Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Relire L’Éducation sentimentale
- Auteurs : Glaudes (Pierre), Reverzy (Éléonore)
- Pages : 7 à 11
- Collection : Rencontres, n° 331
- Série : Études dix-neuviémistes, n° 39
Article de collectif : 1/21 Suivant
AVANT-PROPOS
Flaubert se plaignit jusqu’à sa mort de l’insuccès de L’Éducation sentimentale. Quand il écrit au jeune auteur des Sœurs Vatard, roman naturaliste paru en 1879, qu’« [i]l manque aux Sœurs Vatard, comme à L’Éducation sentimentale, la fausseté de la perspective ! », Flaubert revient sur ce défaut de construction qui, depuis 1863, lui paraît caractériser son roman avant de devenir le principal motif de son incompréhension par ses contemporains : « il n’y a pas de progression d’effet1 », ajoute-t-il, idée qu’il reprend dans sa lettre du 8 octobre 1879 à Edma Roger des Genettes2. C’est cette même année que l’éditeur Charpentier réédite L’Éducation sentimentale, dix ans après sa première publication en fin d’Empire, et c’est sans doute aussi parce que Flaubert relit et corrige alors son roman qu’il ressasse son échec.
Or, dans une certaine mesure, le jugement de Flaubert est faux, ou tout du moins exagéré. Si l’on considère d’abord le dossier de réception de la fin 1869, nous y trouvons un certain nombre d’articles non seulement favorables au roman, mais aussi fins, subtils, et qui saluent la nouveauté de L’Éducation. Il ne devait tout de même pas être trop désagréable de lire dans Le National du 29 novembre 1869, sous la plume du poète Théodore de Banville :
8Un livre de Gustave Flaubert ne s’analyse pas. Tout le monde lira, savourera ligne par ligne L’Éducation sentimentale, ce roman vraiment historique, dans le sens réel du mot, où le moindre tableau achevé avec une précision homérique dans ses moindres détails, est une composition complète, harmonieuse, ayant sa vie propre, sans troubler en rien cependant la magnifique et sobre unité de l’ensemble3.
Et comment déjà ne pas se réjouir du compte rendu de Paul de Leoni, paru dans Le Pays le 26 novembre 1869 :
L’Éducation sentimentale a fourni à l’auteur de Madame Bovary l’occasion d’une étude remarquable sur la situation des esprits durant la deuxième partie du règne de Louis-Philippe.
M. Flaubert a dépeint le monde politique d’alors avec une vérité, avec un sentiment d’impartialité qui lui font le plus grand honneur. Son amour du détail l’a fait tomber sur des rencontres heureuses, des riens qui contiennent des mondes et ouvrent à l’imagination des horizons immenses.
Le grand art du reste de M. Flaubert consiste à débarrasser le roman de tous ces éléments parasites qui asservissent la pensée. Procédant par plans, par combinaisons de couleurs, en ménageant savamment ses lumières et ses ombres comme les grands peintres, il n’est pas un mot qui n’ait sa valeur juste, qui n’exprime un sentiment exact et qui n’ait été savamment ajusté et fondu dans l’harmonie générale de l’œuvre4.
On en oublierait presque les éloges de Zola, puis ceux de George Sand… L’auteur de Thérèse Raquin est sans doute celui qui clame le plus fort la nouveauté de l’œuvre flaubertienne, mais il n’est donc pas seul :
C’est un Titan, plein d’haleines énormes, qui raconte les mœurs d’une fourmilière, en faisant des efforts pour ne pas céder à l’envie de souffler des chants héroïques dans sa grande trompette de bronze. Un poète changé en naturaliste, Homère devenu Cuvier, reconstruisant les êtres avec des fragments d’os, au lieu de les évoquer et de les créer de toutes pièces ; tel est Gustave Flaubert, l’esprit double qui a produit des œuvres d’une réalité à la fois si minutieuse et si épique5.
Que manque-t-il donc à Flaubert, est tenté de s’interroger le lecteur d’aujourd’hui ? L’assentiment de Barbey d’Aurevilly, de Francisque 9Sarcey ? Il est évident que l’auteur de Madame Bovary, taxé en 1857 d’immoralité et de matérialisme, ne peut y prétendre. Sans doute sont-ce les sottises qu’inspire son roman à la critique, qui tarabustent Flaubert. Et comme un sentiment d’injustice : on lui reproche son impartialité, comme s’il masquait sa sympathie pour les révolutionnaires – c’est une des accusations portées par Barbey – ; l’aventure de la Turque sert de loupe grossissante pour relire l’ensemble du roman à la lumière d’une obscénité généralisée… Saint-René Taillandier reproche à Flaubert une misanthropie et une ironie corrosives, et s’il repère les deux plans qui cheminent en parallèle dans son récit – affaires sentimentales et affaires politiques –, il n’y voit que des « combinaisons » pour « ne rien dire et paraître profond6 ».
Ce qu’ignorait Flaubert, c’est que la lecture zolienne, qui s’approfondit tout au long de la décennie suivante pour culminer dans l’article consacré à Flaubert en 1875, puis à l’occasion de la republication de L’Éducation, devait modéliser la réception à venir en déterminant d’une part ce que Claude Burgelin nommera en 1974 la « flaubertolâtrie7 », d’autre part en développant la métaphore de la platitude qui allait connaître différentes modalisations dans le siècle à venir. Car si le roman flaubertien est plat, faute d’intrigue et de héros – « rien que des figures de passants 10se bousculant sur un trottoir », écrit Zola –, s’il présente la médiocrité, « le train-train ordinaire des événements8 » et nie le romanesque, il n’en est pas moins cette œuvre que Huysmans nommera « une véritable bible9 » pour les jeunes auteurs qui se pressent à Médan autour de Zola, un roman dont ils se récitent des passages à haute voix. Proust reprendra la métaphore zolienne du trottoir pour qualifier le style de Flaubert – « ce grand Trottoir roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone, morne, indéfini10 » – dans une perspective tout autre que celle des naturalistes, en insistant sur cette beauté, qui n’est pas la correction grammaticale, et qui lie indissolublement une vision nouvelle, singulière, à une perfection formelle n’obéissant qu’à sa propre loi ; une quarantaine d’années plus tard, les nouveaux romanciers feront de Flaubert leur « maître à tous » (Nathalie Sarraute), « le Patron » (François-Régis Bastide), « le prédécesseur » (Alain Robbe-Grillet), et de la fameuse formule de ce « livre sur rien » que Flaubert « aimerai[t] faire11 », le credo d’un formalisme autoréférentiel autorisant tous les textualismes.
Or, à l’évidence, en dépit de cette révolution copernicienne que serait le roman de 1869, Flaubert, en qui Bourget voyait un romancier-philosophe, précurseur du pessimisme fin-de-siècle, recourt à la forme romanesque pour dire quelque chose à son lecteur : « Madame Bovary et L’Éducation ne représentent-elles pas (là est peut-être leur pathétique possible) une des ultimes tentatives qu’ait faite un écrivain pour parler à un public à travers une fable avec le fol espoir d’une prise sur le réel ? », note justement Claude Burgelin12. Celui qui écrivait à M.-S. Leroyer de Chantepie : « Il en sera, je l’espère, de L’Éducation sentimentale, comme de la Bovary. On finira par en comprendre la moralité et trouver “cela tout simple”13 », et qui avait évoqué son projet romanesque comme 11« une vengeance14 », ou qui déclarait à son ami Maxime du Camp, en contemplant en 1871 les ruines des Tuileries, « Dire que cela ne serait pas arrivé si on avait compris L’Éducation sentimentale15 », écrivait contre son temps mais aussi avec son temps.
Le nôtre a ainsi quelques raisons de vouloir relire son roman, qui est resté longtemps oublié des programmes des concours de l’enseignement du second degré ; le relire ou plutôt tenter de le lire sur nouveaux frais, comme s’efforcent de le faire les contributions réunies dans ce volume, à l’occasion du programme d’agrégation 2018.
Pierre Glaudes
et Éléonore Reverzy
1 Flaubert, lettre à Joris-Karl Huysmans, datée du 7 mars 1879, Correspondance, éd. Jean Bruneau et Yvan Leclerc pour le t. V, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 568.
2 « Pourquoi ce livre n’a-t-il pas eu le succès que j’en attendais ? Robin en a peut-être découvert la raison ? C’est trop vrai. Et esthétiquement parlant il y manque : la fausseté de perspective. À force d’avoir bien combiné le plan, le plan disparaît. Toute œuvre d’art doit avoir un point, un sommet, faire la pyramide ou bien la lumière doit frapper sur un point de la boule. Or rien de tout cela dans la Vie. Mais l’Art n’est pas la nature ! » (ibid., p. 720). L’antienne flaubertienne sur un roman qui « ne fait pas la pyramide » accompagne la rédaction du roman. Voir les lettres à Jules Duplan du 7 avril 1863 (ibid., t. III, p. 318) et du 15 avril 1863 (p. 319). Sur ce point, voir l’article d’Alan Raitt, « L’Éducation sentimentale et la pyramide », dans Histoire et langage dans L’Éducation sentimentale, CDU-SEDES, 1981, p. 129-142.
3 Consultable en ligne sur le site Flaubert de l’Université de Rouen à l’adresse suivante : http://flaubert.univ-rouen.fr/etudes/education/
4 Ibidem.
5 Émile Zola, « Causerie », La Tribune, 28 novembre 1869, Gustave Flaubert. Mémoire de la critique, Didier Philippot éd., Paris, PUPS, 2006, p. 287-288 ; également consultable en ligne à l’adresse précitée.
6 « Frédéric va être aimé de Mme Arnoux quand la révolution de février remet tout en question ; il emmène Rosanette à Fontainebleau pendant que les journées de juin épouvantent la France ; il congédie Rosanette et rompt avec Mme Dambreuse au moment où s’accomplit le coup d’état du 2 décembre 1851. Que signifient ces combinaisons ? À les considérer en elles-mêmes, je suis persuadé qu’elles ne signifient absolument rien ; mais je suis persuadé en même temps qu’elles sont laborieusement préparées pour avoir l’air de signifier quelque chose. Ne rien dire et paraître profond, raconter des vétilles et prendre les allures de l’histoire, tel est ici le grand art. C’est donc une mystification ? C’est bien pis, à mon sens ; s’il y a un dessein dans cet arrangement, ce ne peut être que le dessein de confondre les grandes choses et les petites, les sérieuses et les ridicules, afin d’établir sur cette promiscuité la doctrine du mépris universel. » (Saint-René Taillandier, Revue des Deux mondes, 15 décembre 1869).
7 Claude Burgelin, « La flaubertolâtrie », Littérature no 15, 1974, p. 5-16. Le critique rappelle en particulier que « [l]a pensée de Flaubert est pleinement tributaire d’une époque pour laquelle des notions comme celle de “réalisme” ou de “science” avaient une valeur à tout le moins polémique. S’il a souvent pensé contre la terminologie de son temps, il s’est débattu avec ; c’est elle qu’il parle. Des notions comme celles de “réel”, de “peinture vraie”, d’“observation”, de “représentation historiquement exacte”, de “sujet” – “exaltant” ou “médiocre” parce que trop “bourgeois” –, de “moralité” sont siennes au même titre que la réflexion sur le livre sur rien. C’est donc dans cet espace conceptuel vertigineusement béant qu’il faut essayer de situer ce que poursuit Flaubert, en marquant nettement les différents pôles autour desquels s’articule, contradictoirement ou non, son entreprise. »
8 « Gustave Flaubert et ses œuvres », Le Messager de l’Europe, novembre 1875, dans Didier Philippot, op. cit., p. 363.
9 À Rebours, Préface écrite vingt-ans après le roman, Paris, Gallimard, « Folio », éd. Marc Fumaroli, 1977, p. 56.
10 « À propos du “style” de Flaubert », La NRF, no 76, 1er janvier 1920, p. 72-90.
11 Lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852, Correspondance, éd. citée, t. II, p. 31. Nous soulignons.
12 Art. cité.
13 Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie du 22 décembre 1869, Correspondance, éd. citée, t. IV, p. 145-146.
14 « Quelle forme faut-il prendre pour exprimer parfois son opinion sur les choses de ce monde, sans risquer de passer, plus tard, pour un imbécile ? Cela est un rude problème. Il me semble que le mieux est de les peindre, tout bonnement, ces choses qui vous exaspèrent. – Disséquer est une vengeance » (lettre à George Sand du 18 décembre 1867, ibid., t. III, p. 711).
15 Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, Paris, Hachette, 1906 [1882-1883], p. 342.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-07459-5
- EAN : 9782406074595
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07459-5.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/12/2017
- Langue : Français