Préface
- Grand prix de thèse Oscar Niemeyer du CAPES 2021
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Quand il faut décider. Benjamin Constant et le problème de l'arbitraire
- Pages : 11 à 13
- Collection : Constitution de la modernité, n° 40
Préface
À un moment où les régimes démocratiques, en Europe comme dans les deux Amériques, doutent d’eux-mêmes et connaissent des désordres sérieux, il importe de cerner avec netteté les ressources et les difficultés du gouvernement représentatif, qui fournit le cadre opérationnel de nos démocraties. Le travail savant, clair et impartial de Felipe Freller est une belle contribution à cet effort indispensable. Il s’attache à restituer la pensée de Benjamin Constant, l’un des auteurs politiques les plus pénétrants d’une époque et d’un pays qui ont contribué décisivement à donner forme à la politique et à la société modernes. Constant fut à la fois un homme politique dont la carrière court du Directoire à la Monarchie de Juillet, un publiciste particulièrement brillant, un théoricien majeur du gouvernement représentatif, enfin une figure qui résume en sa personne et dans son œuvre la force et les faiblesses, en un mot les tourments du libéralisme politique.
Constant rejette sans regret le principe ancien de l’hérédité et adhère sans réserve au principe nouveau de l’égalité. Or l’égalité se traduit par une norme particulièrement contraignante, à savoir une loi générale excluant tout arbitraire et refusant toute exception. Alors qu’il visait la suppression complète de l’arbitraire, Constant, à l’épreuve des circonstances, dut faire une place de plus en plus grande, de plus en plus systématique même, à ce qu’il voulait exclure, à savoir un pouvoir, une instance, un dispositif sinon proprement arbitraire, du moins « décisionnaire ». En redonnant vie au drame de Constant, Felipe Freller restitue le drame de la loi et de l’égalité modernes.
Felipe Freller analyse de manière très fine la période du Directoire qui vit l’entrée de Constant dans l’arène politique, cette période si complexe et si intéressante mais si peu présente à notre mémoire, étant pour ainsi dire étouffée entre Robespierre et Bonaparte. Au sortir de la Terreur qui porta l’arbitraire à son comble, Constant recommande une légalité sans arbitraire ni exception, mais en même temps qu’il pose l’arbitraire 12comme l’ennemi par excellence de la « politique des principes », il le perçoit comme un recours possible, éventuellement nécessaire, s’il en est besoin pour préserver un gouvernement républicain face à une majorité électorale de plus en plus portée à la « réaction ». De fait Constant approuva le coup d’État de Fructidor qui, avec l’aide de l’armée, réprima brutalement le parti « royaliste » vainqueur des élections.
Comme le montre Felipe Freller, Constant cherche une voie moyenne entre l’abstraction des principes révolutionnaires et la critique conservatrice de cette abstraction – critique à laquelle Burke donna tant de force –, voie moyenne qu’il trouve dans un gouvernement représentatif perfectionné. Le perfectionnement prend la forme d’un pouvoir « neutre » ou « préservateur » qui serait habilité à dissoudre le législatif ou à destituer l’exécutif sans procès ni jugement, de manière entièrement « discrétionnaire », si l’un de ces deux pouvoirs mettait en danger les droits des citoyens. Ainsi serait prévenue la nécessité d’un coup d’État comme celui de Fructidor. C’est ce pouvoir discrétionnaire qui préviendrait tout risque d’arbitraire.
Felipe Freller décrit admirablement avec quelle ampleur et subtilité d’imagination politique Constant, dans la suite de sa carrière, multipliera les suggestions institutionnelles pour combattre l’arbitraire par l’arbitraire, c’est-à-dire l’arbitraire agresseur des droits par l’arbitraire défenseur des droits. Il propose par exemple de combattre la tyrannie de lois violant l’indépendance individuelle par le sentiment moral des jurés dans un jury qui pourrait alors prévaloir contre ces lois. Constant suscite ainsi des figures positives de l’arbitraire, naissant du mouvement spontané de la conscience intime des citoyens lorsque ceux-ci se perfectionnent par l’exercice de leurs facultés dans un régime de liberté. Chaque citoyen devient en quelque sorte juge constitutionnel !
Felipe Freller fait ainsi ressortir la prodigieuse inventivité qui a présidé à la conception et à la mise en œuvre du régime représentatif qui est le chef-d’œuvre de la politique moderne. Nous mesurons la complexité des réglages qu’il exige pour rendre viable, c’est-à-dire gouvernable, un régime libre. En effet, le principe générateur de la démocratie moderne, à savoir la loi générale gardienne de l’égalité des droits, a cet inconvénient de faire difficilement place à l’action et au choix politiques proprement dits : ceux-ci ne sont pas la simple application d’une loi générale sans relever cependant d’un simple arbitraire. En étant attentifs à l’expérience et à la 13réflexion de Benjamin Constant, si bien restitués et éclairés par le beau livre de Felipe Freller, qui vit et enseigne au Brésil, nous nous mettrons en mesure d’affronter plus intelligemment les problèmes urgents qui, au Brésil comme en France, assaillent nos démocraties représentatives.
Pierre Manent
Directeur d’études honoraire
à l’École des hautes études
en sciences sociales (EHESS)
- Thème CLIL : 4127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie éthique et politique
- ISBN : 978-2-406-14948-4
- EAN : 9782406149484
- ISSN : 2494-7407
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14948-4.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/08/2023
- Langue : Français