le régime de la représentation romanesque, à partir de la fin du xviie siècle, est entré dans la voie d’une mutation radicale allant dans le sens de la valorisation de l’intrigue, destinée à devenir bientôt la seule source d’intérêt pour le lecteur.
L’ecphrasis étudiée en elle-même fait l’objet de mises au point toujours bien informées et conduites avec méthode sur ses objets(les descriptions de personnes, d’actions, de lieux, de temps) et leurs modèles rhétoriques, ou encore sur les figures d’enargeia envisagées sous un angle pragmatique. Certes, on peut, en parcourant ses 600 pages, avoir quelques légers regrets concernant, par exemple, l’amont renaissant de la description baroque et la crise sémantique dont témoigne celle-ci par l’atténuation ou la disparition de ses dimensions symbolique ou allégorique. 452Sans doute faudrait-il nuancer aussi l’importance des éléments descriptifs selon les périodes étudiées, les genres et les auteurs. C’est le roman héroïque ou épique, tel qu’il fut initié par les Scudéry qui, au xviie siècle, a donné, semble-t-il, à l’ecphrasis ses rôles les plus avantageux. Les aventures, les histoires comiques et même les romans pastoraux, dont L’Astrée, lui accordent sensiblement moins de place. On aurait aimé également des aperçus sur les enjeux et les significations historiques et idéologiques des pratiques descriptives. Il n’en demeure pas moins que le livre de Roberto Romagnino se présente non seulement comme une étude précise, cohérente et pertinente, mais aussi comme un bel ouvrage toujours rédigé avec clarté et élégance.
Notons enfin qu’un deuxième texte du même auteur, Théorie(s) de l’ecphrasis entre Antiquité et première modernité, forme un complément utile de cette belle thèse, qui nous offre « un relevé diachronique minutieux des conceptions et des formulations théoriques de l’ecphrasis » (p. 16) et nous fournit « des clefs pour redécouvrir » ce domaine encore méconnu « au centre du ‘‘pays d’Évidence’’ » (p. 18).
Frank Greiner
Pierre Du Ryer, Théâtre complet. Tome II. Sous la direction d’Hélène Baby. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2020. Un vol. de 670 p.
Après la publication en 2018 du premier tome du Théâtre complet de Pierre Du Ryer, l’été 2020 nous livre le deuxième tome, toujours sous la direction d’Hélène Baby. Ce fort volume regroupe cinq pièces : Lisandre et Caliste (1632), Alcimédon (1635), Cléomédon (1636), Clarigène (1639), et Les Vendanges de Suresnes (1636). Les quatre premières tragi-comédies, classées par ordre chronologique, précèdent la seule comédie donnée par Pierre Du Ryer. Le dramaturge, qui publia dix-huit pièces entre 1630 et 1655, méritait de voir son œuvre dramatique mise entièrement au jour, tant son talent fut apprécié et reconnu en son temps. Cette entreprise critique offre l’avantage de dévoiler la variété de l’œuvre, souvent réduite à sa célèbre tragédie Alcionée. L’équipe de ce deuxième tome est composée d’Hélène Baby (Lisandre et Caliste, Clarigène), Sandrine Berregard (Les Vendanges de Suresnes), Catherine Dumas (Alcimédon) et Perry Gethner (Cléomédon). Orthographe et graphie ont été heureusement modernisées, favorisant ainsi l’accès au texte, mais l’hésitation prévaut pour la ponctuation. Elle semble embarrasser les éditeurs, qui répètent que la ponctuation présente le « vif intérêt » de refléter la déclamation ancienne. L’idée reçue a décidément la vie dure, alors même qu’aucun texte de l’époque ne l’atteste, et que les seuls qui l’évoquent déplorent la pauvreté d’une ponctuation incapable de rendre la variété des passions.
Une introduction de longueur raisonnable et suffisante précède chaque pièce pour en livrer les principales caractéristiques. La présentation de Lisandre et Caliste étudie les procédés de réduction de la riche matière romanesque, réservoir naturel de la tragi-comédie. Omissions et simplifications se font au prix d’ellipses qui escamotent la logique de l’action et les motivations des personnages, au point de rendre incompréhensibles certains faits. Preuve que le spectacle des nombreuses péripéties est déterminant, et « compense les hiatus et les ombres de la narration ». Occasion pour Hélène Baby, éminente spécialiste de la tragi-comédie, d’en rappeler les leçons : la variété mise en scène répond à la réversibilité de « l’heureux malheur », à la conscience de l’éphémère, tandis que le plaisir du jeu rappelle la vanité du monde.
453L’introduction d’Alcimédon se concentre sur la question des règles de la composition dramatique, puisque la pièce est considérée comme l’une des premières à adopter l’unité de temps d’une part, et appliquer le principe de liaison des scènes d’autre part, faisant ainsi de Du Ryer un précurseur. Mais ces innovations dramaturgiques ne remettent pas en cause la matière profuse qui nourrit la tragi-comédie, empêchant toute unité d’action. Le ballet des apparences est toujours à l’œuvre, mêlant feintes, illusions, ruses, faux-semblants, et faisant des personnages les jouets du destin.
Avec Cléomédon, Du Ryer exploite l’emblématique Astrée. Il emprunte encore à la régularité qui s’impose dans le débat critique de son temps, mais sans en déduire un nouveau système dramaturgique. L’auteur élabore son intrigue en accumulant incidents et obstacles, surprises et revirements, peu préoccupé de vraisemblance interne. Il met aussi en scène un Cléomédon en proie à la folie, personnage typique du théâtre baroque, mais qui suscite cependant plus la compassion qu’il ne provoque le rire.
Clarigène, qui repose sur la confusion d’identité entre deux personnages homonymes, relève pleinement de la tragi-comédie. Mais, cherchant à suivre l’exemple de Corneille, Du Ryer relègue au second plan les épisodes romanesques pour privilégier les conflits intérieurs. La question morale facilite alors une dispositio régulière. En même temps que Du Ryer contrôle par le procédé du récit les multiples péripéties de la tragi-comédie, il met en scène les conflits entre l’amour, l’amitié et les liens du sang : sœur/amante, amant/ami, ami/frère. Le frontispice de la pièce est ensuite lu comme un miroir du théâtre. Mais la tenture du fond est un code iconographique en place dès le xiie siècle : elle indique simplement que la scène du haut se passe à l’intérieur, dans une noble demeure. L’économie de l’image repose sur une répartition extérieur/intérieur et sur la conjonction de plusieurs temps. Rien d’original : les anciens codes graphiques perdurent au xviie siècle.
La comédie des Vendanges de Suresnes est peuplée de jeunes bourgeois amoureux qui rappellent ceux que Corneille met en scène dans des lieux parisiens familiers, propices aux rencontres. La dramaturgie irrégulière de la pièce accueille un univers pastoral très typé, que l’on retrouve dans l’Amarillis, publiée en 1650 mais jouée dès 1631, et qui s’inscrit dans la longue tradition de la comédie viticole. Cette pièce, qui clôt le tome II du Théâtre complet, ramène à l’irrégularité qui nourrissait les créations de Du Ryer. L’ensemble du volume nous fait comprendre comment procède le dramaturge au cours des années 1630. Il puise toujours son inspiration dans l’aventure romanesque, tout en adaptant peu ou prou sa dispositio au cadre de la régularité.
L’établissement des textes appelle quelques remarques. Pour Lisandre et Caliste, la consultation scrupuleuse de sept exemplaires a permis de repérer la présence de feuillets corrigés et cartonnés (l’exemplaire de Nîmes, visible sur Gallica, aurait pu compléter la série). Preuve que Du Ryer est un correcteur attentif. C’était déjà le cas dans son Argenis. Dès lors, il est dommage que les autres pièces (sauf Clarigène) aient été établies sur aussi peu d’exemplaires tenus en main. Les éditeurs se privent de découvrir les repentirs de l’auteur. Ils en oublient même de les considérer. Pourquoi ne pas avoir intégré les variantes relevées dans les secondes éditions de Cléomédon et d’Alcimédon ? Cette dernière pièce présente d’ailleurs un cas intéressant, mal compris. La seconde édition replace au bon endroit les vers 39-40, en les complétant d’un distique, tout en les laissant à leur emplacement initial, ce qui provoque un doublon. Mais cette correction n’est pas prise en compte par l’édition critique, et aucune note ne signale le doublon, qui est peut-être corrigé dans la dizaine d’exemplaires non consultés.
454Enfin accordons un très mauvais point à l’impression du volume. L’atelier Corlet livre un médiocre labeur avec des caractères très mal définis. Une impression numérique n’est pas condamnée à la faible définition. C’est d’autant plus gênant que cette malfaçon ne justifie pas le prix élevé du volume. De plus, c’est mal récompenser l’effort de chercheurs sérieux et désintéressés. Il est vrai qu’à l’époque de Du Ryer, la librairie parisienne n’était pas davantage soucieuse de garantir la qualité de l’impression théâtrale.
Mais oublions ces aspects matériels pour ne retenir que l’intérêt du contenu, et pour louer l’entreprise fort utile consistant à publier le Théâtre complet d’un dramaturge qui mérite l’attention qu’on lui porte.
Alain Riffaud
Christophe Schuwey, Un entrepreneur des lettres au xviie siècle : Donneau de Visé, de Molière au Mercure galant. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviie siècle », 2020. Un vol. de 552 p.
Fortuna favet audaci, et la production littéraire du xviie siècle est une affaire d’occasions à saisir et de marchés à conclure. C’est cette conviction qui fait l’unité du livre éclairant et rigoureux de Christophe Schuwey sur le travail de Jean Donneau de Visé, véritable businessman qui conçoit ses ouvrages d’abord comme des produits, approche le monde du livre comme un univers de profits financiers et symboliques, et place le consommateur au cœur de son entreprise. Cette carrière d’entrepreneur prend son envol avec l’édition subreptice du Cocu imaginaire de Molière dont la principale innovation est l’ajout d’« arguments » intégrant l’action scénique au texte, ce qui permet au lecteur une nouvelle expérience de théâtre imprimé qui met surtout l’accent sur les gestes de Molière et de sa troupe. En mettant ainsi l’auteur-comédien en vedette, Donneau crée en effet une sorte de bande-annonce, ou de rhétorique promotionnelle, qui oriente la réception par les spectateurs et les lecteurs. Par ailleurs, et tout en stimulant de cette façon le succès théâtral de la pièce, il reprend et modifie lui-même le texte de Molière en inversant le genre du protagoniste : sa Cocue imaginaire est ainsi un excellent exemple de ces « produits dérivés » dont l’importance commerciale a, selon Christophe Schuwey, été négligée par une critique moliéresque qui a tendance à se concentrer sur le plagiat. Viennent ensuite des études détaillées des Nouvelles Nouvelles, trois tomes qui réunissent nouvelles, gravures, discours et pièces traitant de sujets divers, notamment du scandale Fouquet et de la querelle de la Sophonisbe, et des Nouvelles galantes, comiques et tragiques, un recueil de nouvelles à la mode, présentées comme le dévoilement d’intrigues secrètes. Sont proposées également des études du théâtre de Donneau dont la dramaturgie sert avant tout à lier des scènes inspirées de tendances littéraires et de sujets d’actualité. On remarquera la porosité générale entre livre, comédie, discours et nouvelle : un des apports principaux de cet ouvrage est de donner à voir une poétique – un discours sur le fait théâtral – qui se déploie sur une multiplicité de supports. Comme le note Christophe Schuwey, face à cette diversité, les remarques critiques d’un abbé d’Aubignac, totalisantes, appartiennent à un autre monde.
La deuxième partie de l’ouvrage, « De la pièce au livre », interroge le lien entre écriture et support dans un monde où on ne considère pas nécessairement un poème ou une narration comme un tout, mais bien souvent comme un assemblage 455d’unités. Cette littérature qui s’écrit et se consomme par pièces nécessite une « mise en livre » particulière, et nous bénéficions ici d’une analyse de toutes les pratiques éditoriales qui l’accompagnent, y compris l’enjeu commercial des titres et des affiches de publicité. Le but de la publicité étant bien évidemment de lier un ouvrage aux intérêts des lecteurs, l’étude est articulée à une analyse des pratiques de lecture contemporaines. Cette troisième partie du livre repose donc, encore une fois, sur la façon dont la littérature du deuxième xviie siècle cherche à s’inscrire dans la réalité de son public. Le succès de cette littérature dépend de sa capacité à cibler les bonnes catégories du public et à donner à son matériau l’apparence de l’actualité. On notera que les lectrices et lecteurs eux-mêmes, leurs témoignages, leurs réponses, restent relativement absents. Sans sombrer dans les clichés sur la beauté ou sur la valeur transcendante des passions, on souhaiterait parfois que l’auteur laisse un peu plus de place aux émotions du public, voire à l’idée de leur résistance éventuelle au marketing – inutile de rappeler que les études modernes sur le consommateur ont révélé son comportement caméléon et volatile. Il aurait été intéressant d’essayer de rendre compte, de façon plus complète, de ces phénomènes de réaction et de résistance dans le contexte du xviie siècle.
La quatrième section du volume, sur le Mercure galant, qui a jusqu’ici accaparé la majorité de la recherche sur Donneau de Visé, se focalise en partie sur les difficultés rencontrées par l’entreprise de ce dernier, et notamment la contrefaçon. Si le Mercure galant est très souvent qualifié de « journal », de « magazine », ou de « revue », ces termes se révèlent problématiques dès que le texte, qui comprend des centaines de pages à chaque parution, et qui vise une diffusion nationale et internationale, est séparé des logiques du livre. Christophe Schuwey soutient de façon convaincante qu’il s’agit moins d’un journal que d’un ouvrage d’histoire : un monument collaboratif du règne de Louis XIV. Comme chacune des œuvres de Donneau de Visé, il résulte de l’assemblage d’opuscules d’actualité au sein de structures éditoriales sophistiquées.
Christophe Schuwey joue volontiers et avec humour de l’anachronisme, en mêlant à ses analyses le langage du buzz ou du placement produit. On sent ici qu’il s’exprime également en tant qu’enseignant à Yale, chargé de faire comprendre des textes anciens à des étudiants qui sont eux-mêmes à la recherche d’actualité. C’est une approche qui portera certainement ses fruits. Le livre présente une belle synthèse, facile d’accès et documentée avec une extrême richesse.
Emma Gilby
Jean-François Regnard, Voyages. Roman et récits.Édition de Sylvie Requemora-Gros. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviie siècle », 2020. Un vol. de 401 p.
Considéré à juste titre comme le plus éminent des « successeurs de Molière » à la fin du xviie siècle, Jean-François Regnard eut une double vie de voyageur au long cours et d’homme d’affaires assez inhabituelle dans un milieu littéraire parisien notablement casanier. Issu comme Jean-Baptiste Poquelin de la bourgeoisie marchande du quartier des Halles à Paris, né en 1655, il termina son existence en 1709 comme propriétaire du château de chasse de Grillon à Dourdan, et comme grand bailli d’épée de la ville, après avoir occupé une charge de trésorier de France revendue 80 000 livres en 1699. 456De son vivant, seules furent publiées les pièces qu’il avait composées avec succès pour les deux scènes parisiennes italienne ou française. Le Regnard voyageur ne fut connu qu’à titre posthume avec l’édition des Œuvres de 1731, où l’on trouvait dans les deux premiers tomes l’ensemble de la littérature viatique.
Après des travaux anciens qui méritent largement d’être cités : l’excellente thèse monographique d’Alexandre Calame (1960) et l’étude sur « l’Afrique barbaresque » de Guy Turbet-Delof (1973), le recueil procuré par Sylvie Requemora-Gros présente une édition savante de ces textes. On peut s’interroger sur l’histoire des « manuscrits de M. Regnard », selon la formule de l’éditeur anonyme de 1731, qualifiés ailleurs par son compagnon de voyage, Claude Auxcouteaux de Fercourt, de « fragments trouvés après sa mort », ce que confirme encore l’anonyme parlant de La Provençale comme d’une « historiette à laquelle il n’a pas donné la dernière main ». Décédé célibataire à Grillon, Regnard eut deux neveux pour héritiers. Mais le délai de publication des manuscrits, deux décennies plus tard, est, en soi, assez singulier, d’autant que l’on connaît au moins un autre inédit de même origine, le recueil d’ébauches théâtrales à l’italienne (zibaldone) de la Collection Pixérécourt (1841). L’anonyme de 1731 a retranscrit les textes, qu’il a fait précéder de courts avertissements. Les lacunes de lecture signalées par des points de suspension suggèrent des brouillons plus que des textes aboutis, ce que prouvent d’ailleurs certaines redites dans le voyage en Laponie. L’expérience viatique personnelle du jeune aventurier Regnard s’étend essentiellement de 1674 à 1682 : voyage aux Échelles du Levant, suivi de deux voyages en Italie, et au retour du second, enlèvement en Méditerranée par des « pirates barbaresques », qui débarquent le captif dans la Régence ottomane d’Alger, d’où il sera libéré après rançon en 1679, grand voyage, enfin, d’une année en Europe du Nord de 1681 à 1682. Il n’existe pas de relation connue pour le Levant et le premier séjour transalpin.
L’éditrice s’est trouvée face à un ensemble très diversifié du point de vue de son statut littéraire. On passe du classique récit viatique pour le voyage au Nord, à la transposition romanesque de l’aventure vécue à Alger et aux courts prosimètres des voyages de Normandie et de Chaumont-en-Champagne. À ce propos, l’éditrice revient sur une étude qu’elle a faite ailleurs (Roman et récit de voyage, 2001) concernant la notion de genre « métoyen », terme employé au xviie siècle pour désigner ce qu’elle nomme une « esthétique nomade ». Une modeste expérience viatique sert, ainsi, de simple substrat dans les deux prosimètres qui allient prose et vers, à la manière de ce que fut, entre autres, la Relation d’un voyage en Limousin (1663) de La Fontaine. La Provençale transpose, elle, dans une nouvelle galante à l’orientale l’aventure personnelle à Alger d’un Regnard devenu Zelmis, dont la véracité est parfois contredite par le récit contrasté que fera plus tard de leur captivité son compagnon Fercourt : réalité et fiction se fondent, alors dans ce genre « métoyen », hybride, et suggèrent une vraisemblance littéraire assez originale alliant autobiographie et imagination, à une époque où la fiction romanesque aimait à se qualifier d’« histoire véritable ».
Quant au voyage en Laponie, précédé et suivi de deux textes sur le début et la conclusion d’une expédition audacieuse dans des contrées inconnues du traditionnel « Grand Tour » transalpin, il se présente, malgré son sujet assez neuf en France, comme une simple relation adressée à un destinataire anonyme, où l’on a pu voir le marquis de Feuquières, ambassadeur de France en Suède, et qui est nourrie de cette littérature de guide, si commune dans ce type de production rédigée au retour sur des notes et complétée par les lectures nécessaires. Regnard ne s’en priva pas ; une utilisation plus ou moins déguisée de ces sources le prouve, comme le Voyage 457aux pays septentrionaux (1671) de Pierre-Martin de la Martinière – lui aussi ancien prisonnier des Barbaresques dont il tira un roman, L’Heureux Captif – ou l’Histoire de la Laponie (trad., 1678) de Johannes Scheffer, ce qui hybride ici discrètement la personnalisation du voyage de Regnard et de ses deux compagnons, Fercourt et Nicolas de Corberon : « Nous voyageons pour notre curiosité », notera-t-il. Cette manière de voyager « pour le plaisir », selon une formule viatique courante de l’époque, dissimule sans doute un projet, qui fut peut-être diplomatique et secret, selon A. Calame, mais plus vraisemblablement économique de la part d’un futur homme d’affaires. S’il est reçu en audience – ce qui n’est pas commun – par les monarques du Danemark et de Suède, par les responsables polonais encore, son intérêt pour les sites miniers qu’il visite en détail pourrait orienter vers une entreprise industrielle qui n’eut pas de suite. Cela ne contredit nullement l’esprit libertin, dont il colore l’ensemble de sa production viatique, que ce soit à Alger, voire dans ses prosimètres. Au Nord, les belles étrangères ne lui sont pas indifférentes et la fameuse « hospitalité laponne », qui obsédera encore Voltaire, lui révèle des pratiques sexuelles exotiques. Le libertinage dans ses diverses formes domine encore La Provençale où l’héroïne se dispense volontiers du devoir conjugal et où le héros se complait dans les délices du harem, ce qui obère largement le récit anthropologique présent en général dans la littérature de captifs au Maghreb développée par les congrégations religieuses dédiées au rachat de ces derniers.
La publication savante de ces récits viatiques hybrides éclaire une pratique littéraire relativement peu connue, mais largement répandue à l’Âge classique, dont Regnard fut un artisan qui mérite d’être signalé, presque autant que l’auteur dramatique.
François Moureau
Marie-Thérèse Inguenaud, David Smith, Octavie Belot, Présidente Durey de Meinières. Études sur la vie et l’œuvre d’une femme des Lumières. Ouvrage accompagné des lettres parisiennes de François-Antoine Devaux (1733-1734) et d’une introduction par English Showalter. Paris, Honoré Champion, « Les dix-huitièmes siècles », 2019. Un vol. de 334 p.
Le volume dirigé par Marie-Thérèse Inguenaud et David Smith a pour but de rendre justice à Octavie Belot, Présidente Durey de Meinières, une des nombreuses femmes des Lumières oubliées par la postérité. Cet ouvrage nous présente un certain nombre de documents inédits, des lettres à ses amis, son testament mais aussi les lettres parisiennes de son ami François-Antoine Devaux, destinataire de la vaste correspondance de Françoise de Graffigny. Le présent ouvrage est un utile complément à ce vaste projet de publication de la correspondance de l’auteure des Lettres d’une Péruvienne (1747/52), récemment venu à conclusion (Correspondance de Mme de Graffigny, éd. Alan Dainard [vol. 1-14] et English Showalter [vol. 15], Oxford, Voltaire Foundation, 1985-2016).
Dans l’introduction, English Showalter, biographe (Françoise de Graffigny. Her life and works, Oxford, Voltaire Foundation, 2004) et spécialiste de Françoise de Graffigny, nous renseigne sur la vie et sur l’œuvre d’Octavie Belot, en s’interrogeant notamment sur la question de la réception de cette auteure afin de comprendre les mécanismes d’exclusion qui déterminent la formation du canon littéraire. Selon lui, l’un des facteurs responsables de l’oubli d’Octavie Belot serait le fait qu’elle se 458soit surtout illustrée à travers une activité de traductrice, activité littéraire généralement peu reconnue. English Showalter attire aussi notre attention sur les réseaux sociaux de l’auteure, et plus particulièrement sur ses rapports avec Françoise de Graffigny et son ami François-Antoine Devaux, dit Panpan, ainsi que Helvétius et Mme Helvétius. Il présente ensuite les documents qui font l’objet de ce volume et qui nous éclairent sur les conditions de travail et de vie des femmes de lettres au xviiie siècle. À très juste titre, il souligne la différence de réception pour l’œuvre d’Octavie Belot et celle de François-Antoine Devaux. Selon le biographe, il s’agit surtout d’une question de genre puisque Devaux a été mieux reçu par la postérité alors même qu’il a été moins productif que son amie. English Showalter nous éclaire également sur la circulation des Graffigny Papers et des lettres de Devaux.
Le volume est ensuite organisé en six parties qui présentent des contextualisations et des analyses de documents inédits que l’on trouve en annexe de chaque chapitre. Ainsi, le premier (rédigé par Marie-Thérèse Inguenaud) est dédié à la « jeunesse orageuse » de la Présidente Durey des Meinières et est accompagné de la Sentence de séparation du corps des époux Guichard (les parents d’Octavie Belot). Dans la deuxième partie, David Smith nous présente Octavie Belot comme traductrice. Ensuite, Marie-Thérèse Inguenaud interroge la posture d’auteure de Belot à partir de ses lettres à F. de Grafigny (4), à F.-A. Devaux (8) et à Élisabeth Montagu (6), toutes étant introduites par David Smith. Dans le troisième chapitre, Marie-Thérèse Inguenaud donne la nouvelle inédite de la Présidente de Meinières, « Le triomphe de l’amitié, ou l’Histoire de Jacqueline et de Jeanneton » qu’elle accompagne de deux annexes : les Mémoires des aumônes faites aux filles Jacqueline et Jeanneton et deux lettres à Madame du Deffand à propos de sa nouvelle qui nous éclairent sur le contexte de cette production littéraire. Le chapitre 5 (par Marie-Thérèse Inguenaud), dédié à la vieillesse de la Présidente, est accompagné de son testament très détaillé. En guise de conclusion, David Smith présente les vingt lettres parisiennes de François-Antoine Devaux à F. de Graffigny, qui peuvent paraître quelque peu hors sujet, mais qui livrent néanmoins des informations importantes sur la vie des théâtres parisiens de cette époque et complètent la question des réseaux d’Octavie Belot.
Le présent volume constitue un apport précieux à l’histoire des femmes des Lumières, et plus particulièrement à la problématique de leur statut et de leur position comme auteures. Les documents inédits qui y sont réunis complètent ainsi les recherches en cours depuis une trentaine d’années qui nous ont fait découvrir une autre vision du xviiie siècle.
Rotraud von Kulessa
Samuel Richardson, Pamela ou la Vertu récompensée. Édition par Shelly Charles. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviiie siècle », 2018. Un vol. de 832 p.
Shelly Charles, Pamela ou les Vertus du roman. D’une poétique à sa réception. Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2018. Un vol. de 660 p.
Ce diptyque autour de Pamela, de Richardson, est formé d’une édition critique et d’une monographie.
459L’édition du roman réunit Pamela I et Pamela II, à partir de la traduction – attribuée à l’abbé Prévost – du texte paru en 1740 et de sa suite de 1741, moins connue et souvent négligée par les études sur Pamela.
L’introduction, très dense, offre un panorama sur l’importance de Pamela dans l’histoire du roman anglais, sur la vogue que le roman a suscitée – notamment par la querelle opposant pamélistes et antipamélistes –, sur les origines du texte et, en filigrane, sur les raisons de son succès, en Angleterre comme en France. Après une longue et complète mise au point sur l’attribution, difficile, de la traduction habituellement associée au nom de Prévost, Shelly Charles explique quelle édition elle a suivie et quels choix elle a opérés. Elle termine en insistant sur la nouveauté que constitue une édition française réunissant Pamela I et Pamela II, réunion nécessaire pour comprendre les desseins de l’œuvre.
Des repères chronologiques précèdent le « Tome premier » et le « Tome second ». Les annotations du texte sont extrêmement détaillées, mettant au jour les allusions intertextuelles – notamment bibliques –, élucidant des obscurités du texte, glosant des formules archaïques et ébauchant même des pistes d’interprétation développées par la monographie.
Dans les annexes, un résumé du roman par Richardson, des illustrations de Hayman et Gravelot tirées de la sixième édition anglaise et le récit, par M. B., des débuts de sa passion, issu de l’édition d’Amsterdam. Un glossaire, des indications bibliographiques et un index viennent clore ce volume.
Le deuxième volet du diptyque, la monographie Pamela ou les Vertus du roman, s’ouvre sur un avant-propos qui insiste sur l’importance qu’a eue Pamela pour le genre romanesque, en Angleterre et en France, notamment parce que ce roman rompt avec l’idée que le roman serait un genre français : contre le merveilleux et la volonté d’enflammer l’imagination qui caractérisent la pratique française, ce nouveau « genre anglais » a pour fondements la simplicité et le naturel. Shelly Charles annonce son projet, fondé sur une analyse égale de Pamela I et Pamela II : « expliciter les codes, les ambitions, la dimension réflexive » du texte, pour expliquer l’engouement dont il a fait l’objet en France, en mettant en évidence sa « dimension politique » et ses « enjeux esthétiques », « en dépassant la doxa d’un roman sentimental » (p. 10).
L’introduction pose de manière remarquable les termes de la querelle entre pamélistes et antipamélistes, entre ceux qui voient en Pamela un exemple admirable et ceux qui pensent que les dissonances du texte trahissent le vrai visage de l’héroïne, qui serait en fait une rouée dissimulant son désir sous les dehors de la vertu. Pour répondre à cette dernière critique – formulée, en premier, par Fielding dans sa parodie Shamela, matrice de l’antipamélisme – aussi bien qu’aux accusations de mercantilisme ou d’hypocrisie contre Richardson, Shelly Charles déploie une thèse forte et lumineuse : Pamela est une œuvre ambiguë, qui entend solliciter le travail d’interprétation du lecteur, opération sans cesse mise en abyme dans le roman, notamment à travers M. B., « premier des antipamélistes » (p. 23). Pamela, qui sait que son maître lit ses lettres, a pour dessein de le convertir par le biais de son écriture. Le pouvoir de Pamela, comme de ses lettres, s’appuie sur la croyance du lecteur en leur authenticité, un lecteur que ce mélange de vérité et de fiction réforme à son insu : « Pamela écrirait alors pour M. B. en feignant d’écrire contre lui » (p. 32). L’étrange rapport à l’authenticité du paratexte va dans ce sens : l’immersion fictionnelle est la condition d’un débat qui ouvre sur une conception polyphonique de l’œuvre.
460La première partie porte sur l’esthétique mise en place par Richardson dans Pamela I. L’écriture au présent, instantanée, qui suit l’esprit en action, les différentes formes pratiquées par la narratrice – lettre, journal spirituel, livre de comptes, procès-verbaux des assauts de son maître – donnent à sa plume une authenticité encore accentuée par la coquetterie qui se devine derrière elle. Shelly Charles, dans un deuxième chapitre, débusque et recense de façon remarquablement détaillée les intertextes de l’épistolière : les fables, la Bible et les fictions romanesques. Ces réappropriations par Richardson sont l’occasion de remplacer la dispersion du roman baroque par un recentrement propre au roman psychologique qu’il est en train de créer. Dans un troisième temps, Shelly Charles approfondit l’une des thèses centrales de son ouvrage : la mise en abyme de la lecture dans Pamela, qui serait « l’intrigue secrète, parallèle du roman » en ce que « l’histoire de la séduction […] est en même temps l’histoire d’une lente et imperceptible conversion par l’écriture » (p. 130) ; M. B. abandonne le libertinage pour se réformer, sans se rendre compte que cet objectif était au cœur de l’écriture de la jeune femme. Dans un dernier temps, l’auteure convoque la métaphore biblique de la graine de moutarde pour décrire l’itinéraire du roman, qui combine une double lecture : une lecture immédiate – marquée par l’écriture au présent – et une lecture au passé qui développe les potentialités amorcées par le texte. L’interprétation des « minuties », des doubles ententes, symboles, intertextes réappropriés ou détournés, les effets d’anamorphose permettent d’explorer les arcanes de ce roman-millefeuille. Le roman peut ainsi être comparé à un cabinet de curiosités, où un objet apparemment banal est l’occasion d’un parcours spirituel.
La deuxième partie entend étudier la manière dont Pamela II, où l’on suit Pamela en ménage, éclaire la lecture du tome I. L’auteure rappelle dans un premier chapitre l’oubli dans lequel est tombé Pamela II, où Pamela se voit prescrire par son époux un code de conduite. L’acceptation par Pamela des règles de son mari ne va pas sans ironie et camoufle une stratégie de protestation, de même que ses lettres d’épouse, publiques, reprennent, sous une nouvelle forme, le dessein édificateur des missives de la première partie. Le chapitre suivant développe l’analogie suggérée par le texte entre Pamela et Griselda – selon différentes versions du conte rehaussées à la sauce biblique. Pamela II serait alors lisible comme une parabole non de l’obéissance conjugale, mais de la résistance face à l’adversité, en écho à la problématique contemporaine d’une guerre des sexes sous l’égide de Mary Astell, selon laquelle « la servitude est interprétée comme un signe d’élection » (p. 274). La soumission de Pamela, perçue comme exemplaire, participe ainsi de son entreprise de conversion de M. B. Shelly Charles met également en évidence l’influence de Locke, d’Addison ou des sermons de Tillotson. Le chapitre suivant relit l’épisode de la mascarade en y voyant non un îlot dans cette deuxième partie, un « retour au roman », mais bien un « élément fortement intégré au roman » et même « un retour sur le roman »(p. 289-290). Différentes mises en scène proposées dans le roman sont analysées, notamment celle où M. B. sur la pente de l’adultère est jugé par une Pamela déguisée en quaker, symbole du pouvoir du masque – de la fiction – et d’un costume d’humilité propice à la leçon qu’elle entend donner à son mari. Dans un dernier chapitre, Shelly Charles envisage comment Pamela est le support d’une réflexion sur le principe de composition originale et sur la notion d’auteur. L’écriture féminine et autodidacte favorise une nouvelle manière d’écrire, plus proche du réel, et le fait qu’elle soit rendue publique rappelle la forme du périodique. La peinture d’une écrivaine émergente peut être rapprochée des débuts de Richardson. À travers une métaphore swiftienne, Richardson reprend le débat entre nature et 461artifice et livre sa propre querelle des Anciens et des Modernes : Pamela, abeille industrieuse, promeut une conception de l’écriture qui butine la tradition et observe ce qui l’entoure, contre l’autosuffisance proclamée d’une aristocratie orgueilleuse.
La troisième partie montre comment Pamela dialogue avec le roman français du xviiie siècle. Elle s’ouvre sur une analyse de l’épisode du voyage sur le Continent. Par un retournement, il unit plus que jamais les époux dans une piété commune, et permet au mari libertin de redécouvrir les vertus des valeurs anglaises. Richardson, remettant en question la supériorité française, fait œuvre patriotique et assoit son roman anglais contre la légèreté française. C’est l’occasion pour l’auteure d’analyser le rapport de l’œuvre à des intertextes comme le Lutrin de Boileau, ou Télémaque de Fénelon. Le chapitre deux montre comment, à sa traduction en France, Pamela devient une arme contre la domination du frivole roman français : refusant le merveilleux, Richardson et Pamela fondent une nouvelle esthétique du roman, inspirée certainement de la lecture de Prévost, Marivaux, Mouhy ou Challe.
Dans une dernière partie, Shelly Charles étudie la réception de Pamela en France. La réception critique, houleuse, suscite de nombreuses réactions qui sont l’occasion de débattre de la poétique romanesque. Desfontaines loue la simplicité et le naturel de la plume de l’épistolière, son refus du romanesque et l’ambiguïté du personnage qui lui confère une grande vraisemblance. Les réponses à Desfontaines ont un enjeu national, promouvant la manière française contre l’anglaise. Le deuxième chapitre se penche sur les adaptations scéniques du roman, dont la théâtralité importante le prédispose à de tels transferts génériques. Shelly Charles présente en détail plusieurs pièces : la Pamela de Boissy, qui cache, derrière ses apparences de parodie, une satire de sa réception ; la Pamela larmoyante de Nivelle de La Chaussée, contre laquelle Voltaire écrit sa Nanine, dans un débat sur le devenir de la comédie ; enfin celle de Goldoni, dont le dénouement, proposant une agnition, entend adapter la trame romanesque aux mœurs italiennes, et qui sera largement imitée. Dans le dernier chapitre, Shelly Charles étudie la présence de Pamela dans le roman français, sous la forme d’adaptations directes ou d’une « intertextualité plus diffuse » (p. 501). Elle s’intéresse ainsi à l’Antipamela de Villaret, œuvre qui n’a d’antipaméliste que le titre, et à La Jardinière de Vincennes, de Mme de Villeneuve, qui fonde la reprise pastorale du roman en France. Elle se penche aussi sur des réécritures plus lointaines, chez Rousseau, Baculard d’Arnaud ou Marmontel, aux héroïnes faillibles et complexes. La parution de Clarisse favorise ensuite des reprises de Pamela où la figure du séducteur devient centrale, chez Mme Benoist, Sade, Le Suire ou Rétif de La Bretonne. Shelly Charles se penche aussi sur le cas de La Religieuse de Diderot avant de consacrer un long développement à élucider le mystère du recueil de Voltaire, L’Affaire Pamela. Lettres de Monsieur de Voltaire à Mme Denis, de Berlin.
Une annexe clôt le livre par des gravures de Joseph Highmoreillustrant le texte, suivie d’une bibliographie très riche et d’un index.
On peut se réjouir de cette double parution à plus d’un titre. Non seulement parce que Pamela I et II sont enfin disponibles au public, ce qui n’avait plus été le cas depuis 1823, mais aussi parce que le travail de Shelly Charles est, dans les deux ouvrages, remarquable d’érudition et d’exhaustivité, tout en laissant la place à une lecture très personnelle de l’œuvre. C’est là une somme extrêmement précieuse, très novatrice, meilleur moyen de relancer en France des études paméliennes taries par le difficile accès au texte.
Stéphane Pouyaud
462Les Veuves créoles, comédie. Édition de Julia Prest. Cambridge, The Modern Humanities Research Association, 2017. Un vol. de 100 p.
L’introduction en anglais, par Julia Prest, de cette comédie en trois actes et en prose comporte six sections, dont la première – « Publication and Performance history » – retrace l’histoire de la pièce et de ses représentations. L’éditrice rappelle qu’il s’agit de la première pièce de théâtre à avoir été écrite en Martinique, en 1768, sous la colonisation, le manuscrit ayant été publié anonymement (Amsterdam, et Paris, Merlin, 1768). L’« Avertissement » lui fait conclure que la pièce était tout d’abord destinée à un public local, mais espérait élargir son influence au public métropolitain. Si aucune représentation de cette comédie n’est connue en Martinique, elle a été jouée en revanche au moins deux fois à Saint-Domingue, au Cap, comme en témoigne le Supplément aux Affiches américaines du 1er mai 1769. Mais Julia Prest récuse le fait que la pièce ait été « jouée à Paris avec succès au mois de novembre dernier, par les Comédiens-Français ». Une seule autre représentation de la pièce, plus d’une décennie plus tard, laisse à penser que la pièce a rencontré un succès limité. Le choix d’une intrigue fondée sur la vie créole semble avoir constitué un obstacle au succès de la pièce en métropole. Une autre raison de son insuccès a pu venir des attentes du public local qui cherchait avant tout à rester en contact avec la culture métropolitaine. La deuxième section – « Theatre in the French Colonial Caribbean » – met notamment l’accent sur la question raciale dans le public et sur la scène. Il est indiqué que Les Veuves créoles n’ont jamais été représentées ailleurs qu’au Cap, où l’admission de libres de couleurs a constitué une innovation dans le théâtre français caribéen ainsi qu’une particularité du théâtre public aux Antilles françaises. Julia Prest date la présence d’acteurs de couleur sur la scène à partir des années 1780, et de 1771 l’arrivée en Martinique d’un théâtre professionnel.
La troisième section – « Widow Plays in France » – traite de la question des veuves dans la comédie française, cette pièce s’inscrivant, d’après la critique, sous le patronage de Molière. Selon elle, cet élément dérangeant que constitue la veuve trouve à la fin de l’intrigue une issue, soit qu’elle se marie effectivement, soit qu’elle soit ridiculisée et reléguée au célibat. Les Veuves créoles confirment ce schéma dans une certaine mesure, mais s’en éloignent également. La section suivante – « Widow Plays in the colonial context » – traite de la question des pièces ayant trait au veuvage dans le contexte colonial. À Saint-Domingue, c’est la tragédie de Lemierre, La Veuve du Malabar (1780), qui a constitué le plus grand centre d’intérêt du public : elle a été représentée au Cap en 1781, accompagnée de sa parodie, La Veuve de Cancale. Cependant, Julia Prest note que le public de Saint-Domingue n’avait pas la même conception du veuvage, car les veuves des colonies pouvaient administrer souvent avec aisance les biens de leur défunt mari. Quant à la question du mariage, Julia Prest souligne qu’elle interfère dans les colonies avec celles de pureté raciale, de stabilité sociale et de bonnes mœurs sexuelles, et celles de la supériorité prétendue de la métropole et du degré d’indépendance autorisé dans les colonies. À ces questions il convient d’ajouter celle du faible nombre de femmes blanches dans les colonies, ainsi que la préférence de celles-ci pour les hommes nés en métropole sur ceux nés dans les colonies – plus susceptibles de les emmener en France. Enfin, le thème de la riche veuve est récurrent dans les colonies, et Julia Prest cite à l’appui de son propos le Voyage du comte de *** à Saint-Domingue de Jean-François Bastien pour mettre en évidence, dans l’imaginaire des colonies, le comique de la vieille veuve courtisée 463par le jeune intrigant désireux de s’enrichir. L’absence de mariage final dans Les Veuves créoles souligne, pour la critique, le triomphe du succès et de la liberté des veuves, ainsi que celui de la société créole sur celle de métropole.
Dans la cinquième section – « Legacy and influence » – qui traite de la postérité de la pièce, Julia Prest opère tout d’abord un rapprochement entre Les Veuves créoles et L’Habitant de la Martinique (1785), pièce anonyme dont le manuscrit est conservé à la Bibliothèque municipale de Nantes et dont le titre est à rapprocher de celui de L’Habitant de la Guadeloupe de Louis-Sébastien Mercier, comédie représentée plusieurs fois à Saint-Domingue, à Port-au-Prince notamment, d’après Les Affiches Américaines du 23 juillet 1785. Cependant, si cette comédie inclut la présence d’une veuve, l’intrigue se déroule en France où le retour de l’homme venu des colonies mène à une leçon morale. Julia Prest fait remarquer que le succès de cette comédie à Saint-Domingue constitue une fois encore la preuve de l’attente d’un public surtout désireux de voir représenter les mœurs françaises.
Dans la dernière section – « The play » – sont analysés les ressorts dramaturgiques et comiques de la pièce. Le choix de situer l’intrigue en Martinique constitue une source majeure de connaissances pour le lecteur contemporain, outre que cela fait de ce texte dramatique le chef de file du drame créole. La récurrence du thème du sucre dans l’intrigue est un point intéressant, les mœurs des veuves en étant un autre. Julia Prest oppose ensuite le « domestique blanc » aux « domestiques noirs » qui ne prennent jamais directement la parole. Elle souligne cependant que l’action dramatique s’appuie malgré tout sur leur capacité à parler. Du créole fait en outre son apparition dans un ordre donné par Mme Sirotin à Marie-Rose, présenté dans une note comme du « patois nègre ». De manière générale, Julia Prest salue les qualités de cette comédie qui joue sur le ridicule, la satire et la correction morale par le comique. Elle met en évidence, en outre, un ensemble de procédés comiques tels que l’ironie, le quiproquo ou les apartés.
Cette édition critique extrêmement bien documentée est un outil très précieux pour appréhender la spécificité et la complexité de la production théâtrale dans les anciennes colonies esclavagistes françaises. En insistant sur les raisons probables de son insuccès auprès du public du xviiie siècle, et sur la richesse qu’elle représente sur les plans dramaturgique et historique pour le lecteur du xxie, Julia Prest met en évidence un mécanisme propre à la fois à la colonie et à la province, la question de l’identification aux mœurs de la métropole, processus qui ne saurait revêtir qu’a posteriori une charge comique. Enfin, cette comédie constitue un précieux témoignage historique indirect sur la société créole d’alors en nous permettant de reconstituer, même de façon un peu floue, l’horizon d’attente des spectateurs.
Signalons pour terminer que Julia Prest a ouvert un site web consacré au théâtre de La Saint-Domingue du xviiie siècle et offrant une base de données bilingue sur les représentations des pièces, ballets et opéras mentionnés dans les journaux locaux entre 1764 et 1791 : https://www.theatreinsaintdomingue.org.
Karine Bénac-Giroux
Séverine Denieul, Casanova. Le moraliste et ses masques. Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2020. Un vol. de 528 p.
Cette étude est la version publiée de la thèse de doctorat soutenue par Séverine Denieul à l’Université Paris Nanterre, en octobre 2017. Elle est fondée 464sur les acquis du casanovisme historique et sur son renouveau depuis une trentaine d’années. Le champ de réflexion dépasse très largement l’Histoire de ma vie en couvrant une grande partie de l’œuvre de Casanova, publiée de son vivant ou restée manuscrite.
Si la question centrale qui est posée n’est pas nouvelle (« Faut-il prendre Casanova au sérieux quand il se rêve en instituteur de morale ? », p. 225), les réponses proposées reposent sur des analyses de textes jusqu’ici peu étudiés.
Sans donner de définition a priori du « moraliste », c’est en interrogeant les discours critiques sur Casanova que Séverine Denieul précise son objectif : « réévaluer la contribution historique, sociologique et philosophique » (p. 16) de l’écrivain à la constitution d’un « tableau des mœurs ». Au-delà de l’apparent paradoxe (Casanova a souvent été considéré comme un immoraliste joyeux et inconséquent), il s’agit de comprendre par quelles « fictions de soi » il a pu revendiquer ce rôle d’« instituteur de morale » dans ses postures de philosophe, d’historien, de romancier, de traducteur-adaptateur, d’essayiste, de critique littéraire, d’épistolier et de journaliste (seules les productions du dramaturge et du poète sont laissées de côté).
À la présentation du Casanova « anthropologue » des mœurs et des passions (première partie), succède la réflexion sur les fonctions du rôle d’« instituteur de morale » (seconde partie). L’analyse prend ensuite une dimension plus littéraire par la mise en évidence des rapports entre « morale et fiction » (troisième partie).
Dans la première partie, nous découvrons un écrivain atteint d’une sorte de « bipolarité » née d’une tension entre « retenue et explosion », l’éloge de la modération servant alors, paradoxalement, à « garantir la survivance des excès en tout genre » (p. 220).
La seconde partie marque la différence entre les essais et l’autobiographie qui vise à établir une relation de complicité avec le lecteur (p. 287). Si l’écriture peut adopter une forme qui relève du discours moral (énoncés généraux au présent gnomique, sentences, adages, références à Tacite), Casanova « s’amuse souvent à subvertir et à pervertir » ce discours par des syllogismes, des paralogismes, des glissements sémantiques ou par la bigarrure (p. 331). La figure de « l’instituteur » peut alors être perçue comme « comique car grotesque » (p. 366).
La troisième partie met en jeu les interactions entre l’autobiographie (comme « fiction de soi ») avec d’éventuels modèles livresques. On découvre ainsi un mémorialiste qui se plaît à évoquer des situations romanesques en assurant le lecteur de leur authenticité (p. 375-380), le double registre (« je » narré / « je » narrant) autorisant les interventions du narrateur âgé qui relèvent d’un discours moral autant qu’elles permettent l’auto-ironie et l’expression du malheur présent. Si le modèle du Roland furieux est revendiqué par Casanova, les influences de l’abbé Prévost et de Duclos sont plus diffuses, alors que deux figures fictionnelles s’imposent : celles du picaro façon Guzman (mais sans renoncement à « un idéal de prestige social »), et celle du « libertin » – alors que Casanova prend ses distances par rapport à l’image du séducteur en revendiquant les qualités de l’amoureux sensible.
Séverine Denieul assume ses positions critiques : ce rôle d’instituteur de morale peut, certes, être une façon de « manipuler son lecteur » (p. 218), mais Casanova âgé avait aussi la passion d’enseigner (p. 275) ; elle souligne d’ailleurs l’importance de la culture classique et des nombreuses lectures de Casanova. Et elle fait observer que, pour l’Histoire de ma vie, tout se joue dans la construction d’un destinataire idéal et dans les rapports ludiques de Casanova avec la « vérité ». 465En rappelant que le personnage de l’Histoire de ma vie se sent « poussé par une force occulte » à laquelle il « se plaît à ne pas résister », elle montre que Casanova justifie ainsi ses transgressions de toutes les valeurs morales et sociales (p. 442).
En soulignant la cohérence de l’œuvre, Séverine Denieul n’ignore pas les ambiguïtés ou les ambivalences de Casanova que son humour ne parvient pas toujours à dissimuler. Si son étude est un hommage au « merveilleux pouvoir fictionnel » de l’Histoire de ma vie (p. 488), quand elle écrit que cette « figure idéalisée de lui-même (l’instituteur de morale) n’en porte pas moins les marques trop humaines du Vénitien » (p. 231), elle sait aussi que c’est là que réside une bonne part de l’intérêt de son Histoire.
Gérard Lahouati
François Guillaume Ducray-Duminil, Victor, ou l’Enfant de la forêt. Édition de Łukasz Szkopiński. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviiie siècle », 2019. Un vol. de 505 p.
Journaliste (fondateur des Petites Affiches de Paris), critique de théâtre, chansonnier, François-Guillaume Ducray-Duminil était surtout l’un des romanciers les plus lus du tournant du siècle. Parmi ses quinze romans, publiés entre 1788 et 1816, Victor, ou l’Enfant de la forêt (1797)était sans doute, avec Cœlina, ou la Fille du mystère (1798), le plus populaire. Le succès de Victor, comme celui de Cœlina, a été amplifié et prolongé grâce au mélodrame qu’en a tiré Guilbert de Pixerécourt. Son édition critique se justifie d’abord par le témoignage qu’il offre sur les goûts et les sensibilités d’une époque et par son impact, direct ou indirect, sur l’évolution des formes littéraires et la culture populaire.
L’ouvrage, qui a cessé d’être imprimé dans sa version intégrale en 1842, pour continuer, sous une forme fortement abrégée, une seconde carrière de roman de colportage, a fait une dernière apparition en 1892 dans la collection des Chefs-d’œuvre du siècle illustrés. Apparition dérisoire, car les quelques chapitres reproduits y sont présentés comme « le modèle le plus parfait de la manière qu’il faut éviter dans les ouvrages d’imagination » : un « chef-d’œuvre » du « genre bouffon », qui provoque un rire « d’autant plus irrésistible que cet aspect bouffon n’est nullement celui qu’a voulu leur donner leur auteur ».
« Sic transit gloria mundi » ? C’est ce que suggère l’éditeur actuel qui s’indigne du sort de Ducray-Duminil, « érigé en génie par une génération de lecteurs pour être tourné en ridicule par la génération suivante » (p. 18). Est-ce bien d’un changement de mode qu’il s’agit ? Rien n’est moins sûr. Contrairement à ce qu’affirme Łukasz Szkopiński, il ne faut pas attendre la mort de l’auteur, en 1819, pour le voir tourner en dérision. Ducray-Duminil n’a jamais joui d’un quelconque moment de faveur critique. Les rares propos de « professionnels » le concernant ont toujours été condescendants et centrés sur les raisons de son succès chez les lecteurs peu exigeants : « Il sait intéresser cette classe nombreuse de lecteurs, qui ne cherchent qu’à s’attendrir un moment sur les malheurs de la vertu persécutée », lit-on dans le Mercure en 1809 ; « ils n’examinent pas, ils ne raisonnent pas ; ils veulent être frappés et ils ne peuvent manquer de l’être », confirme le Journal des débats. Ce sont les grisettes et les cuisinières pour les plus méprisants et, pour les plus 466indulgents, les « bonnes mères de famille », les jeunes filles « qui désirent elles aussi le devenir » – touchées par les aventures des vertueux orphelins dont il fait systématiquement ses héros. Ce sont enfin et surtout les « enfants charmés de voir qu’à leur âge on peut jouer un si beau rôle ». Voilà pour le Mercure et le Journal des débats le véritable public auquel s’adresse Ducray-Duminil – un public à qui il procure de fortes impressions tout en le protégeant grâce à une morale « toujours douce, pure, consolante, et admirablement appropriée à l’intelligence des enfants ». Le journaliste des Débats se rappelle ainsi le temps où il avait « la plus haute estime pour les ouvrages de M. Ducray-Duminil » : il était alors au collège, « et dans un âge où l’on est peu difficile sur le choix des livres ». Une « haute admiration […] évanouie sans retour » et qui ne tient pas, en l’occurrence, à un changement de génération, mais simplement à un passage à l’âge adulte.
Reste que ce dernier nous offre, à travers une réminiscence nostalgico-ironique, un aperçu des procédés rudimentaires d’une formule romanesque efficace qui, enfant, lui paraissait atteindre « le comble du génie » : « ce voile mystérieux et impénétrable dont il a l’art d’envelopper ses personnages » ; « ces obstacles toujours renaissants que l’auteur ne semblait s’opposer à lui-même que pour en triompher, et qu’après avoir tenu longtemps en suspens la curiosité, il levait et faisait disparaître avec une facilité tout à fait merveilleuse » ; « de belles exclamations ; des apostrophes pleines de chaleur et d’énergie ; des réflexions morales ou mélancoliques, telles que : Oh ! qu’il est à plaindre l’homme sensible ! ! ! O passions des hommes ! ! ! Enfants si doux et si timides, qu’avez-vous donc fait aux hommes ! ! !, etc. », autant de « points d’exclamation, d’admiration, d’interrogation » qui le « préparaient admirablement aux grands événements dont [il allait] être le témoin ». Sans parler des estampes, dont l’impression, épouvantable et ravissante à la fois, reste présente à sa mémoire : « des enfants abandonnés sur un frêle esquif ; une maisonnette au milieu des bois ; une femme armée d’un flambeau et d’un poignard, prête à égorger ses enfants ; des souterrains ; des squelettes ».
Si « le comble du génie » apparaît, avec l’âge, comme le comble de la « niaiserie » (terme récurrent dans le discours critique sur Ducray-Duminil), il n’en demeure pas moins que l’empreinte de ces procédures, déployées à longueur d’aventures, toujours les mêmes et toujours surprenantes, ne s’effaçait pas une fois le charme évanoui. La manière de Ducray-Duminil a laissé des traces dans celle de jeunes lecteurs devenus auteurs en quête, eux aussi, des moyens pour s’assurer un lectorat captif (Balzac, Hugo, qui en parle, Eugène Sue…).
Le roman de Ducray-Duminil peut ainsi offrir un terrain d’enquête privilégié non seulement pour qui veut étudier les formes fondamentales de la « paralittérature » (qu’il s’agisse du roman populaire et, plus particulièrement, du futur roman-feuilleton ou du roman pour la jeunesse), mais aussi les interactions de celle-ci avec la littérature canonique (dont elle se nourrit en même temps qu’elle l’alimente). Sa gestion du découpage chapitral, les passages incessants entre annonces et rétention de l’information, la multiplicité des récits enchâssés seront instructifs pour qui s’intéresse au maniement de la tension narrative ; son dialogue constant à la fois avec son lecteur et son personnage auront de quoi réjouir les amateurs de la métalepse et de ses effets sur la lecture immersive.
Mais ce qui a justifié l’attention particulière accordée à Victor par la critique moderne, c’est la transposition cryptée de la Terreur qu’on y trouve et qui en fait une démonstration frappante du lien (fameusement formulé par Sade) entre 467le traumatisme révolutionnaire et la vogue du roman noir. Victor n’est pas un orphelin vertueux comme un autre, et les souterrains remplis de corps torturés qu’il rencontre sur son chemin ont de lourdes connotations : la quête des origines, qu’il partage avec tous les jeunes protagonistes de Ducray-Duminil, le conduira en effet à découvrir en son père, Roger, non seulement le suborneur et l’assassin de sa mère, mais le chef sanguinaire d’une armée de brigands qui, sous prétexte d’agir pour une justice sociale, terrorise la Bohême et l’Allemagne de la fin du dix-septième siècle et torture dans ses cachots gothiques des victimes innocentes – « un homme adroit qui gouverne des criminels comme lui, ou séduit des têtes faibles par des grands mots et des déclamations sophistiques » (p. 279).
Si l’introduction de l’éditeur s’attarde sur cette dimension allégorique du roman et fait état des études qui suggèrent une analogie entre la personnalité de Roger et celle de Robespierre, l’annotation semble quelque peu en retrait. Ainsi, par exemple, le commentaire du nom que Roger donne à ses troupes, « les Indépendants », omet de signaler que c’était le nom donné à l’armée commandée par Cromwell, et que Robespierre était désigné comme « le (nouveau) Cromwell » par ses adversaires. De même, on regrette qu’il ne soit fait qu’une simple mention, sans analyse, du lien que le roman entretient avec les deux pièces de Lamartelière, Robert, chef des brigands, libre adaptation des Brigands de Schiller (1792)et sa suite, Le Tribunal redoutable (1793).
Le propos sur la réception semble également lacunaire. L’éditeur, qui traite l’annonce de Victor dans le Journal typographique comme un article critique, omet de s’interroger sur l’inexistence de véritables recensions de l’ouvrage à une époque où les périodiques rendaient très régulièrement compte des romans nouveaux. Par ailleurs, aucun discours critique contemporain portant sur l’auteur en général n’est mentionné. Quant aux autres modalités de réception, comme les traductions et les adaptations, elles sont certes répertoriées, mais quelques mots de commentaire, au moins sur les principes des adaptations dramaturgiques, notamment celle de Pixerécourt, auraient été bienvenus.
Shelly Charles
Ôoka Shôhei, Mon Stendhal. Traduction et édition critique par Julie Brock. Paris, Honoré Champion, « Littératures étrangères », 2020. Un vol. de 486 p.
Mon Stendhal est un recueil d’articles de l’écrivain japonais Shôhei Ôoka (1909-1988), écrits pendant plus d’un demi-siècle.
Shôhei Ôoka est surtout célèbre dans deux domaines majeurs : la littérature de la guerre et les romans psychologiques. Prisonnier de l’armée américaine aux Philippines pendant la Seconde Guerre mondiale, Ôoka débuta comme écrivain avec Journal d’un prisonnier de guerre (1949), et dépeignit la tragédie que vivaient les soldats japonais dans son roman Les Feux (1952). Chroniques de la bataille de Leyte (1967-1969) est l’un des documents les plus importants laissés par les Japonais sur leur expérience de la guerre.
Ôoka écrivit également plusieurs romans de mœurs ou romans psychologiques : La Dame de Musashino (1950), histoire d’adultère qui connut un grand succès à l’époque, ou encore L’Ombre des fleurs (1961), qui raconte la vie d’une femme victime 468de l’égoïsme des hommes. L’analyse de la psychologie des personnages y brille par sa justesse et sa sévérité. Il est clair qu’en écrivant ces romans, Ôoka prit pour modèles Le Rouge et le noir de Stendhal ou Le Bal du comte d’Orgel de Radiguet.
Quel que soit le genre qu’il aborde, la marque de l’écrivain se manifeste toujours de manière claire et cohérente : sa langue rationnelle et sa logique implacable ont fait indubitablement d’Ôoka un des écrivains les plus intellectuels du Japon. On devine chez lui l’influence de la littérature française, surtout celle de Stendhal, dont il aimait citer ces phrases : « Je ne vois qu’une règle : être clair. Si je ne suis pas clair, tout mon monde est anéanti ». Ôoka fut d’abord spécialiste de littérature, avant la guerre. C’est en 1933 qu’il lut pour la première fois La Chartreuse de Parme, rencontre qui devait le marquer toute sa vie. Avant de devenir romancier, il avait déjà traduit des études sur Stendhal écrites par Balzac, Alain et Thibaudet, ainsi que la Vie de Haydn, tout en travaillant comme simple employé dans des entreprises privées. Après la guerre, il traduisit La Chartreuse de Parme et De l’amour, et adapta Le Rouge et le noir pour le théâtre en 1966. Il laissa également beaucoup d’articles et d’essais sur Stendhal, dont 38 ont été traduits et réunis par Julie Brock dans le présent recueil.
L’étude de Stendhal par Ôoka est à la fois académique et personnelle. Chercheur, Ôoka se donne pour but d’analyser et de faire reconnaître la valeur des œuvres stendhaliennes auprès du grand public. Écrivain, il tente de trouver une réponse à une question toute personnelle : d’où vient ma fascination pour cet écrivain ? C’est ce questionnement qui fonde ses articles comme « Stendhal » (1936), « “Études sur Monsieur Beyle” de Balzac – Commentaire » (1944) ou encore « Au sujet de La Chartreuse de Parme – Essai sur un roman d’aventure » (1948). Dans ces essais, le critique analyse comment Stendhal décrit la politique et la société de son temps, tout en s’opposant à l’atmosphère conservatrice et étouffante qui l’entoure, et se demande quel roman il conviendrait d’écrire à sa propre époque.
Pourtant, curieusement, après plusieurs centaines de pages consacrées à Stendhal, Ôoka finit par admettre son impuissance à parler avec aisance de son auteur favori : « Mais bizarrement, dès que je voulais écrire quelque chose sur Stendhal, je retombais dans le même embarras et mon style redevenait maladroit. À chaque fois que j’aurais voulu exprimer de manière synthétique ma vision de Stendhal, je suis retombé dans les tautologies » (p. 236), avoue-t-il dans la postface de son recueil en 1973. Quinze ans plus tard, il répètera le même aveu dans « On échoue toujours à parler de ce qu’on aime », article inachevé, qui reprend le titre d’un texte de Roland Barthes laissé en suspens à la mort de l’auteur. Mon Stendhal reste donc comme le témoignage d’une résistance ininterrompue, et pourtant impossible, à la séduction des œuvres stendhaliennes.
« [C]e qui m’intéresse plutôt est de savoir ce que l’œuvre de Stendhal a pu représenter dans le Japon moderne et comment les Japonais y ont réagi, sans d’ailleurs m’exclure moi-même de ce questionnement » (p. 260), écrit Ôoka dans un autre article. De ce souci résultent plusieurs articles comme « Le Stendhal de Meiji – Ueda Bin et Mori Ôgai » (1948), « Stendhal à l’ère Taishô [1912-1926] » (1982), « Stendhal au Japon – à l’occasion de la publication des Études stendhaliennes » (1986), etc. Ôoka tente d’y saisir la réception de Stendhal dans son pays, en la comparant avec sa propre expérience. Il constate ainsi que les thèmes chers à l’écrivain français, – la conscience de classe chez Julien, le culte de l’amour dans De l’amour, l’égotisme ou le beylisme – ont été lus dans l’archipel à la lumière des 469problèmes abordés à chaque époque par les intellectuels. Autrement dit, d’après lui, les Japonais ont toujours compris Stendhal comme un de leurs contemporains. À travers ces articles, le lecteur français pourra comprendre comment et pourquoi ils ont aimé l’auteur du Rouge et le noir pendant ces cent ans.
Mon Stendhal est donc un double témoignage, à la fois personnel et social, de la réception d’un écrivain français au Japon. Si nombre d’écrivains de son temps se sont nourris d’auteurs européens, surtout dans leur jeunesse, comme Hideo Kobayashi qui a traduit Rimbaud ou Chûya Nakahara qui admirait Verlaine, Shôhei Ôoka illustre le cas particulier d’un écrivain qui tente d’en assimiler un autre, avidement et patiemment, tout au long de sa vie : l’acte de lire s’unit ici profondément avec celui de vivre et d’écrire.
Kazuhiko Adachi
Filip Kekus, Nerval fantaisiste. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2019. Un vol. de 846 p.
Après avoir longtemps été négligée par la critique en raison probablement de son caractère labile, la fantaisie à l’époque romantique a suscité depuis deux décennies un certain nombre d’études, sur Hugo, Balzac, Musset, Gautier entre autres… S’agissant de Nerval toutefois, si l’on excepte l’étude de Daniel Sangsue sur le récit excentrique et quelques articles dus à la plume de Gabrielle Chamarat, Sylvie Thorel et Bertrand Marchal, elle avait jusqu’ici peu retenu l’attention. En cause probablement le fait que l’image de Nerval mélancolique, retenue par l’histoire littéraire et transmise par l’école, a eu tendance à occulter d’autres facettes de son œuvre tenues pour marginales, qui pouvaient sembler peu compatibles avec la mélancolie, comme son sens du comique et du réel. Depuis quelques années on assiste à un élargissement des travaux nervaliens, et à la prise en compte de ces facettes négligées, comme l’attestent par exemple les orientations des articles parus dans la nouvelle Revue Nerval dirigée par J.-N. Illouz et H. Scepi.
L’essai de Filip Kekus Nerval fantaisiste, issu d’une thèse soutenue à l’Université Paris-Sorbonne en 2015 sous la direction de B. Marchal, s’inscrit dans ce double mouvement de reconnaissance de la fantaisie romantique et de renouvellement des études nervaliennes. L’auteur propose en effet d’aborder l’œuvre nervalienne sous l’angle de la fantaisie. Celle-ci constituerait une clef pour comprendre à peu près toute la création nervalienne (Pandora et Léo Burckart sont seuls écartés du corpus, et encore, pour d’autres raisons), qu’il s’agisse des premiers textes ouvertement fantaisistes ou des derniers, où la fantaisie s’exprimerait plus subtilement. Cette ambition d’embrasser l’œuvre dans sa globalité implique de prendre en compte aussi bien les textes généralement tenus pour secondaires (dont les écrits de circonstance, parus dans la petite presse, certains n’ayant jamais été publiés en volume) que les textes réputés majeurs, comme Aurélia ou Les Chimères. Le projet de Filip Kekus est toutefois de dépasser le cas de Nerval pour étendre la réflexion à la fantaisie romantique : celle-ci permettrait si on le suit « de dépasser la frontière censée séparer comportement sain et délire autant que sagesse et folie. »
Filip Kekus procède tout d’abord à une série de rappels, en exposant les trois approches – lexicologique, esthétique et historique – de la fantaisie. Nerval était 470vu lui-même par ses contemporains comme un « fantaisiste », comme le rappelle Gautier dans le portrait qu’il trace de son ami. Mais lui-même récusait la lecture biographique : la fantaisie répond chez lui à une détermination voulue, à un ethos et, s’il a entretenu son image de fantaisiste, s’il en a joué, il a aussi pris ses distances vis-à-vis d’elle à partir du moment où elle devient, dans les années 1840, une mode.
L’enquête est structurée selon une double progression, thématique et chronologique. En cinq chapitres (d’une centaine de pages chacun, voire davantage), l’auteur explore les formes et les significations de la fantaisie nervalienne sur les plans esthétique, sociopolitique, éthique et philosophique : il étudie tout d’abord aux chapitres 1 et 2 les textes où la fantaisie est la plus manifeste – textes humoristiques parus dans le Figaro, écrits parfois de manière anonyme ou en collaboration avec Gautier, par exemple, et impressions de voyage. Il s’intéresse ensuite aux textes écrits à partir des années 1840, où la fantaisie acquiert une portée politique et dissidente, en particulier Les Faux-Saulniers ou Les Nuits d’octobre, dans lesquels Nerval s’inquiète du sort de l’artiste dans la société de son temps (chapitre 3) ; il se penche ensuite sur les écrits qui font écho aux controverses littéraires de son temps, notamment sur l’école païenne, l’art pour l’art, l’école du bon sens, etc. (chapitre 4). Il achève enfin son exploration avec les textes de « haute fantaisie poétique », ceux où la fantaisie s’unit étroitement à la folie, sur le modèle d’Apulée (chapitre 5).
L’enquête se révèle large et ambitieuse et la démonstration, rigoureusement menée, convaincante. L’originalité de l’ouvrage est de ne pas s’en tenir à un corpus manifestement fantaisiste et de s’ouvrir à des œuvres a priori éloignées de la fantaisie. L’approche décloisonnée permet de faire apparaître l’existence d’une part d’une continuité entre les œuvres, d’autre part d’une accointance de toutes avec la fantaisie, qui apparaît effectivement, selon son hypothèse de départ, comme le moyen de dépasser certaines contradictions à un niveau supérieur. On comprend combien la fantaisie a pu marquer la pensée romantique en quête d’unité. L’essai de Filip Kekus par l’ampleur de son enquête constitue à cet égard un ouvrage de référence sur la fantaisie.
Le rapprochement entre les œuvres aboutit souvent à des relectures originales d’œuvres que l’on croyait connaître, telles que celle consacrée, sous l’angle ludique et parodique, à « El Desdichado ». L’essai corrige l’image d’un écrivain fantaisiste par tempérament et révèle au contraire un auteur lucide et pragmatique, sachant s’adapter aux demandes, un auteur attentif au quotidien et dont l’œuvre se nourrit constamment des débats artistiques et politiques contemporains. Ce n’est pas le moindre mérite de l’ouvrage que de montrer en Nerval un homme de son temps. La fantaisie apparaît bien, comme l’écrit l’auteur, du côté de la vie.
Filip Kekus n’avance rien qu’il n’ait toujours vérifié. Il connaît bien la littérature critique sur Nerval mais aussi sur le rire et la presse au xixe siècle (notamment les travaux de M.-È. Thérenty et A. Vaillant) et confronte toujours son analyse à celle de ses devanciers, n’hésitant pas à confirmer ce que d’autres ont écrit avant lui. Chaque chapitre s’ouvre sur une contextualisation rigoureuse, une explicitation des termes des débats d’époque, des conditions socio-économiques. L’auteur a à cœur de ne rien laisser au hasard, pour étayer son argumentation, quitte à alourdir parfois la démonstration. De ce point de vue l’ouvrage, très pédagogique et documenté, offre une mine d’informations non seulement sur Nerval mais sur son temps, aussi bien du point de vue historique que politique.
471L’écriture est heureuse, les formules efficaces et brillantes, ce qui rend la lecture agréable. On regrettera toutefois l’existence de coquilles relativement nombreuses dans le premier quart de l’ouvrage, qui disparaissent heureusement ensuite. L’essai est accompagné d’un appareil critique solide et soigné, d’une bibliographie de 33 pages qui atteste de l’ampleur de l’investigation, et d’un index des noms de personnes de 9 pages. Un index des œuvres aurait été toutefois utile pour aider à graviter plus aisément dans un ouvrage aussi dense.
Anne Geisler-Szmulewicz
Jean-Claude Mathieu, Les Fleurs du Mal. La résonance de la vie. Paris, Éditions Corti, « Les Essais », 2020. Un vol. de 613 p.
Ce livre de Jean-Claude Mathieu est un opus magnum sur le « maître livre de notre poésie » (Bonnefoy). Loin d’amplifier simplement le petit livre publié en 1972 (Les Fleurs du Mal, « Poche-critique », Hachette, 1972) – sans doute la meilleure introduction en français au poète des Fleurs du Mal,avec le Baudelaire de John E. Jackson (Le Livre de poche, 2001) –, il aborde une perspective manquante, celle des voix multiples et résonantes qui composent la « partition » verbale des Fleurs du Mal. Composé de dix-sept chapitres, l’ouvrage explore ce « retentissement » (p. 98) que Georges Poulet trouvait aux plus grands vers baudelairiens ; il est aussi l’explicitation la plus précise du postulat qu’énonce le troisième projet de préface : « que la poésie française possède une prosodie mystérieuse et méconnue, comme les langues latine et anglaise ». Et l’on ne peut qu’admirer l’oreille infaillible du critique, qui n’avance d’interprétation que moyennant l’écoute préalable d’une voix, ou plutôt des voix entrelacées dont vit la dramaturgie poétique des Fleurs du Mal.
Un lecteur pressé pourrait ne pas discerner la subtile organisation de ce livre. De l’écoute des échos (ch. 1-4), on glisse, au fil de ces six cents pages, à celle des discordances (ch. 14-17), moyennant une analyse du poème baudelairien comme « théâtre des résonances » (ch. 5-13), lequel comprend le drame même de la couleur, les modes selon lesquels bruits et sons travaillent l’image, creusent en elle leur irréductible sillon. Ainsi la deuxième partie est-elle une ample méditation sur l’ut pictura et musica poesis chez Baudelaire,sur la ductilité d’une parole d’où monte sans trêve « la polyphonie du vivant » (p. 244). Et le critique d’analyser, en des pages décisives, comment l’image s’approprie la violence des affects, incluant jusqu’en s’en gorger la densité d’une réappropriation subjective. Selon la logique même de l’écho, les dernières pages sur « le ton du revenant » analysent le champ temporel des poèmes de 1859 – année charnière – qui s’étend « entre deux pôles, ce qui passe, si mouvant dans son attestation de la fugacité, et ce qui revient que l’on reconnaît à son accent […], unissant la présence du vivant au “piquant du fantôme” » (p. 589).
Deux qualités souveraines du critique se retrouvent en ces pages : d’une part, la capacité à écouter les résonances d’un mot, à en résumer l’histoire à la façon de Jean Starobinski, d’en faire saillir l’arrière-plan historique, littéraire et philosophique. D’autre part, l’art, trop rare aujourd’hui, de l’explication de texte. L’attention à l’arrière-pays des mots, mais aussi à la musique sous les mots, conduit le critique à les ausculter avec une justesse peu commune, ainsi les commentaires de la notion picturale de « manière » (p. 252) ; de l’inflexion judiciaire des « grands 472jours » dont « l’atmosphère » viendrait noyer, selon Fusées XV, une « bouffonnerie lyrique » conforme aux vœux du poète ; ou encore de l’importance de la Théorie de la démarche de Balzac et du vera incessu patuit dea de Virgile pour saisir la conversion, chez Baudelaire, de la « physionomie du corps » en destinée (p. 331). Quant aux microlectures, elles abondent comme autant de variations, qu’elles se présentent en séries – Parfum exotique, Le Flacon, Alchimie de la douleur, du rêve d’osmose à une « saccade d’images » douloureuses, en passant par l’aigrissement des sensations (p. 261-285) – ; qu’elles élisent tel poème où frémit un souvenir ou une parodie d’épopée (Bohémiens en voyage, La Servante au grand cœur vs La Béatrice), tel autre où résonne soit « l’autre discordant » interne à la voix poétique (Confession), soit un accent synonyme du recueil tout entier, ainsi le vers 11 de Duellum : « Et leur peau fleurira l’aridité des ronces » (p. 504).
Nombre de pages attestent une attention extrême aux premières épreuves, aux corrections et substitutions de termes – ainsi le passage, dans La Vie antérieure,de « Au milieu de l’azur, des flots et des splendeurs » (1855) à « Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs » (1861). Elles dessinent un parcours où le scrupule philologique ne fait jamais défaut, où les pièces de jeunesse sont lues comme un vivier d’accents méditable : « Hélas ! qui n’a gémi […] ? » (p. 412) ou « N’est-ce pas qu’il est doux […] » (p. 591). Ce souci philologique sous-tend une intelligence de la poésie dont nous ne décrirons ici que les chemins les plus notables.
Remarquons d’abord les distinctions, les carrefours que ménage le critique : entre poèmes sonores (aux rimes riches) et poèmes résonants ; entre harmonie – ce « maître-mot » en 1845 – et mélodie, laquelle vit de deux oscillations capitales : le ralenti et l’accéléré ; l’intensité et le tremblé. La résonance naît de « la frappe des mots », dont Mathieu souligne qu’elle « précède la fonction d’analyse » (p. 176) et que, loin de se réduire à une rhétorique de l’ornatus, elle vise à une ressaisie du syntagme par le ton, ainsi dans le tour racinien ouvrant la litanie de La Servante au grand cœur : « Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs » (p. 245). Plus encore, la résonance est écoutée dans l’infinie métamorphose de ses prolongements auditifs, visuels ou olfactifs, à partir du centre même où se nouent l’expérience de la sensation et la faculté de l’imagination. Pareille métamorphose confère au vers un mouvement, étudié ici dans ses rythmes fondamentaux : jeu de l’accentué et de l’atone, du ralentissement et de la brusquerie, comme dans ces attaques qui « ne sont si pleines, si intensément saisissantes, que parce que le poids, la lenteur de ce qui a longtemps tourné en silence, trouve enfin des mots pour émerger » (p. 354). Et le critique d’analyser la fonction de l’apostrophe qui « marque la distance avec l’interpellé, mais bâtit sur cette absence un lien de mots » (p. 357), la valeur moins descriptive qu’affective des adjectifs (ainsi les « vastes chagrins ») et des adverbes (loin de, p. 65 ; vers, p. 90…) ou encore l’effet de saillie opéré par ces italiques et majuscules que Baudelaire avait, selon Gautier, « dans la voix ». Ces modes de l’intensité, qui procèdent du don revendiqué par le poète « d’entendre tous les bruits me frapper dans l’estomac », le critique les étudie avec un sens vraiment infaillible, attentif qu’il est, aussi bien, à ce contraire de l’acuité qu’est « le tremblement des mots » (p. 298). Reprenant un mot de Mandelstam sur Dante, Mathieu parle des « métaphores héraclitéennes » de Baudelaire, où avatars et tensions seraient montrés, ou plutôt écoutés, en train de se faire.
C’est du reste par sa face sonore qu’est abordée la problématique de l’image dans Les Fleurs du Mal : « le son appelle à une écoute du réel plus primitive que l’expressivité de l’image » (p. 473). Ce postulat majeur permet de mieux comprendre 473la tension entre « le culte des images » – l’enracinement du dire dans le montrer –, et la violence qui en détruit l’illusion ; plus profond que l’expressivité des images est le cri qui les déchire : « les sons et les bruits s’arrachent de l’image en la déchirant » (p. 478). Toute la troisième partie de l’ouvrage est une étude de ce qui inscrit dans l’image la blessure qui la mine : ainsi l’analyse de la rhétorique de l’assourdissement (par l’indéfini, le jeu des pluriels, etc.), de « l’infini négatif du neutre » ou de la privation, qui amène le critique à de fort belles remarques, par exemple, sur la récurrence de la préposition sans (p. 530). Précieux entre tous, les derniers chapitres s’organisent autour de l’idée que la rupture, chez Baudelaire, « n’est pas une désorganisation du discours lyrique, mais une forme conquise par ce discours » (p. 543). La forme est en effet travaillée et par la penséequi leste l’image ou opère un « pas de côté » pour mieux « guetter » les mensonges inhérents au discours, et par ces dissonances qui brisent le rythme, adaptant le ton des poèmes aux défigurations d’un monde éclaté. Il suffit de renvoyer aux pages sur Les Sept Vieillards et leur « typologie distributive » (p. 583) ou sur le champ temporel des derniers poèmes, quand « la construction du présent prend appui sur la magie du revenant, mêle l’existant et le fantôme dans une nouvelle synthèse. »
On ne saurait compter décidément les richesses de ce livre, le premier qui prenne en compte avec une telle largesse ce « théâtre de voix, qui interpellent, questionnent, se plaignent, s’exclament » que constitue Les Fleurs du Mal. Lecteur et ami fervent de Jean-Pierre Richard, Jean-Claude Mathieu ne doit pas moins à cette alliance du littéraire et du philosophique incarnée par Georges Blin et Jean Starobinski. « Pointilliste et fluvial » : cette mobilité qui tend à embrasser tout un horizon, alliée à un « pointillisme » qui sait se vérifier dans la microlecture, telle serait la double qualité du critique. L’on peut voir en ce double mouvement, centripète – tout d’attention au détail, au petit fait stylistique –, centrifuge – tout d’ouverture au « paysage » historique et philosophique dans lequel l’œuvre s’inscrit, au passé dont elle remodèle le visage comme au futur dont elle trace les linéaments –, une sorte d’idéal critique. Jean-Claude Mathieu l’incarne superlativement. À ce titre, soulignons le prix des quelques six cents notes du livre, parmi lesquelles tel retiendra l’analyse du tour dulce est, hérité de Lucrèce et de deux Odes d’Horace, dont Baudelaire fait « le contrepoison ironique de son amertume » (n. 98), tel autre celle sur « la figure de la déploration énumérative » (n. 138) ou le rapprochement entre le « Vous ici, mon cher ? » du Joueur généreux et le « che fai tu ? » adressé à Dante au chant XVII de L’Enfer (n. 341). On ne saurait choisir entre tant d’éclairages.
L’art avec lequel le critique suit les chemins d’une imagination dont il déploie les harmoniques les plus singulières n’est pas sans poser la question de l’organicité historique de l’œuvre du poète des Fleurs du Mal. Certes, Jean-Claude Mathieu distingue très soigneusement la réflexion critique de Baudelaire de ce « frisson nouveau » qui parcourt la tessiture des vers. La jonction des approches, thématique, stylistique, psychanalytique, confère au regard le plus large des empans sur « l’univers imaginaire » de Baudelaire, et à l’ouïe la capacité d’en « fouiller le tréfonds sonore ». Toutefois, nous voudrions prévenir ici le reproche qui pourrait frapper le dynamisme de ces pages, la sorte de labilité qui d’un motif engendre le suivant, le détail venant s’inscrire dans la continuité d’une écriture aussi dense que raffinée. Cette mouvance n’est-elle pas celle même de la « vie », dont le critique écoute la « résonance » multiforme jusque dans le détail prosodique le plus ténu, en une attention constante à ce qu’il appelle « la voix souterraine » des Fleurs du Mal ? 474N’est-ce pas la vérité du rapport d’un homme à la « vie » qui s’écoute au tréfonds des accents, dans ces réseaux d’échos dont le critique dégage une cohérence ? Ce que donne à entendre ce livre n’est autre que la note dominante qui monte des Fleurs du Mal, celle d’un corps et d’un cœur à l’écoute desquels commence, pour ce poète, sa compréhension du monde. « Toucher le fond pour s’y fonder » (p. 147) : du hurlement au râle, de la plainte au rire, de l’invective au timbre sans écho, nul mieux que Jean-Claude Mathieu ne pouvait en dresser le théâtre, s’il est vrai, comme l’écrit Jouve (p. 340), que « le Théâtre est notre vie intérieure ».
Patrick Labarthe
Catulle Mendès, Œuvres. Tome IV. Monstres parisiens. Édition de Thierry Santurenne. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2020. Un vol. de 281 p.
Dans ce volume où Thierry Santurenne met à l’honneur Monstres parisiens, c’est avec intérêt que le lecteur (re)découvre la contemporanéité d’un auteur parfois oublié. Influencé par les portraits satiriques de la presse, par les grandes figures balzaciennes, par la physiologie, Catulle Mendès allie la perspicacité du regard à la vivacité de la plume. Ses portraits de cocottes, de théâtreux, d’écrivaillons, ses analyses sociologiques, ses observations psychologiques composent une petite comédie humaine riche en couleurs, en accents argotiques, en luttes de pouvoir, en splendeurs et misères, en illusions perdues : la filiation balzacienne, une fois de plus, rejaillit, mais taillée à la serpe de l’esprit fin-de-siècle, cynique, cru, anti-humaniste. C’est un monde déliquescent, mesquin, sans salut qui apparaît sous la plume tantôt amusée, tantôt désabusée de l’auteur qui, dans la lignée des grands écrivains de l’époque, oscille entre fascination et répulsion, entre appétence voyeuriste et plume moraliste. Telle est la grande question posée par cet ouvrage et par Thierry Santurenne : Catulle Mendès est-il moraliste ? Il l’est sans conteste, si l’on considère les apophtegmes saupoudrés et la qualité des moralia. Ses personnages s’animent dans un style vif, dans un art de la prosopographie parfaitement maîtrisé (« Maigre et long, et grêle et frêle, plus svelte et plus fluet qu’un serin des Canaries », in « Narcisse Dangerville »), dans des éthopées d’un réalisme piquant, drôle, poignant (« La Mère d’acteur »), tandis que les liaisons viles, vénales, malsaines, mortifères qu’il met en lumière font mouche.
Est-il pour autant un sincère contempteur des mœurs modernes (ou éternelles) ? D’autres avant lui ont laissé planer un doute que l’on sait être à la fois une précaution pragmatique, à l’égard d’une justice austère, et un ressort littéraire. Le « je » qui traverse cette série de portraits laisse percevoir son attendrissement, son dégoût, son étonnement, autant que ses amusements, ses fascinations… et ses désirs : les remarques portées sur le décolleté de Mademoiselle Laïs, distillées de-ci de-là, la mention faite des « deux heures » qui se sont écoulées entre leurs dernières paroles et l’image familière de la descente de l’escalier ne laissent de convaincre le lecteur, devenu un amusé complice, de la complaisance de l’homme derrière les effets de manche du moraliste. Celui qui se plaît à se désigner comme un « observateur » s’est donc « assis à la table de sa faim ». Une autre manière, sans doute, de mettre en lumière la chute irrémédiable de l’être humain et la contagion du mal. C’est ainsi un esprit à la fois profond et léger, grave et folâtre, cynique et enjoué qui ressort 475de cette œuvre, thyrse autour duquel s’enroulent et se déroulent les vrilles d’une verve colorée, piquante, tantôt tendre, tantôt mordante, mondaine ou populaire, littéraire ou journalistique, qui n’hésite pas à prendre le lecteur à parti : « La peste est redoutable, oui ! Mais pour toutes les épouses et pour toutes les jeunes filles, Mme de Portalègre est cent fois plus redoutable que la peste. Tu es marié ? Eh bien, écoute et suis ces conseils ». Thierry Santurenne appelle de ses vœux la reconnaissance de Catulle Mendès parmi les grands auteurs fin-de-siècle. Si l’écrivain s’inscrit dans son époque, en reprend les codes et les goûts, la contemporanéité de son style doit susciter et ressusciter son épiphanie littéraire au panthéon des majores. On saluera enfin l’introduction, riche et claire, de ce volume : la genèse du recueil et des prépublications, les influences littéraires, la structuration de cette « galerie de monstres », la tératogonie comme « anthropologie de la décadence » et la « postérité de l’ouvrage » : autant d’outils précieux pour le chercheur.
Morgane Leray
Stéphanie Smadja, Cent ans de prose française (1850-1950). Invention et évolution d’une catégorie esthétique. Paris, Classiques Garnier, « Investigations stylistiques », 2018. Un vol. de 458 p.
Si les travaux consacrés à la langue et au style littéraires du tournant des xixe et xxe siècles se sont multipliés ces dernières années, ils ont – outre les importantes synthèses proposées et/ou dirigées par Gilles Philippe – le plus souvent adopté une approche monographique (l’on pense aux travaux consacrés à l’écriture de Claudel, Péguy ou Gide), ou étroitement inscrite dans l’histoire littéraire (telles l’étude, par Élodie Dufour, de l’écriture néo-classique autour de 1900, ou celle consacrée par Raphaëlle Hérout au style surréaliste). Reprenant et poursuivant les réflexions sur la prose narrative française engagées dans sa thèse de doctorat (en grande partie publiées dans La Nouvelle prose française : étude sur la prose narrative au début des années 1920, ouvrage paru aux Presses Universitaires de Bordeaux en 2013), Stéphanie Smadja propose pour sa part, dans cet ouvrage riche, de mettre en évidence « l’invention et l’évolution » de la « catégorie esthétique » qu’est la « prose française » entre 1850 et 1950. Si la « prose française » ne relève directement ni de la langue ni du style – tout en les concernant tous deux –, l’un des mérites de cet ouvrage est bien de convaincre le lecteur de la réalité de l’objet et, plus encore, de la fertilité de son imaginaire. S’appuyant chronologiquement sur un corpus hétérogène, constitué aussi bien du paratexte des œuvres des plus grands écrivains de la période, que des rapports des revues et des institutions du champ littéraire, sans oublier les manuels scolaires, Stéphanie Smadja suit avec précision la naissance et l’évolution de l’imaginaire de la prose en littérature, de Flaubert et Baudelaire d’une part, à Sartre de l’autre.
En ces matières où « l’effectivité des réalisations langagières a toujours moins d’importance que les valeurs esthétiques et l’imaginaire linguistiques que ces réalisations illustrent » (Gilles Philippe, Le Rêve du style parfait), l’attention accordée à l’imaginaire des formes devient essentielle. Stéphanie Smadja montre bien comment l’évidence de cette catégorie esthétique pour les écrivains de l’époque n’empêche pas de rendre sa naissance délicate et problématique, car inscrite dans le contexte d’une admiration persistante pour la forme versifiée, et 476d’une hiérarchie des genres que le Romantisme aura autant ébranlée que – paradoxalement – confortée. Longtemps et fréquemment définie par défaut, la « prose française » s’est ainsi d’abord construite contre un certain nombre de modèles ou de normes, dont les trois principaux sont l’« usage usuel du langage (littéraire/non littéraire) », les « normes rhétoriques » et la poésie.
Les difficultés de définition ne tiennent pas uniquement au rapport problématique de la prose avec ces domaines connexes ; elles s’expliquent aussi par la multiplicité des idéaux, souvent en partie contraires, qui nourrissent l’imaginaire de la prose, à l’image d’un Flaubert, se plaignant, dans une lettre à Louise Colet, du trop grand nombre d’exigences qui incombent à l’écrivain (« se dégager de l’archaïsme, du mot commun, avoir les idées contemporaines sans leurs mauvais termes, et que ce soit clair comme du Voltaire, touffu comme du Montaigne, nerveux comme du La Bruyère et ruisselant de couleur, toujours »).
Dès lors, l’un des grands intérêts du travail de Stéphanie Smadja est de montrer les liens étroits qui unissent l’invention de cette catégorie esthétique et l’accès du champ littéraire à l’autonomie : parce que la prose est « proche des usages courants du langage » et qu’elle a longtemps « été soumise aux codifications rhétoriques », son émergence progressive comme catégorie esthétique entérine la « rupture symbolique […] entre littérature et rhétorique ». Cette rupture s’accompagne d’une redéfinition des limites de la littérarité et d’un déplacement : d’une part, la prose acquiert une légitimité littéraire égale à celle de la poésie, de l’autre, elle déplace ce faisant « en son sein l’opposition du “poétique” et du “prosaïque” » (Jean-Nicolas Illouz et Jacques Neefs dans Crise de prose, cités par Stéphanie Smadja). Concurremment, la phrase devient l’unité spécifique de la prose.
Si cette catégorie esthétique acquiert une visibilité et une légitimité grandissantes dans le champ littéraire français au début du xxe siècle, grâce, notamment, aux relais efficaces que constituent les manuels et les revues (à commencer par la Nouvelle Revue Française), son émergence doit beaucoup, aussi, à la reconnaissance croissante du genre dans lequel elle s’illustre le plus volontiers, et auquel elle est souvent associée (voire assimilée) : le roman. Bien qu’« une forme d’excès […] habite la prose, qui la porte toujours au-delà de son inclusion dans la théorie d’un genre » (ibid.), c’est bien dans le cadre du roman que la prose et son imaginaire se renouvellent à partir des années 1920, non sans équivoque pourtant, du fait de l’effet contradictoire généré par son hégémonie auprès des lettrés.
Au-delà des frontières poreuses que la prose entretient avec certains genres (le roman et la poésie en particulier), celle-ci se définit peut-être aussi et surtout par deux idéaux stylistiques dominants, ainsi que le montre bien la fin du travail de Stéphanie Smadja : « l’idéal de simplicité, associé au classicisme », et « l’ouverture à la voix parlée et chantée ». Tandis que l’idéal de simplicité a pu contribuer à la coloration nationaliste de l’imaginaire de la prose au tournant du siècle, l’ouverture de la prose à la voix parlée et chantée se révèle, entre 1920 et 1940 en particulier, pour le moins ambivalente, dans la mesure où elle impose de clarifier les liens entre prose littéraire et langue commune. Les dernières pages de l’ouvrage illustrent de ce point de vue le débat qui a opposé, ces années-là, les partisans d’une distinction aux défenseurs d’une « réconciliation » (tels Sartre et Paulhan) – bataille qui illustre bien le rôle central joué par la prose, depuis lors, dans la définition de la langue littéraire, partant, de la littérature.
Si l’on peut regretter que les nombreuses, longues et stimulantes citations aient parfois fait l’objet de commentaires trop brefs, l’étude diachronique proposée par 477Stéphanie Smadja a le mérite d’examiner et de confronter des sources de nature différente (même en l’absence des traités de rhétorique, qui eussent offert un contrepoint intéressant), et de mettre ainsi en évidence la délicate dialectique à l’œuvre entre l’émergence d’une catégorie esthétique et l’accès à l’autonomisation d’un champ et des instances de consécration de ce dernier.
Stéphanie Bertrand
Michel Murat,Le Romanesque des lettres. Paris, Éditions Corti, « Les Essais », 2017. Un vol. de 307 p.
Redorer et rénover l’histoire littéraire. Dans cet objectif, Michel Murat secoue à la fois l’approche positiviste qui a refoulé sa dimension narrative, suspecte de charrier un matériau légendaire ou anecdotique, et le textualisme qui l’a rejetée en instaurant une césure entre l’œuvre et le monde. L’enjeu est de renouer avec le plaisir de savourer les récits de la vie littéraire, par la voix des contemporains et des biographes, ou sous la forme de romans. Notre apprentissage de la lecture savante nous a fait tenir cette jouissance pour naïve. Sa spontanéité est à reconquérir en toute lucidité : l’approche pratiquée par Michel Murat est nourrie des concepts élaborés par la théorie littéraire contemporaine – usage de la théorie qui dynamite les systèmes de pensée en lesquels elle se rigidifie et sa propension à engendrer de nouvelles doxas.
La notion de romanesque lui sert à rendre compte du plaisir pris à une histoire littéraire qui, par nature, se raconte et relie la littérature à la vie. Le romanesque en effet surgit à leur carrefour, quand l’existence s’interprète au prisme des romans, qui l’intensifient, l’idéalisent, la modélisent. La vie des lettres elle-même se laisse aborder comme une aventure riche de rebondissements et chargée d’affects puissants. Michel Murat observe cette infusion du romanesque à trois niveaux : dans les fictions qui prennent la vie littéraire pour sujet ; dans les textes non fictionnels, essais, biographies et autobiographies, correspondances, qui introduisent une dimension romanesque dans le compte rendu de la vie des lettres ; dans les multiples traces que la mémoire a conservées de l’histoire des auteurs, de leurs relations et réactions, qui dynamisent l’écriture de leurs livres.
Cette posture critique assume une affinité avec un moment particulier : elle hérite en effet « d’une idée romantique de la littérature » (p. 19), opposée à la conception moderne d’un cloisonnement entre la vie et l’art. Les postulats d’une critique immanentiste ont leurs pendants chez les écrivains au geste autotélique, visant une clôture de l’œuvre sur elle-même. Ce n’est donc pas chez eux que la mise en évidence du « romanesque des lettres » trouve son terrain d’élection, mais dans le « long romantisme » (p. 20) qui prolonge de Sainte-Beuve et Balzac aux Mots de Sartre le sacre de l’écrivain, avec le soutien de la presse. La réflexion épouse avec souplesse le mouvement du temps entre ces bornes, du xixe au xxe siècle, en passant par une étape centrale qui couvre la TroisièmeRépublique.
Le titre du premier chapitre, « La plume au travers du corps », fait ressortir un romanesque de cape et d’épée dans la rivalité des écrivains et dans la joute du geste créateur et du geste critique. Le Lys dans la vallée répond à Volupté, la trajectoire parisienne du « grand homme de province » réplique à la vie de Joseph Delorme, la Revue parisienne fourbit les armes du pastiche contre Sainte-Beuve – expert à 478manier celles du portrait. Michel Murat détaille les coups de fleuret de ce duel à coups d’articles et de romans, où les rivaux se constituent en doubles dont la violence s’attise en miroir. L’effet de miroir est d’autant plus saisissant que le reflet qu’ils se donnent est inversé : « Balzac est maître du geste critique du créateur ; Sainte-Beuve donne l’exemple de ce que peut être le geste créateur du critique » (p. 67). Le roman tire sa matière de la vie littéraire ; il en infiltre réciproquement les discours.
De cette énergie conquérante déployée pour engendrer et promouvoir une œuvre, le regard se déporte vers le calme de la bibliothèque, où la littérature s’offre comme « l’occupation des oisifs », à en croire le Dictionnaire des idées reçues. Ce passage du point de vue de l’écrivain à celui du lecteur est observé dans la genèse de L’Éducation sentimentale, dont la version finale prend pour sujet « le rapport, différent pour chacun, entre une expérience de lecture et une idée de la vie » (p. 86) : la confrontation entre la lecture et la vie, sur laquelle repose la notion même de romanesque, s’inscrit au cœur du livre. On suit Bouvard et Pécuchet lecteurs de Walter Scott, Emma Bovary cédant aux séductions conjuguées du texte et de l’image devant Paul et Virginie, dont la mention s’efface des brouillons au texte définitif ; et l’on voit la bibliothèque elle-même se faire sujet de roman, quand Huysmans, par la médiation du bibliophile Des Esseintes, réécrit l’histoire de la littérature et en réorganise le canon, ou quand la littérature se réduit, chez Jarry, à l’inventaire de la bibliothèque de Faustroll puis au détail retenu de chaque auteur. Chez Rimbaud, Valéry, Proust sont cherchées les voies d’une continuation de la littérature au terme de ce processus de réduction, tandis que le possible constat de son exténuation est examiné chez Sartre.
S’il est un genre où le rapport de la littérature à son dehors se fait évident, c’est le roman à clés. Le chapitre central qui lui est consacré est donc présenté comme la « porte battante » du livre (4e de couverture), entre les fenêtres des chapitres adjacents – l’ouvrage lui-même se décrivant à l’image de la maison ouverte sur le monde qu’est la littérature. Cette ouverture du texte à clés n’en est pas moins problématique : ne met-elle pas en cause la valeur de l’œuvre, mesurée à la créativité qui transmue le matériau emprunté au réel ? L’exposition des modèles est moralement contestable et l’intérêt que suscite leur identification, bien éphémère. Une étude qui chemine des Goncourt à Gide en passant par J.-H. Rosny et Camille Mauclair réhabilite pourtant le genre : elle déplie les multiples niveaux sur lesquels la lecture peut jouer, entre le décryptage, l’analyse critique du rapport entre la fiction et la réalité référentielle, l’accueil enfin de l’œuvre comme une fiction, réinterprétation plutôt que transposition du réel.
Aragon est au centre du chapitre suivant, en tant qu’« écrivain historiographe », qui transfère dans son œuvre entière, après l’échec d’un Projet d’histoire littéraire contemporaine, la représentation romanesque de la naissance du surréalisme et de sa propre relation passionnée avec Breton. Si la vie est « ce roman qu’on lit de soi », voué à l’inachèvement, les pages en sont pour Aragon « des pages écrites, et le verbe lire n’est pas une métaphore » (p. 242-243). De roman en poème, de lettre en préface, nous suivons l’élaboration de cette histoire, avertis que la fiction s’offre à leur auteur comme l’instrument de la connaissance – en entendant par là une construction inventive – de soi et du monde.
Avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, c’est la vie privée qui se fait « vie écrite ». Le dernier chapitre suit le processus de divulgation de l’intimité du couple et de ses partenaires amoureux, dans des lettres et écrits personnels à diffusion 479restreinte, des transpositions fictionnelles, puis par la publication des mémoires, l’édition posthume des correspondances, tandis que la notoriété transforme la posture des deux écrivains dans l’espace public. Les modalités et visées de ce « vivre public » sont scrutées, entre les bornes d’une éthique d’authenticité et d’une construction de soi histrionique ; est aussi interrogé le plaisir offert au lecteur par l’écheveau de petites histoires dont les fragments sont livrés à sa sagacité et les acteurs à sa curiosité. Jean Genet et Violette Leduc entrent dans la danse, qui eux aussi « se sont fait une vie écrite » (p. 289) avant que Sartre et Beauvoir – elle-même écrite par Leduc – ne l’écrivent à leur tour, en consacrant leurs œuvres par des introductions à valeur de biographies existentielles.
Une dernière fenêtre s’ouvre, en conclusion, sur le paysage contemporain. Des survivances tenaces du romanesque des lettres sont identifiées jusque dans la proclamation par la littérature, avec l’appui de la critique universitaire, de sa propre disparition : romanesque est cette « fable des derniers jours » (p. 297), qui soutient la représentation élitiste d’une petite communauté de lettrés, unie autour d’une culture fétichisée. Une belle profession de foi s’en extrait, qui voit dans l’intenable autarcie de cette confrérie et d’une littérature qui se voudrait pure le signe d’une « métamorphose » (p. 304) plutôt que d’une « disparition »(p. 296) : délogée de sa position de monopole culturel, consciente de la perméabilité des frontières de la fiction, la littérature est appelée à inventer des façons nouvelles de rendre compte du monde contemporain.
L’ouvrage de Michel Murat s’offre comme le dernier acte d’une liquidation : celle des dogmes qui se sont imposés à la génération que l’université française forma dans le sillage de la grande effervescence critique des années 1960 et 1970. Les principaux sont désignés : distinction entre le moi social et le moi créateur de l’écrivain, clôture du texte sur lui-même et de la littérature sur son autonomie, schématisme qui fonde la définition de l’autobiographie sur des partages entre vérité et fiction, entre orientation vers l’intime et ouverture sur l’histoire collective. La vigueur de leur dénonciation est à la mesure de l’emprise qu’ils ont exercée, dans le radicalisme polémique de l’époque. Depuis plusieurs décennies déjà, cette emprise s’est desserrée sous l’action de travaux qui ont entrepris de réconcilier structuralisme et herméneutique, de relativiser les systèmes engendrés par le démon de la théorie, d’aborder l’univers de la fiction comme le lieu d’une expérimentation éthique et d’une interrogation du sens de la vie. Sans doute faut-il invoquer aussi la résistance, chez les lecteurs, de ce plaisir de lire des histoires et de se faire raconter l’histoire qui vibre au cœur du présent ouvrage. Quant à l’enseignement de l’histoire littéraire, s’il est à reconstruire sur ce qui avait pris l’allure d’une tabula rasa, il semble moins difficile de convaincre les étudiants actuels de son intérêt que de les faire entrer dans les débats théoriques qui avaient accompagné sa mise en cause – pour leur donner à mesurer les apports de ce moment critique dans son renouvellement.
Dans une présentation de son livre, Michel Murat l’annonçait comme « une sorte de testament de [sa] carrière d’enseignant et de chercheur » (https://www.fabula.org/atelier.php?Romanesque_des_lettres [en ligne]). On réagira à bon droit contre les tonalités crépusculaires de l’image ! Mais elle rend bien compte des accents testimoniaux qui s’entremêlent au feu d’artifice d’analyses, de références érudites, d’allusions littéraires en perpétuel jaillissement. Si cette richesse requiert parfois chez le lecteur la connivence romanesque des happy few aptes à partager 480un jeu savant, c’est bien avant tout d’un partage d’expérience qu’il s’agit : celle, communicative et largement ouverte, du plaisir trouvé à vivre de la vie des lettres et à la voir s’inscrire au cœur de notre histoire.
Carole Auroy
Jeanyves Guérin, Voies et voix de la révolte chez Albert Camus. Paris, Honoré Champion, « Littérature de Notre Siècle », 2020. Un vol. de 402 p.
Grand connaisseur de Camus, Jeanyves Guérin nous propose ici un recueil d’articles sous un titre, il est vrai, qui ne rend compte que d’assez loin du volume qui s’ouvre sur cinq chapitres à teneur plutôt politique et se referme sur deux chapitres consacrés à plusieurs biographies, l’entre-deux traitant de sujets plus proprement littéraires : les rapports très lointains avec le surréalisme, L’Homme révolté, La Peste et surtout Caligula. Dans toutes ces pages l’auteur marque à l’égard de Camus une empathie parfaitement justifiée par la hauteur de l’œuvre. Fallait-il néanmoins qualifier Camus d’« écrivain français le plus célèbre du xxe siècle » (p. 10) ? Son influence à l’étranger, assurément, reste considérable (voir le chapitre v), mais en France ? Pareil jugement pourra être nuancé par chacun selon ses inclinations, mais il faut certainement, à l’inverse, faire crédit à Jeanyves Guérin de souligner les lacunes de Camus – dont les insuffisantes lectures, en particulier, étaient loin d’asseoir toujours solidement ses thèses – et de le traiter en écrivain plutôt qu’en penseur doté d’une philosophie.
Parce que Jeanyves Guérin, je le disais, est un grand connaisseur de Camus, l’un des mérites de son livre est de mettre en lumière des textes trop peu connus ; la chose est entendue, il sait tout de son auteur, mais il arrive qu’il le montre un peu trop et que son érudition, du coup, coure le risque d’être étouffante. Pour le reste, ces différentes études emportent la conviction de manière inégale. Le mérite des premiers chapitres est sans doute de faire droit aux valeurs politiques encore peu étudiées – quoique Jeanyves Guérin ait déjà fait paraître Albert Camus. Littérature et politique (Honoré Champion, 2013) – mais ces pages n’évitent pas toujours les truismes : « Un homme politique devrait avoir des devoirs, pas des privilèges, et son engagement être un service, non une carrière » (p. 27) ; la phrase d’ailleurs revient p. 334 et soulève une question de fond que l’on retrouve presque de bout en bout : Jeanyves Guérin semble parfois se contenter de paraphraser Camus dont il présente la pensée plus qu’il ne l’analyse, et il arrive que l’on ne sache plus qui parle : Camus résumé par Guérin (à l’occasion de manière approximative) ou Guérin livrant sa vision personnelle de Camus ?
Une autre question surgit quant à la politique de Camus (positions et valeurs) qui, chacun le sait, ne manqua certes pas de lucidité : mais le lecteur attentif ne peut-il pas, sans qu’un guide le tienne par la main, découvrir lui-même l’essentiel dans l’œuvre tout en trouvant çà et là sous la plume de Jeanyves Guérin de fort justes remarques telles que le pertinent rapprochement que l’auteur fait avec Aron ? Mais ces pages, dans le même temps, assument avec plus ou moins de bonheur le risque d’en appeler au fantôme tutélaire de Camus pour évoquer certains événements récents (les printemps arabes, par exemple). Or, soixante ans après la disparition de Camus, tout commentaire sur l’état du monde paraît bien hasardeux. Quid du proche et moyen orients, etc. – mais aussi de l’actualité française la plus récente 481qui remet en cause à maints égards la notion de communauté si chère à Camus ? Les limites de l’exercice sautent aux yeux, dès lors que sont reprises – sans doute déformées car ici encore les guillemets sont absents –, des formules qui pouvaient être pertinentes il y a des décennies mais, soit sont devenues obsolètes, soit relèvent de clichés gauchistes qui prêtent à sourire : que « la liberté d’entreprendre », par exemple, puisse être « la destructrice » de la liberté. Il en va de même pour Hiroshima (p. 50 sq.) : que Camus ait pu être l’un des seuls journalistes à en être horrifié mérite certes d’être souligné. Encore faudrait-il rappeler qu’il lui était impossible de pressentir alors que la dissuasion nucléaire préserverait de la guerre (cf. Aron : « Paix impossible, guerre improbable »).
Jeanyves Guérin finit par une référence, toujours sans guillemets, à Jean Daniel – « les questions qu’il [Camus] pose font de lui notre contemporain » – qui s’est montré beaucoup plus nuancé qu’il n’apparaît dans cette paraphrase (p. 58) puisqu’il notait dans Le Nouvel Observateur du 6 décembre 2007 auquel Jeanyves Guérin fait référence : « Camus n’avait prévuaucun des changements du monde qu’il voulait s’efforcer de conserver. […] Reste que l’influence de Camus a été considérable mais que c’est pourtant aujourd’hui seulement que l’on en voit les traces. Le combat contre l’absolu, la révolte à l’échelle humaine, l’acceptation que l’homme doit faire son métier d’homme sans certitude de réussite et sans promesse de salut sont des idées qui nourrissent plus ou moins directement les œuvres de nombre de penseurs et d’essayistes de tous pays. » Quant à l’Allemagne, s’il convient en effet de porter au crédit de Camus d’avoir su distinguer Allemands et nazis (mais Valéry l’avait fait avant lui à la radio dès le 12 septembre 1939), s’il faut le louer d’avoir prôné très tôt la réconciliation avec l’Allemagne, encore faudrait-il rappeler aussi les propos par lesquels le récent prix Nobel, le 9 décembre 1957, reconnaissait à Stockholm qu’il serait « un homme heureux » « si nous arrivions à faire les États-Unis d’Europe ». Or il ne s’agit pas aujourd’hui d’un espoir, mais d’une utopie : ce fédéralisme impossible, fort heureusement, n’est pas près d’advenir, et les États d’Europe ne sont rien d’autre qu’une mosaïque déboussolée.
Pour ce qui touche à la littérature, Jeanyves Guérin consacre des pages très justes, mais peu novatrices, à l’incompréhension de Camus à l’égard du surréalisme et son éloignement de très grands poètes (les romantiques, Rimbaud, etc.). On peut faire l’hypothèse que l’admiration pour l’œuvre de Char fut, pour une part, mal séparable de l’amitié qu’il portait à l’homme, mais que pareille admiration se soit accompagnée d’une prédilection pour Ponge laisse rêveur. De la poésie, le livre passe au théâtre dont l’auteur est un bon spécialiste et ses deux chapitres sur Caligula apportent nombre de données factuelles fort utiles. Mais le premier est si touffu que toute ligne directrice s’en efface ; Jeanyves Guérin montre fort bien ce qui se trouve puisé (ou non) dans Suétone, mais à quoi bon évoquer la pièce de Dumas que Camus ne semble pas avoir lue ou le Jules César de Shakespeare ? Après les excellentes analyses consacrées au monologue narratif et à l’adaptation que, sur le conseil de Jean-Louis Barrault, Francis Huster fit magnifiquement de La Peste, le volume se referme sur l’étude de plusieurs biographies dont les trois principales sont dues à Herbert R. Lottman (1978), Olivier Todd (1996) et Michel Onfray (2012) qui signe d’ailleurs plutôt un essai. Si c’est surtout la composition du premier qu’il conteste, il se montre plus élogieux pour le deuxième. Ce n’est pas ici le lieu de commenter l’idée que 482Jeanyves Guérin se fait de l’idéal biographique et, par exemple, sa condamnation du détail (« la vérité est dans les détails », disait le père Leuwen), mais il est assez naïf d’affirmer sans nuances que la biographie « est condamnée à être partielle et/ou partiale » dès lors que l’on accepte de distinguer une complétude nécessaire – quand la documentation la permet – d’une impossible et inutile exhaustivité. Quant à souhaiter que les biographes laissent « la place aux critiques », il y a beau temps que, cette place, ils l’occupent (trop souvent de manière indigente) et il est cocasse qu’in fine Jeanyves Guérin congédie les biographies qu’il vient d’étudier et dont certaines « ont beaucoup compté dans les florissantes études camusiennes » par une citation de Jean-Yves Tadié rigoureusement indéfendable : « La véritable biographie d’un écrivain, d’un artiste, est celle de son œuvre » (p. 325 sq.). Reste l’ultime chapitre consacré au livre d’Onfray, L’Ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus, dont nul ne contestera qu’il fourmille d’erreurs de faits et d’interprétation. Et cependant, méritait-il l’honneur d’un chapitre qui fut d’abord (c’était déjà trop) un article des Temps modernes ? Cette volée de bois vert a visiblement apaisé les nerfs de Jeanyves Guérin, mais – éternel problème – commenter le livre d’un auteur que les médias ont largement contribué à fabriquer revient à lui reconnaître le mérite, justement, d’être commenté. Le silence eût été préférable.
Michel Jarrety
Jean-Yves Tadié, André Malraux. Histoire d’un regard. Paris, Gallimard, 2020. Un vol. de 227 p.
Après Marcel Proust. Croquis d’une épopée (Gallimard, 2019), Jean-Yves Tadié nous offre un André Malraux. Histoire d’un regard. Le premier de ces livres rassemblait dix ans de critique proustienne, le second recueille six préfaces à des livres de Malraux, écrites entre 2004 et 2010, auxquelles il faut ajouter la « préface des préfaces » (pour citer Borges) qui fait écho à celle des Croquis d’une épopée que Jean-Yves Tadié avait intitulée « Proust et moi ». En effet, sous le sous-titre « Malraux et moi », l’auteur raconte sa découverte de l’écrivain qui eut lieu en classe de troisième – trois ans avant celle de Proust –, en écoutant un professeur lire une page de La Condition humaine. « Ébloui », le collégien lut ensuite tous les romans de Malraux, puis Les Voix du silence – qu’il introduira dans la Pléiade cinquante ans plus tard.
Né en 1936, Jean-Yves Tadié se demande ce « qu’apportait Malraux aux enfants de Vichy, de la guerre d’Indochine et de la guerre d’Algérie ». Sa réponse est d’autant plus précieuse qu’elle est celle de l’éminent proustien qu’il est devenu depuis : « La lumière dans la nuit, la poésie dans la prose. Il nous arrachait au souvenir noir ou gris de la défaite, au moment où le général de Gaulle reconstruisait une histoire égale à nos rêves et se proposait, à l’instar de Chateaubriand, de mener les hommes par les songes » (p. 14).
Comment sa découverte de Proust, se demande l’auteur, a-t-elle pu se combiner sans heurt avec celle de Malraux ? C’est qu’il retrouvait chez Proust l’aventure de l’artiste, « le dialogue avec les maîtres du passé, le souci métaphysique », mais aussi parce que Proust et Malraux ont tous deux construit une somme : Les Voix du silence – et peut-être plus encore La Métamorphose des dieux que Jean-Yves 483Tadié ne mentionne pas – répondent à La Recherche du temps perdu puisqu’elles veulent ressusciter « styles négligés, artistes oubliés, continents engloutis » (p. 20).
Dans cette Histoire d’un regard, sont examinées presque toutes les facettes de la création malraucienne ; il n’y manque que les romans et le cycle autobiographique des Antimémoires. Mais comme il y a beaucoup de passerelles et de ponts dans l’œuvre de Malraux, en parlant de sa correspondance on parle aussi de sa vie, de ses amis, du farfelu ; en présentant ses Carnets des années trente, de ses romans ; et même dans Les Voix du silence, « le romancier revient, comme Rodrigue dans le Romancero, se mettre à la place de ses personnages » (p. 127). Enfin, ses essais, articles et discours offrent l’occasion d’évoquer sa jeunesse, ses lectures, ses admirations, ses années ministérielles.
On notera que le livre ne suit pas l’ordre chronologique de publication des textes qui le composent : il commence par deux préfaces de 2012 aux Lettres choisies et aux Écrits farfelus, suivies par les préfaces au Carnet d’U.R.S.S.1934 et au Carnet du Front populaire, deux inédits publiés respectivement en 2007 et 2006. Viennent ensuite les introductions aux Écrits sur l’art (tome IV des Œuvres complètes de Malraux dans la Bibliothèque de la Pléiade, 2004) et aux Essais (tome VI, 2010). S’il ne suit pas la chronologie des textes publiés, cet ordre suggère en revanche, plus ou moins, celle des textes présentés et étudiés. Après les lettres qui commencent en 1920 et les écrits farfelus (1921-1928), on aborde les Carnets des années trente, puis les écrits sur l’art (1946-1954 pour le tome IV de la Pléiade), enfin les Essais qui rassemblent articles, préfaces et discours de 1920 à 1976 et L’Homme précaire et la Littérature, essai posthume publié en 1977.
Parmi les nombreux éclairages qu’apporte ce livre, retenons-en deux. Entre autres caractéristiques de Malraux, Jean-Yves Tadié souligne le vaste champ de son regard et note à propos du premier volume du Musée Imaginaire de la sculpture mondiale : « Entre trente mille documents disponibles, il en a retenu sept cent trois. Qui aurait pu faire un pareil choix ? Baudelaire, sans les arts premiers ; Valéry, […] mais il ne serait pas sorti de la Méditerranée. Proust ne s’intéressait qu’au Moyen Âge européen, à la Renaissance, à Rodin peut-être. Joyce, Beckett, sortis de Dublin ? Borges, hors de sa bibliothèque ? Parmi les grands écrivains du xxe siècle, personne » (p. 135).
Est également abordée la question si importante du style. Dans une note de lecture pour LaN.R.F. où Malraux présente en 1935 Journal d’un homme de quarante ans de Jean Guéhenno, Jean-Yves Tadié entend le « crépitement de la phrase moderniste, qui fait songer à la poésie de Cendrars » (p. 186). Quant à l’auteur des Voix du silence chez qui l’on trouve, comme chez Pascal et Nietzsche, « l’expression elliptique par fragments » (p. 93), il est « poète de la nuit et des constellations », « musicien : par le rythme de la phrase, par l’énumération, l’interrogation, l’apostrophe, par l’élan lyrique des grandes codas romantiques » (p. 126-127).
Cette Histoire d’un regard n’offre pas seulement un faisceau d’éclairages sur Malraux mais aussi le témoignage d’un grand critique qui, refusant de se laisser enfermer dans sa spécialité, a su écrire sur Alexandre Dumas, Jules Verne, Debussy ou Malraux avec autant de savoir et d’enthousiasme que lorsqu’il s’agit de Proust.
François de Saint-Cheron
484François Noudelmann, Un tout autre Sartre. Paris, Gallimard, 2020. Un vol. de 204 p.
Rarement un titre aura sonné aussi juste. Ses hagiographes, ses proches et lui-même ont imposé l’image d’un Sartre héraut et héros de la Révolution. D’avoir mis sa plume au service du communisme soviétique et de la décolonisation l’amena à forcer sa pensée, à prendre des postures et à donner des gages que la postérité lui reproche. Scripta manent. Les historiens des intellectuels, de Jean-François Sirinelli à Michel Winock en passant par Pascal Ory, ont entériné ce grand récit « officiel ». Annie Cohen-Solal, dans sa monumentale biographie (Sartre, Gallimard, 1985), avait çà et là montré un Sartre plus divers, plus complexe, hétérodoxe, pour tout dire. François Noudelmann auquel on doit plusieurs livres sur lui et la codirection du Dictionnaire Sartre chez Honoré Champion, apporte des faits et des textes qui vont dans ce sens. Il est le premier à utiliser les archives, films privés, enregistrements, lettres d’Arlette Elkaïm (1935-2016), la fille adoptive et légataire universelle dont il dresse un portrait attachant. C’est à celle-ci qu’on doit, entre autres, la publication des Carnets de la drôle de guerre, de La Reine Albermale ou le dernier touriste et surtout les rééditions des Situations de I à V où, dans des préfaces décapantes, elle prend ses distances par rapport à la doxa. « À chacun son Sartre, sans doute ». Celui d’Arlette Elkaïm (et de François Noudelmann) n’est pas celui de Simone de Beauvoir.
« Qui fut Sartre, écrit François Noudelmann ? Un baryton d’opérette, un philosophe allemand, un harangueur du peuple, un homme à femmes, un écrivain caméléon, un rêveur mélancolique. Sans doute tout cela en même temps. » Le moi intime et le moi social cohabitent ; ils sont disparates, donc en tension. On n’est pas loin du Contre Sainte-Beuve dont le philosophe appréciait peu l’auteur. Sartre a voulu et se comprendre et se fuir dans ses biographies d’écrivains. Il ne cesse de jouer à cache-cache avec lui-même. Cela nous vaut de magnifiques développements sur le vagabondage, l’imaginaire, la mélancolie, le rêve, la psychanalyse, la musique et même la condition animale. Dans une de ces formules brillantes qui abondent sous sa plume, François Noudelmann écrit : « Le rouleau compresseur de l’héritage politique a écrasé toutes ces voies discontinues sous le boulevard de l’engagement ».
Ce que Sartre a fait pour Genet avec Saint Genet comédien et martyr, Simone de Beauvoir, Francis Jeanson, John Gerassi, pour ne citer qu’eux, l’ont fait pour lui. Ils ont forgé la légende politiquement correcte d’une figure univoque. Les sartromanes ont forgé un Mr Hyde ; François Noudelmann, sartrologue averti, nous révèle un docteur Jekyll. Sans polémiquer avec les derniers « fidèles du grand homme », ce qui eût été aisé, il a voulu « sauver Sartre du sartrisme ». Son livre est une invitation à relire un écrivain, ses fictions et ses essais.
Jeanyves Guérin
Michel Wasserman, Les Arches d’or de Paul Claudel. L’action culturelle de l’ambassadeur de France au Japon et sa postérité. Paris, Champion, « Littératures étrangères », 2020. Un vol. de 158 p.
Michel Wasserman, ancien directeur de l’Institut franco-japonais du Kansai et de la Villa Kujoyama à Kyoto, spécialiste du théâtre japonais, a déjà publié 485plusieurs ouvrages sur la présence et l’action de Paul Claudel au Japon lors de son ambassade à Tokyo du mois de septembre 1921 au mois de février 1927 : D’or et de neige – Paul Claudel et le Japon (Les Cahiers de la NRF, 2008), et Paul Claudel dans les villes en flamme (Champion, 2015).
Dans ce nouveau livre, dont le titre est emprunté à l’un des poèmes de Connaissance de l’Est où Claudel évoquait ses impressions à l’occasion d’un bref séjour qu’il avait effectué au Japon lors de sa première mission en Chine, l’auteur décrit et analyse avec précision, en s’appuyant sur une riche documentation de première main puisée notamment aux Archives du Ministère des Affaires Étrangères, les activités de l’ambassadeur au cours d’une mission qui demeurera dans son souvenir l’une des plus attrayantes qu’il ait exercées au cours de sa carrière. Au Japon, dont Claudel dès sa jeunesse avait rêvé, ainsi que sa sœur Camille, il a été reçu et honoré comme « l’Ambassadeur-poète ». Son action, en effet, fut particulièrement efficace et reconnue dans le domaine culturel. Non qu’il ait négligé la question des relations politiques et économiques, ainsi qu’en témoignent les nombreux rapports adressés par l’ambassadeur à son ministère et consignés dans le très abondant recueil de sa Correspondance diplomatique au Japon (Les Cahiers de la nrf, Gallimard, 1995). Mais Michel Wasserman met ici plus particulièrement l’accent sur l’action de l’ambassadeur dans le domaine culturel. Un journal de Kobé notait ainsi que la nomination de l’ambassadeur allait contribuer notamment au « rapprochement littéraire et artistique » entre la France et le Japon. Le correspondant du Temps à Tokyo notait qu’en la personne de Claudel le Japon ne recevait pas « un simple ambassadeur politique, mais un ambassadeur de poésie et d’idéal et un ami spirituel ».
Aussi Claudel allait-il reprendre et mener à bien le projet conçu précédemment de créer à Tokyo un Institut français, une « maison de France », une « maison franco-japonaise » ou une « école française » analogue à l’École de Rome et d’Athènes. Le projet, auquel Claudel avait immédiatement adhéré, demeura cependant en sursis pendant de longs mois, au cours desquels il eut le bonheur, malgré un succès mitigé, de voir représenté au Théâtre Impérial de Tokyo, au mois de mars 1923, le mimodrame La Femme et son ombre. Après le séisme destructeur du 1er septembre 1923, qui provoqua la destruction des bâtiments de l’ambassade de France – et du manuscrit du Soulier de satin en chantier –, l’entreprise de construction et de financement d’une Maison franco-japonaise prit forme et aboutit à l’inauguration de l’institution le 14 décembre 1924. À l’issue de longs débats, l’administration des bâtiments sera gérée par un directeur japonais, tandis que le personnel scientifique est dirigé par un Français.
Autorisé à prendre un congé pendant l’année 1925. Claudel, rentré en France, va entreprendre à travers l’Europe une tournée de conférences sur la littérature et la civilisation du Japon : « Un regard sur l’âme japonaise », « Promenade à travers la littérature japonaise », « Sur la langue française ». De retour au Japon au mois de novembre 1925, il entreprend de fonder un institut culturel français à Kyoto, capitale d’une province active et touristique où il s’était rendu plusieurs fois et où il comptait plusieurs amis, parmi lesquels les peintres Tomita Keisen et Takeuchi Sehô. Cette initiative, en dépit des réticences et de l’obstruction du gouvernement français, aboutit à la création et à l’inauguration de l’établissement, au mois d’octobre 1927, quelques mois après que Claudel, nommé ambassadeur à Washington, eut quitté le Japon. Entre-temps avaient paru le recueil de L’Oiseau 486noir dans le soleil levant, où étaient rassemblées ses impressions du Japon, et les Poèmes du Pont des Faisans, du nom du lieu-dit de l’ambassade de France à Tokyo, éventails calligraphiés de la main de Claudel et illustrés par Tomita Keisen, repris dans le volume des Cent phrases pour éventails, poèmes calligraphiés par l’auteur.Avant son départ, l’ambassadeur avait dû assister aux funérailles de Sa Majesté l’Empereur Yoshi-Hito, dans la nuit du 7 au 8 février 1927 : ce fut sa « dernière impression du Japon », qui, notait-il dans un article sur « les funérailles du Mikado », « n’aurait pu être plus grandiose ». Au moment de quitter le Japon, l’ambassadeur-poète évoquait avec émotion ce pays où il avait passé, déclarait-il, les « cinq plus belles années de [s]a vie ».
Les deux chapitres suivants sont consacrés au devenir et aux transformations de l’établissement conçu par Claudel à Kyoto. L’implantation primitive étant trop excentrique, un nouveau bâtiment fut construit à proximité de l’Université de Kyoto, pour abriter l’Institut franco-japonais, inauguré en 1936, tandis que l’établissement primitif était abandonné et finalement détruit en 1981. L’institut survécut tant bien que mal pendant la guerre jusqu’en 1945 où il fut réquisitionné par les autorités japonaises et son directeur, Jean-Pierre Hauchecorne, arrêté, incarcéré et torturé. Les cours reprirent à la fin de la guerre, au mois de janvier 1946.
Sur le site où avait été élevé le premier Institut japonais du Kansai, qui menaçait ruine et avait dû être détruit, il fut décidé, dans les années 1990, de construire une résidence à l’intention, selon les mots de l’ambassadeur de France, d’artistes et de chercheurs français « de haut niveau dans les principales disciplines artistiques et scientifiques », afin de constituer « un foyer privilégié de contact et d’échanges entre les intellectuels » de France et du Japon. Ce nouveau centre culturel, conçu sur le modèle et dans l’esprit de la Villa Médicis à Rome, était destiné à favoriser les liens culturels entre la France et le Japon. Achevé au mois d’octobre 1992, le nouveau bâtiment fut inauguré le 5 octobre 1992, soixante-cinq ans après le premier institut fondé par Paul Claudel. Le discours inaugural fut prononcé par le philosophe Michel Serres, ému de célébrer l’instauration d’une institution destinée à favoriser entre les deux nations, pour reprendre le titre d’une pièce de Claudel, un échange, intellectuel, artistique et spirituel.
L’analyse de Michel Wasserman est complétée par une abondante bibliographie, où sont recensés notamment, outre les divers articles et travaux portant sur l’action de Claudel au Japon, de nombreux documents extraits des Archives du Ministère des Affaires Étrangères, de la Maison franco-japonaise et de la Villa Kujoyama.
L’ouvrage, fondé sur une vaste et précise érudition, éclaire avec bonheur un des moments privilégiés de l’action de Paul Claudel dans le domaine culturel, et contribue plus largement à mettre en valeur les relations culturelles entre la France et le Japon au cours du xxe siècle.
Michel Lioure
Jeanyves Guérin,Nouveau Théâtre et politique. Paris, Honoré Champion, « Littérature de Notre Siècle », 2020. Un vol. de338 p.
Jeanyves Guérin est un spécialiste averti du théâtre contemporain, auteur d’une thèse sur Audiberti (Klincksieck, 1976) et de nombreux essais sur le « Nouveau théâtre ». Dans ce dernier ouvrage, il a rassemblé plusieurs articles, antérieurs 487ou inédits, sur ces écrivains, dont l’œuvre et sa réception sont analysées dans la perspective de la pensée politique.
D’Eschyle à Shakespeare et de Corneille à Beaumarchais et Victor Hugo, le théâtre a souvent été le lieu et l’instrument de la réflexion politique. Plus récemment et particulièrement au moment et au lendemain des grands conflits sociaux et internationaux, Sartre et Camus, Anouilh et Montherlant, Gabriel Marcel, Thierry Maulnier, ont choisi d’illustrer des conflits politiques et sociaux. Le prestige et le succès de Bertold Brecht, le « contemporain capital » selon Roland Barthes, a stimulé le goût du public pour les sujets de cet ordre. Les metteurs en scène en faveur, Ariane Mnouchkine, Antoine Vitez, Jean Vilar, Patrice Chereau, Marcel Maréchal, ont volontiers privilégié un répertoire d’inspiration politique, et la critique engagée, de Bernard Dort à Gilles Sandier, relayés par la revue Théâtre populaire et Les Temps modernes, a contribué à valoriser les pièces inspirées par la situation et la réflexion politiques. Il était naturel que les auteurs du « Nouveau théâtre », à la même époque, aient volontiers privilégié des pièces à sujet plus ou moins politique. C’est dans cette perspective que Jeanyves Guérin a entrepris de mettre en valeur la teneur et les intentions proprement politiques des œuvres appartenant à la catégorie, assez largement entendue, du Nouveau théâtre.
Dans la « troïka du théâtre de l’absurde » (p. 67), avec Beckett et Ionesco, Arthur Adamov est le premier étudié. Après un « théâtre de la persécution », inspiré par ses fantasmes et ses phobies, comme Le Professeur Taranne, La Grande et La Petite manœuvre et Tous contre tous, l’auteur, faisant « allégeance à la nouvelle orthodoxie » (p. 71), illuminé par la « révolution brechtienne » (p. 76), et le communisme stalinien, se consacre à un théâtre illustrant sa profession de foi politique, comme Le Printemps 71, « une œuvre bien-pensante », écrit Jeanyves Guérin, où l’évocation de la Commune de Paris sert de prétexte au « prêchi-prêcha manichéen » (p. 78) : « l’idéologie », conclut-il, « a aveuglé l’intellectuel » (p. 86).
Les deux chapitres suivants sont consacrés à Jean Genet, « apôtre du Mal » converti en « combattant de la liberté » (p. 94), glorifié par Sartre dans Saint Genet, apôtre et martyr. Après avoir illustré le prestige du criminel dans Les Bonnes et Haute surveillance et suggéré l’ambiguïté de la Révolution dans la « maison d’illusion » du Balcon, l’auteur des Nègres, piècecréée par Roger Blin en 1959, met en scène le conflit des races et les méfaits de la colonisation. Dans Les Paravents enfin, créé en 1966 alors que la guerre d’Algérie divise encore les Français, la représentation des turpitudes et des vulgarités des combattants suscita de violentes altercations. Le théâtre de Genet, volontairement agressif et provocant, dans la forme et dans le fond, n’a cessé de susciter, dans la presse et chez les spectateurs, des réactions contradictoires.
De Boris Vian, L’Équarrissage pour tous, en 1947, est défini par son auteur comme un « vaudeville anarchiste » ou « paramilitaire », et Le Goûter des généraux, en 1951, relève de la guignolade anarchisante, inspirée par la tradition antimilitariste et anticléricale. Plus sérieusement, Les Bâtisseurs d’empire, en 1959, a l’aspect d’une comédie bourgeoise, où le personnage inquiétant du Schmürtz, infirme et cruellement persécuté par tous les personnages, a pu être interprété comme une incarnation du peuple algérien ou plus généralement des victimes de l’intolérance, du racisme et de toutes les formes d’oppression. Par leur recours à l’absurde et à la farce grinçante, les pièces de Boris Vian ne sont pas sans préfigurer les œuvres d’Ionesco.
488Un chapitre est consacré aux pièces où sont fustigées, sur un ton ironique et parfois loufoque, les abominations et l’absurdité de la guerre, en relation avec les affrontements de la France en Algérie et des États-Unis en Corée. Tel est le cadre et le sujet des Patients, de La Fourmi dans le corps et d’Altanima d’Audiberti. Fernando Arrabal, réfugié d’origine espagnole, a violemment évoqué et dénoncé, notamment dans Pique-nique en campagne et L’Architecte et l’empereur d’Assyrie, les exactions et les sévices infligés par les agents franquistes aux résistants républicains. Sur un ton plus fantaisiste et poétique, Georges Schéhadé, de nationalité syrienne, a également critiqué, dans son Histoire de Vasco, l’engagement de la France en Algérie. René de Obaldia, dans Le Général inconnu, créé par Marcel Maréchal en 1964, parodiait à son tour l’action militaire. Autant de pièces engagées, où le comique et la fantaisie couvraient l’intention politique.
Audiberti est venu tard au théâtre. Sceptique en matière de politique et de religion, « allergique à l’esprit d’orthodoxie » (p. 177), il n’adhère à aucune idéologie, se réfugie dans l’apolitisme. Le mal court, en 1955, dénonçait la comédie du pouvoir. Le Cavalier seul, créé par Marcel Maréchal en 1963, dont l’intrigue est située au temps des croisades, est une satire anticléricale, où l’on a pu percevoir l’esprit d’un « anti-Claudel », dont Le Soulier de satin avait été joué à la Comédie-Française. Dans L’Opéra du monde, au lendemain de la destruction d’Hiroshima, la critique a cru reconnaître une condamnation de la guerre. Dans ses dernières pièces, comme La Poupée, représentée par Maréchal en 1968, Audiberti persiste à proposer une vision pessimiste de l’Histoire. Dans ce théâtre où l’Histoire est présentée comme « une succession de carnages » (p. 195), le goût des jeux du langage a pris le pas sur l’intention idéologique.
Les quatre chapitres suivants sont consacrés à l’écrivain le plus célèbre et le plus représentatif du Nouveau théâtre. Vivant durant son adolescence en Roumanie alors sous la férule des Gardes de Fer fascistes, puis réfugié en France alors que les communistes ont pris le pouvoir dans son pays, Ionesco est fondamentalement hostile à toute emprise idéologique. Dans L’Impromptu de l’Alma, il fustige avec vigueur les tenants du brechtisme et plus généralement des critiques enrégimentés dans les partis de gauche. Mais déjà dans ses premières pièces, La Leçon, Jacques ou la soumission, L’Avenir est dans les œufs, Victimes du devoir, il ridiculisait et condamnait tous les personnages investis d’un pouvoir tyrannique ou asservis à une idéologie dominatrice et débilitante. Rhinocéros, en 1960, est une illustration et une dénonciation de la fascination mortifère exercée sur le peuple et les intellectuels par une doctrine aliénatrice et destructrice, fascisme, hitlérisme ou communisme. La rhinocérite, comme la peste, est une « épidémie » qui provoque une « contagion idéologique » (p. 242). Jeux de massacre offre une autre figuration de cette extermination mentale. La Soif et la faim, mis en scène en France en 1966, comporte une nouvelle illustration de la tyrannie intellectuelle exercée sur les esprits par le pouvoir politique. Macbett enfin, où Ionesco reprend en l’assombrissant le scénario de Shakespeare, constitue encore « une dénonciation humaniste du totalitarisme » (p. 278). La plupart des pièces d’Ionesco sont ainsi des œuvres inspirées par la fondamentale allergie de l’auteur à l’asservissement matériel et mental exercé par une doctrine et une politique attentatoires à la liberté de la pensée. La plupart des écrits rassemblés dans le recueil d’Antidotes, en 1977, sont des témoignages et des prises de position contre les régimes totalitaires de l’Est et les critiques et les écrivains qui leur sont inféodés en France.
489Un dernier chapitre est consacré à Samuel Beckett, dont les pièces, en dépit de l’engagement personnel de l’auteur, et malgré les interprétations de certains metteurs en scène, sont difficilement réductibles à une interprétation politique.
Le travail de Jeanyves Guérin ne vaut pas seulement par l’analyse précise et le commentaire éclairé des principales pièces du Nouveau théâtre et des intentions de leurs auteurs, mais aussi par l’attention accordée à la réception des œuvres, aux critiques, esthétiquement et politiquement très différentes, voire opposées, qu’elles ont suscitées dans les journaux et les revues de l’époque. À cet égard, le livre de Jeanyves Guérin ne constitue pas seulement une étude approfondie des pièces et des auteurs du Nouveau théâtre, mais plus généralement un panorama détaillé de la vie théâtrale en France dans les années de l’après-guerre.
Une abondante bibliographie sur la critique et les auteurs du Nouveau théâtre, ainsi qu’un index des noms, complètent utilement cet important ouvrage.
Michel Lioure
Frédéric Jacques Temple, La Chasse infinie et autres poèmes. Édition de Claude Leroy. Paris, Poésie / Gallimard, 2020. Un vol. de 368 p.
Pour toute lectrice, pour tout lecteur passionné d’univers poétiques, la collection Poésie / Gallimard, dirigée aujourd’hui par Jean-Pierre Siméon, constitue un trésor fabuleux, une réserve d’émerveillements, de retrouvailles et de découvertes où puiser à pleines mains. En publiant, juste à temps pour le Printemps des poètes 2020, La Chasse infinie et autres poèmes de Frédéric Jacques Temple, cette collection s’est enrichie d’un joyau inestimable. Le volume réunit les sept recueils les plus importants composés par le poète : Foghorn, La Chasse infinie, Un émoi sans frontières, Profonds Pays, Phares, balises & feuxbrefs, Périples et Poèmes de guerre. Cette splendide gerbe de cent vingt-sept poésies est d’autant plus la bienvenue que Temple, qui compte parmi ses amis plusieurs peintres de renom, a disséminé la plupart de ces poèmes dans de somptueux livres d’artiste, vite devenus introuvables. Il est vrai qu’amateurs et curieux avaient pu découvrir dès 1989 l’attrait et la qualité de sa poésie dans son Anthologie personnelle parue aux éditions Actes Sud (prix Valery-Larbaud 1990), rééditée en 2004. Heureux donc celles et ceux qui, sous un ciel limpide ou par des temps de désarroi, ouvriront La Chasse infinie, tourneront les pages à la typographie aérée et limpide et, prenant le temps de lire un à un les textes, capteront la grande clarté qui en émane – lumière du Sud, lumière d’un Sud perdu mais toujours retrouvé partout et n’importe où dans le monde, puisque le poète l’emporte, où qu’il aille, avec lui. Et qu’il fait resplendir par delà son décès survenu peu avant ses quatre-vingt-dix-neuf ans.
Né à Montpellier en 1921, Frédéric Jacques Temple passe une enfance heureuse partagée entre la Haute Plage et Fondamente, tantôt s’ébrouant dans « les dunes et les marais, en marge de l’étang d’Or », tantôt explorant avec son oncle Blaise le causse du Larzac. Il prend goût aux « aventures buissonnières » ; pensionnaire au Collège de l’Enclos, il découvre le chant grégorien et devient vit un « ogre de lecture ». Mobilisé en 1943 dans le Corps expéditionnaire français, Temple fait la campagne d’Italie de Naples jusqu’à… Stuttgart, à bord de son char M8 « Richelieu ». L’expérience de la guerre ne se surmonte pas en un clin d’œil. Le 490« moi » éclaté en « kaléidoscope » du poète est lent à se rétablir ; le thème de la guerre ne cessera de le hanter.
Journaliste un moment au Maroc et à Montpellier, il se verra confier, en 1954, la direction de la Radiodiffusion-télévision française pour le Languedoc-Roussillon. « L’écrire n’est qu’une des formes du vivre », déclare-t-il, mais l’écrire garde le dessus. En 1945, il publie à compte d’auteur sa première plaquette de poésie, et la rencontre, en 1948, avec Blaise Cendrars confirme le jeune Frédéric Jacques Temple dans sa vocation. Au fil des années, le voici qui crée une œuvre riche et variée, où voisinent romans, récits autobiographiques, biographies et traductions avec les plaquettes et recueils de poèmes. Et outre l’attachement – « la main dans la main » (p. 84-85) – pour le poète du monde entier, il tissera un vaste réseau d’amitiés durables avec ses pairs en poésie et ses artistes complices.
« Écrivain occitan d’expression française », voyageur infatigable, collectionneur curieux de tout, aussi prompt à s’étonner devant la richesse et la beauté du monde qu’exigeant sur l’exactitude des mots qui en rendent compte : authenticité que La Chasse infinie et autres poèmes reflète à merveille. Le mérite de cette édition s’augmente des éléments péritextuels usuels, établis par Claude Leroy, qui signe également la lumineuse préface, dans laquelle il condense, en « allié substantiel » du poète, les travaux qu’au long des années il lui a consacrés, souvent en collaboration avec des collègues amis.
Certes, il est des photos plus souriantes du poète que celle qui figure sur la couverture du volume. Mais il y a l’étendue du paysage – Camargue ? Désert de Mojave ? –, devant lequel il pose et qui fait voir la vastitude et la solidité de l’espace habité par l’« Arbre » en lequel Temple se reconnaît (p. 100) :
Je suis un arbre voyageur
mes racines sont des amarres
Si le monde est mon océan
en ma terre je fais relâche
Ma tête épanouit ses branches
à mes pieds poussent des ancres
Loin je suis près des origines
quand je pars je ne laisse rien
que je ne retrouve au retour.
Il y a bien sûr aussi ce regard qui vous scrute à distance respectueuse… « Temple est un poète pour qui le réel existe », écrit Claude Leroy. Et tout ce réel tient dans ce regard : réel d’une variété prodigieuse, d’une présence débordante, d’un concret à toute épreuve, et ô combien fragile ! La Haute Plage, séjour magique de l’enfance, engloutie sous le béton… La jeunesse ravagée par l’expérience de la guerre… Or, ce réel a été nourri dès son enfance par les leçons dispensées, mine de rien, par le fabuleux Oncle Blaise qui l’initie à l’archéologie, à la science des minéraux et à la vie des plantes et des bêtes, qui lui apprend à reconnaître les différentes essences – justesse du vocabulaire : pour le poète il n’y aura pas d’« arbre » qui vaille, mais des « hêtres », des « mélèzes », des « déodars » – et qui lui fait écouter le chant des oiseaux : les trilles de l’infatigable alouette des champs, le rauque mugissement du butor étoilé, le hululement de la chouette, les arpèges du rossignol, les glissandos tragiques du courlis cendré… Roulades qui contribuent à former l’oreille musicienne du poète déjà éveillée aux sons du violoncelle de sa mère, qui ne tarde pas à s’imprégner des fugues de Bach et qui va lui permettre d’interpréter 491un jour, devant le ténor Jean Planel, le cantique du berger David (« L’Éternel est mon berger » : Arthur Honegger, Le Roi David, Première partie, no 2, contralto solo). Mais c’est de tous ses sens que Temple perçoit, saisit, palpe, aspire, hume, savoure, éprouve le monde et en met en évidence les profondes correspondances.
Les odeurs, les parfums, les fragrances, les senteurs sont des repères, des signaux qui percent la nébuleuse. Le foin fraîchement coupé, les truites frétillantes, la lessive étendue sur les prés, la confiture bouillonnant dans les vastes chaudrons de cuivre, les pommes mûrissant sur le grain, la lavande des mouchoirs de Tantillon composent un concert dont les notes courent toujours en moi : leur désordre a sa propre logique dans la mémoire aux méandres imprévisibles (L’Enclos, Actes Sud, 1992, p. 67).
Je rouvre le volume et je pars à la chasse au poème, de grande ampleur ou d’une brièveté cristalline, peu importe, poème que je vais faire mien en l’apprenant par cœur. Mais comment choisir ? « Haute Plage » ? « Ulysse à ses chiens » ? « Merry-go-round » ? « Venise toute d’eau » ? « Calendrier du Sud » ? « Sur le sable du temps » ? Ou l’un des poèmes dédiés à la femme aimée ? Je m’aperçois vite que cette « chasse » sera littéralement infinie. Mais soyez-en sûrs : si vous saisissez la chance, si vous avez le privilège de déambuler tout un après-midi, en compagnie de Frédéric Jacques Temple, dans les allées du Jardin des Plantes à Montpellier, parmi les orangers d’Osage, les ailantes, les térébinthes, bambous, lauriers, viornes, amarantes, myrtes et lys de mer, vous en sortirez « couronnés de bonheur ».
Jean-Carlo Flückiger
Agathe Sanjuan et Martial Poirson, Comédie-Française. Une histoire du théâtre. Paris, Seuil / Comédie-Française, 2018. Un vol. de 303 p.
C’est un pari réussi que ce livre-album, magnifiquement illustré grâce aux immenses ressources de la bibliothèque-musée de la Comédie-Française, préfacé par Éric Ruf administrateur général de la Comédie-Française, co-écrit par Agathe Sanjuan, conservatrice-archiviste de la Comédie-Française, et Martial Poirson, spécialiste de l’histoire du théâtre, tous passionnés de théâtre vivant. Livre destiné au grand public, livre qui manquait, l’ouvrage retrace sur l’histoire d’une institution définie par ses trois piliers : la troupe, le répertoire et l’alternance, autour d’un héritage (parfois lourd) et d’une volonté conjointe de préservation du patrimoine et d’innovation. Cette exception française, plus ancien théâtre d’Europe en activité, « maison de Molière » née sept ans après la mort du comédien-auteur, théâtre-musée avec toutes les connotations que cela implique, lieu de batailles, ambassadrice et symbole d’un certain rôle culturel de la France, exemplaire des rapports entre culture et pouvoir, méritait assurément cette somme déclinée en sept séquences chronologiques qui couvrent les enjeux de la période considérée : organisation statutaire, vie de la troupe, production, représentations, réception, publics et transformations de la ou des salles. Le tout s’écrit au plus près des archives les plus variées (registres, gravures, tableaux, photographies, extraits de presse et objets), présentées dans le texte ou en regard de celui-ci, avec de belles doubles pages apportant une respiration.
Chaque partie examine avec précision, pédagogie et économie, bien sûr, en raison de l’ampleur du sujet, les faits saillants de la période. Le lecteur, qu’il 492soit amateur ou spécialiste de théâtre, familier ou non de la Comédie-Française, appréciera de retrouver des moments-clés de son propre musée intérieur théâtral : représentations et personnalités marquantes de la scène, de l’administration, de la politique culturelle ou de la critique dans un parcours qui peut être synchronique ou diachronique (ce dernier semblant plus facile).
La période 1680-1715 fait le point sur la création par fusion des trois troupes parisiennes, sur le statut entre compagnie privilégiée et association de comédiens, entre tutelle et autogestion, sur le système des emplois et ses conséquences, l’emblème et la devise simul et singulis, les salles et les invitations à la Cour. 1715-1789 apparaît comme le temps des luttes : guerre économique des théâtres, montée en puissance des auteurs, statut des comédiens, problèmes financiers, mais aussi modification de la gouvernance, évolution des genres, réforme du costume et libération du plateau. 1789-1815 inaugure la liberté des théâtres, la citoyenneté entière des comédiens, mais également la seule rupture institutionnelle du théâtre, puis la refondation en 1799, 1803, 1804 et 1812 sous fort contrôle impérial. Le répertoire suit les événements qui se bousculent : réécriture de pièces, création de textes révolutionnaires en accord avec l’instabilité politique, mais aussi pièces intemporelles et large ascendant de Talma. La période 1815-1850, intitulée « le temps des doutes » par les auteurs, n’est guère plus calme en dépit des efforts du baron Isidore Taylor, de l’intervention de Louis-Napoléon Bonaparte alors président pour sauver la société des comédiens et de quelques modernisations techniques. Pourtant, c’est le moment de gloire des acteurs et actrices vedettes (Mlle Mars, Rachel, Marie Dorval) avec les risques du débauchage et de la concurrence des autres théâtres (Odéon, Théâtre de la Porte Saint-Martin), de l’explosion du drame romantique jusqu’à Cyrano de Bergerac, du développement de la presse comme organe d’appréciation des spectacles et des batailles rangées tant politiques qu’esthétiques avec cabales, sifflets et claque (supprimée en 1902 !). Une période plus calme s’ouvre entre 1820 et 1918, soucieuse de refondation avec l’instauration progressive entre 1847 et 1850 d’un personnage appelé à une longue postérité, l’administrateur (premier en titre Arsène Houssaye) sur fond de liberté industrielle des théâtres en 1864, mais censure (supprimée en 1906). Le sacre de l’acteur atteint son comble avec la période des « monstres sacrés » (Mounet-Sully, Sarah Bernhardt, Rachel, Coquelin, Julia Bartet) et une innovation de taille, encore valable aujourd’hui, à savoir la capacité du comité à se prononcer sur la carrière de l’acteur. La période se caractérise par une ouverture du répertoire vers la tragédie grecque et Shakespeare, tandis que le vaudeville et la comédie sociale, héritière du drame bourgeois, avec E. Scribe, É. Augié et V. Sardou, triomphent dans la seconde moitié du siècle. La mise en scène se conçoit comme un tableau, l’extension et la modernisation de la Salle Richelieu font du théâtre une vitrine du pouvoir, habité par un rite de sociabilité, patrimonialisé par la Troisième République, renforcé par des opérations de fidélisation des abonnés (dont les matinées scolaires créées en 1869), les premières tournées de la troupe (et non les tournées individuelles, fléau de l’institution) à l’étranger et bientôt aux armées durant la Première Guerre mondiale. L’avant-dernière époque, 1918-1959, qualifiée de « temps des expérimentations face aux idéologies » voit se succéder des administrateurs tels qu’É. Bourdet, J.-L. Vaudoyer, P. Dux (brièvement), P.-A. Touchard. C’est le temps des recherches autour de la mise en scène et des metteurs en scène sous l’influence du Cartel, de la révision des classiques et de l’ouverture à un répertoire contemporain et 493étranger. Si le sentiment d’appartenance à la troupe s’affaiblit, notamment après le décret de 1946 et la vague de départs qui s’ensuit, le contexte est aussi celui d’une politique culturelle pour tous, de la mise en scène de classiques oubliés ou méconnus, comme d’auteurs vivants tels Claudel, Cocteau, Mauriac, Giraudoux, Pirandello. Le « style Comédie-Française » s’affirme comme synonyme d’excellence, notamment à travers ses décorateurs et ses ateliers dirigés de 1937 à 1971 par S. Lalique, en duo avec le metteur en scène J. Meyer, et rayonne au-delà de son cercle habituel (galas et générales) grâce aux tournées, à la radio et au cinéma. S’il est difficile de synthétiser toutes les avancées du théâtre depuis 1959, dernière scansion du livre, le dernier chapitre fait la part belle aux nouveautés : nomination d’administrateurs eux-mêmes comédiens (dont M. Escande, P. Dux, J. Toja), arrivée des metteurs en scène (comme J.-P. Vincent, A. Vitez, J. Lassalle, J.-P. Miquel, M. Bozonnet, M. Mayette-Holtz, É. Ruf), nouvelle refonte des statuts (ÉPIC, Société des Comédiens-Français et comité d’administration), indépendance de l’Odéon en 1983, essor du Vieux Colombier à partir de 1989 et du Studio-Théâtre, campagnes de rénovation de la Salle Richelieu (dont le nouveau rideau de scène en 1987). Durant toute cette riche période, les tournées se sont multipliées, la troupe a accru sa polyvalence (appel aux compétences musicales) et sa diversité culturelle, a invité des metteurs en scène extérieurs, ouvert son répertoire à des auteurs étrangers et à des traditions théâtrales étrangères, comme au cinéma (Les Damnés, La Règle du jeu, Fanny et Alexandre), a remonté des classiques oubliés et a conçu la scénographie comme un espace mental.
Après avoir collaboré avec la radio, et aujourd’hui la télévision et Internet, la Comédie-Française mène sa propre politique d’archivage et de captation : le tout dans un souci de tradition et de modernisation, symbolisé par le projet de la Cité du Théâtre, boulevard Berthier, toujours forte de ses missions comme elle l’a montré en pleine pandémie 2020-2021, une période que ne couvre pas le livre publié deux ans auparavant, mais que chacun d’entre nous a pu apprécier.
Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-11766-7
- EAN: 9782406117667
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11766-7.p.0239
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-14-2021
- Periodicity: Quarterly
- Language: French