Revue des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuses
2024 – 1, 104e année, n° 1. varia - Auteurs : Dean (Jason), Grappe (Christian), Marx (Alfred), Noblesse-Rocher (Annie), Pioch-Eberhart (Véronique)
- Pages : 103 à 115
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
REVUE DES LIVRES
HISTOIRE DES RELIGIONS
Constance ArminjonHachem, Vers une nouvelle théologie en islam. Pour une histoire polyphonique, Paris, CNRS Éditions, 2022, 379 pages, ISBN 978-2-271-13860-6, 26 €.
Fruit des travaux menés en vue d’une habilitation à diriger des recherches, soutenus à l’École Pratique des Hautes Études, cet ouvrage dense et exigeant interroge l’un des présupposés les plus ancrés de l’histoire du réformisme musulman, à savoir le postulat selon lequel les auteurs qui s’inscrivent dans ce courant de pensée ne s’opposent pas entre eux, mais poursuivent un même but dont les contours ont été dessinés dès la fin du xixe siècle par Jamâl Al-Dîn Al-Afghâni et Muhammad Abduh. À rebours de « l’historiographie continuiste de “la réforme” » (p. 93), l’A. voit dans l’avènement de « théologies politiques révolutionnaires », entre les années 1960 et 1980, un moment de rupture.
Afin de s’opposer à la prétention d’un Sayyid Qutb ou d’un Rûhollâh Khomaynî à imposer un modèle immuable d’État islamique directement inspiré du Coran, des penseurs tels que les Iraniens Abd ol-Karîm Sorûsh, Mohammad Mojtahed Shabestarî, Mostafâ Malekiyân, Mohsen Kadîwar, les Égyptiens Hasan Hanafî, Nasr Hâmid Abû Zayd, et les Turcs Mehmet Paçacı, Adil Çiftçi, Ömer Özsoy, Ilhami Güler ont insisté sur le caractère contingent de l’islam politique. Approfondissant l’approche historique de la religion, ces auteurs ont ensuite développé une critique des méthodes des « sciences religieuses », allant pour certains d’entre eux jusqu’à remettre en cause le dogme du Coran incréé. Cette volonté d’historiciser le discours religieux, qu’il soit ancien ou récent, constitue le point commun qui réunit, au-delà des origines et des parcours variés, les auteurs qui se réclament explicitement 104ou implicitement de la « nouvelle théologie ». Cependant, malgré une activité « protéiforme », la « nouvelle théologie » demeure un édifice fragile. L’A. note : « Jusqu’ici la critique ou déconstruction semble avoir eu plus d’ampleur que les efforts de refondation. Les formes nouvelles d’une théologie possible s’esquissent, tandis que la dogmatique tâtonne. » Elle n’en estime pas moins qu’un « nouveau paysage religieux et intellectuel s’aperçoit » (p. 23).
L’un des points forts de cette étude est l’attention prêtée aux conditions institutionnelles de l’émergence de la « nouvelle théologie ». Il est un lieu commun de dire que le mouvement de réforme est né de la rencontre des sociétés musulmanes avec la modernité européenne au xixe siècle, et du constat du retard scientifique, technique, politique et militaire pris par rapport aux puissances coloniales. Ne se contentant pas de telles généralisations, l’A. montre finement comment, en Iran et en Égypte notamment, la création de nouvelles institutions d’enseignement et l’émergence de nouvelles disciplines du savoir ont permis l’éclosion d’intellectuels formés aux sciences sociales, à la philosophie et à la linguistique. Or l’apport de ces disciplines à l’élaboration de la « nouvelle théologie » s’avère crucial.
Si l’A. consacre quelques pages à la diffusion de la « nouvelle théologie » dans des revues spécialisées, elle est beaucoup moins prolixe concernant sa réception. Certes, elle ne manque pas de relever les vexations dont ont été victimes les « nouveaux théologiens » de la part des gardiens de l’orthodoxie (procès intentés à Abu Zayd et Kadîwar, attaques contre Sorûsh et Hanafî, censure de Shabestarî). Mais nous restons là au niveau de luttes entre intellectuels. Or l’un des buts de la « nouvelle théologie » n’est-il pas de rendre caduque la distinction médiévale entre l’élite savante (khāṣṣa) et la masse (ᶜāmma) ? Les « nouveaux théologiens » sont-ils parvenus à produire une théologie accessible à leurs contemporains ? Leurs écrits sont-ils discutés dans les mosquées et les cafés, dans les colonnes de la grande presse quotidienne et sur les réseaux sociaux ? Souhaitons que ces questions puissent faire l’objet d’un futur ouvrage.
Jason Dean
105Adam R. Gaiser, Sectarianism in Islam. The Umma Divided, Cambridge, Cambridge University Press, coll. « Themes in Islamic History », 2022, xiii + 237 pages, ISBN 978-1-00-931521-0, £ 22,99.
Si cet ouvrage n’était qu’une remarquable synthèse de travaux portant sur les cinq principales firqa-s (« divisions » ou « branches ») de l’islam recensées par les historiens musulmans médiévaux (les khārijites et la ibāḍiyya, la murji’a, la muᶜtazila, le shīᶜisme, et le sunnisme), il aurait déjà largement satisfait à l’ambition, qui est celle de la collection « Themes in Islamic History », d’offrir « un aperçu compréhensif et accessible du sujet » traité. Mais il est plus que cela, puisqu’il propose un cadre de réflexion pour comprendre le phénomène de sectarisation dans l’islam. Qualifiée de « narrative-identification », cette approche pose que les individus construisent leur identité religieuse en se situant, ou en étant situés, à l’intérieur d’un « cadre narratif » qui définit ce que veut dire appartenir au groupe.
La grande force de ce modèle théorique est de déconstruire une conception essentialiste selon laquelle l’identité religieuse serait immuable. En effet, même si les grands récits qui caractérisent les groupes musulmans restent reconnaissables sur de très longues périodes, ils n’en évoluent pas moins en fonction de la conjoncture sociale et des apports des acteurs religieux eux-mêmes. Schématiquement, ces derniers peuvent adopter trois sortes de stratégies afin de préserver leur affiliation sectaire : la prudente dissimulation (taqiyya), le refuge dans des endroits difficiles d’accès (option de moins en moins disponible, note avec perspicacité l’A., dans les États contemporains fortement centralisés et bureaucratisés) et « l’ambiguïté confessionnelle » consistant à minimiser la distance entre le groupe sectaire et le groupe majoritaire. Le vaste dossier historique ici mobilisé par l’A. offre de nombreux exemples illustrant chacune de ces démarches.
La « narrative-identification approach » n’est toutefois pas sans soulever des problèmes. Le premier est celui des sources. Une part non négligeable de la documentation se rapportant aux sectes islamiques est due aux hérésiographes musulmans médiévaux, soucieux de démontrer la supériorité de l’orthodoxie sunnite. Et lorsque des écrits produits par des membres d’une secte nous sont parvenus, ceux-ci prennent souvent la forme de « récits de martyr » exaltant la figure du fondateur. Dans les deux cas, les sources sont postérieures à la création de la secte. Cela est particulièrement problématique s’agissant d’une approche fondée sur la narration. Si 106la narration est une reconstruction ultérieure, dans quelle mesure peut-on soutenir qu’elle gouverne la formation de la secte ? Conscient de ce problème, l’A. apporte un soin méticuleux à la critique des sources. Concernant les sectes qui n’ont pas laissé de postérité (la murji’a et la muᶜtazila), il tente d’extraire des hérésiographies la parole des acteurs eux-mêmes tout en soulignant les limites de cet exercice. La situation se présente autrement pour les sectes qui se sont maintenues jusqu’à nos jours, car il devient dès lors possible de décrire la transmission d’une mémoire religieuse d’une génération à une autre et de remonter ainsi le plus près possible aux origines de la secte. L’histoire de la réception de l’héritage des khārijites par les communautés ibāḍites de la péninsule arabique et de l’Afrique du Nord que propose l’A. est un modèle du genre.
Un deuxième problème est celui de la caractérisation de la secte. Rejetant, en raison de ses connotations chrétiennes, la définition wébérienne de la secte comme une association religieuse volontaire, l’A. considère qu’un mouvement religieux devient sectaire à partir du moment où il prétend détenir le monopole du salut. Il n’est pas nécessaire d’être un wébérien de stricte obédience pour penser qu’une définition aussi large en limite le pouvoir heuristique. L’utilité des idéaux-types wébériens est de poser des points de repère dans la masse des données historiques. En plaçant les groupes musulmans sur un continuum qui va du partisanisme au sectarisme, l’A. court le risque de ne pas percevoir les différences entre les types d’organisation religieuse. Il en va ainsi de la classification comme secte du sunnisme, alors que l’A. souligne par ailleurs sa visée universelle, son pouvoir d’intégration, son pluralisme interne et sa capacité de compromis – soit des traits caractéristiques du type-Église, qui revendique lui aussi le monopole de la distribution des biens de salut.
Alliant une documentation historique riche et variée à une approche théorique réfléchie, cet ouvrage constitue une excellente introduction à la pluralisation de l’islam qui peut être proposée aux étudiants dès la Licence, mais aussi aux journalistes et aux décideurs politiques souvent prompts, par paresse intellectuelle ou par parti pris idéologique, à renvoyer les groupes musulmans à des stéréotypes éculés.
Jason Dean
107Ahmad Khan, Heresy and the Formation of Medieval Islamic Orthodoxy. The Making of Sunnism, from the Eighth to the Eleventh Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2023, xvi + 433 pages, ISBN 978-1-00-909837-3, £ 90.
S’inspirant de l’étude d’Alain Le Boulluec sur la notion d’hérésie dans la littérature grecque antique et de la critique foucaldienne du discours, l’auteur de cette monographie, professeur d’études islamiques à l’Université américaine au Caire, considère qu’il faut entendre par « hérésie » et « orthodoxie » non pas des entités distinctes mais des processus qui évoluent ensemble, si bien que l’orthodoxie apparaît comme le résultat des polémiques contre les hérésies. Pour tester son hypothèse, il élabore une méthodologie originale et efficace consistant à analyser la représentation de la figure d’Abū Ḥanīfa (m. 150/767) dans les sources musulmanes médiévales. Pourquoi Abū Ḥanīfa et non pas l’une des trois autres figures éponymes des écoles juridiques sunnites, Mālik b. Anas, Muḥammad b. Idrīs al-Shāfiᶜī ou Aḥmad b. Ḥanbal ? La réponse est simple : seul parmi ces savants, le maître de Kufa a été accusé d’hérésie. Son itinéraire posthume, le conduisant du statut d’hérésiarque à celui de parangon d’orthodoxie, se prête donc idéalement à une exploration des discours sur l’hérésie et l’orthodoxie en milieu musulman.
L’A. identifie trois périodes dans la réception de la figure d’Abū Ḥanīfa. Entre 800 et 850, l’auteur putatif du Fiqh al-akbar fait l’objet de critiques techniques de la part d’une nouvelle génération de jurisprudents et d’historiens qui lui reprochent son recours au raisonnement personnel (ra’y) et ses lacunes en matière de ḥadīth. Puis, à partir de 850, ses détracteurs l’accusent d’incroyance (kufr) et de sympathies ᶜalīdes. Lors de la troisième période (900-1000), les disciples d’Abū Ḥanīfa s’emparent des armes de leurs adversaires pour composer des ouvrages de manāqib exaltant ses « vertus » et des recueils de masānīd rassemblant ses ḥadīth-s en vue de le réhabiliter.
Cette mnémohistoire aurait pu se limiter à une plongée passionnante dans l’hérésiographie musulmane médiévale si l’A. ne s’était pas attaché à faire ressortir l’influence de la conjoncture sociale sur l’émergence des discours sur l’hérésie ou l’orthodoxie supposée d’Abū Ḥanīfa. Il relève, par exemple, que les accusations de soutien aux révoltes ᶜalīdes portées contre lui ont été formulées dans un contexte de forte concurrence entre les écoles juridiques pour des postes de juges dans l’empire ᶜabbāside. Inversement, il note que les efforts pour réhabiliter Abū Ḥanīfa ont été favorisés 108par l’extension géographique de l’école juridique qui porte son nom dans plusieurs régions du même empire. Il ressort de cette analyse une vision de la régulation du champ religieux musulman à l’époque ᶜabbāside qui fait une grande place aux acteurs religieux eux-mêmes, au détriment du rôle de l’État califal. En effet, ce dernier apparaît moins comme celui qui décide des recompositions religieuses que comme celui qui les subit.
Comme le souligne l’A. lui-même, il reste beaucoup de travail à faire pour comprendre le paradoxe du succès de l’école ḥanafite dans un environnement hostile. Le grand mérite de cette monographie est de montrer que son intégration dans le compromis qui fonde l’orthodoxie sunnite n’était pas inéluctable mais fut au contraire le résultat de luttes intenses entre les écoles juridiques.
Jason Dean
SOCIOLOGIE
Lionel Obadia, La spiritualité, Paris, La Découverte, coll. « Repères. Sociologie », 2023, 126 pages, ISBN 978-2-348-04345-1, 11 €.
Les théories de la sécularisation et du désenchantement du monde, qui répondaient dans les années 1960 à ce qui apparaissait comme un inexorable déclin des religions face à la concurrence scientifique, se heurtent très rapidement à l’absence d’une mort annoncée de plus en plus difficile à ignorer. De fait, après les foisonnements souterrains des années 1970, les années 1980 voient la résurgence tous azimuts de phénomènes liés au sentiment religieux, en dehors des religions établies ou à leur marge. Ces phénomènes, regroupés sous le vocable « spiritualité », ont fait l’objet d’une multitude de recherches et d’études académiques dans le monde anglo-saxon dans les 30 dernières années, mais ont en grande partie échappé au monde universitaire français. Cela rend le dernier livre de Lionel Obadia d’autant plus pertinent et opportun.
Le livre, assez court (105 pages), est dense et sobre. Il contient une bibliographie impressionnante de 17 pages additionnelles. Il est disponible à petit prix en livre de poche et en ligne. Dans cet 109ouvrage, l’A. se propose d’effectuer une « cartographie dynamique de la spiritualité […] dans autant de domaines pratiques et champs disciplinaires qu’il y en a qui s’en inspirent » (p. 5).
Dans la première partie, il s’attelle à exposer les champs de définition de la spiritualité. Il commence par préciser – exercice intéressant, mais assez peu convaincant à notre avis – ce que la spiritualité ne serait pas, à savoir la mystique, la magie et le spiritisme. Il en vient ensuite à ce qu’en disent nombre de définitions académiques, en passant par la question centrale et épineuse des liens entre le religieux et le spirituel. Ici, comme dans l’ensemble de l’ouvrage, le lectorat n’échappe pas à l’impression d’« un inventaire à la Prévert » auquel l’A. semble s’être résigné dès l’introduction (p. 4). Il note lui-même le caractère dispersé de ces définitions et la sagesse de la recherche académique qui consiste à ne pas imposer de définition pour éviter de « poser un modèle a priori » (p. 24). Il propose donc une « stratégie rhétorique » qui implique de passer d’un essai de définitions sémantiques à une prise en compte de la spiritualité en contexte (p. 25), qu’il va mettre en œuvre dans les chapitres suivants.
Les deuxième et troisième chapitres replacent la spiritualité dans les domaines de la théologie, de la philosophie, de la psychologie, de l’histoire et de la sociologie – domaines qui ont des connexions attendues avec la spiritualité et sont fondateurs du champ de recherche.
Le quatrième chapitre se penche sur les imaginaires géographiques – avec, sans surprise, la question de « L’Orient, “terre du spirituel” ? » (p. 72) – ainsi que sur la mondialisation de la spiritualité et ses conséquences, à savoir l’émergence d’un « marché » du religieux et des techniques spirituelles (p. 74). L’A. ouvre l’espace géographique et imaginaire à l’espace digital dans un questionnement stimulant (p. 77-78).
Le cinquième et dernier chapitre aborde les développements récents et les nouveaux lieux de la spiritualité : le monde des affaires et de la gestion, ceux de la santé, des sports, de l’écologie et de l’économie du spirituel, du développement personnel et de la psychologie moderne. L’étendue de ces nouveaux champs et leur implication dans la vie quotidienne de nos contemporains posent la question de « l’homo spiritualis » (p. 96). Il s’agit là de questionnements existentiels qui érigent l’étude de la spiritualité au rang des sujets de recherche désormais incontournables.
110Chaque domaine exploré est abordé avec une érudition minutieuse. L’A. tisse une toile narrative où des théories complémentaires ou opposées se croisent, où les perspectives s’enrichissent d’autres perspectives et où les points de vue sont évalués par d’autres points de vue. Cette approche rend efficacement compte d’un état de la question extrêmement complexe, mais elle peut être déroutante par son jeu de contrastes permanent et ses allures de « Crush course ». Malgré l’impressionnante quantité d’informations que l’A. maîtrise (ou peut-être à cause d’elle), il pose plus de questions qu’il ne donne de réponses. Et de fait, dans la conclusion, il souligne la nécessité d’une recherche plus transdisciplinaire et demande : « La spiritualité est-elle destinée à demeurer une rubrique d’un champ du savoir déjà balisé, ou son succès actuel est-il de nature à engendrer la fondation d’un domaine d’études spécialisé ou à en accélérer la mise en œuvre si celui-ci était déjà en germe ? » (P. 101.) L’A., sans cacher sa sympathie pour la création d’un champ d’études propre à la spiritualité, expose les défis de ce champ des « spirituality studies, entre des studies in spirituality (qui adoptent par principe la neutralité nécessaire de la science et forment des spécialistes en spiritualité) et des spiritual studies (qui sont plus proches de la transmission religieuse et qui ouvrent à des expériences spirituelles de nature plus existentielle) » (p. 103).
Quoi qu’il en soit, cet ouvrage démontre l’actualité brûlante de ce champ de recherche relativement nouveau et la pertinence de la spiritualité pour nos contemporains. Ce livre ne saurait tomber plus à point. Il offre une excellente mise à niveau et tous les outils pour aller plus loin.
Véronique Pioch-Eberhart
VIENT DE PARAÎTRE
Matthieu Arnold, Gilbert Dahan, Annie Noblesse-Rocher (dir.), Le Livre des Lamentations, Ekha, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina. Études d’histoire de l’exégèse » 20, 2023, 198 pages, ISBN 978-2-204-16151-0, 20 €.
Vient de paraître le 20e volume de la collection d’« Études d’histoire de l’exégèse », laquelle accueille les actes des Journées 111d’exégèse bibliques co-organisées par le Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (Centre d’études patristiques) et l’Unité de Recherche 4378 (Théologie protestante) de l’Université de Strasbourg. Ce volume est consacré au Livre des Lamentations dans son ensemble. Comme à l’accoutumée, l’ouvrage s’ouvre sur la contribution d’un exégète, en l’occurrence Jan Joosten, qui étudie la question de l’auteur et de l’attribution du livre à Jérémie, puis la date des Lamentations et enfin l’état dégradé du texte massorétique signalé par de nombreux qéri/ketiv. À l’inverse de la plupart des commentateurs, Joosten dévalue la qualité poétique du texte.
Pour la période patristique, Alain Le Boulluec s’est concentré sur le seul Origène et son commentaire sur les Lamentations. Il établit le texte support (kaigé/Theodotion), analyse l’exégèse littérale dont use Origène et la critique textuelle qu’il opère à partir de Symmaque, fait état de l’explication sui generis de l’Écriture, puis se penche sur le sens moral déployé.
L’exégèse juive des Lamentations est analysée par Jean-Pierre Rothschild qui en montre l’importance liturgique et étudie son commentaire dans le Talmud, chez Rachi et chez des auteurs plus tardifs, du xvie siècle (comme l’aristotélicien Moïse Almosnino) et du xviie (comme le kabbaliste chrétien Moïse David Valle).
Les commentaires médiévaux sont étudiés par Gilbert Dahan : après avoir évoqué le texte des Lamentations tel qu’il se présente dans les bibles du xiiie siècle et les Correctoires dominicains, il étudie les exégèses de Paschase Radbert, de Raban Maur, de Guillaume d’Alton et de Nicolas de Gorran, qui structurent leurs commentaires selon les causes aristotéliciennes. La soussignée s’est concentrée, pour le xvie siècle, sur le seul Calvin, lequel retraduit le texte hébreu lu dans la Biblia hebraica de Sebastian Münster et débat avec ses contemporains Bullinger et Œcolampade.
Un triple index (des citations scripturaires, des auteurs anciens, médiévaux et modernes, des auteurs contemporains) parachève ce volume.
Annie Noblesse-Rocher
112Christian Grappe, Manuel d’exégèse du Nouveau Testament, Genève, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible » 79, 2023, 212 pages, ISBN 978-2-8309-1819-9, 19 €.
L’ouvrage vise à combler un vide dans les publications en langue française dans le champ de l’exégèse du Nouveau Testament dès lors que le manuel proposé par le regretté Max-Alain Chevallier, L’exégèse du Nouveau Testament (1984), avait été rapidement épuisé sans jamais être réédité. Il propose, dans la ligne de cet ouvrage à la fois pratique et fonctionnel dont il s’inspire souvent, une approche à la fois méthodique et raisonnée de l’exégèse des textes du Nouveau Testament. Il en revisite cependant quelque peu l’ordonnancement et la progression en distinguant plus nettement synchronie et diachronie.
La méthode proposée invite ainsi à étudier le texte d’abord sur le plan synchronique, cela en passant par les étapes suivantes : considération du contexte littéraire large, proche et immédiat ; prise en compte des enjeux de critique textuelle et de traduction ; analyse de l’organisation et de la dynamique du récit ou du discours. Elle envisage ensuite la dimension diachronique au fil des rubriques suivantes : analyse littéraire conçue sur le plan de l’histoire des formes, de l’histoire de la tradition et de la rédaction ; traitement des questions d’intertextualité et des parallèles éventuels que l’on peut rencontrer dans les sources en notre possession, tant dans l’univers du judaïsme intertestamentaire et du christianisme des origines que de la littérature en langue grecque au sens large ; prise en compte des détails d’ordre sémantique. Elle aborde enfin l’enjeu fondamental que représente l’établissement du sens du passage, étape ayant vocation à s’épanouir en interprétation.
Les différents niveaux auxquels est amené à se situer l’exégète en articulant approches de type synchronique et de type diachronique (niveau du texte en son état ; niveau de la tradition conçu comme niveau de la ou des communautés qui ont transmis ou façonné le récit ou le discours ; niveau de l’événement réel ou supposé par le récit ou le discours) sont soigneusement distingués pour mettre en garde contre une approche fondamentaliste qui confond précisément niveau du texte en son état et niveau de l’événement réel ou supposé qu’il relate.
L’ouvrage est illustré par des exemples (notamment pour ce qui est de la prise en compte des contextes large, proche et immédiat). Il 113s’attache à faire droit à la documentation électronique en présentant les ressources accessibles librement ou non en ligne, et notamment les logiciels spécialisés Logos et Accordance ainsi que la web app Bible Parser, documentationqui vient de plus en plus se substituer à la documentation papier qui n’est pas pour autant négligée.
Dans la deuxième partie du livre, un exemple pratique d’exégèse méthodique d’un texte (Actes 12) est proposé. Le texte est étudié selon la grille proposée dans la partie théorique.
L’ouvrage est enfin complété par un glossaire.
Christian Grappe
Alfred Marx, Lévitique 1–10 : Les sacrifices, Genève, Labor et Fides, coll. « Commentaire de l’Ancien Testament » IIIa-1, 2023, 166 pages, ISBN 978-2-8309-1808-3, 29 €.
Le présent commentaire porte sur la partie du Lévitique qui traite principalement des différentes catégories de sacrifices que les Israélites peuvent offrir à Dieu ou qu’ils doivent, dans certains cas, lui apporter. Y sont également décrits deux rituels importants qui mettent en jeu plusieurs catégories de sacrifices : le rituel de consécration des prêtres et le rituel de préparation à la théophanie. Comme il est d’usage, le texte est commenté chapitre par chapitre. Insérées à intervalle régulier, des notes de synthèse présentent les principaux résultats.
Indépendamment de son intérêt pour l’histoire des religions et pour la connaissance des pratiques cultuelles de l’Israël antique, ce commentaire a aussi une portée théologique en ce qu’il réfute un certain nombre d’interprétations traditionnelles et qui ont parfois encore cours, notamment l’idée selon laquelle l’institution sacrificielle aurait eu pour fonction principale d’apaiser la colère d’une divinité assoiffée de sang et à l’affût de la moindre faute afin d’en exiger une expiation démesurée. Ce que démontre, entre autres, ce commentaire, c’est que le sacrifice est fondamentalement un repas offert à Dieu en tant qu’hôte de marque que l’on veut honorer de la sorte, un Dieu foncièrement bienveillant envers son peuple au milieu duquel il veut être présent en vue de le bénir.
Alfred Marx
114Annie Noblesse-Rocher (dir.), « Abscondi eloquium tuum in corde meo ».Mélanges en l’honneur de Gilbert Dahan, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, coll. « Collection des Études Augustiniennes. Série Moyen Âge et Temps modernes » 57, 2023, 460 pages, ISBN 978-2-85121-330-3, 60 €.
Cet ouvrage a pour objectif d’honorer Gilbert Dahan, ancien directeur de recherche au CNRS et ancien directeur d’études à l’EPHE (5e section), dont les travaux se sont principalement inscrits dans trois domaines : la phénoménologie du théâtre médiéval, les relations entre intellectuels chrétiens et juifs au Moyen Âge et l’exégèse chrétienne de la Bible à l’époque médiévale.
Le volume s’organise en cinq sections qui font référence à la démarche de l’exégète médiéval : élucider, gloser/commenter, interpréter, conférer et, enfin, prêcher (ultime expression de l’exégèse au Moyen Âge).
L’objectif de cet ouvrage était de rassembler des contributeurs avec lesquels Gilbert Dahan a établi des liens étroits dans le domaine de la recherche, même au-delà du seul domaine médiévistique. Co-organisateur des Journées d’exégèse bibliques, il a toujours souhaité qu’y soit prise en compte l’exégèse en tant que telle ; c’est pour cette raison que deux exégètes, Christian Grappe et Alfred Marx, figurent parmi les contributeurs. Au nom de cette ouverture, quatre études abordent l’époque moderne, notamment celle de Matthieu Arnold portant sur Calvin et les Juifs. Signalons aussi dans cette espace chronologique la contribution de Max Engammare sur Mathieu Béroalde et Bertin Le Comte, annotateurs des leçons de François Vatable sur 2 Samuel, et du regretté Bernard Roussel sur Jean Constans, commentateur du Livre de Daniel.
Une fois passé le porche d’entrée avec les contributions de Christian Grappe sur les réinterprétations chrétiennes de la Pâque juive et d’Alfred Marx sur 1 Rois 13 (section « élucider »), le volume poursuit avec « gloser et commenter ». Au titre d’une longue amitié et de nombreuses collaborations avec le récipiendaire, Martine Dulaey et Anne Grondeux ont donné deux contributions sur l’exégèse patristique, l’une sur la réception du Livre des Juges et l’autre sur le Contra Fabianum de Fulgence de Ruspe. Suivent, parmi d’autres, les contributions d’Olivier Boulnois sur le commentaire thomiste de Rm 1,20, de Christian Trottmann sur l’exégèse du Pape Benoît XII dans son commentaire sur Matthieu, de Jean-Pierre Rothschild sur 115les procédés de Moïse Almosnino, commentateur de la Physique d’Aristote et auteur d’un commentaire sur les Megilloth. La troisième section, « interpréter », réunit de non moins éminents collègues tels que Dominique Poirel (IRHT), avec une contribution sur le quadrige, d’Olga Weijers sur l’introduction d’Aristote dans l’exégèse chrétienne au xiiie siècle, entre autres. Dans « conférer », titre de la quatrième section qui analyse les relations intellectuelles entre juifs et chrétiens notamment dans le domaine de l’hébraïsme chrétien, citons les contributions d’Ari Geiger, de Mark Clark sur Pierre Comestor et de Gerald Hobbs sur l’utilisation de David Quimhi par Bucer. Enfin, la dernière section, « prêcher », comprend une contribution de Nicole Bériou sur l’exégèse et la prédication aux xiie et xiiie siècles, et de Franco Morenzoni sur la prédication de Pierre le Mangeur. Une étude de l’auteur de ces lignes évoque, en final, le contexte politique et l’exégèse d’un ensemble de sermons du xvie siècle portant sur Sodome et Gomorrhe.
Trente pages d’index viennent parachever le volume, qui contient également une liste des publications de Gilbert Dahan. Il convient de noter aussi un entracte musical : une contribution musicologique, due à Grace Milandou, sur le Psaume 101 dans le recueil de Pierre Abeille.
Annie Noblesse-Rocher
- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN : 978-2-406-16696-2
- EAN : 9782406166962
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16696-2.p.0103
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/03/2024
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français