![Revue d’histoire de la pensée économique. 2024 – 1, n° 17. varia - Books review](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/HpeMS17b.png)
Books review
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2024 – 1, n° 17. varia - Authors: Deschamps (Marc), Serra (Daniel), Sabbagh (Gabriel), Brunori (Luisa), Laguérodie (Stéphanie), Hachem (Hicham), Velardo (Tristan), Frobert (Ludovic), Leibovici (Martine), Herland (Michel), Fragio (Alberto), Herencia (Bernard)
- Pages: 333 to 384
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
Thibault Guicherd, Les origines de la théorie de la concurrence monopolistique d’Edward Hastings Chamberlin, Paris, Classiques Garnier, Bibliothèque de l’économiste, 2020, 240 pages.
Marc Deschamps
Université de Bourgogne-Franche Comté – CRESE (UR 3190)
Le patronyme de Chamberlin évoque aujourd’hui pour chaque économiste dans le monde l’un des fondateurs de l’économie expérimentale (Chamberlin [1948]) et bien sûr, avant tout, le concepteur de la concurrence monopolistique. Cette invention, discutée dès son origine, est devenue d’autant plus essentielle à la discipline économique que, grâce à la contribution séminale proposée par Dixit et Stiglitz [1977], la modélisation économique s’en est trouvée largement transformée comme en témoignent depuis lors, notamment, les évolutions de la théorie de la croissance, la macroéconomie, l’économie industrielle, l’économie internationale, ou l’économie géographique (e.g. Brakman et Heijdra [2004]). De manière plus rapide il suffit, pour se convaincre de l’influence de Chamberlin, de consulter aujourd’hui un manuel de microéconomie ou de macroéconomie, d’initiation ou d’approfondissement, pour constater que la concurrence monopolistique y figurera presque toujours en bonne place.
Au vu de ces éléments, entreprendre d’étudier la genèse de la théorie de la concurrence monopolistique pouvait apparaître soit comme inutile, après tout est-ce que cela n’a pas déjà été fait à de nombreuses reprises par différents auteurs, y compris par Chamberlin lui-même, soit comme très ambitieux. Notre avis est que Thibault Guicherd a eu raison d’oser cette recherche, d’écrire sa thèse, puis d’en faire l’ouvrage que nous recensons, car il réussit à y révéler à notre connaissance pour la première fois, aussi systématiquement et clairement, les éléments à l’origine de ce que Samuelson [1967] considérait comme « l’un des travaux les plus influents de tous les temps en théorie économique1 ».
334L’ouvrage de Thibault Guicherd, économiste spécialisé en histoire de la pensée économique, se compose de 150 pages qui, outre l’introduction et la conclusion, se décline en trois chapitres : le premier porte sur l’analyse par Chamberlin en 1922 de la concurrence dans les chemins de fer, le deuxième chapitre traite des travaux ayant influencé Chamberlin, ainsi que de la transformation de la thèse de doctorat de Chamberlin datant de 1927 en son maître ouvrage de 1933, enfin le troisième chapitre analyse plus spécifiquement l’étude par Chamberlin de la question du duopole, sa singularité, et sa place dans l’œuvre chamberlinienne. Fort judicieusement l’auteur a également réuni en 61 pages, cinq annexes, dont deux textes rédigés par Chamberlin. Le premier, datant de 1922, est un document inédit qui offre une analyse de la controverse Taussig-Pigou sur les tarifs ferroviaires. Le second est un texte intitulé « De quelques différences entre la concurrence monopolistique et la concurrence imparfaite » semblant dater de 1950, et qui se distingue du neuvième chapitre de la sixième édition de l’ouvrage de Chamberlin (Chamberlin [1950/1953]). Nous devons ici souligner que le travail de Thibault Guicherd nous paraît d’autant plus important et solide qu’il se fonde évidemment sur la littérature publiée mais aussi, ce qui est inédit, sur les archives personnelles de Chamberlin.
Ne pouvant, essentiellement par manque d’espace, rendre justice à l’ensemble des éléments, analyses et démonstrations figurant dans cet ouvrage, nous prenons simplement ici le parti d’en exposer quelques points qui nous paraissent les plus originaux, en espérant donner ainsi envie de lire cette très belle contribution à l’histoire de l’analyse économique.
Du travail remis par le jeune Chamberlin dans le cadre de l’évaluation d’un cours de master donné par le professeur Isaiah Sharfman durant l’année 1921-1922 à l’Université du Michigan, auquel nous pouvons pour la première fois avoir accès grâce à Thibault Guicherd, il faut sans doute retenir deux éléments. Premièrement, alors que Taussig défendait l’idée que les coûts des marchandises transportées devaient être analysés plutôt sous l’angle de la concurrence et que, a contrario, Pigou défendait l’idée qu’ils devaient plutôt être analysés sous l’angle du monopole, Chamberlin défend l’idée que la concurrence et le monopole ne forment pas les éléments d’une dichotomie mais qu’il faut les analyser comme étant les deux formes extrêmes d’un continuum de possibilités. Et ce n’est, entre autres, que sur la base de l’analyse de la mobilité du 335capital, de la tendance des coûts à être croissants, ainsi que de la nature conjointe des coûts qu’il convient pour lui de rapprocher une industrie d’un extrême ou de l’autre. En l’occurrence, les éléments caractérisant les chemins de fer le conduisent à considérer qu’ils sont plus proches du monopole que de la concurrence, mais surtout à conclure que les « chemins de fer ne sont pas une industrie sui generis ». Deuxièmement, Chamberlin développe l’idée que la compréhension du marché poussera les concurrents à se comporter stratégiquement en se partageant le marché, sans se coordonner, et de ce fait il a l’intuition de la collusion tacite. Plus largement, Chamberlin soutient l’idée selon laquelle la concurrence n’incite pas de manière systématique à la baisse des prix, tout va dépendre du contexte.
Si ces deux éléments originaux et importants furent utilisés par Chamberlin [1961] pour souligner les différences, à la fois quant à l’origine, aux outils et aux objectifs, entre sa théorie de la concurrence monopolistique et la théorie de la concurrence imparfaite de Joan Robinson, Thibault Guicherd propose toutefois de nuancer l’importance de cet essai dans la construction chamberlinienne en y voyant qu’une forme « très embryonnaire » de celle-ci. De façon convaincante il fait en effet remarquer que dans cet essai, d’une part il n’est pas question de nombreux concepts essentiels de la théorie de la concurrence monopolistique (différenciation des produits, groupe large, condition d’équilibre, coûts de vente, monopole partiel, courbe de recette marginale, concurrence pure et concurrence parfaite) et, d’autre part que Chamberlin use dans cet essai du concept d’industrie qu’il s’efforcera toujours par la suite d’écarter.
Thibault Guicherd propose également une analyse très détaillée de la question du duopole et de l’oligopole chez Chamberlin, ce qui est très intéressant tant du point de vue de l’histoire de l’analyse de l’oligopole que de l’histoire de la théorie de la concurrence monopolisitique, que Chamberlin définira après 1950 comme une théorie combinant l’oligopole et la différenciation des produits. Thibault Guicherd souligne tout particulièrement le fait que Chamberlin mène une réflexion en termes d’interactions stratégiques, laquelle le conduira à une solution originale. En effet, bien que ses intuitions ne soient ni formalisées, ni systématisées, Chamberlin offre une analyse nouvelle de la situation de duopole en mobilisant implicitement la notion de collusion tacite. Ainsi, dans sa 336première publication qu’il reprendra ensuite presque intégralement dans le chapitre 3 de son ouvrage de 1933, Chamberlin [1929] se distingue des solutions proposées notamment par Cournot et Edgeworth, en suggérant que le prix d’équilibre en duopole sera celui du monopole, les deux producteurs se partageant le marché sans se coordonner explicitement. Cette hypothèse d’une reconnaissance de leurs mutuelle dépendance étendue par Chamberlin à un plus grand nombre de producteurs dans le contexte de l’oligopole, connaîtra ensuite des développements notables dans l’avènement de l’organisation industrielle à Harvard comme l’ont démontré récemment Alexandre Chirat et Thibault Guicherd [2021].
Au final, nous recommandons fortement la lecture de l’ouvrage de Thibault Guicherd à tous ceux qui souhaitent mieux comprendre les analyses et constructions chamberliniennes ainsi, plus largement, qu’à tous ceux qui s’intéressent aux structures et interactions de marché. Représentatif de la vitalité et de l’importance des travaux français d’histoire de l’analyse économique, gageons que cet ouvrage deviendra une référence et qu’il sera bientôt traduit dans plusieurs langues pour permettre au plus grand nombre d’y avoir accès.
Bibliographie
Brakman, S. et Heijdra, B. (eds) [2004]The Monopolistic Competition in Restrospect, Cambridge University Press, 495 p.
Chamberlin, E.H. [1929] « Duopoly : Value Where sellers are Few », Quarterly Journal of Economics, vol. 44, no 1, p. 63-100.
Chamberlin, E.H. [1948] « An Experimental Imperfect Market », Journal of Political Economy, vol. 56, no 2, p. 95-108.
Chamberlin, E.H. [1953]La théorie de la concurrence monopolistique. Une nouvelle orientation de la Théorie de la Valeur, 6e édition, 1950, trad. G. Trancart, PUF, 338 p.
Chamberlin, E.H. [1961] « The Origin and Early Development of Monopolistic Competition Theory », Quarterly Journal of Economics, vol. 75, no 4, p. 515-543.
Chirat, A. et Guicherd, Th. [2021] « Oligopoly, mutual dependence and tacit collusion : the emergence of industrial organisation and the reappraisal of American capitalism at Harvard (1933-1952 », European Journal of the History of Economic Thought, p. 1-33.
Dixit, A. et Stiglitz, J. [1977] « Monopolistic Competition and Optimum Product Diversity », American Economic Review, vol. 67, no 3, p. 297-308.
Samuelson, P. [1967] Dust cover of Monopolistic Competition Theory : Studies in Impact : Essays in Honor of Edward H. Chamberlin, R.E. Kuenne (ed), Wiley
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Judith Favereau, Le hasard de la preuve. Apports et limites de l’économie expérimentale du développement, Lyon, ENS Éditions, Gouvernement en question(s), 2021, 292 pages.
Daniel Serra
CEE-M/Université de Montpellier
CNRS, INRAE, Institut Agro
De tous temps, l’économie, a été pensée comme une science non expérimentale. En guère plus d’un demi-siècle, pourtant, l’emploi de l’expérimentation comme méthode d’investigation empirique s’est imposé chez les économistes. La démarche expérimentale a acquis aujourd’hui en économie une autorité scientifique largement reconnue. L’attribution du « Prix Nobel » d’économie à Vernon Smith en 2002 ainsi, par la suite, qu’à plusieurs autres chercheurs qui ont participé à des degrés divers au développement de l’expérimentation dans l’étude des phénomènes économiques, y a bien sûr largement contribué.
Judith Favereau aborde, avec un regard d’épistémologue aiguisé, cette transformation méthodologique profonde de l’économie. Elle centre toutefois sa réflexion, exclusivement, sur l’un des courants de l’économie expérimentale au plan mondial, connu sous l’appellation d’« expérimentations contrôlées randomisées » (ECR). Si ce sont les « expériences en laboratoire » qui chez les économistes ont prédominé depuis une quarantaine d’année, se sont aussi développées en parallèle des « expériences de terrain ». Ces dernières peuvent être conçues comme intermédiaires entre les travaux empiriques sur données de terrain naturelles, sans aucun contrôle, et les expériences en laboratoire, pour lesquelles le contrôle est a priori maximal. Elles occupent une place croissante au sein de l’économie expérimentale. C’est surtout l’attribution en 2019 du « Prix Nobel » d’économie à Abhijit Banerjee, Esther Duflo et Michael Kremer, trois chercheurs du MIT, pour leurs travaux présentant les expériences économiques comme des outils d’évaluation dans les questions de développement et de lutte contre la pauvreté, qui a placé 338au premier plan cette branche de l’économie expérimentale. Depuis sa création en 2003, le Jameel Abdul Poverty Action Lab (ou J-Pal), le centre de recherche créé par ces chercheurs, n’a cessé d’étendre son influence sur l’économie du développement. Car le projet est séduisant : une première phase, de nature scientifique, débouche sur une deuxième phase, plus politique, qui transforme « la recherche en action », en vue de lutter contre la pauvreté au plan mondial.
Dans cet ouvrage, Judith Favereau entend questionner la légitimité d’une telle démarche. Deux conditions doivent être remplies : les résultats expérimentaux issus de la première phase doivent être fiables – condition de « cohérence interne » –, ils doivent pouvoir être transposables à un autre contexte ou à une autre échelle – condition de « cohérence externe ». La thèse défendue dans l’ouvrage peut se résumer ainsi : si la « randomisation » des sujets soumis aux expérimentations, garantit une forte fiabilité des résultats, il y a lieu de penser en revanche que les conclusions tirées d’une expérience particulière sont difficilement transposables dans une autre partie du monde ; ce qui rend fragile l’apport réel des recherches du J-Pal à l’économie du développement.
L’ouvrage est scindé en trois parties, chacune comprenant trois chapitres. La première partie est de nature méthodologique et historique. L’auteure se livre d’abord à une histoire de la « randomisation », richement documentée, des premiers travaux statistiques rigoureux de Ronald Fisher sur la productivité agricole aux expériences « sociales » de terrain à grande échelle, en passant par les premiers « essais cliniques » en médecine. S’agissant des expériences menées en économie, la distinction entre expériences en laboratoire et expériences de terrain aurait sans doute gagné à être plus développée. Plus généralement, ne pas aborder les questions de méthodologie de l’économie expérimentale, comme c’est le cas, a deux conséquences fortes. Tout d’abord, cela conduit l’auteure à ne pas s’interroger sur la pertinence du clivage entre validité interne et validité externe des expériences, qui sert pourtant de fil rouge à la seconde partie de l’ouvrage, alors même que les expérimentalistes ont mené des réflexions qui pourraient certainement s’avérer utiles dans la perspective d’une évaluation critique de la démarche J-Pal – une critique en quelque sorte « extérieure ». Ensuite, cela empêche l’auteure de relever une certaine contradiction identifiable entre la méthodologie des expériences contrôlées en laboratoire et celle des ECR menées par le 339J-Pal au regard du statut reconnu au terrain : dans les premières, le terrain est censée améliorer la validité externe, alors que dans les deuxièmes il constitue l’ingrédient indispensable de la validité interne…Sans doute aurait-il fallu creuser un peu cette contradiction (qui n’est qu’apparente) (chap. 1). L’histoire et la structure institutionnelle du J-Pal sont ensuite rappelées en même temps que l’ambition de ses chercheurs. La randomisation, par l’assignation aléatoire qui la caractérise, offre un contrefactuel permettant de réduire de nombreux bais, dont le biais de sélection ; elle est présentée comme le gold standard des études de terrain, sans que ne soient masquées ses limites internes (chap. 2). D’une manière générale, le J-Pal s’inscrit au sein du mouvement de la « politique fondée sur la preuve » (evidence-based policy) qui a succédé historiquement au courant qui, en médecine, visait à fonder les décisions médicales sur des preuves issues d’essais cliniques. L’auteure montre que la randomisation utilisée par les chercheurs du J-Pal se rapproche au plus près de celle utilisée en médecine, s’éloignant de celle employée auparavant dans les expériences sociales de terrain (chap. 3).
La seconde partie du livre, de nature épistémologique, est plus critique : se voulant volontairement a-théoriques, les chercheurs du J-Pal ne peuvent surmonter la tension entre validité interne et validité externe des résultats expérimentaux qui caractérisent leur approche. Pour espérer qu’un programme de lutte contre la pauvreté, jugé efficace dans un contexte particulier, puisse être transposable dans une autre région du monde, encore faut-il y avoir de bonnes raisons de penser que les effets obtenus dans le cadre initial se répèteront dans un cadre différent (chap. 5). Ces bonnes raisons, ce sont ce que la philosophe Nancy Cartwright appelle les « capacités causales », à savoir les propriétés intrinsèques d’une entité qui lui permettent d’agir nécessairement sur une autre. Pour Judith Favereau, qui convoque dans son argumentation les concepts développés par cette philosophe, c’est le rôle de l’économiste d’expliciter la multitude des capacités causales à partir de théories qui rendent possible l’identification des « dispositions à agir » (chap. 4). Mais imaginer une telle « histoire causale » exige de se référer à une première théorie ex ante, laquelle est destinée à être « reformulée, augmentée et améliorée » via une approche hypothético-déductive. Or, pour ne pas perdre en validité interne, les chercheurs du J-Pal ont tendance à ne poser que très peu d’hypothèses a priori. L’efficacité ou l’inefficacité d’un 340programme de développement est alors prouvée, sans pouvoir en expliquer les déterminants. Ce qui questionne la généralisation potentielle des résultats obtenus par le J-Pal (chap. 6).
La troisième partie plonge le lecteur au cœur du sujet : les apports réels de la démarche du J-Pal à l’économie du développement. La conclusion générale est radicale : eu égard aux « failles épistémologiques » qui grèvent le dispositif et aux « ambiguïtés du paternalisme démocratique » prôné aujourd’hui par les leaders de ce courant, on ne doit s’attendre qu’à de modestes résultats en matière de lutte contre la pauvreté. Dans cette partie, plutôt hétérogène, l’auteure rend compte de manière très concrète de certaines expérimentations du J-Pal visant la lutte contre le paludisme, avec en toile de fond la question de savoir si les moustiquaires doivent être gratuites ou payantes (chap. 8). L’histoire récente des controverses relatives à l’aide au développement fait également l’objet d’une attention particulière. Sont clairement explicitées les questions qui se sont posées après l’effondrement du « consensus de Washington » et le constat d’échec des politiques d’ajustement structurel du FMI et de la Banque Mondiale. L’auteure restitue de manière claire les deux thèses qui s’affrontaient au début des années 2000 : pour les uns, l’échec des politiques de lutte contre la pauvreté proviendrait de l’insuffisance du montant des aides accordées (Jeffrey Sachs), pour les autres, ce sont les politiques de développement elles-mêmes qu’il faudrait remettre en cause (William Easterly) (chap. 7). Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, Judith Favereau adopte une position carrément critique à l’égard du tournant philosophique entrepris il y a une dizaine d’années par Duflo et Banerjee, qui prônent d’opter pour un« paternalisme démocratique ». Relevant à la fois de l’économie du développement, de l’économie comportementale et de la philosophie économique, cette partie de l’ouvrage marque vraiment sa singularité. Arguant de la rationalité limitée des individus, ces auteurs proposent de priver les pauvres de certains choix en modifiant notamment les options par défaut qui leur sont offertes (i.e. les options adoptées sans réel mécanisme de prise de décision), des options dont on doit s’attendre à ce qu’elles soient alors retenues comme choix naturels en raison d’un biais de statu quo. Cette modification de l’architecture des choix (dispositif de nudging) rejoint, on le voit, le paternalisme libertarien prôné par Sunstein et Thaler. Mais les chercheurs du J-Pal proposent de porter le paternalisme jusqu’à la 341suppression même de la liberté de choix, en imposant aux pauvres un panier de « biens élémentaires ». À leurs yeux, ce surcroît de paternalisme ne s’opposerait pas à la liberté. Au contraire, en donnant aux pauvres la capacité de se concentrer sur certains choix moins nombreux mais plus importants pour eux, cette approche leur accorderait une plus grande liberté, en accroissant ce qu’Amartya Sen appelle leurs « capabilités ». Le paternalisme deviendrait ainsi « démocratique », rejoignant l’exigence de liberté, si l’on prend en compte sa finalité. De manière convaincante, Judith Favereau s’attache à mettre en évidence les faiblesses de ce raisonnement qui repose selon elle sur une double confusion philosophique de la conception de la liberté développée par Sen. En premier lieu, si la liberté désigne la fin à atteindre, elle inclut aussi les moyens d’y parvenir : la liberté est à la fois substantielle et instrumentale. Ensuite, les « biens élémentaires » que ces auteurs souhaitent imposer aux pauvres s’apparentent bien plus aux « fonctionnements » qu’aux « capabilités », telles que définies chez Sen. Les moustiquaires, la vaccination, le chlore dans l’eau, ne sont que des dotations ; le lien causal entre leur accroissement et celle des capabilités (i.e. la capacité d’utiliser ces dotations) n’est pas automatique. Pour l’auteure, il s’agit plutôt d’améliorer la liberté d’accomplir, laquelle permettra l’utilisation des fonctionnements. En définitive, en confondant une donnée et un processus, les auteurs du J-Pal se démarquent clairement de la pensée de Sen. Selon l’auteure, c’est dans ce qu’elle appelle la « faille épistémologique » de ce courant de pensée que l’on doit chercher l’origine de cette confusion. Dans l’incapacité de mettre en lumière les processus de décision des agents, qui obligerait à se soustraire à leur souhait de défendre une approche a-théorique, ces chercheurs ne peuvent mettre en place des opportunités ou des processus qui favoriseraient les capabilités (chap. 9). Cette analyse de Judith Favereau illustre bien le fait qu’il n’est pas évident d’élaborer une théorie causale lorsqu’on se situe dans une démarche faiblement théorique, voire a-théorique, comme les auteurs du corpus de références.
Au final, Judith Favereau propose un ouvrage bien structuré, informé et précis, qui illustre clairement les apports et les limites de l’économie expérimentale du développement. L’érudition du propos le dispute au raffinement des analyses méthodologiques. Plus généralement, l’auteur offre une critique constructive et stimulante de l’engouement actuel pour les études d’impact randomisées.
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Fabrice Cahen, Le Nombre2 des hommes, la mesure de la population et ses enjeux (xvie-xxie siècle), Paris, Classiques Garnier, Bibliothèque des sciences sociales, 2022, 280 pages.
Gabriel Sabbagh
Université Paris Diderot
The book has the ambition of offering in circa 250 pages a synthesis of all the demographical concepts and studies discussed, not only in Europe and the United States, but also elsewhere, from the sixteenth century to the present century. This is clearly an impossible task, even if the author’s defeat is a quite honorable one. It would be futile to list all the gaps of the book, although I will be led to mention one of them which is particularly important and which would have been very easy to fill, especially for an author affiliated with INED3, as Dr. Fabrice Cahen.
The book will be very useful to those who ignore the subject, but might leave unsatisfied a few readers. Louis Henry (1911-1991), an excellent French historian and demographer, occupies more pages than Graunt and Petty. Malthus and the various editions of his book (all “old” works are omitted in the defective bibliography. The omission in this bibliography of the book of Joseph Spengler, French Predecessors of Malthus, a classic published in 1942 and translated in French – the French translation was published by Ined – is particularly striking) are everywhere, possibly because Malthus was more influential in France than in any other country (as the importance granted to Louis Henry shows, this is a book written by a Frenchman for Frenchmen). The second part of the book which deals with the “modern” period (from the 343first world war to nowadays) and occupies pages 117-246 is by far the most detailed one. The author is here in an area which he fully masters. The obvious and unavoidable risk of the plethora of details one finds there is that in twenty years large sections of this second part might or rather will become obsolete.
On the whole the book is a debatable, but thorough, introduction to a complex topic and may be used to teach it.
In 1956 INED published its cahier number 284, which was conceived as a companion volume to the French translation of Spengler’s book on the French predecessors of Malthus, which had been published by INED in 1954. A small number of entries were in fact written by Sauvy, the most interesting of which is undoubtedly the one devoted to a small book5 by Louis de Beausobre, the son of a French protestant who found refuge in Berlin in the seventeenth century. Sauvy’s account explains perfectly well the book’s importance. Beausobre and his book have remained quite neglected6, possibly because Sauvy disclosed their importance in French in a bibliographical work and apparently never went back to the subject after 1956. What is most unfortunate is that Dr. Cahen, despite his connection with INED, failed to make use of the INED 1956 book which might have opened to him quite substantial and little known works to investigate7.
The author and his publisher have decided to publish in circa 250 pages a book which required at least 500 pages. Given this constraint, the reviewed book is far better than one could have expected. Since the book is a unique endeavour, it is highly desirable that an expanded English translation with a carefully reshuffled bibliography be published.
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Cecilia Carnino, Économie politique et science du gouvernement au xviie siècle – L’exemple du « Conseiller de l’Estat », Paris, Classiques Garnier, Bibliothèque de L’économiste, 2022, 270 pages.
Luisa Brunori
CNRS CTAD (UMR 7074)
École Normale Supérieure – Université Paris Nanterre
Cecilia Carnino, autrice de la séduisante monographie Économie politique et science du gouvernement au xviie siècle – L’exemple du « Conseiller de l’Estat », est une spécialiste du xviie siècle particulièrement attentive aux mouvements culturels dans l’étude de sa période historique de prédilection. Le choix d’adopter cette approche « culturelle » dans ce volume consacré au développement de l’économie politique au xviie siècle est des plus justes et féconds, puisque c’est précisément à cette époque qu’à des simples manuels à l’approche empirique se substituent et se diffusent dans l’Europe entière d’importants traités à l’ambition théorique et à la portée politique tout à fait conséquentes.
C’est ainsi que l’économie (politique) devient – et c’est la démonstration développée de manière très convaincante dans le livre – non seulement une science à part entière, mais également une composante essentielle de l’idéologie de l’absolutisme qui atteigne à cette époque son apogée, tant en termes de théorisation que d’application concrète. L’économie trouve donc sa place au sein de la tradition des textes de conseil aux Princes qui trouve ses origines dans les Specula principis, que dès le Moyen Âge, les savants de la cour adressaient au Prince pour le conseiller ou pour instruire l’héritier au trône des vertus nécessaires à l’exercice de ses futures fonctions ; il s’agissait d’ouvrages plus pédagogiques que techniques, où l’« économie » était plutôt traitée comme « économie domestique », à savoir comme l’art de la conservation et de l’augmentation du patrimoine du Prince et de l’État. Selon Machiavel, ce patrimoine est principalement celui qui est nécessaire pour la constitution et le maintien 345des forces armées pour la défense et l’expansion du principat. Avec la Réforme et la Contre-Réforme, le besoin de préciser que l’action du Prince doit être conforme aux principes éthiques et religieux propres au Prince chrétien s’impose. Cependant, l’émergente vocation absolutiste ne peut qu’indiquer comme intérêt primordial, auquel tout autre doit être subordonné, celui du Prince et de l’État : c’est la Raison d’État, qui dès le début du xviie siècle impose sa présence dans tout débat concernant le gouvernement. Giovanni Botero tente une exposition complète de cette notion en 1589, cherchant à éluder les inévitables contradictions entre logique ecclésiastique et logique étatique : toutefois, il décrit une « raison d’État » où l’exercice du pouvoir n’est pas la manifestation d’une volonté supérieure mais plutôt le gouvernement concret d’un territoire et de sa population ; ainsi, la vertu du prince se manifeste dans un savoir technique visant à garantir la prospérité publique. Sur ces bases, la réflexion des savants commence à se tourner vers « l’économie politique », mettant de côté les questions strictement liées à la protection du patrimoine du Roi pour se pencher plutôt sur les problèmes de production et de commerce, à savoir sur des questions concernant l’intérêt et le bien-être du pays dans son ensemble. En conséquence, les traités sur la science du gouvernement prennent conscience de l’importance de la maîtrise de l’économie politique dans la formation des gouvernants, développant peu à peu une méthodologie d’approche à l’économie qui devient véritablement scientifique s’affranchissant de la tradition philosophique aristotélicienne et en particulier des préoccupations éthiques qui la caractérisaient.
Dans son livre, Cecilia Carnino suit cette évolution, s’appuyant sur un très vaste apparat bibliographique qui, non seulement montre une parfaite maîtrise de l’historiographie contemporaine, mais également des très nombreux textes publiés au xviie siècle, en particulier en Italie et en France. Ce n’est naturellement pas un hasard si la production et la diffusion de ces idées nouvelles coïncident avec l’engagement direct des autorités royales, et notamment du cardinal Richelieu, pour promouvoir et contrôler les écrits favorables à l’action du gouvernement et à la politique monarchique d’inspiration absolutiste. En France, les idées des auteurs italiens trouvaient un terrain fertile, alors que dans leur patrie (en raison de l’absence d’une monarchie solide et centralisée) un espace adéquat pour la compréhension et la mise en œuvre des nouvelles théories maquait presque complétement.
346Dans ce contexte, l’autrice retrace et analyse en particulier l’histoire de Le Conseiller de l’Estat. Il s’agit d’un traité monumental divisé en trois parties, publié sous forme anonyme en 1632 sous le titre Le Conseiller de l’Estat, ou Recueil des plus grandes considérations servants au maniement des Affaires publiques. L’anonymat n’a jamais été levé, malgré les multiples hypothèses sur l’identité de l’auteur, avancées aussi au cours des siècles suivants (Pierre Jeanin, Philippe de Béthune, Eustache de Refuge, Jean de Silhon). Il est certain que l’œuvre a connu une grande diffusion en France et à l’étranger, avec de nombreuses éditions déjà à partir de l’année suivante : deux éditions dans lesquelles, contrairement à la première, figuraient le nom de l’éditeur et le lieu d’impression, et cinq autres éditions, dont deux à Amsterdam et trois à Paris, jusqu’en 1684. Le traité a ensuite été publié en anglais en 1634 ; en 1646, une traduction italienne est apparue à Venise (avec quelques modifications). Cecilia Carnino met en évidence le fait que, par rapport à des œuvres similaires antérieures, ce traité porte une attention particulière aux questions d’économique « publique », à travers une analyse approfondie développée en neuf longs chapitres qui finissent par constituer un petit mais solide traité d’économie politique. Le livre de Cecilia Carnino nous accompagne dans la lecture des contenus de ces neufs chapitres : des questions d’agriculture aux enjeux des manufactures, passant par le commerce, sans négliger l’étude de la consommation (sur ce sujet un chapitre du traité est intitulé « Parcimonie »). L’approche nettement mercantiliste émerge clairement, ainsi comme ses prémices chez Bodin, et plus encore chez Botero ; le commerce est perçu comme la principale ressource pour l’accroissement de la richesse du pays, mais surtout comme un facteur de puissance de l’État.
L’œuvre de Cecilia Carnino a également le grand mérite de se pencher sur la diffusion de la traduction italienne du Le Conseiller de l’Estat, soigneusement reconstruite sur la base de solides sources d’archive. Le traducteur (Matteo Zuccati, sous le pseudonyme de Mutio Ziccata) semble avoir été bien introduit dans les milieux politico-culturels vénitiens et français ; son œuvre, dédiée à Charles II de Nevers, semble avoir été « sponsorisée » par l’ambassadeur français à Venise, Bretel de Grémonville, bien connu dans les cercles culturels vénitiens, qui suivait attentivement les événements italiens, dans le but de contrer les tendances anti-gallicanes de la Curie romaine et des courants pro-espagnols 347présents en Italie. De son côté, la République de Venise attachait une grande importance à ses relations d’amitié avec la monarchie française, de laquelle elle attendait un soutien concret dans sa résistance aux pressions de l’Empire ottoman et dans la tragique guerre de Candie (où Venise était restée sans aucun soutien des princes chrétiens).
L’édition italienne du Le Conseiller de l’Estat a donc été couronnée d’un grand succès en Italie, démontrant une fois de plus à quel point la circulation des œuvres imprimées a joué un rôle fondamental au xviie siècle, non seulement dans le développement des sciences et dans l’évolution de la culture politique, mais également dans les jeux diplomatiques, dans les pratiques commerciales, ainsi que dans les évolutions des politiques économiques comme des comportements sociaux.
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Alexandre Chirat, L’économie intégrale de John Kenneth Galbraith (1933-1983), Paris, Classiques Garnier, Bibliothèque de l’économiste, 2022, 1073 pages.
Stéphanie Laguérodie
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
CES (UMR 8174)
Dans cet ouvrage, Alexandre Chirat utilise et prolonge l’important travail réalisé pour sa thèse de doctorat consacrée à John Kenneth Galbraith et dont il a tiré déjà plusieurs articles visant à dégager, dans les écrits de cet auteur, une théorie de l’entreprise différente et plus réaliste que celle du modèle microéconomique standard. La longueur du manuscrit (près de 1000 pages hors annexes) s’explique par le fait que l’auteur retrace, en partant des écrits de Galbraith sur la période la plus active de sa vie (des années 1930 aux années 1980, date des derniers écrits étudiés dans le livre), les nombreux débats de théorie économique 348qui ont jalonné cette période, conférant presque à son livre un statut de manuel d’histoire de la pensée économique américaine pendant ces 50 années. Pour chaque débat de théorie ou de politique économique où Galbraith est intervenu, sont décrites les différentes positions en présence et rappelé le contexte académique et, éventuellement, politique (comme pour les activités de Galbraith pendant la seconde guerre mondiale ou pendant le court mandat de Kennedy). Le lecteur est ainsi ramené vers un temps où les économistes débattaient des mérites de la planification (étatique ou dans une organisation), du contrôle des prix pendant et au sortir d’une guerre, ou du statut (liberté ou manipulation) des choix des individus (débat sur la « souveraineté du consommateur ») dans des sociétés qui ont atteint un stade de richesse élevé.
Le choix de mettre en perspective l’œuvre de Galbraith dans l’histoire des idées de cette période répond à deux objectifs. Le premier est de montrer que Galbraith n’a pas seulement emprunté à différents auteurs dont il a brillamment fait la synthèse mais a aussi échangé intellectuellement avec eux et les a influencés, fait qui bat en brèche le rôle d’économiste mineur que lui attribuent la plupart de ses contempteurs. L’exhumation de la correspondance privée contenue dans les archives Galbraith à la bibliothèque John F. Kennedy de Boston a permis à A. Chirat de faire connaître (car ça ne l’avait jamais été, à notre connaissance), par exemple, le dialogue serré entre Baumol et Galbraith dans leur élaboration parallèle d’une théorie de l’oligopole (les buts poursuivis par l’entreprise) ou la discussion entre Galbraith et Richard Musgrave sur le concept de « déséquilibre social » (la disproportion entre la production des biens privés et celle des biens collectifs). Le deuxième objectif est d’appuyer l’idée selon laquelle les questions de nature philosophique et épistémologique soulevées par Galbraith n’ont jamais totalement disparu des préoccupations des économistes malgré l’hégémonie croissante, à partir des années 1970, du corpus standard. Sans doute A. Chirat a-t-il en tête que ces questions trouvent un écho plus important aujourd’hui qu’il y a encore quelques années à la faveur des problèmes posés par la montée des inégalités sociales et de l’interrogation sur le modèle de croissance actuel, puisqu’il cite Thomas Piketty (qui se déclare chercheur en « sciences sociales » et pas « économiste ») comme exemple de chercheur qui « voit en grand » dans la tradition de Galbraith. Les questions posées par Galbraith à l’économie sont effectivement celles 349de sa légitimité à discuter des finalités de la croissance, de la nature des besoins et des rétributions des différents groupes sociaux.
Le volume du livre tient également à la variété des sujets traités par Galbraith et à son ambition d’élaborer une théorie du système économique et social dans son ensemble. Même s’il ne s’agit « que » du système économique occidental d’après-guerre, système qu’on pourrait nommer, dans le sens de Galbraith, le capitalisme industriel concentré ou « avancé », cela fait déjà beaucoup. Le grand mérite de l’ouvrage de Chirat est de rendre compte de manière quasi exhaustive (quelques thèmes, comme les crises financières, sont nécessairement laissés de côté) de l’analyse galbraithienne, qu’il appelle « économie intégrale » pour indiquer qu’elle cherche à fournir « un modèle d’ensemble de la société industrielle » (p. 21) prenant en compte les interactions entre les entreprises, les institutions (comme l’État) et l’environnement culturel (l’idéologie). Tout en suivant globalement l’ordre chronologique dans la restitution de la pensée de Galbraith, les chapitres sont structurés autour des trois thèmes que l’auteur met en avant dans le système galbraithien : le fonctionnement de la grande entreprise industrielle, qui constitue le cœur de la théorie, le rôle du système éducatif et « l’économie politique de la société industrielle » dans laquelle sont discutés l’existence de la technostructure comme classe sociale et son rapport avec l’État.
L’analyse galbraithienne de l’entreprise, exposée dans Le nouvel état industriel (1967) puis dans La science économique et l’intérêt général (1973), est la partie la plus connue de son œuvre et celle qui l’a fait accéder à la notoriété du grand public ainsi qu’à la jalousie de nombre de ses pairs (qui ont été « obligés » de se positionner par rapport à elle). L’argument principal est celui-ci : l’évolution technologique impose aux entreprises industrielles de lourds investissements qui ne sont entrepris que si la rentabilité est garantie ce qui exige une importante maîtrise des prix et des ventes (rôle de la publicité) ; les entreprises cherchent donc à réduire le risque, échapper à la concurrence (éviter surtout la guerre des prix) et l’augmentation de la taille est le meilleur moyen d’obtenir ce résultat, conférant une structure oligopolistique au secteur ; cet abandon de la maximisation du profit comme but suprême est permis par l’hypothèse que le véritable pouvoir de décision dans l’entreprise n’est pas aux « propriétaires » (les actionnaires) ni même aux seuls managers mais aux techniciens, qui étant rémunérés par un salaire, ont 350plus intérêt à la pérennité et l’augmentation de la taille de l’entreprise qu’à la maximisation du profit. La croissance de l’entreprise est ce qui permet d’après Galbraith de faire tenir les pièces du puzzle (l’efficacité productive due aux gains de productivité et l’adhésion des travailleurs à l’entreprise). Les questions que posent la théorie de Galbraith ont été maintes fois soulevées par ses commentateurs : quelle est la limite à l’augmentation de la taille des entreprises ? S’agit-il d’un véritable abandon de la maximisation du profit comme but de l’entreprise, ou seulement une diminution de l’importance du court terme au bénéfice du long terme ? Ce que Galbraith appelle « la technostructure » forme-t-elle un groupe homogène partageant les mêmes objectifs ? A. Chirat cherche moins à répondre à ces questions qu’à restituer les lignes de force de la pensée de Galbraith. Les pages très intéressantes consacrées à l’influence des théories managériales et behaviouristes de l’entreprise mettent en évidence le travail remarquable de synthèse de ces deux courants réalisé par Galbraith. Baumol (1959) et Marris (1964) lui permettent d’asseoir l’idée de la maximisation des ventes puis du taux de croissance des ventes, sous réserve d’un taux minimum de profit comme objectif premier de l’entreprise oligopolistique (idée qu’il fait définitivement sienne dans Le nouvel état industriel). À partir des travaux de Simon sur le processus de décision dans les organisations (1947 et 1952), il élabore l’idée de la « planification » que pratiquent les grandes entreprises ; il s’appuie sur March et Simon pour son analyse de la motivation des salariés comme principe nécessaire à leur adhésion aux objectifs de l’entreprise. L’étude de ces influences permet également à Chirat de montrer l’héritage institutionnaliste des théories managériales de l’entreprise car, dans leur remise en cause de l’analyse néoclassique de la firme, elles reprennent les idées pionnières de Berle et Means ; ainsi, avec Galbraith, la boucle institutionnaliste est bouclée.
À côté de la théorie de la grande entreprise, Chirat accorde une place importante, dans le modèle d’ensemble de Galbraith, au rôle du système éducatif. Cette place aurait été peu soulignée jusque-là. S’il est vrai que Galbraith évoque à différents endroits de son œuvre l’importance croissante de l’éducation dans les économies développées, son analyse ne va guère au-delà de l’idée assez générale selon laquelle le système éducatif serait surtout au service des besoins des entreprises (et qu’en retour la croissance économique permettrait de financer l’éducation de masse). 351Chirat rappelle également que Galbraith voyait dans l’institution scolaire un instrument de diffusion des « valeurs » de la société industrielle. Mais dans d’autres parties de son œuvre, celui-ci prévoit aussi que les niveaux d’éducation toujours plus élevés atteints rendront les individus plus critiques envers la consommation de masse et les innovations gadgets. Au final, le rôle du système éducatif chez Galbraith paraît ambigu et l’analyse trop peu étayée.
Enfin, Chirat s’intéresse à la technostructure, concept clé de l’analyse « macroscopique » (p. 21) de Galbraith. La technostructure est ce qui permet d’établir le pont entre le niveau macro (les objectifs de l’entreprise) et le niveau micro (les objectifs individuels ou la rationalité attribuée aux agents pourrait-on dire). Elle est chez Galbraith le groupe qui remplace les actionnaires et les managers comme véritable détenteurs du pouvoir ; ses intérêts sont les avantages pécuniaires et symboliques qu’elle retire du succès de l’entreprise ; elle adhère et véhicule des « valeurs » ou une idéologie de la croissance et de l’innovation technique qui crée une « société de consommation ». Le problème de ce concept de technostructure est qu’il n’est pas clairement défini par Galbraith qui n’en a pas toujours donné les mêmes caractéristiques. Si on définit la technostructure, comme le fait Chirat (p. 661), comme les individus qui participent à la décision collective dans une grande organisation, on est tenté de contredire l’autre définition (p. 663) selon laquelle la technostructure s’identifie par ses objectifs, qui ne sont pas uniquement le profit mais la pérennité et la croissance de la structure. Dans un cas, les cols bleus et les ingénieurs peuvent être exclus, dans l’autre inclus (même s’ils ne participent pas aux décisions, les ouvriers qualifiés ont un intérêt à défendre l’emploi et donc la croissance de l’entreprise). Quant à considérer la technostructure comme une classe sociale et même la nouvelle classe dominante (p. 683), il ne resterait que peu de candidats pour l’autre ou les autres classes sociales (dominées ?) en opposition. Le rapport de Galbraith à l’analyse marxiste aurait peut-être mérité d’être davantage clarifié. Chirat voit une influence indirecte de Marx sur Galbraith via Veblen pour le déterminisme technologique ainsi que des similitudes (entre Marx et Galbraith) dans l’analyse des transformations des rapports de production. Pour autant les éléments de cette analyse qu’il donne comme proches du marxisme (p. 759) n’ont rien de spécifique à Marx et avaient été énoncés, pour la plupart d’entre eux, 352même par Adam Smith (la spécialisation du travail, le machinisme et l’accumulation du capital, etc.). De plus, le déterminisme technologique véblénien ou galbraithien prend l’évolution technologique comme la force autonome ou première qui explique le changement, laissant de côté la concurrence à mort entre capitalistes qui la promeut dans le schéma marxiste. Même en considérant que le progrès technologique est endogénéisé chez Galbraith (p. 658) en tant qu’il découle aussi de la grande taille des entreprises (qui peuvent financer la R&D), cela conduit à renforcer la vision en terme de stabilité et de places acquises plutôt que de mouvement. La montée du pouvoir financier et l’intensification de la concurrence à partir des années 1970 qui ont remis en cause l’équilibre de la société industrielle décrit par Galbraith sont difficilement réductibles à des causes technologiques.
Au-delà de ces questions en suspens, l’intérêt indubitable de L’économie intégrale de J.K. Galbraith est qu’il fait tenir ensemble la plupart des écrits de Galbraith d’après-guerre, du Capitalisme américain (1952) à L’anatomie du pouvoir (1983). La démonstration de cette cohérence dans l’œuvre de l’économiste institutionnaliste en fait un livre définitif de ce point de vue-là. Partant d’une remise en question du marché et de l’offre et de la demande comme explication principale des phénomènes économiques, idée qu’il n’a cessé d’approfondir jusqu’à remplacer le marché par l’organisation (tout du moins pour toute une partie de l’économie – il aboutit en 1973 à l’idée d’une économie duale), Galbraith a été amené à mettre au centre des mécanismes économiques les rapports de pouvoir, d’où la tentative d’élaboration d’une théorie du pouvoir vers la fin de sa carrière. Bien qu’il n’ait guère eu le temps ou l’envie de l’approfondir (aussi reste-t-on sur sa faim en la matière), on est convaincu, en refermant le livre, que c’est vers cela qu’il se dirigeait. Si la perspective reste ouverte, le cheminement en sa compagnie et dans l’histoire de la pensée économique américaine du xxe siècle se fait avec un grand plaisir. La gageure des 1000 pages est relevée.
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Fabrice Dannequin, Introduction à Joseph Aloïs Schumpeter : une théorie du capitalisme, Paris, Classiques Garnier, Bibliothèque de L’économiste, 2022, 528 pages.
Hicham M. Hachem
CNAM-Liban
Laboratoire d’Économie, Finance, Management et Innovation
(UR 4286)
L’idée de « l’utilité finale » constitue la découverte fondamentale à l’origine de la théorie de la valeur subjective chez les premières générations de « l’école autrichienne8 ». Reliée à son précurseur Carl Menger, elle est associée à LA « formule sésame » par Böhm-Bawerk (1891, p. 365). Elle sert à ouvrir la boite noire, à offrir une nouvelle interprétation théorique des différents phénomènes économiques et à résoudre les problèmes qui en découlent. Nommé « l’enfant terrible » de la jeune génération à l’école de Menger (Perroux, 1935), Schumpeter était, de fait, pénétré de cette approche théorique qui fut le fruit d’une vision, d’un style, et d’une méthode d’interprétation du monde sur les fondements de l’utilité marginale (Schumpeter, 1954).
La synthèse Schumpetérienne du débat des méthodes est une première expression d’un « cosmopolitisme culturel et théorique ». Elle permet d’effectuer une percée théorique, et constitue une tentative de rupture avec la discipline dominante à l’époque. S’appuyant sur le cadre analytique du circuit stationnaire des échanges chez Menger, la figure du « leader économique » est le socle essentiel de la théorie du « capitalisme pur ». Cette « démarche unificatrice » mène à la vision Schumpetérienne ; une vision pénétrante, encadrée dans un modèle ouvert et qui cherche à expliquer non seulement les phénomènes économiques 354mais l’ordre capitaliste et ses transformations politiques et sociales au sens le plus large.
La lecture du livre de Fabrice Dannequin qui vient de paraitre aux éditions Classiques Garnier, ne saurait être appréhendée que par un ouvrage d’initiation à cette « formule sésame » ; à la vision et au style d’interpréter le monde selon Schumpeter. Il ne s’agit point d’une simple introduction à la théorie de l’entreprenariat, de l’innovation, des cycles, ou de la dynamique monétaire. Le défi de la tâche proposée est justement annoncé en quatrième de couverture alors que l’envergure et le volume de l’ouvrage sont certainement justifiés par l’ampleur et la profondeur de l’héritage intellectuel Schumpetérien. L’auteur soulève le défi par une approche multidisciplinaire de l’histoire de la pensée. Il n’hésite point à se servir des problématiques dans les domaines de la sociologie, l’anthropologie ou même de la philosophie des sciences.
Le livre fait l’objet d’une analyse minutieuse des textes, des ressources primaires, des travaux traduits et de la littérature secondaire. L’auteur prend soin de reproduire les textes anglais et de les interpréter à la suite d’une lecture fidèle. L’analyse s’appuie sur des extraits de texte et sur les conclusions d’une recension de la littérature secondaire. Elle est consolidée par des encadrés et des grilles de lecture, pour finir avec une synthèse en matrices et tableaux analytiques permettant d’aborder le problème essentiel, soit les fondements de la pensée dans l’œuvre de Schumpeter. Le résultat est une synthèse d’ensemble conclue par une manifestation, un cri « Eurêka » prônant la réflexion sur l’essence et la signification de la théorie du capitalisme dans l’œuvre de l’économiste autrichien.
L’ouvrage est composé de six chapitres auxquels s’ajoutent une introduction et une conclusion générale. L’introduction aborde le sujet en situant Schumpeter dans l’aire de son temps. Il s’agit de retracer le schéma des sources intellectuelles dans l’œuvre et les méthodes employées par l’auteur autrichien. L’objet est d’annoncer le projet entrepris par le livre pour la « reconstruction de la théorie schumpetérienne du capitalisme » (p. 27). Le premier chapitre trace une esquisse des sources d’influence intellectuelles placées dans une logique institutionnaliste. Il s’agit là d’une « rupture avec le cadre théorique qui le mène vers une approche en termes d’institutions. » (p. 52). L’auteur souligne les structures sociales, l’anthropologie du capitalisme, les institutions politiques, démocratiques 355et monétaires ; d’où l’aspect hétérodoxe. Cet exposé fait appel au caractère éclectique de Schumpeter en tant qu’entrepreneur d’idées qui emprunte les « combinaisons » théoriques à différentes disciplines.
Le chapitre suivant reprend ce dernier fil de pensées. L’auteur place la destruction créatrice, voire le concept de la lutte contre les traditions et l’ancien, dans la continuité des courants philosophiques postmodernes. Le processus rajeunit le tissu productif par le biais de l’entreprenariat, engendre l’instabilité et constitue le fondement révolutionnaire du capitalisme. La conclusion s’appuie sur un exposé des fondements théoriques qui s’inspirent d’une économie de « flux stationnaires » de Walras et qui est un prolongement de la sociologie économique allemande. L’auteur souligne en particulier l’influence de Wieser et Weber. Ainsi « L’entreprenariat… constitue l’élément central de la dynamique du capitalisme schumpetérien. » (p. 207).
La diffusion du pouvoir d’achat généré déclenche le processus d’émergence des grappes d’innovation et l’essaim d’entrepreneurs à la source de l’évolution capitaliste. Le principal moteur de cette dynamique est étudié dans le chapitre qui suit. L’auteur commence par une identification des sources de cette construction théorique pour souligner l’élitisme de l’entrepreneur, sa fonction et sa typologie. Il s’agit de « l’inégalité analytique » qui est l’élément fondamental de la pensée anthropologique chez Schumpeter. L’auteur insiste, surtout dans cette partie, « sur l’importance de l’héréditarisme et, en particulier, sur l’eugénisme galtonien, support d’une conception inégalitaire des hommes » (p. 250-251).
Le quatrième chapitre est une lecture du rôle de l’État dans la pensée de Schumpeter. Il s’appuie sur un article de 1918 publié en allemand et issu d’une conférence sur le débat concernant la soutenabilité de « l’État fiscal ». L’intervention publique n’est donc pas nécessaire pour lutter contre la récession normale9. L’auteur conclut que dans le cadre logique de Schumpeter les politiques contre-cycliques, notamment en littérature sur la récession séculaire, s’avèrent inefficaces. Faisant le lien avec « l’effet Laffer » (p. 298-299), la fiscalité non dissuasive prônée doit « accompagner mais pas empêcher le processus de destruction créatrice » (p. 309). L’auteur souligne en particulier les politiques de 356ciblage de la création monétaire ex-nihilo, l’émission du crédit bancaire et le financement des entrepreneurs. Il situe l’intervention de l’État par le contrôle de la circulation dans le cadre d’une lutte contre l’inflation qui contribue au déclin du capitalisme.
Pour étudier l’évolution du capitalisme, l’auteur met en évidence l’hypothèse de son lien consubstantiel avec les cycles longs. Avancée à l’origine par Kondratieff, cette hypothèse « … rompt ainsi avec toute idée de reproduction simple… Le capitalisme se caractérise par des transformations » (p. 321), des changements institutionnels et par l’évolution des structures sociales et politiques. Le cinquième chapitre s’attache ainsi à souligner l’étude historique de la genèse du capitalisme, les structures et les classes sociales dans l’œuvre de Schumpeter. Contrairement à l’antagonisme des classes sociales chez Marx la lecture de l’auteur met en évidence la fonction de coopération comme système de valeurs nécessaires à maintenir l’ordre capitaliste. Elle conclut que le lien entre le protectionnisme, la montée des classes sociales militaires et l’expansion de l’État constitue la clé d’une régression vers un capitalisme guidé.
Pour conclure, le dernier chapitre présente une analyse des prévisions de Schumpeter quant au déclin du « capitalisme pur ». Au-delà de la théorie de la firme, l’auteur souligne les transformations sociales et culturelles. Il retrace l’influence de Marx et Weber pour expliquer la mobilisation de l’histoire comme fondement analytique des tendances évolutionnistes. Ainsi le « capitalisme Schumpetérien est une civilisation, une culture transformant les mentalités, les “conduites de vie” de toutes les classes sociales » (p. 381). À l’origine de ces transformations se situe la destruction créatrice qu’apportent les innovations. Ce succès porte en lui les germes de sa propre destruction du fait de la rationalisation croissante de la société et de la « prégnance du big business ». La lecture de la typologie capitaliste mène à la conclusion que le « capitalisme collectif », conjugué à la dégradation des valeurs bourgeoises, participe au déclin de la société capitaliste. Ce qui soulève enfin la question : « capitalisme guidé : un socialisme sans socialistes ? » (p. 445)
Il est difficile de rendre justice au contenu et aux dimensions du travail réalisé par Fabrice Dannequin. Cet ouvrage fait preuve d’un effort louable. L’envergure de la tâche et de l’ouvrage en est témoin. Le lecteur y trouvera non seulement une présentation des publications de l’auteur autrichien mais également des découvertes sur l’essentiel de sa 357pensée en s’appuyant sur des textes inédits ou publiés à titre posthume. Le travail est généreux en références faisant l’inventaire de la littérature secondaire et des théories dites « schumpetérienne ». L’ouvrage est à la fois une introduction à la théorie des transformations capitalistes et une synthèse fidèle à la vision évolutionniste chez Schumpeter. Au centre de cette vision se trouve le processus de destruction créatrice mené par les innovations entrepreneuriales. C’est ce que l’auteur explique par la relation symbiotique entre le « triptyque Entrepreneurs / Entreprises / Financement » (p. 59).
La vision schumpetérienne est pénétrante. Elle n’est néanmoins pas simpliste. L’auteur souligne la sophistication de l’autrichien et retrace son bagage postmoderne et cosmopolite. Le recul sur la construction théorique ouverte est raffiné par des éléments institutionnalistes qui séparent Schumpeter de l’orthodoxie. Il rompt avec les analyses partielles qui n’expliquent que la surface des phénomènes. Tout au long du livre il met l’accent sur une « anthropologie inégalitaire » constituant les fondements de la « civilisation capitaliste ». Le capitalisme définit par « une forme de civilisation » s’appuie sur un système de croyances, de valeurs, bref un savoir vivre. Dans ce prolongement l’analyse de la « Doctrine Sociale de l’Église » est originale. Elle offre de nouvelles indications d’une influence d’ordre catholique sur la pensée de Schumpeter et son importance pour réfuter le problème de l’antagonisme social.
L’exposé des opinions eugénistes tenues par Schumpeter soulève d’ailleurs un sujet sensible, non seulement au regard du présent système de valeur, mais pose également une question de cohérence logique. Or le prédicat d’une « anthropologie héréditariste » est central dans la lecture de Dannequin. Les fondements biologiques recensés par l’auteur sont un sujet récurent. On note que l’entreprenariat selon l’auteur constitue une rupture avec l’ancien, la tradition et in fine avec les structures sociales existantes. Cette définition pose une problématique avec l’interprétation eugéniste de l’entrepreneur, ou encore la thèse qui s’appuie sur ?« caste » social ? La lecture de l’ouvrage pose alors la question suivante : Est-ce-que l’héritage biologique pèse sur l’émergence des leaders économiques ?
Outre les indications substantielles dans les éléments biographiques posthumes, l’auteur note en citant Gislain (2012) que les « … entrepreneurs sont des hommes nouveaux et il n’y a pas de reproduction de “caste” d’entrepreneurs qui se perpétue de père en fils ». (p. 160, n. 8). Cette 358dernière observation soulève alors un conflit entre une vision conservatrice du capitalisme et une théorie postmoderne de l’entrepreneur. Pourtant, l’auteur conclut sur l’importance et la permanence de l’eugénique dans l’œuvre de Schumpeter en s’appuyant sur la lecture des modèles dit « Mark I, II et III » ; de même au sujet des hypothèses héréditaristes. On peut alors constater que cette interprétation conduit à associer inégalités et eugénisme. Alors que les thèses eugénistes reposent sur des fondements inégalitaires, l’inverse n’est pas forcément vrai. Ces derniers n’impliquent pas nécessairement un déterminisme biologique ou social.
Enfin et bien que l’ouvrage concerne une théorie qui date de plus d’un siècle, le sujet fait toujours preuve d’une grande pertinence. Faisant référence à la fameuse expression de Keynes, Samuelson (2003) conclut, au vu de la pérennité de la pensée de Schumpeter, que Keynes avait tort : « À long terme nous ne sommes pas forcément tous morts ». L’actualisation de la dynamique internationale est délicate. Elle pose un véritable défi pour prendre en compte les politiques de redressement, le problème de l’endettement public, la crise des chaînes logistiques, le retour du protectionnisme, les chocs inflationnistes structurels et l’inflation par les coûts. Ces éléments soulèvent des doutes sur la pérennité de « l’État fiscal » et les fondements des marchés internationaux. Certains évoquent déjà le passage à un « État débiteur » puis à un « État de consolidation ». La conjoncture géopolitique internationale conjuguée à la montée des mouvements populistes, les « instincts nationalistes, militaristes et impérialistes », se traduisent par une intervention publique qui va à « l’encontre du mouvement normal des marchandises et des capitaux » (p. 402). Elle contribue au déclin, voire à la transmutation et la dégradation du modèle capitaliste pur. Cet ouvrage offre une interprétation pénétrante de ces dynamiques en proposant une lecture fidèle de la vision schumpetérienne et de sa théorie des espèces capitalistes.
BIBLIOGRAPHIE
Böhm-bawerk, Eugen von & Leonard, Henrietta [1891], « The Austrian Economists », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, no 1, p. 361-384.
Dorfman, Robert & Samuelson, Paul & Solow, Robert [1958], Linear Programming and Economic Analysis, New York, McGraw-Hill.
359Gislain, Jean-Jacques [2012], « Les origines de l’entrepreneur schumpétérien », Revue Interventions économiques, no 46, p. 1-34.
Mckenzie, Lionel [1963], « The Dorfman-Samuelson-Solow Turnpike Theorem », International Economic Review, no 4, p. 29-43.
Perroux, François [1935], « Introduction. La pensée économique de Joseph Schumpeter » in Schumpeter, Joseph [1935], Théorie de l’évolution économique. Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture, Paris, Dalloz, p. 9-148.
Samuelson, Paul [2003], « Reflections on the Schumpeter I knew well », Journal of Evolutionary Economics, no 13, p. 463-467.
Schumpeter, Joseph [1954], Economic Doctrine and Method, New York, Oxford University Press.
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Pierre-Yves Gomez, Le capitalisme comme ordre politico-économique, Paris, P.U.F., Que sais-je ?, 2022, 128 pages.
Tristan Velardo
Sciences Po Bordeaux
Centre Émile Durkheim
(UMR 5116)
Les éditions P.U.F. proposent avec ce « Que sais-je ? » une quatrième version du titre Le Capitalisme entreprise par Pierre-Yves Gomez après François Perroux (1948), Alain Cotta (1977) et Claude Jessua (2001). L’édition d’une nouvelle version de ce titre atteste de la vive actualité de la notion de capitalisme et de son retour dans les sciences sociales depuis les années 2010. Les défis nouveaux auxquels le capitalisme fait face appelait sans aucun doute cette nouvelle édition. L’auteur axe son ouvrage autour de la problématique renouvelée de la viabilité du capitalisme dans le contexte de l’après subprimes, de la crise écologique et la pandémie de Covid-19 et ce, trente ans après la chute du bloc soviétique et la fin de l’optimisme qui l’accompagnait : « Sans adversaire pour le 360définir par contraste, on ne sait plus clairement ce qui le caractérise, ce qui fonde sa valeur et son avenir, sa dynamique et ses limites, ce qui détermine aussi sa puissance et ses responsabilités dans les transformations du monde » (Gomez, 2022, p. 6).
Le premier chapitre, faisant office d’introduction, pose la question épineuse de la définition de la notion de capitalisme en faisant appel à diverses traditions et en insistant à juste titre sur son caractère protéiforme. L’auteur rejette d’entrée les définitions naturalistes qui consistent à faire du capitalisme l’aboutissement nécessaire du développement et de l’évolution des sociétés humaines en confondant une forme historique de l’économie (le capitalisme) avec l’économie elle-même. L’auteur considère que « le capitalisme est une forme parmi d’autres d’organisations économiques » (ibid., p. 11) et appelle à ce titre une analyse historique et sociale. L’auteur prend le parti que « le capitalisme n’est ni évident, ni inévitable, qu’il est le produit de circonstances, et qu’il pourrait fort bien ne pas ou ne plus exister » (ibid., p. 12). Avec une telle approche, impossible d’avoir une démarche déductive qui pose une définition préalable du capitalisme. Tout l’enjeu consiste donc à saisir l’objet capitalisme dans la diversité de ses manifestations historiques et géographiques : « qu’est-ce qui nous permet de croire que ce qu’on appelle le “capitalisme” forme un système cohérent ? » (ibid., p. 12). L’auteur propose ainsi une double démarche : la première, socio-économique, vise à interroger le système capitaliste et son caractère pérenne ; la seconde, davantage sociologique, vise à interroger la croyance collective et la production de normes et de valeurs. Le grand mérite de ce petit ouvrage est de rappeler que c’est « la totalité de la société moderne que le terme “capitalisme” appréhende » (ibid., p. 15).
Le deuxième chapitre s’attarde sur l’émergence du capitalisme et possède une dimension historique. L’auteur dessine à grands traits l’émergence du capitalisme dans le temps long, issu des transformations de la société féodale à partir du xiiie siècle. Le mérite ici est d’inscrire le développement du capitalisme dans un cadre politique et écologique : du processus de monopolisation du pouvoir monarchique au développement des États-Nations, en reliant ces phénomènes à la question de l’accumulation, de l’appropriation et de l’exploitation des ressources en mobilisant les thèses de l’historien Karl-Friedrich Wittfogel selon lequel l’organisation économique et sociale des sociétés humaines est à 361relier à la gestion de l’eau. L’auteur revient par ailleurs sur une dimension de premier ordre pour comprendre le capitalisme : la monnaie de crédit (ibid., p. 32). À partir du xiiie siècle, les pratiques de l’avance et de l’intermédiation se développent et provoquent l’émergence d’une dynamique nouvelle : « Dans cette économie, le remboursement de la dette contractée peut-être repoussé à l’infini tant que les intérêts du capital emprunté sont versés » (ibid., p. 33). Ainsi, les fonctions économiques du capitaliste, du banquier et de l’entrepreneur émergent peu à peu pour devenir les figures centrales du capitalisme contemporain.
Dans le troisième chapitre, l’auteur résout la « question des dramatis personae qui doivent être admises sur la scène » (Schumpeter, [1954] 1983, p. 242) en détaillant les fonctions économiques et sociales principales du capitalisme avec des « acteurs-types » (Gomez, 2022, p. 38) que sont le Capitaliste, l’Entrepreneur, le Travailleur, le Consommateur et le Technocrate. Le Capitaliste a pour fonction d’« allouer des financements » (ibid., p. 39) et assure un rôle d’intermédiaire financier. Ce faisant, « il s’empare du pouvoir légitime d’orienter des capitaux vers les projets qui lui paraissent, à lui et selon son utilité, les plus susceptibles de réussir » (ibid., p. 41). Si le Capitaliste est un nouvel intermédiaire dans le financement de l’activité économique, l’Entrepreneur est un intermédiaire au niveau de la production « en coordonnant les moyens de production, l’activité et les compétences techniques de différents exécutants, les matières premières vendues par les marchands, le financement assuré par les prêteurs, etc. » (ibid., p. 42). En mobilisant Frank Knight, l’auteur insiste sur l’Entrepreneur comme réducteur d’incertitude et coordinateur rationnel mais ne néglige pas son rôle d’innovateur et de source de profit, dans la lignée de Joseph Schumpeter. La figure du Travailleur est surtout une occasion pour l’auteur de mettre en relief la « nouvelle division du travail » (ibid., p. 44) dans le capitalisme. Ce dernier est ainsi caractérisé par la séparation du travail et du capital et donc l’apparition d’un agent économique étranger à la logique féodale : « le Travailleur prolétarisé » (ibid., p. 45). Ces trois agents-types assurent la production dans un système capitaliste et répondent aux besoins du Consommateur. À côté de ces figures de la production et la consommation, l’auteur insère le Technocrate qui « est chargé d’assurer l’arraisonnement des pratiques individuelles “autonomes” à des règles du droit commun, en formulant les normes et les lois (le droit) ; en veillant à leur application, 362excluant les déviants et récompensant les bonnes conduites (la justice) ; en précisant la place de chacun dans l’ordre social (l’organisation) et en administrant les flux de ressources financières ou physiques utilisées et distribuées (la gestion) » (ibid., p. 47-48). Formulés dans des termes marxistes, il s’agit des éléments superstructurels : appareil juridique d’État, police, justice et fonction publique. Toutefois, le Consommateur possède ici un statut ambivalent car « il justifie les efforts du Travailleur, l’initiative de l’Entrepreneur et le calcul du rendement du Capitaliste » (ibid., p. 46). En effet, l’auteur fait comme si la production capitaliste était orientée pour la satisfaction des besoins du Consommateur, ce dont on peut douter précisément parce que le capitalisme est un régime économique dans lequel « la recherche du profit individuel procure [une] norme universelle de justification » (ibid., p. 53) et où « la concurrence devient le moteur de la vie en société » (ibid., p. 57).
Outre le caractère pédagogique certain d’une présentation par agent-type, l’intérêt de ce chapitre est surtout de montrer comment le capitalisme « autorise des initiatives économiques individuelles tant qu’elles ne remettent pas en cause le pouvoir politique monopolistique de l’État-nation » (ibid., p. 51). Cette dialectique ambiguë entre liberté et coercition est assurée par des fonctions de normalisation (la manière dont sont établies les règles de droit et les normes sociales), des fonctions d’orientation économique (la manière dont Capitalistes, Entrepreneurs et Consommateurs orientent la nature et la quantité de ce qui est produit et consommé) et des fonctions de production (la manière dont le Travailleur est subordonné au processus productif décidé par l’Entrepreneur et régulé par le Technocrate).
L’idée directrice de l’ouvrage est exprimée dans ce chapitre : le capitalisme est un « ordre politico-économique » (ibid., p. 54) qui ne saurait être réduit à une mécanique économique et implique de se pencher sur la dimension sociale, juridique, institutionnelle et, davantage, culturelle en ce qu’il « véhicule aussi une culture du profit qui agit comme un esprit (Weber), un ethos, une vision ou une justification commune de l’agir dans le monde » (ibid., p. 58).
Le chapitre 4 se propose de détailler les mécanismes du capitalisme comme système en se fondant sur le phénomène de « contractualisation généralisée » (ibid., p. 60) : « [L]a fragmentation de la société en millions d’individus autonomes implique la contractualisation comme moyen 363idéal de produire des interdépendances à la fois libres et coopératives » (ibid., p. 61). Par voie de conséquence, l’auteur insiste longuement sur la place de l’entreprise comme « nœud de contrats » (ibid., p. 62). En attribuant à l’entreprise la place centrale dans le capitalisme, l’auteur propose de voir le Marché comme une « fiction institutionnelle » (ibid., p. 68) qui « garantit la liberté individuelle de contracter, d’acheter et d’entreprendre tout en imposant la rivalité comme contrainte collective entre les contractants » (ibid., p. 71). Le marché est donc ici une modalité d’organisation permettant une fluidité dans les échanges et une garantie dans les contrats. En invoquant Karl Polanyi l’auteur rappelle le caractère construit et historique de l’institution du Marché et la manière dont la puissance publique a imposé un cadre réglementaire assurant au marché un rôle hégémonique dans l’organisation des échanges capitalistes. Parmi ces cadres, l’auteur fait figurer la forme politique démocratique en se fondant sur l’analyse de Robert Dahl (ibid., p. 72).
Le cinquième chapitre pose la question de la limite. L’auteur traite de l’expansion progressive du capitalisme à la plupart des pays du globe en montrant comment « cette expansion est la condition même de sa pérennisation » (ibid., p. 80). Pour cela, le capitalisme possède une capacité inhérente à « s’autorégler » selon l’acceptation de Jean Piaget par une dialectique entre les forces centripètes (tensions entre intérêt individuel, recherche du profit et normes et institutions collectives) et les forces centrifuges (cycles, crises, déséquilibres). L’auteur considère que l’expansion, caractéristique du système capitaliste, est une « solution » (ibid., p. 87) afin d’éviter ou de repousser les tensions qui émergent de son fonctionnement comme « l’accumulation inégalitaire des richesses et des revenus » (ibid., p. 81). L’intérêt du chapitre est que l’auteur intègre à ce constat fort convenu la question de la gestion des ressources naturelles : l’absence de limite de la logique capitaliste se confronte au caractère fini des ressources naturelles. L’auteur insiste sur un double effet : « la traduction de l’espace naturel en ressources exploitables » et « la prolifération technologique » (ibid., p. 91). La destruction de l’environnement pose des questions de premier ordre pour la gestion politique des communs et pour la science économique. Cette question est l’occasion de présenter les différentes interprétations théoriques justifiant de cette expansion. Le capitalisme est tantôt perçu comme produit d’une « sélection naturelle » et donc comme étape nécessaire du 364développement des sociétés humaines. L’auteur mobilise ici les traditions libérales (Adam Smith, David Ricardo, Douglass North) mais aussi la tradition marxiste qui aspire à son dépassement par le socialisme. La question donne à l’auteur l’occasion de présenter les débats autour de l’unicité du capitalisme ou de la diversité des capitalismes en présentant les apports de l’école de la régulation.
Le sixième et dernier chapitre est en forme de conclusion. La problématique avouée de ce « Que sais-je ? » est par endroit déroutante : « qu’est-ce qui nous permet de croire que ce qu’on appelle “capitalisme” forme un système cohérent ? » (ibid., p. 103). La conclusion semble adhérer à un nominalisme difficile à relier avec le reste de l’ouvrage : « en tant que structure, le capitalisme n’existe pas dans l’absolu. […] Le capitalisme est aussi un récit assez crédible pour inspirer des comportements sociaux conventionnels » (ibid., p. 103). Alors même que l’auteur conclut par un appel à « revenir à la matérialité des formes politico-économiques » (ibid., p. 117). En effet, la destruction de la biodiversité est réelle, le rapport salarial de subordination est réel, en un mot,le capitalisme n’est pas qu’une affaire de concept, il marque les corpset la matière. Malgré cela, le dernier chapitre se penche surtout sur les aspects culturels du capitalisme notamment sur « le récit qui relie ses membres en formulant la croyance commune dans la “norme fondamentale” » (ibid., p. 105), à savoir la recherche du profit individuel. Le capitalisme produit des normes, des valeurs, des croyances et des représentations collectives qui permet d’assurer la cohérence des individus qui la compose.
L’ouvrage se termine sur un passage en revue des principales critiques adressées au capitalisme en les regroupant par thèmes et de manière parfois expéditives. Par exemple, nous retrouvons dans « les critiques portant sur les limites matérielles » (ibid., p. 109-110) des auteurs et des approches aussi différentes d’un David Ricardo, d’un John Maynard Keynes, d’un Nicolas Georgescu-Roegen et du rapport Meadows… L’auteur traite parfois avec rapidité et injustice de longues traditions critiques : en invoquant Thomas Piketty, l’auteur assène que « le capitalisme semble avoir débouché sur une société encore plus inégalitaire [que la société médiévale] » (ibid., p. 113) et plus loin, il enterre Marx en affirmant « l’échec du marxisme » (ibid., p. 116) par une énième reductio du matérialisme scientifique (sic) « à un économisme » (ibid., p. 116).
365Cette nouvelle édition du titre Le Capitalisme dans la collection « Que sais-je ? » remplit toutefois sa fonction principale : donner à lire. La richesse bibliographique dans les notes de bas de page et la densité des thématiques abordées ne peuvent que susciter l’intérêt du néophyte et attiser une curiosité renouvelée chez l’érudit. Pour ces raisons, ce « Que sais-je ? » ne vient pas remplacer ces prédécesseurs mais plutôt les compléter par une approche politico-économique (ibid., p. 76). Le grand mérite de l’ouvrage est ainsi de ne pas se restreindre à la dimension économique mais bien d’ouvrir des perspectives sociologiques, historiques et même psychologiques. Toutefois, le livre prend curieusement parti. On serait en droit d’attendre d’un « Que sais-je ? » une présentation plus large et pluraliste des interprétations, des écoles de pensées, des débats et des controverses. Par exemple, il est sans doute regrettable que l’auteur insiste sur le phénomène de la firme comme nœud de contrats sans présenter les approches concurrentes en termes de rapport marchand, de rapport salarial ou d’innovation. Bien sûr, l’auteur est tenu par le format de ce type d’ouvrage. Mais, le livre manque d’une discussion ou, à tout le moins, d’une présentation des principaux points aveugles des approches en termes de capitalisme et des ruptures récentes au regard des grands enjeux pour le xxie siècle. À titre d’exemple : la numérisation et le capitalisme de plateforme (Srnicek, 2018), l’économie du genre et le capitalisme patriarcal (Federici, 2018), le capital fossile (Malm, 2016), etc.
Références
Cotta, Alain [1977], Le Capitalisme, coll. Que sais-je ?, Paris, PUF.
Federici, Silvia, [2004] 2018, Caliban et La Sorcière. Femmes, Corps et Accumulation Primitive, Genève Paris Marseille, Entremonde senonevero.
Gomez, Pierre-Yves [2022], Le Capitalisme, coll. Que sais-je ?, Paris, PUF.
Jessua, Claude [2001], Le Capitalisme, coll. Que sais-je ?, Paris, PUF.
Malm, Andreas [2016], Fossil Capital. The Rise of Steam-Power and The Roots of Global Warming, London New York, Verso.
Perroux, François [1948], Le Capitalisme, coll. Que sais-je ?, Paris, PUF.
Schumpeter, Joseph Aloïs [1954] 1983, Histoire de l’analyse Économique II. L’âge Classique. coll. Tel, Paris, Gallimard.
Srnicek, Nick [2018], Capitalisme de Plateforme. L’hégémonie de l’économie Numérique, Montréal (Québec) Lux éditeur.
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Jean-Paul Frick, Le concept d’organisation chez Saint-Simon, édition de Michel Bellet et Juliette Grange, Paris, Classiques Garnier, Bibliothèque de l’économiste, 2022, 968 pages.
Ludovic Frobert
CNRS
Triangle (UMR 5206)
Les études sur Henri Saint-Simon peuvent bénéficier aujourd’hui du magnifique travail d’édition ayant conduit à la parution en 2012 aux PUF des quatre tomes de ses Œuvres complètes. Les éditions Classiques Garnier publient à leur tour un lourd volume de Jean-Paul Frick consacré au thème de l’organisation chez ce penseur. Il s’agit d’une thèse de doctorat soutenue à l’université Paris IV en 1981 par un philosophe peu-après disparu. Les opportunes préface et postface de cette édition assurée par Michel Bellet et Juliette Grange permettent de mesurer l’importance de la contribution.
Dans Le concept d’organisation chez Saint-Simon, Jean-Paul Frick met en question quelques interprétations classiques qui toutes, mais de façons diverses, ont souligné la dispersion et la discontinuité de cette œuvre, en ont signalé le manque de cohérence et parfois, tout simplement, de teneur. Une œuvre que l’on découpe habituellement en trois phases : la phase scientiste (1802-1813), la phase industrialiste (1813-1821), la phase religieuse (1821-1825). Contre Henri Gouhier, Frick va souligner que, certes parfois hasardeuse et manquant souvent tant de précision que de systématicité, l’œuvre et notamment ses premières contributions ne peuvent être traitées avec tant de négligence, voire condescendance. Moins critique vis-à-vis de l’interprétation de Pierre Ansart qui, à la suite de Durkheim et Gurvitch, faisait de Saint-Simon un des fondateurs de la sociologie, Frick va estimer qu’il faut réfléchir au passé de cette fondation. Ansart estimait en effet que vers 1815, et de façon inouïe et soudaine, Saint-Simon inventait la sociologie, en ne faisant finalement que des emprunts mineurs à ses propres textes de la période 1802-1813. 367Contre la thèse de cette irruption, Frick va souligner au contraire qu’il y a une forme de continuité dans toute l’œuvre de Saint-Simon. Et cette continuité, reliant en outre le 18e siècle et le 19e siècle, est à trouver dans le concept d’organisation. L’œuvre de Saint-Simon apparaît dès lors comme le développement (au sens épigénétique du terme) de cette idée.
Frick propose donc déjà de revenir sur les premiers travaux, ceux que clôt en 1813 son Mémoire sur les sciences de l’homme. Attentif à l’histoire et à l’histoire des sciences de ce moment 1800, l’auteur observe en quoi Saint-Simon est débiteur d’une période qui enregistra le baptême de la « biologie » et vit se développer une physiologie revendiquant la spécificité du vivant, marquant la démarcation cruciale entre l’organique et le non-organique et revendiquant la possibilité d’une étude positive de cet ordre de réalités. C’est ici le « physicisme » de Saint-Simon qui doit être revisité, sa curieuse cosmologie mettant en scène le conflit entre corps bruts et corps organisés, enfin donc cette physiologie dont il perçoit immédiatement l’extension au corps social, via la réflexion sur l’homme. Frick observe la naissance de ce concept et le relie précisément à son contexte historique et à ses références, principalement, Vicq-d’Azyr, Cabanis, Bichat, Condorcet. La « nature des choses » concernant les corps organisés, dans lesquels communiquent et se coordonnent harmonieusement le tout et les parties, sert rapidement de patron à la réflexion sur la société. Le concept d’organisation est une « idéologie scientifique » (George Canguilhem) tant l’ordre harmonieux que porte toute organisation permet, au lendemain de la Révolution française et au temps d’un Empire autoritaire, d’imaginer une réorganisation rationnelle des sociétés européennes jusqu’alors en constantes guerres. Comme le montre Frick, ce n’est toutefois pas une simple biologisation du savoir sur la société que propose Frick, mais une déclinaison du concept d’organisation.
Vers 1815 en effet, Saint-Simon localise la vie du corps social dans les phénomènes économiques et la naissance d’une société nouvelle, industrielle. Débutée par L’Industrie littéraire et scientifique dont Saint-Simon signe le deuxième volume les réflexions s’adressant désormais à un public plus vaste se poursuivent avec Le Politique, L’Organisateur puis Du système industriel. La vie économique, production et échange, peut relier harmonieusement toutes les parties fonctionnelles du corps social qui sont toutes les parties industrieuses. Toutefois à la différence des 368autres ordres du vivant pour lesquels Saint-Simon accepte l’hypothèse fixiste, ici, concernant la société, l’effort d’organisation consistant à consacrer tous les producteurs (les industriels) et à déprimer les oisifs prend du temps. Il y a progrès, perfectibilité, mais à la suite d’une histoire indexée à la capacité qu’ont les hommes à respecter et appliquer les règles de ce « corps organisé » singulier qu’est la société. C’est là le pari de l’administration, nouvelle forme du politique dans un monde où les hommes associés, et rationnellement hiérarchisés suivant leurs capacités, exploitent de façon créative le globe. Une administration qui succède au gouvernement, forme politique obsolète d’un monde où s’exerçait stérilement la domination de l’homme sur l’homme.
Dans ses dernières œuvres Saint-Simon estime que cet effort matériel d’organisation de la nouvelle société industrielle doit être renforcé par un enseignement moral. Plus clairement, il précise que ce monde organisé ne liera tous les hommes qu’en identifiant ce qui ne peut pas ne pas être la boussole morale d’une société s’écartant de la rareté. S’adressant aux plus hautes responsabilités futures de ce monde, au « parti des industriels », il leur précise qu’un tel monde, pour affirmer sa cohésion et ses progrès, doit absolument assurer l’émancipation physiques et morales de ses fractions les plus vulnérables. Avec le Catéchisme des industriels (1823-1824), puis l’inachevé Nouveau christianisme (1825), Saint-Simon souligne que la physiologie singulière de ce corps organisé avancé qu’est la société industrielle doit prévoir un chapitre moral ou religieux (sur l’amour) aux côtés des chapitres politiques et économiques.
Le concept d ’ organisation chez Saint-Simon est donc une thèse de doctorat en philosophie. Ceci explique en grande partie la longueur d’un volume de près de 900 pages. Il est évident que l’auteur, s’il avait dû en extraire un livre l’aurait fortement raccourci. Ses autres contributions, notamment un livre (Auguste Comte et la république positive, 1991) et surtout des articles sur Jean-Baptiste Say, Condorcet, Comte ou donc Saint-Simon10 signalent en effet la qualité de ses synthèses. Ce fort volume est toutefois précieux tant, mêlant philosophie et histoire, s’appuyant aussi sur la littérature contemporaine en histoire et philosophie des sciences (Canguilhem, mais aussi François Jacob, La logique du vivant, 1970) et 369partant d’une étude fine et exhaustive des textes et de leurs sources, défend une interprétation forte de Saint-Simon. Une interprétation qui ne cache pas les tours et détours souvent aléatoires de l’œuvre, souligne les approximations et imprécisions, le schématisme ou la naïveté de son naturalisme optimiste, mais montre au final ce qu’est une « philosophie inventive ». De cette enquête ressort un Saint-Simon en son temps mais également la démonstration que certaines de ses réflexions cultivées donc au sein de ce concept général d’organisation – sa notion propre d’administration, sa conception de la religion – signalent une vraie potentialité y compris par rapport à ce qu’en dériveront certains de ses disciples.
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Jules Leroux. D ’ une philosophie économique barbare, Présentation Ludovic Frobert et Michael Drolet, Lormont, Le Bord de l’eau, Bibliothèque républicaine, 2022, 284 pages.
Martine Leibovici
Université Paris Diderot (Paris 7)
LCSP (EA 7335)
Depuis le milieu des années 1970, contre vents et marées, des historiens et des philosophes ont accompli un travail considérable de redécouverte et de réhabilitation des penseurs socialistes-utopiques du xixe siècle. Pierre Leroux fut l’un de ces penseurs, lui qui, tout en tenant à rester philosophe, a fait entrer dans la philosophie les questions posées à l’époque par la Révolution et l’émancipation, brouillant ainsi ses frontières avec la non-philosophie. Il est, selon Miguel Abensour, l’instaurateur d’un « style barbare » en philosophie. « Barbares ? – interrogeait Jules Michelet à propos de Leroux, de Béranger et de lui-même – […] ceux qui travaillent ou ceux qui ont travaillé de leurs mains […] Barbares, cela veut dire jeunes, pouvant renouveler d’une jeune chaleur leur sang épuisé […]. 370Nous sommes […] des fils de la Révolution11 ». Mais, comme l’écrivent Ludovic Frobert et Michael Drolet, « un tout autre son de cloche, sans doute fêlé, vient toutefois d’un autre commentateur informé, son propre frère, Jules Leroux (1805-1883) qui, ni plus ni moins, accusera Pierre souvent violemment, probablement injustement […] de n’avoir été qu’un philosophe inoffensif, un barbare presque domestiqué » (p. 8).
Les textes de Jules Leroux publiés dans ce volume sont deux entrées économiques de l’Encyclopédie nouvelle, « Smith (Adam), célèbre économiste anglais du dix-huitième siècle » et « Économie politique ». Cette Encyclopédie fut publiée entre novembre 1833 et 1846, sous la direction de Jean Reynaud et Pierre Leroux, qui finirent par se brouiller en 1840 autour d’un désaccord concernant la destinée des âmes après la mort, lequel signalait une « distance croissante sur la question de l’égalité » (p. 23). Contre Reynaud, Jules et Pierre étaient du même côté. Pierre avait voulu que ce frère, qu’il qualifiait de « fou sublime » selon le témoignage de George Sand, participe à l’entreprise, de sorte qu’il y signa la majeure partie des entrées économiques de l’Encyclopédie.
Pour appréhender ces textes, la longue et érudite présentation qui les précède est indispensable. Elle permet au lecteur d’aujourd’hui de reconstituer, « malgré les minces traces que nous en avons12 », l’expérience que l’ouvrier autodidacte Jules Leroux, « pauvre, méprisé, invisibilisé » (p. 13) fit de la vie, dans le milieu du mouvement ouvrier des années 1840, multiple, foisonnant et inventif, malgré la répression qui s’abattait périodiquement sur lui. Un des axes majeurs de son existence fut bien sûr la complexité des rapports avec son frère, tissés autant d’amour que de ressentiment du cadet à l’égard du brillant aîné. Si Jules et Pierre empruntèrent ensemble plus d’un chemin (la rupture avec le saint-simonisme, la communauté de Boussac, l’aventure de l’Encyclopédie nouvelle, la députation à la Législative de 1849-1850, l’exil à Jersey après le coup d’État de 1851), si dans les années 1835-1840, « la réflexion de Jules emprunte largement à celle de Pierre » (p. 31) et que Pierre suit Jules lorsqu’il aborde des questions économiques, ils finissent par devenir de 371plus en plus étrangers l’un à l’autre. Émigré avec sa nombreuse famille dans le Kansas puis en Californie, Jules Leroux laisse un manuscrit de 228 feuillets qui ne sera jamais publié, les Nouveaux principes d’économie politique ou l’Évangile éternel, qu’il fait précéder d’extraits de lettres échangés avec son frère. Tout en revenant sur certains épisodes de leur histoire tant familiale que politique, Jules y clarifie de manière batailleuse « la distance qu’il prend avec les thèses de son frère » (p. 87), avant de mourir en 188313.
L’un des enjeux de leur différend concerne le statut que chacun accorde à la philosophie. L’on apprend dans la présentation du volume que Pierre Leroux a souvent reproché à son frère de se tenir « loin de la philosophie » pour se consacrer au « cercle étroit » de l’économie politique (p. 79). Pour Jules, qui se considère comme plus proche des dominés que Pierre, la place que ce dernier donne à la « pensée comme unité dominante de la vie » en revient à reconduire une « philosophie de dominants », alors que son idéal de réciprocité désarme la « colère sociale venant du peuple » (p. 9). Contrairement aux préjugés de Pierre, il faut descendre de ces hauteurs vers la connaissance de l’Homme et de sa production concrète, vers l’économie politique. Jules n’invoque cependant pas la concrétude pour renoncer à la philosophie. Toute la critique qu’il adresse aux économistes de son temps – Adam Smith, Jean-Baptiste Say, Sismondi – se fait au nom d’une conception singulière de l’articulation entre la connaissance économique et la réflexion philosophique, d’une part, et d’une philosophie, voire d’une métaphysique de la vie, d’autre part.
Le « titre glorieux [d’économiste] ne lui appartient pas, par la raison bien simple qu’il ne fut pas philosophe » (p. 134), écrit Jules Leroux à propos d’Adam Smith. Plus exactement, contrairement à ses successeurs, son point de départ était encore une idée philosophique : « La richesse n’a d’autre source que le travail ». Mais au lieu de l’approfondir, il l’a sacrifiée à une autre : « Le gouvernement ne doit pas intervenir dans le travail humain » (p. 132-133). Il y a un tour de passe-passe qui consiste à présenter cette idée comme la conséquence de la première, alors que, s’il s’agit d’augmenter la richesse, on peut tout à fait concevoir 372au contraire un gouvernement qui organise le travail. « Au lieu de creuser une idée en philosophe, il l’examine en pur observateur du fait actuel » (p. 133). Ici, Adam Smith prolonge l’école écossaise de Hutcheson qui identifie « la métaphysique à la physique, en appliquant aux phénomènes de la vie la méthode d’observation des naturalistes » (p. 130). Jean-Baptiste Say, fondateur de l’école classique française en économie et disciple proclamé de Smith, transfigure l’œuvre de Smith « à l’usage de la bourgeoisie de France » en scindant radicalement la science économique de toute idée philosophique, et conclut définitivement « du présent à l’immuable […] Là ou Smith sent encore la mobilité, la vie, Say ne voit que l’immobilité et dans cette immobilité un des attributs de la vie » (p. 107). De son observation d’un présent caractérisé par la prédominance de la bourgeoisie, animée du « cri sauvage » (p. 109) de liberté commerciale illimitée, il conçoit l’homme comme un marchand qui ne consomme que pour produire et vendre. Mentionnons aussi la critique de Sismondi qui, contrairement à Smith, pose en principe l’intervention du gouvernement et refuse le principe de la concurrence libre et universelle, mais il prend comme allant de soi le fait actuel qu’il y ait des riches et pauvres qu’il va jusqu’à considérer comme deux races d’hommes différentes, entre lesquelles il voudrait rétablir un lien féodal sous la forme moderne du paternalisme et de la philanthropie.
Le travers commun de ces trois économistes consiste, au nom de la scientificité, de prôner l’observation des faits, ce qui en revient à naturaliser la société actuelle et légitimer ce qui devrait les horrifier :
Je ne connais donc point de méthode plus funeste, plus puérile, moins digne de philosophie, que celle qui, par l’observation, recueille ce qu’elle appelle des phénomènes, des faits, puis élevant ces faits, ces phénomènes, à la valeur des êtres, des causes, les donne comme éléments aux sciences les plus importantes à l’homme. Quoi, parce que l’esclavage existe, vous irez doter la philosophie, la politique, la morale, de ce fait hideux ! Quoi, parce que des ruines de l’esclavage antique surgit, sous le nom de prolétariat, un nouvel esclavage, vous irez, à l’instar d’Aristote, doter la morale, la politique, l’économie politique et la philosophie de ce fait hideux ! Qu’est-ce donc après tout que ces phénomènes sur lesquels vous bâtissez si facilement vos sciences de l’homme et de la société ! sont-ils égaux à l’homme, à la société ? ne sont-ils pas au contraire issus de l’homme, issus de la société ? (p. 183).
373Il n’y a évidemment pas de science sans prise en considération des phénomènes, de la factualité, de ce qui se manifeste. Mais « l’homme ne peut abdiquer son génie philosophique […] toujours la question d’origine le sollicite et l’attire » (p. 185).
Qu’est-ce que le phénomène ? Ne me répondez pas par sa description la plus fidèle, cela ne peut me satisfaire ; mais dites-moi son origine, dites-moi sa fin. L’homme au sein de l’univers l’a-t-il éternellement produit ? doit-il éternellement le produire ? Quel rapport y a-t-il entre ce phénomène et la nature de l’homme, nature que vous ne devez point conclure de l’observation du phénomène, mais de laquelle, au contraire, vous devez conclure au phénomène, puisque ce phénomène est issu d’elle en partie (p. 186).
La question de la nature de l’homme est une question philosophique. « Il faut dire ce qu’est la vie, écrit Leroux, pourquoi l’on est venu sur terre, quels liens nous attachent à la famille, quels liens nous relient à nos compatriotes et quels liens nous relient à l’humanité » (p. 128). Du point de vue du tout, la vie est « la persistance de l’être », elle est en nous ce qui préside à nos actions et à celles d’autrui, elle est la « force vive » du moi. Loin d’être fixe, elle est temporalité, orientée selon un axe passé, présent, futur mais aussi mutabilité et adaptation, création, progrès. Leroux réhabilite les grandes questions de la métaphysique, c’est-à-dire la science du tout. Celle-ci a plusieurs noms. Dans un texte Leroux écrit : « la science que nous avons en vue [l’économie politique] » est « l’une des branches essentielles de la philosophie » (p. 125). Dans un autre que Politique, Religion ou Philosophie, Économie politique, font partie de la « Science sociale » (p. 189). Et dans un autre encore, c’est la religion qui « embrasse l’homme tout entier » (p. 149)14. Que la science du tout soit nommée Philosophie, Science sociale ou Religion, le geste est commun, il est métaphysique. Dès lors comment Leroux articule-t-il ce geste à la démarche de la science économique ?
La métaphysique « appliquée à l’homme [est] la science de l’être, la science de la vie » (p. 129). D’une certaine manière toutes les sciences ont la vie et le développement de la vie comme objet, mais chacune les considère « sous un aspect particulier » (p. 158). L’aspect de la vie 374qui intéresse la science économique est le besoin de l’individu, dans la mesure où « notre vie [c’est] c’est la satisfaction de nos besoins » (p. 182) que Leroux ne réduit d’ailleurs pas au besoin physique, la richesse étant elle-même définie comme la satisfaction des besoins humains et se décline en richesse matérielle, morale, artistique, intellectuelle et religieuse. Si la notion de besoin concerne le moi, elle engage immédiatement le non-moi, c’est-à-dire avant tout les autres hommes, la société. De là Leroux procède à une déduction logique de ses catégories économiques principales : travail, richesse, instrument, capital, échange, propriété, etc., qui engagent différents niveaux de rassemblement des individus, de la maison à la nation. L’économie politique est cette « recherche de la loi, de l’arrangement des diverses parties constituantes de la nation, le but de cette loi étant de donner à la nation son plus grand bien-être, sa plus grande prospérité, sa plus grande richesse » (p. 189). En cela, la définition centrale est celle, non seulement de la richesse, mais de la « vraie richesse ». Jusque-là toutes les définitions de la richesse qui ont été données ont engendré, même chez Adam Smith, d’atroces conséquences qui ne concerneraient pas l’économiste mais « le moraliste et le politique »,
[T]elles que la suppression des hôpitaux et secours pour les malades et pour les pauvres, pour les enfants abandonnés, exposés en naissant, et pour les vieillards ; telles que la diminution des salaires, la création incessante des nouvelles machines, la répression violente du vagabondage, et la réclusion forcée de l’homme qui se fie en dernière analyse à la charité de ses semblables et à la liberté, à la vie qu’il a reçue de Dieu (p. 206).
En revanche :
[L]’économie politique ayant défini la richesse et trouvé l’homme, ne saurait admettre cette organisation barbare de la société (p. 207).
L’organisation barbare de la société est au cœur des problèmes de notre époque et ces problèmes ne peuvent trouver de solution sans prise en considération de « l’homme tout entier » (p. 149). L’économie politique envisage ces problèmes de son propre point de vue, celui de la production de la richesse, mais soutenue d’un bout à l’autre par cette orientation. Loin de nuire à la compréhension des phénomènes, la normativité est consubstantielle à toute science qui traite de la vie des hommes. L’économie 375est bien politique et son inspiration métaphysique la porte à la critique du présent et à l’ouverture de possibles. C’est pourquoi, contrairement à Smith, Say et Sismondi, elle prend « comme point de départ l’avenir, l’idéal, ce qui doit être » (p. 209). Invoquant la cité future, Leroux ne se livre pas à un récit utopique mais déduit « quelques principes générateurs de l’organisation sociale de l’avenir » (p. 210) de sa définition de la richesse, comme le droit de tous à tout limité par la propriété en tant que possession et usage d’un objet propre à satisfaire le besoin de l’autre, ce qui exclut la propriété des instruments de production, ou encore l’idée que ni la richesse matérielle ni le travail n’ont de prix et que le travail devrait être conçu comme un échange de services.). Leroux s’inscrit clairement dans le sillage de ces « penseurs nouveaux » pour qui la base nouvelle de l’économie politique n’est plus la concurrence mais l’association (p. 122). Tout en continuant la discussion avec eux (Fourier et Enfantin en particulier), il en adopte le ton, le pathos, il invoque « Qui donc es-tu, ô homme ! » (p. 227) et envisage comme ses interlocuteurs actuels « les amis de l’avenir [qui] ne sont plus animés de la haine première, ignorante et sauvage du présent » (p. 244), mais par le désir d’une altérité sociale.
Aucun texte de Jules Leroux n’avait été réédité depuis le xixe siècle et l’on espère que Ludovic Frobert et Michael Drolet vont poursuivre leur entreprise. La lecture de Jules Leroux. D’une philosophie économique barbare ne peut que susciter l’intérêt pour l’œuvre mais aussi la vie de ce « fou sublime ». Espérons que grâce à eux nous pourrons avoir bientôt accès aux Nouveaux principes d’économie politique ou l’Évangile éternel précédé des extraits de lettres échangées entre Pierre et Jules Leroux dont ils nous parlent dans leur remarquable présentation
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Emmanuel Pécontal et Paula Selzer, Adolphe Gouhenant. Engagements et ruptures d’un socialiste utopique (1804-1871), Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, Les Cahiers de la MSH-Ledoux, 2022, 324 pages.
Michel Herland
Université des Antilles
Laboratoire MÉMIAD (EA 2440)
Bien que cet ouvrage ne relève pas de l’histoire de la pensée économique stricto sensu, il pourra retenir l’attention de tous les lecteurs de cette revue qui s’intéressent aux socialistes utopiques. Il présente en effet le parcours extraordinaire d’un cabétiste qui conduisit, entre autres, la création de la première et éphémère colonie icarienne aux États-Unis. L’ouvrage, très bien rédigé, est issu d’un important travail d’archives mené conjointement par les deux auteurs, l’un en France, l’autre en Amérique. Il retrace le destin d’un homme du xixe siècle, un touche-à-tout qui commença par viser sinon la célébrité, du moins la considération de ses concitoyens, avant de devenir l’âme d’un complot révolutionnaire, puis, comme déjà indiqué, de prendre la tête d’un groupe de colons icariens et enfin de s’établir bourgeoisement mais non sans de nombreux déboires et de faire souche en Amérique.
Quand Gouhenant se trouvait à court d’argent, ce qui lui arriva à plusieurs reprises, il avait de nombreuses cordes à son arc pour rebondir. Il était peintre et professeur de peinture, musicien et professeur de musique, quelque peu scientifique puisqu’il tourna dans plusieurs villes du Sud et l’Est de la France pour démontrer un « microscope solaire », daguerréotypiste, droguiste (en France) puis (aux États-Unis) pharmacien et médecin (non diplômé), voire géologue. Pour le fils d’un modeste propriétaire terrien de Franche-Comté, n’ayant reçu qu’une éducation primaire, ces divers accomplissements apparaissent remarquables.
On ne sait guère ce qu’il fit entre 1819, quand il quitta son petit village de Flagy, jusqu’en 1827 où il épousa la fille d’un riche fermier de Feyzin, proche de Lyon où il s’établit comme droguiste après son mariage. C’est à Lyon qu’il s’illustra une première fois en édifiant une tour astronomique sur la colline de Fourvière. Il n’avait pas les moyens financiers de son ambition et se ruina assez vite dans cette entreprise. 377Après deux années consacrées à promener son microscope solaire, on le retrouve, en 1835, à Toulouse, établi comme peintre mais s’occupant surtout de lever une armée clandestine dans la région, dans le double but de rétablir la République et de faire advenir le communisme icarien. Le complot fut éventé, Gouhenant emprisonné puis innocenté faute de preuves à l’issue d’un procès retentissant. Il s’installa alors, en 1843, dans la petite ville voisine de Nérac comme peintre et restaurateur de tableaux. Il y acquît une aisance suffisante pour figurer dès 1846 sur la liste des électeurs, ce qui nous indique qu’il faisait partie des 10 % des citoyens les plus aisés de la ville.
Gouhenant ne devait pas pour autant avoir abandonné ses projets révolutionnaires puisqu’il fut choisi pour diriger la première expédition des cabétistes en Amérique. Soixante-neuf colons partis du Havre le 3 février 1848 arrivèrent à la Nouvelle-Orléans le 27 mars. Ils eurent beaucoup de mal, ensuite, à atteindre les terres qui leur étaient promises au Texas. Ils y parvinrent aux premiers jours de juin mais les dissensions, l’impréparation eurent vite raison de leurs efforts et la colonie n’existait déjà plus à la fin de l’été.
Commence alors pour Gouhenant une autre vie, celle d’un migrant ordinaire qui doit se procurer des moyens d’existence sans perdre de vue l’ambition de « devenir quelqu’un ». Il y parviendra finalement, non sans avoir fait faillite une nouvelle fois. Après avoir atterri auprès des militaires récemment installés à Fort Worth et dont il s’était fait apprécier comme maître de musique, dessin, danse et même d’escrime (!), il put faire valoir ses droits de migrant et obtint deux parcelles de 160 acres chacune à Fort Worth. Il acquit également des terrains à Dallas, encore un modeste village mais chef-lieu du comté. Il s’y lia au milieu franc-maçon – lui-même étant « frère » depuis l’époque lyonnaise. Son Art Saloon, situé en plein centre-ville, attirait toutes les notabilités, qu’elles soient de la ville ou de passage. C’était une institution unique, à la fois galerie d’art, studio de daguerréotype et salle de danse. Cependant, à la suite de spéculations hasardeuses, en 1856 Gouhenant se trouvait à nouveau à peu près ruiné, faute de pouvoir rembourser un important emprunt gagé par une hypothèque sur l’Art Saloon qu’il perdit à cette occasion. Il n’avait cependant pas dit son dernier mot. Remarié en 1861 (sans avoir divorcé de son épouse française), il s’installa alors près de sa nouvelle belle-famille à Pilot Point, toujours au Texas. Il y ouvrit 378une pharmacie et fut désormais connu comme le « Dr A. Gounah, chimiste praticien et médecin ». Il mourut en 1872 dans un accident de chemin de fer, en route vers Washington « à propos d’affaires relatives au département de chimie et de biologie », selon un journal local, ayant été préalablement désigné, semble-t-il, pour effectuer le relevé géologique du Texas.
Si la vie de Gouhenant recèle encore quelques parts de mystère après ce livre, il apporte des indications précieuses tant sur le mouvement révolutionnaire avant 1848 et sur les Icariens que sur la naissance du capitalisme foncier aux États-Unis, tout en brossant le portrait détaillé d’un personnage véritablement exceptionnel. Certes, contrairement à son contemporain Joseph Déjacque dont la biographie a paru dans la même collection15 et qui eut lui aussi sa période américaine, Gouhenant ne fut pas un théoricien du socialisme (il n’a laissé que quelques rares lettres), il fut avant tout un homme d’action et bien qu’il échouât souvent, ses multiples tentatives rendent son parcours d’autant plus passionnant.
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Marco P. Vianna Franco and Antoine Missemer, A History of Ecological Economic Thought, Routledge, London and New York, 2022.
Alberto Fragio
Universidad Autónoma Metropolitana – Unidad Cuajimalpa
Mexico City
Marco P. Vianna Franco and Antoine Missemer are leading scholars in the history of ecological economics. They are known for a 379remarkable string of papers on early Soviet ecology and the history of natural capital, among many other topics. Missemer notably published the books Nicholas Georgescu-Roegen, pour une révolution bioéconomique (ENS Éditions, Paris, 2013) and Les économistes et la fin des énergies fossiles (1865-1931) (Classiques Garnier, Paris, 2017). The starting point of this new book is the tension between contemplative and instrumental views of nature. The authors argue that this tension has played a key role in the development of Western thought, where economists have had the tendency to adopt the instrumental view. Despite contemporary ecological economics being clearly the terminus ad quem of the narration, the authors consider this term as too narrow to include the broad intellectual history of the relations among nature, economy and economics. That is why they suggest “ecological economics thought” as a conceptual and historiographical device to articulate a vast amount of historical material, including ecological economic doctrines stemming from a heterogeneous constellation of authors from the early modern political economy in the 16th century to the pre-Second World War. The book presents a formidable gallery of forerunners, with specific concerns such as natural history, the creation of botanical gardens, the Naturphilosophie or the valuations of environments proposed by North American economists in the 1930s. It runs from Western to Slavic contexts; from French botanists and Austro-German scholars to the British sanitary movement and the Russian utopians; from well known figures such as Linnaeus, Buffon or Humboldt to more or less obscure authors such as Johann Žmavc, Hazel Kyrk or Vladimir V. Stanchinsky; from the Soviet ecological energetics to the stomachs of birds in the North American economic ornithology; or from the “other Austrian economics”, i.e. Josef Popper-Lynkeus and Otto Neurath, to the American home economics and land economics. This book is indeed a good successor to Joan Martínez-Alier’s Ecological Economics. Energy, Environment and Society (Basil Blackwell, Oxford, 1987), where the erratic path toward ecological economics appeared as a corpus of knowledge negligently ignored by both mainstream and ecological economists. In a similar vein, this new book highlights the extent to which ecological economics has been characterized by a scandalous lack of historical transparency even by its own members.
380Without a doubt, Franco and Missemer’s book is an outstanding achievement, but maybe is vulnerable to at least two criticisms. The first one regards the ambiguous nature of the label “ecological economic thought” (EET), which appears and disappears throughout the book like a McGuffin. This term is borrowed from Edwards-Jones, Davies, and Hussain’s edited book Ecological Economics: An Introduction (2000), and it is liable to the same criticism that Martin Kusch formulated about Alistair C. Crombie’s and Ian Hacking’s styles of scientific reasoning (2010). EET involves, for instance, a strong internalist perspective by attending mainly to developments in the realm of ideas and leaving outside many external causes, both at micro and macro level. Both individual and transcending to a kind of super-social entity, the ontological status of EET is unclear. A second criticism may be linked to the conventional historiography of economic thought itself. Several authors such as Margaret Schabas (1992; 2002) and Roger E. Backhouse (2010) –to mention only a few– have long criticized the history of economic thought as an outdated historiographical approach, excessively indebted to old intellectual traditions. Margaret Schabas, in particular, suggests breaking away the history of economic thought and to consider the history of economics as history of science.
Despite these criticisms, which needless to say could be debated further, this is an important book which shows an impressive erudition and draws together an interesting, deft and very readable narration. It is easy to see that this book will become a landmark reference in the field.
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Anthony Mergey, Michel Pertué et Jean-Paul Pollin (dir.), Guillaume-François Le Trosne. Itinéraire d’une figure intellectuelle orléanaise au siècle des Lumières, Le Kremlin-Bicêtre, Mare et Martin, Grands Personnages, 2023, 318 pages.
Bernard Herencia
Université Gustave Eiffel
Laboratoire interdisciplinaire d’étude du politique Hannah Arendt (EA 7373)
L’ouvrage prolonge le colloque consacré à Guillaume-François Le Trosne (1728-1780) qui s’est tenu les 16 et 17 novembre 2021 à Orléans, sa ville natale. La manifestation et l’ouvrage ont été dirigés par Anthony Mergey et Michel Pertué, juristes et Jean-Paul Pollin, économiste. 16 contributeurs (des juristes, essentiellement spécialistes de l’histoire du droit, des économistes et dans une moindre mesure des historiens modernistes) mettent en lumière une figure tout à fait méconnue de la première véritable école d’économistes – la physiocratie – et plus largement des mouvements intellectuels de la seconde moitié du xviiie siècle. L’historien du droit Thérence Carvalho a le double mérite d’être à l’origine de cet intérêt nouveau pour Le Trosne et d’être le principal contributeur de ces actes avec sa biographie intellectuelle et sociale, une présentation de sa bibliothèque (notamment avec la contribution d’Aurélia Ghetivu, doctorante en histoire du droit, pour la transcription du catalogue des livres composant cette bibliothèque) et le tableau de sa chronologie et de ses œuvres. Carvalho est en effet l’éditeur scientifique de trois textes majeurs du physiocrate – De l’ordre social, De l’intérêt social et Vues sur la justice criminelle – réunis dans le recueil intitulé Les lois naturelles de l’ordre social (Le Trosne, 2019). La collection d’articles proposée ici alimente, avec cet intérêt tout à fait neuf pour Le Trosne, les études renouvelées depuis deux décennies, comme le soulignent les organisateurs en introduction (p. 13), des grandes figures de la physiocratie : François Quesnay, Nicolas Baudeau, Paul Pierre Lemercier de la Rivière, Victor Riqueti de Mirabeau ou encore Pierre Samuel Du Pont. Jean-Pierre Vittu complète judicieusement les études de Carvalho en s’intéressant aux stratégies de publication de Le Trosne tandis que Gérard Klotz dresse le tableau 382des échanges parfois vifs entre Le Trosne propagateur de la doctrine physiocratique et de quelques opposants16.
Les actes du colloque publiés étudient l’œuvre de Le Trosne dans sa double dimension, juridique et économique. Pour la première, Gaël Rideau scrute les divers rôles du bailliage à travers la carrière orléanaise de Le Trosne ; Jacques Leroy explore les vues de Le Trosne sur la justice criminelle qui le rapprochent de Joseph Michel Antoine Servan17 et Cesare Beccaria18 ; Anthony Mergey présente et interroge les visées réformatrices de Le Trosne pour la refonte de l’organisation de l’administration en quatre niveaux du territoire porteurs de fonctions déconcentrées et décentralisées ; Michel Pertué évoque la position radicale de Le Trosne (en rupture avec celle des physiocrates) sur le vagabondage et la mendicité pour demander des sanctions extrêmement dures. En matière économique, Cédric Glineur et Joël Félix, dans deux articles distincts mais complémentaires étudient l’ancrage physiocratique le plus évident de Le Trosne avec des principes fiscaux pour l’impôt unique sur le produit net des terres assortis d’un plan détaillé de mise en œuvre, ainsi qu’un programme pour l’extinction de la dette publique. Sur la même matière Claude Michaud relève dans l’œuvre du physiocrate ses réflexions en matière de politique internationale sur les puissances et monarques européens ainsi que sur l’émergence de la nation américaine ; Maxime Menuet et Patrick Villieu montrent que Le Trosne apporte à la physiocratie les développements essentiels de sa théorie monétaire ; Jean-Daniel Boyer revient sur les fondamentaux physiocratiques que développe Le Trosne : liberté du commerce, propriété, ordre naturel. Enfin, Jean-Paul Pollin dresse un inventaire de ce que la « science nouvelle » de la physiocratie19 a laissé à la science économique à venir.
Ces contributions replacent Le Trosne dans une posture intellectuelle qui va bien au-delà de la simple diffusion de la vulgate physiocratique et prolonge, complète souvent les analyses de l’École. Moins enclin à la 383théorisation du politique par exemple que Lemercier de la Rivière, il écrit avec le souci du pragmatisme et des applications concrètes à donner aux principes physiocratiques avec force détails. La prise de hauteur est certes moindre mais sa pensée, ses argumentations sont solidement étayées. La filiation est cependant évidente : s’il ne reprend pas le triptyque – cher à Lemercier de la Rivière – liberté-propriété-sûreté, il raisonne sur liberté-propriété-loix immuables et recherche une liberté civile qui réside dans la sûreté. Il s’attache encore moins à explorer la piste du « despotisme légal20 » – l’empire de la loi – qui conduit pourtant Lemercier de la Rivière vers la pensée de l’État de droit.
Le Trosne développe par ailleurs l’idée d’une « grande société européenne » et rejoint cette fois notamment Lemercier de la Rivière qui, dès ses premiers travaux et jusqu’au début de la Révolution, appelle de ses vœux l’établissement d’une « confédération générale – naturelle et nécessaire – de toutes les puissances de l’Europe » une société dont le double liant est le droit naturel et la liberté du commerce. En 1767, Lemercier de la Rivière développe déjà ce que Xénophon énonce dans Les revenus : la paix favorise les échanges et l’essor économique qui, en retour, pacifient les relations internationales. C’est également une manière d’adhérer à l’idée de « doux commerce » que peuvent évoquer les écrits de Montesquieu21 : le commerce intérieur contribue à la cohésion nationale tandis que les échanges extérieurs facilitent la paix internationale. Défenseur inlassable de la liberté du commerce Le Trosne insiste et développe en particulier la réflexion sur la liberté du voiturage. Il produit par ailleurs l’Essai sur les prix que le maître Quesnay réclame en 1766 (Quesnay, 1766). Il est encore selon Villieu le principal contributeur du cercle quesnaysien aux sujets monétaires. En outre, Le Trosne, comme la quasi-totalité des physiocrates, ne reprend, ni n’explore la forme du calcul économique introduit par Quesnay avec le Tableau économique (Quesnay, [1758-1759] 2005) (et dans la Philosophie rurale (Mirabeau et Quesnay, [1763] 2014)) ; il se contente en 1764 de formuler les principes qui en « dérivent » dans son Discours sur l’état actuel de la magistrature (Le Trosne, 1764). Ajoutons qu’en matière de réformes administratives Le Trosne rejoint les travaux entamés par Mirabeau 384et Turgot dès 1750 et poursuivis par Du Pont en 1775 notamment en réclamant de l’autonomie pour les instances locales. Il milite encore pour l’impôt unique physiocratique et finalement pour une refonte du système fiscal français.
Ainsi, Mergey, Pertué et Pollin ont provoqué, avec bonheur, la mise en lumière de Le Trosne dans le Panthéon des économistes disciples de Quesnay.
BIBLIOGRAPHIE
Beccaria, Cesare [1764], Des délits et des peines. Éd. par Philippe Audegean et Gianni Francioni, E.N.S. Éditions, 2009.
Du Pont, Pierre Samuel [1768], De l’origine et des progrès d’une science nouvelle, Paris, Desaint.
Hirschman, Albert Otto [1980], Les passions et les intérêts, Paris, P.U.F.
Larrère, Catherine [2014], « Montesquieu et le “doux commerce” : un paradigme du libéralisme », Cahiers d’histoire, no 123, p. 21-38.
Le Trosne, Guillaume François [1764], Discours sur l’état actuel de la magistrature, et sur les causes de sa décadence. Prononcé à l’ouverture des audiences du bailliage d’Orléans, le 15 novembre 1763. Par M. Le Trosne, avocat du Roi, Paris, Panckoucke.
Le Trosne, Guillaume François [2019], Les lois naturelles de l’ordre social. Éd. par Thérence Carvalho, Genève, Éditions Slatkine.
Lemercier de la Rivière, Paul Pierre [1767], L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Œuvre doctrinale (1767). Édition du 250e anniversaire, avec notes et variantes, accompagnée de documents relatifs aux éditions antérieures. Éd. par Bernard Herencia et Béatrice Perez, Genève, Éditions Slatkine, 2017.
Mirabeau, Victor Riqueti de et François Quesnay [1763] avec la contribution de Charles Richard de Butré, Philosophie rurale. Éd. par Pierre Le Masne et Romual Dupuy, Genève, Éditions Slatkine, 2014.
Quesnay, François [1758-1759], « Tableau économique », in Œuvres économiques complètes et autres textes, deux tomes. Éd. par Christine Théré, Loïc Charles et Jean-Claude Perrot, Paris, Institut national d’études démographiques, 2005, p. 491-563.
Quesnay, François [1766], « Réponse au Mémoire de M. H. sur les avantages de l’industrie et du commerce, et sur la fécondité de la classe prétendue stérile, etc. inséré dans le Journal d’Agriculture, Commerce et Finances, du mois de Novembre 1765 », Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, janvier, p. 4-37.
1 « Edward Hastings Chamberlin is the author of one of the most influential works of all time in economic theory »
2 The title of the book is faithfully transcribed and the initial of “nombre” is in it a capital (a publisher’s desideratum?).
3 INED, a research institute mostly devoted to demography, was created in its present form in 1945 and was directed from 1945 to 1962 by the statistician Alfred Sauvy who quickly became the most influential French demographer. Dr. Cahen is apparently a member of its Unité “Histoire et populations”.
4 Économie et population, les doctrines françaises avant 1800, Bibliographie générale commentée, compiled by Jacqueline Hecht and Claude Lévy, Paris, 1956.
5 Nouvelles considérations sur les années climatériques, la longueur de la vie de l ’ homme, la propagation du genre humain et la vraie puissance des états, considérée dans la plus grande population, Paris, 1757.
6 I am unaware of any demographical study which mentions Beausobre after 1956.
7 cf. Économie et population, les doctrines françaises avant 1800, Bibliographie générale commentée, p. 671, entry 4807, Traité de la richesse des princes et de leurs états et des moyens simples et naturels pour y parvenir, undoubtedly one of the most interesting books published in France between Boisguilbert and Cantillon.
8 À distinguer les différentes générations de la tradition autrichienne ainsi que les autres branches de « l’école autrichienne » notamment celle prônée par Mises et Hayek, et celles de Hilferding et Bauer de l’autre extrémité du spectre des idées politiques.
9 Les étudiants de Schumpeter reprendront le relais sur l’idée du « théorème turnpike » (Mckenzie, 1963).
10 Jean-Paul Frick, « Les détours de la problématique sociologique de Saint-Simon », Revue française de sociologie, 1983, 24-2, p. 183-202 ; « L’Utopie de Saint-Simon », Revue française de science politique, 1988, 38-3, p. 387-401.
11 Cité par Miguel Abensour, « Philosophie politique et socialisme. Pierre Leroux ou du “style barbare” en philosophie ». Le Cahier (Collège International de Philosophie), octobre 1985, p. 10.
12 Voir l’entrée Leroux Charles, Jules, dans le Dictionnaire Maitron, https://maitron.fr/spip.php?article159602 (consulté le 27/06/2023).
13 Pour une évaluation des écarts entre la doctrine générale de Pierre et la réflexion économique de Jules, voir Ludovic Frobert ; « Politique et économie politique chez Pierre et Jules Leroux », in Revue d’histoire du xixe siècle, no 40, 2010/1.
14 Comme son frère Pierre Leroux, Jules participe pleinement du « surgissement de la question religieuse » dans les utopies socialistes du xixe siècle (Miguel Abensour, « L’utopie socialiste : une nouvelle alliance de la politique et de la religion », in Le temps de la réflexion, 1981/II, p. 68).
15 Libertaire ! Essais sur l ’ écriture, la pensée et la vie de Joseph Déjacque (1821-1865). Notre compte rendu in Revue d’histoire de la pensée économique, no 12, 2021-2.
16 Notamment le juriste et publiciste quimpérois Guillaume Jacques Girard (1728-1821), un Mr. S resté anonyme et le Manceau économiste et financier François Véron Duverger de Forbonnais (1722-1800).
17 Joseph Michel Antoine Servan (1737-1807), magistrat, philosophe et publiciste français.
18 Cesare Bonesana marquis de Beccaria (1738-1794), juriste, philosophe, économiste milanais. Avec Des délits et des peines (Beccaria [1764] 2009), il dénonce l’arbitraire, la torture, la peine de mort et contribue à la fondation du droit pénal moderne.
19 L’expression est de Du Pont (1768).
20 Lemercier de la Rivière ([1767] 2017) en donne l’exposé le plus complet dans son principal ouvrage.
21 Voir Hirschman ([1977] 1980) et Larrère (2014).
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- ISBN: 978-2-406-17116-4
- EAN: 9782406171164
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-17116-4.p.0333
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-12-2024
- Periodicity: Biannual
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