Éditorial
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Bertrand
2022, n° 5. varia - Auteur : Ravonneaux (Nathalie)
- Pages : 11 à 14
- Revue : Revue Bertrand
ÉDITORIAL
Bertrand se souvint-il que La Caricature avait été condamnée pour avoir représenté le roi en « maçon » lorsqu’il établit la dernière version du manuscrit de Gaspard de la Nuit pour Renduel ? Ses contemporains y auraient-ils pensé en 1836 ou 1837 ? Se seraient-ils souvenus de l’ironie de Charles Philipon soulignant le mépris pour « l’état avilissant » de l’artisan (alors que la Charte était censée reconnaître « tous les Français » « égaux devant la loi1 ») à la lecture du verbe « niveler » dès le premier alinéa de la fantaisie de « L’École flamande » en contrepoint d’une épigraphe qui rappelait que la féodalité n’avait pas vocation à durer de toute éternité ? C’est en tout cas à la lumière de la littérature ouvrière du xixe siècle que Valentina Gosetti et Daniel Finch-Race proposent ici de relire la pièce du recueil consacrée au « Maçon ». S’inspirant de l’écopoétique, les deux commentateurs situent les poèmes avec lesquels ils font dialoguer la fantaisie dans le contexte des travaux du baron Haussmann et invitent à voir dans la figure du bâtisseur, convoquée aussi bien par Charles Poncy, Anaïs Ségalas, Augustine-Malvina Blanchecotte que par Bertrand avant eux, la représentation d’un démiurge doté d’une puissance d’action lui permettant de contribuer aux progrès de l’humanité. Un autre personnage, souvent considéré, lui aussi, comme un alter ego de Louis Bertrand, a retenu l’attention de Xavier Malassagne : le bibliophile qui clôt le deuxième et le quatrième livres, consacrés, l’un et l’autre, à l’évocation du passé. La lecture des deux pièces proposée par le commentateur entre ainsi en écho avec l’ouvrage de Marine Le Bail, couronné du Prix Ary Scheffer en 2017, selon lequel, au début du xixe siècle, la collection de livres anciens apparaissait « comme un outil temporel permettant au sujet d’élaborer sa propre conception mythique du passé2 » ; bien souvent, se faire écrivain-bibliophile au « lendemain de 12la fracture révolutionnaire » relevait d’une tentative pour donner forme à « un avant[…] rêvé et réactivé3 ». En s’intéressant au rôle que joue la bibliophilie dans le miroir que Gaspard de la Nuit tend au romantisme, X. Malassagne met en évidence la manière dont Bertrand soulève la question de la manipulation des faits à laquelle se livrent aussi bien le collectionneur-écrivain que, plus généralement, l’imagerie contemporaine et le dédain de nombreux Romantiques à l’égard de l’exactitude historique. Loin d’être un simple jeu réflexif avec un manuscrit extrêmement soigné dont l’édition devait rappeler les œuvres médiévales, les incunables du xvie siècle ou les keepsakes contemporains, la référence à la bibliophilie met en outre en relief l’artifice du procédé, ce qui invite à en interroger les soubassements et enjeux idéologiques. En cultivant l’art de décontenancer le lecteur, Bertrand le renvoie constamment à des questions plutôt qu’à des réponses, l’obligeant, comme l’auteur des Vies et opinions deTristram Shandy ou celui de Jacques le Fataliste, à penser par lui-même. Tout dans Gaspard de la Nuit semble du reste relever du brouillage4, de l’ambigu5 ou de l’incertitude6, c’est-à-dire, montre Esther Pinon, d’une poésie du doute, mise en œuvre aussi bien au niveau du clair-obscur que de la structure de l’œuvre et de sa poétique narrative. En inscrivant les Fantaisies dans un contexte où le doute est « l’unique […] certitude », la commentatrice met l’accent sur la satire de la religion et des religions, si « massive » dans le recueil qu’elle opère une « calcination » « de toutes les croyances ». Les dangers des intolérances réciproques n’en demeurent pas moins d’actualité pour Bertrand souligne Steve Murphy dans sa lecture de « La Barbe pointue ». La syllepse dont est porteuse la métaphore de la meule d’Élébotham annonce que le frottement entre le docteur qui en est coiffé et un chevalier doté d’une barbe pointue ne peut que produire des étincelles, le clinquant des ornements cérémoniaux ne pouvant faire oublier que l’instrument de travail du rémouleur sert à aiguiser pour mieux trancher. Au lecteur de conclure à la nécessité d’en revenir 13à des combats antérieurs à la monarchie restaurée pour éviter les pires déchaînements de violence que les intolérances religieuses rappellent et annoncent. Est-ce à dire que le clair-obscur rembranesque serait le symbole d’une reprise du flambeau des Lumières ? On devrait sans doute y voir également, par-delà, l’héritage des libertins. C’est la conclusion à laquelle conduisent nombre d’autres éléments des Fantaisies, à commencer par ses allures de De Impostoribus d’un nouveau genre ou le réseau de références auquel invite l’épigraphe du « Raffiné », corrigée peu avant la remise du manuscrit à Eugène Renduel. L’amendement fait miroiter le texte d’autres enjeux que ceux d’une simple physiologie. L’art du trompe-l’œil y est, comme partout dans les Fantaisies, à reflets multiples et devait se couvrir d’un masque d’autant plus efficace pour les lecteurs de 1836 que le portrait leur aurait certainement rappelé, en anamorphose, celui de l’une des figures les plus célèbres de leur temps, Chodruc-Duclos, en évoquant, plus généralement, ceux que L’Artiste appelle en 1864 « les grotesques du duel7 », dont faisait partie notamment Adolphe Choquart. Le dispositif a de toute évidence été pensé pour conduire les lecteurs à déjouer les multiples pièges des « dis/simulations » modernes, pour reprendre le terme de Jean-Pierre Cavaillé.
Des inédits attendent le lecteur de la section des « Manuscrits et documents ». Répondant à l’appel du numéro 3 de la revue, Jacques Baijot complète la connaissance très partielle que nous avions des dessins d’Auguste Leroux destinés à une édition de Gaspard de la Nuit qui n’a jamais paru, par la révélation de deux nouvelles planches consacrées l’une aux « Flamands », l’autre aux « Lépreux », deux pièces liées à Pierre-Jean David.
Grand connaisseur de l’œuvre, des manuscrits du sculpteur et des études qui leur ont été consacrées, Patrick Le Nouëne, conservateur en chef honoraire des musées d’Angers, revient sur le soin avec lequel l’artiste a laissé des témoignages multiples de ses rencontres avec Bertrand et sur les circonstances dans lesquelles il a fait réaliser la publication de son œuvre principale. Les différentes versions des récits de David d’Angers sont collationnées et les connaissances qui avaient été transmises par une lignée d’éditeurs sont soumises au contrôle de la version des manuscrits de la dation Steuer.
14Si nous savions au moins depuis la parution des Œuvres complètes en 2000 que Gustave Kahn s’était intéressé à l’œuvre de Bertrand, nous ignorions en revanche qu’il lui avait consacré des vers. Akane Miyazaki offre la primeur de cette découverte en transcrivant et en commentant deux textes du critique et poète figurant dans l’exemplaire de Gaspard de la Nuit légué par Anna Bass à la Bibliothèque nationale de France. Il semble qu’ils soient restés inédits malgré leur mention dans la notice de la Bibliothèque. Cette publication a été rendue possible par Francis Karpman-Boutet, Françoise Lucbert, Richard Shryock, Laurence Le Bras, Marie-Amélie Conte-Bourges, Pascale Kahn et les éditions Classiques Garnier : nous les en remercions très chaleureusement.
La réception de Gaspard de la Nuit s’enrichit elle aussi de nouvelles perspectives. Si l’on entrevoit de mieux en mieux quelles influences l’œuvre a eues sur les poètes français de la deuxième moitié du xixe siècle et sur la naissance du poème en prose ou, du moins, sur son histoire, on ignore généralement encore en France le rôle que jouèrent le livre et ses traductions sur la poésie japonaise. Akane Miyazaki, qui a mené une étude chronologique de cette évolution, vient combler cette lacune en partageant les étapes et les conclusions de son enquête avec le public français dans une adaptation des travaux qu’elle a publiés au Japon sur le sujet en 2017.
Puissent cet ensemble d’études et d’inédits encourager la lecture de l’œuvre de Bertrand et la réflexion sur sa poétique et ses enjeux, voire faire surgir les imprimés et manuscrits de l’écrivain qui restent inconnus…
Nathalie Ravonneaux
1 La Caricature morale, religieuse, littéraire et scénique, no 44, 1er septembre 1831, p. 349.
2 L ’ Amour des livres la plume à la main. Écrivains bibliophiles du xix e siècle, préface de Daniel Sangsue, PUR, 2021, p. 255.
3 Ibid., p. 256.
4 Sandra Glatigny, « Gaspard de la Nuit : une poétique du brouillage », La Giroflée, 2, Lille, 2010, p. 35-45.
5 Gisèle Vanhese, « Un sens à la fois précis et multiple. Poétique de l’ambigu dans Gaspard de la Nuit », dans André Guyaux (dir.), Un livre d’art fantasque et vagabond, Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 67-82.
6 Valentina Gosetti et E. J. Kent, « Maribas et la sorcellerie masculine », RB, 2, 2019, p. 49.
7 Compte rendu de la parution de Duels et duellistes de Roger de Beauvoir, dans L’Artiste : journal de la littérature et des beaux-arts, année 1864, tome II, p. 68.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-13171-7
- EAN : 9782406131717
- ISSN : 2649-2644
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13171-7.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 11/05/2022
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français