Avant-propos
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Rapts. Réalités et imaginaire du Moyen Âge aux Lumières
- Authors: Vickermann-Ribémont (Gabriele), White-Le Goff (Myriam)
- Pages: 7 to 18
- Collection: Spirit of Laws, Spirit of Letters, n° 5
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Avant-propos
Si l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert définit le rapt comme « enlèvement violent & forcé », on sait que ce n’est pas l’unique acception du terme, et la rubrique «jurisprudence » du même article introduit d’ailleurs implicitement une réalité bien plus complexe : affirmant que seul le rapt fait par violence ferait partie des crimes qui ne sont pas susceptibles de lettres de grâce, elle sous-entend qu’il en existe bien d’autres… L’article témoigne ainsi d’une situation peu claire en juridiction, qui introduit une ambiguïté à propos du rapport entre rapt, violence et consentement. De fait, au cours des échanges qui ont eu lieu lors du colloque d’Orléans, on a compris combien il était difficile non seulement de définir le terme de « rapt », mais même de circonscrire ses limites, puisqu’il semble à la frontière de différentes autres notions et événements, comme l’enlèvement, la violence, la tromperie, la subornation, la séduction, le ravissement ou le déshonneur, par exemple. Le terme « rapt » ne va donc pas de soi et demande précision, ou par des attributs (« rapt violent », « rapt par subornation » ou « de séduction ») ou par l’explication moyennant d’autres termes (stuprum, enlèvement, viol…).
Le rapt n’a pas toujours été perçu comme transgressif, il a même été célébré dans le geste du passage du seuil de la jeune épousée, portée dans les bras de son époux, comme un souvenir folklorique assez léger. De fait, il est initialement une modalité du mariage, notamment dans les sociétés où la force est importante et même souvent plus valorisée que le droit1. Ainsi, chez Homère, les rapts (dont le modèle est celui d’Hélène) sont nombreux ; à Sparte, le rapt a laissé des traces dans la législation car même après avoir obtenu un consentement, le fiancé devait simuler
l’enlèvement de la jeune fille ; le mariage par rapt était une pratique courante en Inde2 ; le rapt était également fréquent dans la civilisation hittite, les mondes germanique ou slave, et dans les traditions russes, sans pour autant exclure une forme de liberté prénuptiale des jeunes ou une indépendance financière des femmes d’ailleurs3. On dissocie très nettement le rapt prénuptial, ritualisé et parfois contractuel, de l’enlèvement de femmes, en temps de guerre, par exemple. Dans cette mesure, le rapt apparaît comme une forme relativement tempérée des rapports entre les sexes. De fait, au fil du temps, le rapt n’est pas toujours considéré comme un crime sexuel et il est articulé très diversement avec le viol. Aristote (Politique, ii, 8) explique que le mariage par achat ne fait que remplacer le mariage par rapt. On comprend par là combien la question du rapt ne peut se penser indépendamment du droit du mariage, lui-même non séparable des questions du droit des pères, du consentement mutuel, du mariage comme sacrement ou comme contrat, ou de la répartition des rôles de l’Église et de l’État, de la liberté de chacun voire du droit naturel… Toutefois, le rapt qui sera envisagé ici, notamment à partir de la conception qu’on en a au Moyen Âge, est le plus souvent perçu sous un angle de suspicion voire de condamnation, au moins partielle. Dans l’approche diachronique, comme dans l’essence du rapt, il apparaît comme une « charnière », selon le mot de Danielle Haase-Dubosc, lors du colloque : charnière entre les civilisations, entre l’ici et l’ailleurs, entre le monde barbare et le monde civilisé, entre différents conceptions des normes, des lois ou même de l’amour.
Le rapt, quand il est considéré comme un crime, fait objet des coutumes, de la législation royale ou des interventions de l’Église, ne l’est ainsi pas non plus toujours pour les mêmes raisons : si le rapt en tant que stratégie matrimoniale du haut Moyen Âge se voit bientôt combattu, il l’est avant tout lorsqu’il s’identifie au viol. Dans la continuité de ce dispositif, mais avec des finalités tout autres, on trouvera plus tard dans l’histoire de France, suite au concile de Trente, le « rapt de séduction », dont le juriste allemand August von Leyser écrivit en 1748, en latin et en recourant à un terme du droit romain : Galli peculiare genus
raptus habent, quod sine vi & mutatione loci committitur, atque in parentes appellatur4. Cette espèce «quelque peu particulière » de rapt (« crimen aliquod peculiare ») dont s’étonne von Leyser se commettrait donc sans force ni changement de lieu et consisterait à contracter ou favoriser un mariage avec une personne qui est sous la puissance d’une autre et sans le consentement de celle-ci.
La gamme de comportements couverts par le terme de « rapt » est donc large et a pu induire un certain nombre d’incertitudes dont ont su profiter les acteurs, qu’ils soient ravisseurs, parents ou magistrats. Ainsi, l’importance du rapt varie en fonction du statut social des protagonistes (notamment autour de l’inquiétude d’une mésalliance et de ses conséquences) ou de leur âge, par exemple. Sa gravité est régulièrement interrogée : tantôt il apparaît comme un crime horrible, tantôt comme une faute ou un péché, mais aussi parfois comme une erreur ou une simple irrégularité. Les sanctions qu’il appelle vont d’une forme d’indifférence bienveillante à la peine de mort et s’abattent aussi bien sur l’individu qui commet le rapt, sur la personne enlevée (avec ou sans consentement), sur les témoins, sur les complices, sur les différents parents, ou sur les membres du clergé ayant éventuellement accepté de marier le couple formé par rapt… Le panel des représentations littéraires, qu’elles se réfèrent à la réalité sociale du rapt ou non, est au moins aussi étoffé. Les variations sont innombrables, selon les faits, mais aussi les perspectives, le jugement ou la subjectivité imprimés au récit. Que le rapt violent ait constitué un des éléments importants des histoires tragiques se conçoit aisément, que le rapt de séduction ait nourri l’imaginaire des romanciers de l’Âge classique à la recherche d’improbables intrigues d’amour l’est de la même manière.
Intégré dans un texte littéraire, le fait criminel est un objet extrêmement polyvalent : la représentation du rapt ne révèle alors plus seulement le caractère des personnages, mais encore, au-delà d’une culpabilité selon la loi, des normes implicites, des tabous de comportements, ou l’aspiration à un nouvel idéal qui ne peut prendre forme que par un acte réprimé. Ainsi, le rapt peut apparaître comme le matériau de réflexion par excellence d’une subjectivité qui s’affirme et il peut même
être représenté de manière positive, comme expression du désir face aux normes, comme ravissement spirituel, voire comme enthousiasme du poète5.
Au-delà d’une approche référentielle du rapt, que sa représentation soit inspirée d’un fait divers ou non, les rapts littéraires peuvent aussi être plus nettement imaginaires. De façon générale, on peut s’interroger sur les motivations des écrits consacrés au rapt, se demander pourquoi on a voulu évoquer ces cas d’enlèvements en littérature. S’il s’agit de récits inspirés par des rapts réels, on peut évoquer une fonction testimoniale ou encore la reconnaissance, voire la captation, du caractère très suggestif ou stimulant pour l’imagination de l’idée de rapt. Fixer en littérature un rapt réel serait reconnaître la part de fascination que suscitent au moins en partie les transgressions. Parler de rapt en littérature impliquerait en ce sens de reconnaître au moins implicitement les zones de contact de l’activité littéraire et du déploiement du désir, y compris transgressif. S’il s’agit de rapts fictionnels, on se demandera quel type de transgression ils impliquent : le fait de contourner ou de repousser l’ordre du monde réel, transposé dans la fiction, ou, de manière plus intéressante encore, celui de contester un ordre fictif du monde, préalablement fondé dans la fiction. Dans ce dernier cas, le rapt est synonyme d’approfondissement de la littérarité et de la fictionnalité. Le dépassement des lois internes de la diégèse et de sa cohérence propre invite à une ouverture plus large des possibles du récit, exalte les promesses et élargit les territoires de la fiction. S’il s’agit d’élaborations plus purement imaginaires, dont le lecteur puisse aisément douter de la vraisemblance, on est en droit de se demander à quelle motivation répond l’invention de telles histoires : crainte ou désir obscurs, contestation ou utopie. De fait, un rapt, comme ceux opérés par des êtres surnaturels, peut exprimer la crainte d’être soustrait au monde connu, dont les lois et le fonctionnement sont familiers. C’est une crainte fondée dans le psychisme humain mais également une tentation constante en littérature que cette exploration d’un ordre du monde alternatif ou d’une autre réalité. Dans cette mesure, à la crainte répond un désir : celui d’être effectivement soustrait au monde commun, au monde tel qu’il va, un rêve d’ailleurs, avec l’idée plaisante que l’inconnu est porteur de promesses et d’espoirs. Le rapt
aiderait ainsi à franchir une frontière qu’on n’aurait pas la ressource de franchir seul, de son propre chef. Il serait alors pleinement consenti, voire désiré, non plus redouté ou subi. Il serait une façon de faire advenir dans le champ littéraire quelque chose qu’on ressentirait comme peu probable ou inatteignable dans le réel. Le récit de rapt serait, en ce sens, l’expression d’un espoir ou d’une désillusion et confierait à la littérature un rôle consolateur ou compensatoire.
En outre, le rapt amoureux est une image frappante de l’aspiration au saisissement de l’autre dans l’amour, d’une saisie totale et presque arbitraire qui est une des expressions de l’amour mais qui a peu de place dans le mariage, en droit. Les récits de rapts présupposent à la fois une certaine idée de la condition féminine, à la fois réelle et fantasmée, et un imaginaire du désir (masculin – puisque c’est le plus souvent dans ce sens que les choses s’entendent… – ou féminin). Toutefois le passage du rapt par la littérature constitue une forme de rationalisation voire de domestication de la sauvagerie ou de la violence, par son enserrement dans le langage et son déplacement vers la fiction. La littérature joue en quelque sorte avec le feu pour mieux le domestiquer mais aussi, peut-être, pour le nourrir…
Il ressort bien entendu de l’approche de ces différents cas de figure que le récit et l’évocation de rapts sont avant tout des expressions de la liberté littéraire. La littérature peut prendre en charge les transgressions du réel, voire les inventer ou les dépasser, tout en conservant sa loi propre, sa loi interne. Elle est elle-même une confrontation avec les possibles et les lois du monde, dans le respect de l’ordre secondaire, littéraire, qui lui est propre. En ce sens, le rapt littéraire devient une métaphore de créativité et d’inventivité, très maîtrisées. Le lecteur se trouve tour à tour complice, violenté et séduit.
Les études rassemblées ici, qui prolongent le travail d’un colloque international organisé à Orléans les 22 et 23 novembre 2012, contribuent au panorama du rapt, déployé sur la longue durée du Moyen Âge jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, et éclaircissent le sens que le terme de « rapt » peut prendre dans un contexte donné, qu’il relève de la réalité ou de l’imaginaire, le plus souvent littéraire, de son époque.
L’article de Sylvie Joye (« Le rapt de l’Antiquité tardive au haut Moyen Âge : crime privé, crime public, sacrilège ») est d’abord centré sur la
définition précise du rapt tel qu’il est présenté dans les textes normatifs de la fin de l’Antiquité et du très haut Moyen Âge : c’est en effet au ive siècle qu’est donnée la première définition juridique de ce qu’est le raptus. Cette époque ne voit certes pas l’apparition de la pratique du rapt, mais le rapt en tant que crime se distingue désormais bien du viol. L’auteure explique combien c’est le droit des pères et les intérêts des mariages qui sont au centre des législations sur le rapt. Elle s’appuie ensuite sur quelques exemples concrets pour mettre au jour les mobiles classiques des ravisseurs et les caractéristiques types des femmes ravies aux vie et viie siècles. Il apparaît en effet que le rapt, loin d’être une survivance de traditions anciennes, est avant tout un moyen de détourner les règles du mariage en obtenant une épouse convoitée tout en se passant du consentement de ses parents. L’auteure appuie son propos sur les recherches de différents anthropologues qui ont approché le « mariage par rapt », participant au passage de l’endogamie à l’exogamie, dans leurs réflexions sur l’histoire de la famille. Les références culturelles attachées au rapt et la variété des situations qu’il peut évoquer en font aussi un élément de stratégies discursives assez élaborées dans certains poèmes et chroniques (différences entre la femme légitime et la femme enlevée, les unions entre libres et esclaves…). Elle évoque également les mutations importantes que les transformations politiques, idéologiques et sociales de la période carolingienne ont entraînées en ce qui concerne la conception et la pratique du rapt. Celui-ci devient alors l’objet d’une réflexion théorique intense qui le décrit comme le contraire diabolique du mariage, particulièrement mis en valeur à l’époque en tant que cellule fondamentale de la société.
Dietmar Rieger (« Stuprum, raptio et raptus dans la littérature française du Moyen Âge : l’exemple d’Aiol ») met en lumière pour une période plus tardive l’ambiguïté et la polysémie des termes juridiques latins avant d’étudier en détails l’exemple de leurs configurations littéraires dans l’exemple de la chanson de geste du xiiie siècle, Aiol. Le lecteur assiste d’abord à une raptio du personnage de Mirabel, dont la sauve Aiol. Dans cette raptio, le droit du plus fort semble prévaloir. Elle fait d’Aiol et Mirabel un couple aux intérêts communs et qui les défend à égalité à l’aide du courage et des armes. C’est ensuite une tentative de raptus de l’héroïne par le brigand Robaut qui a lieu, dans laquelle Mirabel est contrainte à se défendre seule car Aiol est mis hors d’état de riposter. L’attitude de la jeune femme, aussi combattive que le héros, place les deux amoureux sur
un pied d’égalité. Cette auto-défense est d’ailleurs l’une des originalités de la chanson sur ce motif. La troisième variante envisagée dans l’œuvre est la raptio sans consentement. L’auteur ouvre la réflexion par une comparaison avec des réécritures italiennes tardives de l’histoire d’Aiol.
L’étude de Rosalind Brown-Grant (« Le rapt et le rapport texte/image dans les manuscrits du remaniement bourguignon de La Fille du comte de Pontieu ») s’intéresse au rapport texte/image dans la version tardive de La Fille du comte de Pontieu, qui fait du rapt de l’épouse l’événement-clé autour duquel se déploie tout le récit. L’auteure se livre à une description et à une analyse détaillée des images qui mettent en avant les points d’interprétation du rapt par le maître de Wavrin, qui les a réalisées. Ce dernier explore toutes les complexités affectives, sociales et juridiques des conséquences de ce récit de rapt. Dans le manuscrit de la BnF observé, l’épouse d’abord victime du rapt devient une véritable héroïne, modèle de patience et de compassion.
La dimension merveilleuse et ses enseignements sont au centre de l’article sur « Le rapt féerique » de Myriam White-Le Goff qui traite des « motivations et enjeux de [ce] motif ». Si le rapt par des fées permet d’aborder la question de l’enlèvement sous un angle fictif et fantaisiste, il entretient néanmoins des liens lourds en significations avec le monde réel. Ainsi ce motif de tradition celtique peut remettre en question certains aspects de fonctionnements de la société médiévale, notamment en ce qui concerne le mariage, la filiation ou l’héritage. Surtout lorsque le rapt intervient pour sauver un personnage d’un danger qui le guette dans le monde réel, il devient dénonciation des périls encourus dans la société. Mais il peut également pointer plus largement la condition humaine, mortelle et sociable, et la paradoxale incapacité de l’être humain à échapper à ce conditionnement qui paraît nécessaire au désir et au bonheur.
Le xvie siècle voit, comme le présente l’article de Sonia Vernhes Rappaz (« “Rapt” et “séduction”, poursuite d’un crime moral et sexuel à Genève au xvie siècle »), l’émergence d’une nouvelle qualification criminelle, le « rapt de séduction », en vue de poursuivre les unions clandestines, conclues en dehors du consentement parental. L’enjeu est de faire du ravisseur ou suborneur un criminel dont la culpabilité ne s’efface pas et de rendre ainsi tout mariage invalide. C’est autour de cette question de l’annulation des mariages clandestins que se cristallisent
les conflits d’autorité entre juridiction ecclésiastique et monarchique au xvie siècle, moment charnière, notamment au plan de la qualification criminelle du rapt et de la peine encourue par les protagonistes et leurs éventuels complices. L’auteur présente les différentes ordonnances produites à cette période (février 1556, édit d’Henri II ; en 1563, le décret Tametsi édicté par le concile de Trente ; en 1560, le décret d’Orléans de Charles IX ; et finalement l’ordonnance de Blois de 1579) ainsi que leurs retentissements dans la pratique judiciaire en France et dans les territoires limitrophes, tout particulièrement à Genève. La réflexion s’appuie sur la recherche de la terminologie en rapport avec le rapt de séduction dans les procédures criminelles instruites à Genève de 1545 à 1585. À cette période, la relecture du droit romain rappelle la nature contractuelle du lien matrimonial, avant sa dimension sacrée. Or cette question est primordiale car tout mariage conçu comme un sacrement ne saurait être rompu, même s’il a été contracté clandestinement. L’enjeu est encore le renforcement de l’autorité des pères. Alors que l’autorité civile en France radicalise lentement sa position, la lecture de quatre procédures genevoises révèle l’écart entre le discours juridique et la pratique judiciaire. Rapt de violence et rapt de séduction se différencient à cette période également hors du Royaume de France, tandis que de violence la subornation devient tromperie et que la femme enlevée devient une victime, rendant invalide tout mariage. À Genève, la pratique s’adapte à une terminologie héritée du droit romain et reprise par les juristes français, afin de punir le rapt de séduction.
L’article de Marianne Closson, « Les Filles enlevées (1643) du Sieur Du Bail : quand le roman dicte la loi », montre que le long roman Les Filles enlevées du Sieur Du Bail propose une typologie de ce qui est permis, voire encouragé, comme de ce qui est interdit, en matière de rapt dans la société aristocratique de son temps. Il semble élaborer des lois de l’enlèvement conformes aux valeurs héroïques tant masculines que féminines, sans nier la tension entre ce discours héroïque et la réalité, qui sous-tend l’œuvre. Malgré tout, le rapt appartient le plus souvent à une véritable stratégie matrimoniale, tant dans les aventures du personnage de Ruffol que dans les différents récits enchâssés que comporte le roman. Ainsi, en dépit d’une aspiration à la liberté et à l’édiction de règles propres, l’aristocratie, telle qu’elle est dépeinte dans le roman, semble, pour finir, chercher reconnaissance et protection dans la loi.
Claudine Nédelec passe en revue un corpus varié de traitements du « rapt dans les genres comiques ». Partant du constat que les rapts comiques ne parlent souvent pas tant de la réalité que d’autres textes dont ils font le pastiche, elle analyse néanmoins l’effet moral assez ambigu de ce procédé léger. Posant la question du rapt et de la morale non pas tant du côté du droit que de celui des mœurs, ces rapts comiques n’aboutissent pas tellement à corriger les mœurs par le rire, mais à une suspension du jugement moral et à une équivoque qui ridiculise moins les jeunes amoureux que leurs adversaires, souvent animés par des mobiles moins moraux que l’amour.
Danielle Haase-Dubosc (« De l’engouement littéraire de la thématique de l’enlèvement au xviie siècle en général et de l’enlèvement des hommes en particulier ») s’intéresse à la relation que les textes littéraires établissent entre une restitution de la réalité historique de l’enlèvement (mimesis) et la part de phantasia qu’ils peuvent injecter pour façonner l’imaginaire littéraire du rapt. Les deux aspects coexistant dans chaque texte, l’intérêt et le plaisir découlent précisément de ce qu’elle appelle l’« effet-choc » du heurt entre les deux catégories. C’est dans ce heurt que se produit un phénomène que Louis Marin avait décrit pour le sublime et qui apparaît comme une altération du sujet dans l’histoire sur laquelle se joue l’activité réflexive du texte. Cet « effet-choc » peut prendre différentes formes : un contraste entre le décor et le fait comme dans Les Filles enlevées du seigneur du Bail, un contraste entre la loi et les mœurs qui n’admettent pas toute la liberté qu’auraient selon la loi par exemples les veuves (Les Veuves de Corneille, la nouvelle Le Soudain Changement de Camus ou encore Les Filles enlevées), des constructions littéraires qui font ressortir une prise de position (Artamène ou le Grand Cyrus) ou encore l’enlèvement des hommes qui produit un renversement capable de restituer la force du désir qui n’a pas suffisamment de place dans la réalité.
Benoît Garnot présente une « Approche juridique et judiciaire du rapt dans la France du xviiie siècle ». Du côté juridique, il distingue le rapt de violence, le rapt simple et surtout le rapt de séduction qui fait l’objet des débats les plus vifs et d’un réel acharnement législatif élargissant successivement les moyens de contrôle et de répression. Mais la différence entre la norme juridique et la pratique judiciaire est importante et l’auteur montre non seulement, chiffres à l’appui, que les actions en rapt de séduction étaient fort rares (le déshonneur étant plus craint
que la mésalliance), mais encore que les juges ne prononçaient que très rarement la peine de mort prévue par les ordonnances, le danger n’étant réel que pour les domestiques pour lesquels l’incrimination pour « vol domestique », également punissable de mort, recouvre le même crime.
Véronique Demars-Sion, en revanche, après une introduction à l’histoire du rapt de séduction, s’adonne à l’analyse d’une affaire particulière de ce crime, celle de Maximilienne de la Voestine, jugée au parlement de Flandre en 1690 : « Une ténébreuse affaire : le rapt de Maximilienne de la Voestine (ou le crime de rapt vu à travers les archives du parlement de Flandre) ». La particularité de la Flandre comme ancien territoire espagnol auquel Louis XIV avait garanti le respect de ses droits et coutumes fait de cette affaire un extraordinaire croisement entre une réalité juridique locale et un discours juridique marqué par le droit français ce qui permet à l’auteur d’investir de nombreuse sources à son analyse particulière. In fine, l’inculpation pour rapt de séduction pourrait malgré tout, d’après l’arrêtiste d’Hermaville, être possible puisque le ravisseur peut être considéré comme domestique de la maison et d’une naissance vile. Le critère social semble donc faire en l’occurrence du rapt de séduction un crime répréhensible. Le sauvera le simple fait que la mère n’engage la poursuite judiciaire qu’après la mort de sa fille qu’elle semble plutôt avoir négligée, voire maltraitée auparavant : en fin de compte, l’affaire de rapt de séduction ne cache ici qu’une sordide affaire d’héritage.
Ce cas d’inculpation pour des intérêts financiers ne fait certainement pas exception – en ce qui concerne la reprise littéraire du rapt de séduction, on trouve par exemple une occurrence majeure de ce cas de figure parmi les nombreux rapts des Mémoires et aventures d’un homme de qualité de l’abbé Prévost. Mais dans l’analyse de cette série, véritable « anthologie du rapt », Gabriele Vickermann-Ribémont (« Entre norme et subjectivité. Le rapt dans les Mémoires et aventures d’un homme de qualité de l’abbé Prévost ») s’intéresse avant tout à l’articulation entre un positionnement privé et une norme définie par le droit, mais corroborée par l’enseignement moral chrétien et répercutée par des comportements collectifs. Le rapt permet ainsi d’exprimer des réflexions sur la culpabilité, toute chrétienne, essentiellement déterminée par le concept de concupiscence, sur un terrain juridique, ou accompagne du moins la question chrétienne de la faute par celle des effets civils et sociaux qui s’ensuivent là où elle est apparentée à une question de
droit. Tous les récits de rapt participent ainsi à modeler la subjectivité sensible du narrateur : si les rapts violents sont tous condamnés, le rapt de séduction lui sert de ressort pour l’analyse de la passion. Mais le positionnement vis-à-vis du rapt évolue à mesure que se développe le caractère de l’homme de qualité : le consentement mutuel ne lui semble finalement plus suffisant car il est amené, conformément à la norme sociale, à considérer davantage l’honneur des familles. Mais c’est encore par la sensibilité que l’homme de qualité peut jeter un regard novateur sur ce « crime » et faire preuve de compassion. La transmission narrative par ce nouveau type de narrateur permet à Prévost l’absorption du lecteur dans la même attitude sensible concernant la question du rapt de séduction.
Dans une perspective comparatiste, Elena Gretchanaia s’intéresse au « rapt dans la littérature russe du xviiie siècle : entre traditions locales et modèles importés ». Dans la loi russe, le crime de viol ne devient un crime capital qu’avec le Code des lois de 1649, puni de mort jusqu’à l’abolition de la peine capitale par l’impératrice Elisabeth Petrovna. Le rapt consenti, en revanche, ne semble pas donner lieu à des poursuites judiciaires, mais l’importance du consentement parental est de tradition et gagna même en importance au xviiie siècle avec le renforcement de la conception religieuse du mariage. Dans la littérature russe, le motif du rapt n’apparaît qu’avec les genres laïcs, comme la nouvelle laïque, mais surtout la comédie de la deuxième moitié du xviiie siècle. Mais malgré l’importation de nouveaux genres, et conformément à l’importance de l’éducation religieuse des auteurs, la mentalité des personnages reste russe et le rapt consenti ne semble ainsi pas envisageable. Mais dans le théâtre de cour de Catherine II, rédigé en français, le motif reprend la tradition française de la comédie des xviie et xviiie siècles, et avec elle des allusions à la juridiction ou la jurisprudence françaises. Mais les exemples montrent que la référence à la législation française n’a ici rien de subversif ; elle devient plutôt un ressort comique, permettant de mettre en valeur la tolérance du gouvernement russe.
Les études rassemblées ici montrent la richesse d’implications, anthropologiques, historiques ou sociales, aussi bien du crime que du motif littéraire qu’est le rapt. Intimement lié au mariage et donc aux enjeux majeurs que peuvent rencontrés les individus ou les familles, le rapt, une
fois distingué du crime de viol, véhicule les négociations en cours dans une société sur les possibilités de réaliser les aspirations individuelles ou d’un groupe – négociations qui se cristallisent dans les changements juridiques et dans les interprétations et adaptations successives par les avocats et magistrats, qu’il s’agisse de rapt violent ou de rapt de séduction. Notamment ce dernier, largement basé sur des présomptions judiciaires, peut révéler la nature foncièrement fictionnelle de ce crime – comme de la loi en général6 – et les intérêts qui motivent une action en justice. La puissance de cette fiction est par exemple prouvée par le fait que des juristes formés en France importent cet article propre au droit français dans des territoires où celui-ci n’est pas en vigueur, comme à Genève (cf. la contribution de Sonia Vernhes Rappaz) ou en Flandre (comme le montre Véronique Demars-Sion), avec plus ou moins de succès, tout comme en France même où l’accusation pour rapt de séduction est très contestée et rarement suivie par les effets prévus par la loi.
Il n’est donc pas étonnant que le motif du rapt sous toutes ses formes joue souvent un rôle important dans les textes littéraires, déployant les modalités, chances et risques très concrets de ce crime ou bien jouant sur le vécu subjectif du rapt et des sociétés. Au fil de ces études centrées sur le motif du rapt paraît ainsi un lien fort entre la réalité des lois ou des coutumes d’un côté et l’imaginaire littéraire de l’autre. Celui-ci ne se limite pas à reproduire une réalité juridique ou historique, mais joue sur ses possibilités de fiction pour grossir le trait et élargir les questionnements. Il peut ainsi, en créant dans la fiction des mondes alternatifs, contribuer à changer la réception d’un crime. Même le rapt merveilleux, perpétré par une fée ou une magicienne comme Armide, en apparence déconnecté de la réalité, peut nous parler non seulement des grandes questions qu’il évoque – que ce soit la mort ou la fidélité à la religion –, mais encore, et ce avec toute la force du mythe, de la violence, du désir et des risques que comporte potentiellement tout rapt.
Gabriele Vickermann-Ribémont et Myriam White-Le Goff
1 Cf. à ce sujet, sur le rapt dans les sociétés anciennes, Valérie Faranton, « Amours, mariage et rapt dans le roman d’Achille Tatius », article à paraître dans les Cahiers de la maison de la recherche, Université Charles-de-Gaulle Lille 3, dans lequel l’auteur fait le point des pratiques antiques.
2 Cf. Dumézil sur les formes de mariages hindous, cité par Valérie Faranton, op. cit.
3 Cf. Valérie Faranton, op. cit.
4 A. von Leyser, Meditationes ad Pandectas quibus præcipua juris capita ex antiquitate explicantur, cum juribus recentioribus conferuntur atque variis celebrium collegiorum responsis et rebus judicatis illustrantur, troisième éd. corrigée, vol. ix, Leipzig / Wolfenbüttel, Meisner, 1748, p. 316.
5 Cf. V. Gély, Ganymède ou l’échanson. Rapt, ravissement et ivresse poétique, Paris, P. U. de Paris Ouest, Littérature et poétique comparée, 2008.
6 Sur le caractère fictionnel des lois, cf. Ch. Biet, Droit et littérature sous l’Ancien Régime. Le Jeu de la valeur et de la loi, Paris, H. Champion, 2002, p. 7-21.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-2582-0
- EAN: 9782812425820
- ISSN: 2264-4148
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-2582-0.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-14-2014
- Language: French