[Citations en exergue]
- Publication type: Book chapter
- Book: Proust, contre-enquête
- Pages: 31 to 31
- Collection: Proustian Library, n° 24
Où suis-je ?
Ouvrons le début de la Recherche. Dans l’obscurité de la nuit, un homme se souvient. Il se rappelle la façon dont il s’endormait le soir à l’époque où il se couchait tôt. Le sommeil le prenait sans qu’il s’en aperçoive, puis il s’éveillait, ne sachant plus très bien où il se trouvait ni à quelle époque. Son esprit s’agitait pour chercher, sans y réussir, à savoir où il était, tout tournait autour de lui dans l’obscurité et, d’après sa position dans l’espace, c’est à son corps qu’il demandait de mener l’enquête. Alors ce corps ramenait dans sa mémoire spécifique le souvenir précis de toutes les chambres où il avait dormi.
Il est difficile de savoir exactement ce qui nous est raconté dans cette ouverture. Proust ne situe son récit ni dans un moment précis ni dans un lieu donné mais en fait un ensemble d’actions qui, par la spécificité de leur nature et leur qualité particulière, sont portées à se répéter continuellement dans le temps et l’espace. Nous assistons à la naissance du temps itératif dans lequel s’inscrira toute la Recherche.
Ces pages n’ont pas été écrites au fil de la plume d’un seul jet. Elles sont l’aboutissement d’un long processus de réécriture sur plusieurs années1, d’où les hésitations entre le « je » et le « il », le récit et la réflexion philosophique2, et le flou de ce qui est raconté. Lues au ralenti, ces pages perdent leur cohérence, s’emplissent de sous-entendus, d’allusions, de mystères. Et le lecteur, aussi désorienté que le dormeur dans son lit, ne comprend plus très bien ce qui s’y passe, comme un homme qui, descendant un escalier en réfléchissant au mouvement de ses jambes, ne saurait plus comment il avance et finirait pas tomber.
34Condensation
Certains écrivains tricotent lâche, d’autres serré. Proust appartient à ceux-ci, son écriture est extrêmement dense. L’histoire des paperoles, ces longs rubans de texte dont il bourrait ses manuscrits, a forgé de lui l’image d’un écrivain enclin à l’excroissance, dilatant son texte à l’infini. Mais l’un n’exclut pas l’autre et si les critiques se sont focalisés sur ce phénomène des ajouts, une lecture même superficielle des manuscrits montre que Proust travaille son texte en le condensant. Il aime à en serrer le sens dans l’étau de la phrase et considère d’ailleurs comme très concis malgré sa longueur, le manuscrit de Du côté de chez Swann.
Mais il y a une limite à ne pas franchir car dire un maximum de choses en un minimum de mots peut mettre la signification du texte en péril. Un homme se réveille une demi-heure après s’être endormi. Il a oublié qu’il avait soufflé la bougie et posé le livre qu’il lisait : « […] aussitôt je recouvrai la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour les yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure3. »
Résumée, la phrase dit que l’obscurité apparaît au dormeur éveillé une chose obscure, simple tautologie que le lecteur surmonte en saisissant intuitivement le lent glissement de sens des mots. Or, que voit-on développé dans les versions antérieures ?
J’étais tout étonné de voir que tout était plongé dans l’obscurité. Qu’elle était reposante pour mes yeux cette obscurité mystérieuse qui me semblait venue là sans que je m’en fusse aperçu, plus reposante encore pour mon esprit qui sentait qu’il était suspendu pour une seconde encore comme dans ce hamac délicieux au-dessus de la terre, sans plus saisir l’enchaînement des effets et des causes4.
Et j’étais bien étonné de voir autour de moi une obscurité qui, douce et reposante pour mes yeux, l’était peut-être encore plus pour mon esprit à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure, et qui lui faisait sentir l’obscurité intérieure où il était lui aussi plongé5.
35Proust, en resserrant la phrase dans la version définitive – elle est passée de 64 mots à 53 puis 39 –, a gommé les étapes de sa réflexion comme un peintre efface le dessin préparatoire devenu inutile. Souvent chez lui une première phase d’expansion de la phrase – l’écriture lui permettant alors d’explorer sa pensée en la développant –, est suivie d’une phase de rétractation. Il condense le sens en supprimant des éléments du texte ou l’organise autrement, créant ainsi un vide, une absence que le lecteur doit combler. Le langage garde la trace, l’empreinte de ce qui s’est écrit dans une étape intermédiaire avant d’être effacé, laboratoire où s’élabore la pensée.
Proust veut nous faire sentir la métamorphose que subit l’obscurité. De simple sensation physique, elle s’est transformée en un sentiment métaphysique, changeant de nature quand s’y est mêlée la pensée subjective du narrateur. Si le même mot n’exprime pas exactement la même chose selon qu’il s’applique à l’une ou à l’autre, sensation brute ou pensée, un chemin trace une ligne entre les deux en les reliant.
De la même façon, toute sensation extérieure, objective, quand elle se transforme en un sentiment subjectif, subit un changement qualitatif que le mot ignore : l’obscurité reste l’obscurité. Proust suggère que lorsque la pensée prend connaissance d’une chose, elle la modifie de manière si subtile que le mot lui-même en est changé même s’il reste le même : l’obscurité apparaît obscure. La langue ne pouvant rendre compte du phénomène devient simple tautologie, et pourtant il y a bien une différence de nature entre la première obscurité et la seconde. L’écriture permet ce passage entre extériorité et intériorité, d’une qualité à l’autre. Ce que le langage est impuissant à décrire, il peut l’approcher, tourner autour, tenter de réaliser l’équivalence parfaite entre ce qu’on ressent et ce qu’on exprime. La difficulté est de trouver cette fameuse adéquation du fond et de la forme, ce juste équilibre entre ce que l’écrivain veut dire et la manière dont il le dit. Question de précision, de juste mesure – jusqu’où l’écrivain peut aller – mais aussi de réception – jusqu’où le lecteur acceptera de le suivre.
Proust va le plus loin qu’il peut dans cet exercice d’équilibriste. Sa phrase contractée à l’extrême au fil des multiples réécritures perd ses développements explicatifs, comme si, les ayant absorbés dans son flanc, digérés, elle n’en avait plus besoin. Le sens se contracte alors au risque de paraître obscur. Mais ce qu’il a perdu en clarté, il le récupère en 36efficacité. La beauté stylistique s’obtient au prix de cette condensation. Pareille au souvenir ressurgi de la mémoire involontaire, elle requiert un effort. La phrase, pour agir sur l’esprit du lecteur, doit se redéployer dans son imaginaire, tel Combray dans la tasse de thé. Ce travail de dilatation fait de chaque lecteur le lecteur de lui-même.
Le réveil dans la chambre obscure
Si dans ce début de la Recherche de nombreuses traces des versions antérieures subsistent, l’essentiel s’est perdu. Car Proust finalement l’a enlevé. À l’origine, pas de doute, il racontait un incident précis, un événement marquant, certainement autobiographique. Mais cette expérience singulière s’est transformée peu à peu en réflexion philosophique plus générale sur le sommeil et la mémoire. Proust travaille souvent ainsi. À l’origine, un élément biographique met en branle le récit. L’imagination brode autour du souvenir, part dans différentes directions, découvre des lois. L’écrivain passe alors du particulier au général. Puis il recompose, piochant ici et là, recousant ensemble les différentes parties. Peu à peu il efface les traces de l’événement individuel, autobiographique, à la source de sa réflexion. Il ébarbe enfin le texte jusqu’à obtenir cette pâte homogène où tous les ingrédients s’agrègent selon cette esthétique du fondu, de la transparence, mesure du vrai, qu’il l’appelle le vernis des maîtres dans une lettre à la poétesse Anna de Noailles6.
Quand Proust explore la désorganisation que le sommeil inflige à l’espace et au temps, et plus loin au sentiment même de notre identité, il montre que dans ce chaos, le seul qui résiste, le seul dont la mémoire n’est pas défaillante, c’est le corps. Même s’il hésite un bref instant, sa boussole intérieure remet très vite l’espace et les choses à leur place, court-circuitant la raison, l’intelligence, la capacité d’analyse de l’esprit. Les nombreux avant-textes insistent tous sur cette mémoire du corps, seule capable de reconnaître le lieu avec certitude, grâce au souvenir de sa position par rapport aux objets7.
37Ainsi, dans la toute première version, le dormeur était bientôt doublé d’un autre lui-même qui l’aidait à remettre en ordre autour de lui un espace troublé par le sommeil8, aussitôt reconstruit par sa mémoire infaillible9. Là est l’essentiel. La conscience habite les membres du dormeur éveillé. Ceux-ci ont une mémoire, une âme, un corps et un cœur. Dès que je imagine une position correspondant à une chambre particulière, ce sont les meubles et les murs qui se déplacent pour recomposer l’image, suivant l’impression laissée par la réalité d’alors dans la mémoire du corps qui en a gardé une empreinte. Proust part toujours de l’expérience vécue, du ressenti juste. L’inclinaison du mur est cet indice primordial autour duquel le souvenir gravite. Dans la version définitive, le corps perdra sa suprématie et interviendra beaucoup plus tard. L’écrivain, selon son habitude, réoriente son texte vers une réflexion plus générale et philosophique. Il met en scène son récit en le dramatisant, généralise et gomme l’anecdotique. Mais à l’origine, l’enjeu était autre. C’est l’identité d’un lieu particulier que le corps cherchait à retrouver à travers des indices, des signes. L’absence du plus sûr d’entre eux, le rai de jour au-dessus de la fenêtre, obligeait celui qui s’éveille à suivre de la main en aveugle le mur le long de son lit. Son inclinaison le renseignait alors sur la validité de son hypothèse. La chambre qu’il croyait retrouver n’était pas encore celle quelconque d’une longue série – comme ce sera le cas dans le texte définitif –, c’était la chambre où s’était passé quelque chose et elle tenait une place capitale dans son histoire.
Au fil des versions, les informations changent, les choses se renversent. Peu importe que le mur du souvenir soit tantôt oblique, tantôt droit, seule compte sa différence d’avec le mur réel, le mur actuel que la main touche, confondu avec un autre venu de l’enfance comme un fantôme du passé. Le narrateur dort dans une chambre et pense être dans une autre, un ailleurs du temps et de l’espace. Les deux se conditionnent et la confusion se crée. Il voit ses grands-parents morts depuis longtemps dormir dans une chambre à côté de la sienne10. Il se trompe, s’interroge : quelle chambre ? Les avant-textes creusent cette méprise, cernent ce phénomène temporel, quand deux moments très éloignés dans le temps, à travers la confusion des lieux, se superposent. On est déjà très proche de l’épisode de la madeleine.
38L’interrogation tourne autour d’un petit cabinet de débarras qui donnera peut-être la clé de l’énigme. Il figure plusieurs fois dans les avant-textes11 et se trouve déjà dans Jean Santeuil à travers l’évocation du feu du matin dans la maison d’Éteuilles12. Si le récit a des bases autobiographiques, il s’agirait d’une chambre que Proust occupait chez ses grands-parents.
Paternels ou maternels ?
Le matériau autobiographique
La condensation s’opère aussi et surtout sur ce matériau autobiographique. Il est très difficile de trouver des équivalences évidentes, sans ambiguïté, entre la famille réelle de l’écrivain et celle qu’on voit vivre dans la Recherche. Les choses ont l’air simple mais s’y retrouver devient un vrai casse-tête dès qu’on confronte le texte aux documents.
La famille paternelle est originaire d’Illiers. Ce village de Beauce à vingt kilomètres de Chartres, une centaine de Paris, a été identifié à Combray, lieu de l’enfance dans le roman, au point aujourd’hui de porter les deux noms : Illiers-Combray. Marcel Proust s’y rend plusieurs fois enfant avec ses parents, de préférence à Pâques, jusqu’à ce que son rhume périodique des foins ne l’en empêche.
Dans cette famille que Proust rencontre à Illiers13, il y a la grand-mère, née Catherine Virginie Torcheux. Elle habite sur la place du marché, en face de l’église Saint-Jacques dans un appartement de deux pièces au-dessus de l’épicerie reprise par son gendre et sa fille. Quand Proust fête ses neuf ans, elle a soixante-douze ans et est veuve. Marcel ne connaîtra jamais son grand-père paternel, Louis François Valentin Proust, mort seize ans avant sa naissance. Son oncle Jules Amiot et sa tante Élisabeth, la sœur de son père Adrien Proust, habitent une maison confortable au 4, rue du Saint-Esprit. Les Proust y dorment quand ils viennent à Illiers au printemps. Marcel s’installe avec son frère au premier 39étage dans une chambre avec alcôve au fond du palier sur la gauche. Lorsqu’il a neuf ans sa tante Élisabeth a cinquante-deux ans et son mari soixante-quatre. Elle meurt lorsqu’il en a quinze. Son oncle mourra en 1912 à quatre-vingt-seize ans. Dans l’enfance de Marcel Proust, ses trois cousins, beaucoup plus âgés, sont déjà partis de la maison.
Quand il dit « mes grands-parents », il ne peut donc s’agir de souvenirs de la branche paternelle.
Ses grands-parents maternels, Nathé et Adèle Weil (née Berncastel) habitent à Paris, 40 bis, Faubourg Poissonnière. Lorsque Marcel a neuf ans, son grand-père en a soixante-six et sa grand-mère dix de moins. Le grand-père Nathé a la réputation de ne jamais dormir en dehors de chez lui. Il faut donc que cette chambre où dorment les grands-parents soit celle du faubourg Poissonnière. Mais un détail ne colle pas. Dans l’Esquisse 1, la version la plus ancienne, on lit : « À plus d’un de ces lieux, qui auraient dû lui rester sacrés si notre pensée et notre cœur n’avaient si peu de force il n’a jamais resongé depuis. Mais voici que son côté s’en souvient, et son cou, et ses jambes allongées qui imaginent à leur gauche le petit cabinet de débarras de la maison détruite depuis longtemps et les jouets entassés, et la vieille servante, et bientôt l’heure du réveil pour aller travailler sous la lampe avant l’heure du collège, et devant lui la chambre où ses parents dorment côte à côte14. »
Il n’y a aucun doute : cette maison avec ce petit cabinet de débarras, c’est celle d’Auteuil détruite en 1897. Mais Proust ne restitue pas toute la vérité : elle n’appartient pas aux grands-parents maternels mais au frère de Nathé Weil, le grand-oncle Louis qui va bientôt apparaître dans le début de la Recherche. Louis (Lazare sur son état-civil) a cinquante-cinq ans quand Proust naît dans sa maison le 10 juillet 1871, sa mère ayant fui à Auteuil pendant les jours sanglants de la Commune. C’est lui, avec son frère Nathé, qui accompagne Adrien Proust pour reconnaître l’enfant à la mairie d’Auteuil. La famille séjournera souvent dans sa maison, jusqu’à sa mort en 1896. L’oncle a même fait construire une extension pour recevoir la famille de sa nièce. Ainsi dans les Esquisses, la maison est souvent qualifiée de « double maison ». Même si Proust a brouillé les pistes en amalgamant maison d’Auteuil et maison d’Illiers, cette maison reste le lieu central de ses souvenirs d’enfance.
40Certains brouillons laissent entendre qu’il dormait parfois à Paris chez ses grands-parents, puisque, selon la légende son grand-père ne dormait jamais ailleurs que chez lui. Mais jusqu’où cette histoire colportée par l’écrivain est-elle vraie15 ? Ne fait-elle pas plutôt partie du mythe familial ?
Pour savoir si cette sombre maison qu’évoquent trois fragments des variantes du début de la Recherche16 est bien celle des grands-parents, 40 bis, Faubourg Poissonnière, il faudrait vérifier si une partie en a été détruite pour laisser place à un square. Cette destruction partielle expliquerait l’allusion au remplacement de la salle à manger par une cour. Ainsi, l’immeuble des grands-parents aurait subi lui aussi une destruction partielle, ce qui n’est pas impossible17.
Une chose est sûre : la maison d’Auteuil fut vendue sitôt l’oncle mort à un entrepreneur qui la fit raser pour construire plusieurs maisons de rapport sur son terrain. Peu de temps après, ironie du sort, le jardin où Marcel Proust avait longtemps rêvé devant les aubépines fut exproprié pour que soit percée l’avenue Mozart. Proust adorait cette maison. Il y était né, y avait passé des étés radieux avec sa mère et sa grand-mère. Il ne comprit pas la décision de ses parents de ne pas la garder. Sa vente, puis sa destruction par un spéculateur immobilier, furent sans doute un des grands chagrins de sa vie. D’après Philip Kolb qui ne nous dit pas comment il l’a su, une violente dispute éclata avec ses parents le soir même de la vente. Il ne peut s’agir d’un hasard18.
Combien de chambres a donc connues Marcel Proust, dans son enfance, en plus de la sienne ? Chambre d’Auteuil chez son grand-oncle Louis Weil ; chambre à Paris, chez son grand-père Nathé ; chambre de tante Élisabeth à Illiers19. Ces chambres, qu’il évoque dans le tourbillon des réminiscences dès les premières pages ont fusionné dans celle de Combray. Seuls les brouillons en gardent la trace, évoquant précisément telle ou telle selon des souvenirs différents. Nous savons ainsi que le cabinet sentant l’iris 41appartenait à la maison d’Auteuil, qu’on y voyait de la fenêtre un clocher et non un donjon, peut-être le clocher de l’église d’Auteuil datant du xiie siècle, détruite en 1877, qui ressemblait à une tour, d’où sans doute la confusion. On y apercevait aussi de « rondes collines appelées collines du Calvaire à cause d’un calvaire qui se dressait autrefois sur l’une d’elle au-dessus d’un vaste étang, et entre lesquelles on avait établi récemment un champ de courses20 ».D’après les Esquisses, les images, effrayantes, de la lanterne magique étaient projetées dans la chambre du 40 bis, Faubourg Poissonnière, chez le grand-père Weil, ce qui n’a rien de surprenant. Instrument sophistiqué et cher, réservé à une clientèle bourgeoise, la lanterne a davantage sa place dans ce milieu parisien cultivé que chez des épiciers de province. Le romancier a réorchestré ses souvenirs. Les deux branches familiales, paternelle et maternelle, ont fusionné ainsi que les trois maisons de l’enfance, dans un lieu mythique et unique : Combray.
Un puits de tristesse
Dans les avant-textes du cahier 3 des Cahiers Sainte-Beuve, Proust distingue deux périodes de sa vie : une période où il dormait bien, où son sommeil ne connaissait que de brèves interruptions et une autre, apparue vers l’âge de vingt ans, où s’installa l’insomnie.
Jusque vers l’âge de vingt ans, je dormis la nuit. Une sorte de participation à l’obscurité de la chambre, à la vie inconsciente de ses cloisons et de ses meubles, tel était mon sommeil21.
Autrefois j’avais connu comme tout le monde la douceur de m’éveiller au milieu de la nuit, de goûter un instant l’obscurité, le silence, quelque sourd craquement, comme pourrait le faire au fond d’une armoire une pomme appelée pour un instant à une faible conscience de sa situation etc.22.
Maintenant j’étais un malade qu’elle [ma mère] n’espérait plus guérir et elle cherchait à me donner des consolations23.
42On peut se demander quel événement bouleversant a pu provoquer cette rupture.
Si l’on en croit ce qu’il nous dit dans certaines pages de Jean Santeuil, et contrairement au mythe bien ancré de l’enfant gâté, l’enfance de Proust ne fut pas heureuse : « Alors la tristesse régnait seule sur sa sombre enfance24. » Dans ce texte oublié pendant trente ans dans un garde-meuble, on peut lire ce terrible aveu : « Plus tard en effet, quand il était triste, les intérêts, les occupations, les idées, les souvenirs lui dressaient une échelle par où, s’il avait la force de la saisir, il pouvait, de réflexion en réflexion ou de créature en créature, s’évader dans ce champ de l’espérance et des siècles où l’esprit peut courir comme un poulain lâché. Mais son enfance s’agita misérablement au fond d’un puits de tristesse dont rien ne pouvait encore l’aider à sortir et que l’idée même de la cause de ses chagrins ne venait pas encore éclairer. » Il poursuit : « De sa tristesse, d’ailleurs, il ne connut guère plus tard que les causes secondes, car pour la cause première elle lui sembla toujours si inséparable de lui-même qu’il ne put jamais renoncer à sa tristesse qu’en renonçant à soi. Il ne rentra jamais en lui-même, après de plus ou moins longues absences au-dehors, sans l’apercevoir d’abord sur le seuil, avec son visage inquiet d’autrefois25. »
Une seule fois dans sa correspondance il reviendra sur cette tristesse, la décrivant dans une lettre étrange datée de novembre 1911 qu’il adresse par jeu au chien de Reynaldo Hahn, Zadig26 : « Quand j’étais petit et que j’avais du chagrin pour quitter Maman, ou pour partir en voyage, ou pour me coucher, ou pour une jeune fille que j’aimais, j’étais plus malheureux qu’aujourd’hui d’abord parce que comme toi je n’étais pas libre comme je le suis aujourd’hui d’aller distraire mon chagrin et que je [me] renferm[ais] avec lui, mais aussi parce que j’étais attaché aussi dans ma tête où je n’avais aucune idée, aucun souvenir de lecture, aucun projet où m’échapper. Et tu es ainsi Zadig, tu n’as jamais fait lectures et tu n’as pas idée. Et tu dois être bien malheureux quand tu es triste. »
Cette tristesse de l’enfance, il ne peut la confier qu’à un chien, seul capable de la comprendre : « Mais sache mon bon petit Zadig ceci, qu’une espèce de petit chouen que je suis dans ton genre, te dit et dit car il a été homme 43et toi pas. Cette intelligence ne nous sert qu’à remplacer ces impressions qui te font aimer et souffrir par des fac-similés affaiblis qui font moins de chagrin et donnent moins de tendresse. Dans les rares moments où je retrouve toute ma tendresse, toute ma souffrance, c’est que je n’ai plus senti d’après ces fausses idées, mais d’après quelque chose qui est semblable en toi et en moi mon petit chouen. Et cela me semble tellement supérieur au reste qu’il n’y a que quand je suis redevenu chien, un pauvre Zadig comme toi que je me mets à écrire et il n’y a que les livres écrits ainsi que j’aime. »
Indépendamment de ce qu’elle dit, cette lettre me paraît capitale pour deux raisons : Proust s’y met à nu, ce qu’il ne fait jamais ou si rarement, dévoilant cette partie inconnue, cachée, étrange, de lui-même ; le procès de l’intelligence, associé à l’écriture, y prend des accents nouveaux.
Si Proust ouvre la Recherche sur l’affirmation de son héros : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », c’est qu’au moment où je commence son livre, il a rompu avec cette ancienne habitude. Pour le narrateur, se coucher de bonne heure, c’est dormir la nuit. Mais c’est aussi, pour l’écrivain, se coucher à l’aube, après une nuit blanche passée à écrire. Le lecteur y songe forcément. Or dans la suite des neuf pages où je évoque son sommeil, il ne sera plus question de cette inversion du jour et de la nuit. Dans toutes les chambres dont il se souvient, Je dort. Une insomnie peut l’éveiller, convoquer sa mémoire, mais il reste un dormeur normal.
Dans sa vraie vie, cette rupture, Proust la situe vers vingt ans. Il y eut donc un avant et un après. Entre les deux un événement vint peut-être bouleverser un équilibre déjà précaire, obligeant l’écrivain à renoncer au sommeil de la nuit.
Longtemps, donc, je s’est couché de bonne heure. Peut-être le livre ne put exister que grâce à cette rupture, à cette inversion du jour et de la nuit. Une fois la phrase écrite et livrée à son lecteur, Proust l’abandonne. Il n’y reviendra jamais. Elle disparaît, n’ayant servi qu’à poser le Narrateur et le Livre. Il jette sur le papier cet incipit faussement simple, presque naïf, désuet, littéraire l’air de rien, comme on se jette à l’eau. Tout le monde s’est longtemps couché de bonne heure, un livre à la main, avant de s’endormir. Pas de situation plus banale. Et pourtant le romancier nous invite à devenir le sujet du livre écrit. Tout lecteur est le lecteur de lui-même.
C’est autour de 1908 qu’émergera, d’une juste distance entre auteur et narrateur, ce dormeur éveillé. Jusque-là le récit autobiographique 44résistait à la confession. Proust n’ira pas plus loin dans le dévoilement de ce changement d’habitude. Lui, si coupeur de cheveux en quatre, si enclin à approfondir le fond des choses, veut nous suggérer dans ce « Longtemps je me suis couché de bonne heure » qu’un changement capital a eu lieu, provoqué par un événement particulier – les brouillons le prouvent –, mais sans dire lequel. S’il choisit, après tant d’hésitations, de commencer par cette phrase, on peut supposer que sous ses apparences inoffensives, elle recèle – et descelle – peut-être un secret.
Vers vingt ans, Proust devint cet insomniaque. Son anormalité commence là, liée à la maladie, l’écriture, l’angoisse de la solitude, sans doute aussi à un événement clé de son existence. Dans ce « Longtemps je me suis couché de bonne heure », il se reconnaît tout entier. La phrase aussitôt dite, aussitôt confisquée, il ne fera par la suite que la contredire. Dans cette évocation tournoyante des chambres qu’il a connues, il n’est question que de sommeil nocturne, jamais de sommeil diurne, inversé, comme si tout désormais dans l’espace du livre se passait avant.
La peur d’être tiré par les boucles
Mais bientôt le dormeur se rendort. Et voici que dans un rêve son grand-oncle apparaît, associé à un souvenir précis, l’une de ses terreurs enfantines, la peur qu’il le tire par ses boucles27.
Les avant-textes mentionnent un ou plusieurs agresseurs dont le nom change au fil des versions. D’abord « mon oncle », biffé et remplacé par « notre curé » (1). Puis plus loin, et successivement dans le même passage non corrigé, « mon grand-oncle », « mon oncle » et « mon précepteur28 ». Le grand-père aussi est mis en cause dans une variante. Parfois les agresseurs ne sont pas nommés. Mais Proust a finalement tranché. Il a choisi d’accuser son grand-oncle.
Depuis que Freud et la psychanalyse ont envahi à notre insu notre culture et notre pensée, nous lisons autrement certains signes, certaines 45images, certains rêves. Ce cauchemar qui semble réveiller un souvenir traumatique a été le premier jalon de ma réflexion. Je cherchai à savoir qui avait été cet agresseur dans la vie réelle de l’écrivain et si Proust avait évoqué ailleurs cet épisode de son enfance à forte connotation sexuelle. Je dois dire tout de suite que je ne trouvai rien, aucune révélation, aucune confidence. Les biographes ne se sont pas penchés sur l’enfance de Marcel Proust et l’écrivain lui-même nous dit l’avoir oubliée – si l’épisode de la madeleine est vrai. Nous en sommes donc réduits aux conjectures.
En interrogeant l’arbre généalogique29, je trouve du côté paternel, six grands-oncles, frères du grand-père d’Illiers, dont on ignore le nom. S’ils sont nés comme leur frère autour de 1800, on peut supposer que Marcel les a peu ou pas connus.
Du côté maternel, figurent Louis Weil (Lazare pour l’état civil), le propriétaire de la maison d’Auteuil et son frère Abraham Alphonse, plus jeune, resté célibataire, dont Proust ni aucun biographe ne parle jamais. Bizarrement il a été rayé de la famille. Il meurt quand Proust a quinze ans, le 10 décembre 1886, dans son domicile parisien, la même année qu’Élisabeth, la tante d’Illiers.
Proust fait peu de cas des générations non seulement dans la Recherche mais chaque fois qu’il parle de sa famille dans ses lettres. Il appelle son grand-oncle Louis « mon oncle », confondant la génération de ses parents – qui comporte deux oncles : le frère de sa mère, Georges Weil, et Jules Amiot, le mari de sa tante Élisabeth, la sœur de son père – avec celle de ses grands-parents où sa mère a également deux oncles, Alphonse et Louis. En précisant exceptionnellement « mon grand-oncle », il semble bien avoir voulu désigner quelqu’un, peut-être Louis ou Alphonse.
Dans la Recherche, qui est comme une seconde vie que Proust s’invente à partir de la vraie, en dehors des parents et des grands-parents, et des deux tantes Céline et Flora au rôle mineur – elles sont sœurs de la grand-mère, donc grands-tantes –, seules deux figures familiales émergent : l’oncle Adolphe et la tante Léonie. Ils ne sont d’ailleurs ni l’oncle ni la tante du narrateur mais son grand-oncle et une lointaine petite-cousine, respectivement le frère de son grand-père et la fille d’une cousine de son grand-père.
Dans la Recherche, l’oncle Adolphe habite à Paris mais vient en villégiature à Combray. C’est un célibataire aimant les femmes aux mœurs 46légères, actrices et cocottes. Il est présenté dans les Esquisses comme un ancien militaire à la retraite ayant voyagé au Maroc et en Algérie d’où il a rapporté une collection d’objets exotiques réunis dans un petit cabinet à Combray. Le narrateur est son préféré et lui rend visite une fois par semaine à Paris. Un jour qu’il vient à l’improviste chez lui, il fait la connaissance d’une jeune femme éblouissante mais de mauvaise vie, la dame en rose. Fasciné et passant outre les insinuations d’Adolphe qui l’exhorte à ne rien dire de cette rencontre, il raconte l’entrevue à ses parents, ce qui provoque une brouille définitive. L’oncle mourra sans que son neveu ne l’ait revu.
À Combray, Adolphe s’est aménagé un petit cabinet de repos qu’il occupe au rez-de-chaussée de la maison, le soleil n’y pénètre jamais et il y règne « cette odeur obscure et fraîche, à la fois forestière et Ancien Régime, qui fait rêver longuement les narines, quand on pénètre dans certains pavillons de chasse abandonnés30 ». Dans la version définitive du texte, toute allusion aux voyages et aux collections de cet oncle a été supprimée.
Ce cabinet apparaissait déjà dans Jean Santeuil. C’est celui de M. Abert, le grand-oncle de Jean : « un petit cabinet meublé “à l’orientale” de mille choses qu’il avait rapportées d’Algérie, avec beaucoup de nattes sur la pierre, de cocos sculptés et de photographies représentant des mosquées ou des palmiers, petit corps de bâtiment à part ne supportant aucun étage, donnant directement sur le jardin par des fenêtres en petits carreaux de couleur, et qui faisait à Jean l’effet singulier d’appartenir à son oncle en vertu d’un droit spécial, signe de sa situation ou de sa fortune, si différent pour lui, du reste, d’une maison, couvert de souvenirs comme une tombe, frais comme une oasis et décoré à la façon d’un établissement de bains, sombre comme une église31. »
Dans ce cabinet protéiforme dispensateur de rêves, à la fois tombe, oasis, établissement de bains et église, où l’oncle se retire, « là où personne ne devait venir le déranger car il était censé s’y livrer à d’importants travaux ou peut-être s’y réfugier dans de mystérieux souvenirs », on reconnaît le petit pavillon aménagé dans le jardin de la maison d’Illiers par Jules Amiot, l’oncle paternel de Marcel Proust. Et soudain tout se complique car lui aussi a voyagé en Algérie, lui aussi est un original. Dans Jean Santeuil, l’oncle Abert possède un extraordinaire appareil à faire le café, s’adonne à 47des occupations mystérieuses et range ses photographies près du narguilé. Son cabinet oriental disparaîtra lui aussi de la Recherche.
Il y a encore un autre cabinet, dans Jean Santeuil, « le cabinet de son oncle, en haut, [au deuxième étage] où le mur était tapissé de cartes représentant le théâtre de la guerre de 1870 et d’une carte détaillée du département32 ». Jean s’y réfugie quand il veut être seul. Quelqu’un monte l’escalier, le cherche au premier étage. Il entend qu’on l’appelle mais ne bouge pas de sa cachette. À côté du cabinet de l’oncle, s’ouvrent de vrais cabinets qui donnent sur le gros marronnier rose du jardin, « dont l’odeur se mêlait à l’odeur plus faible des chapelets de grains d’iris accrochés au mur33 » provenant des beaux iris violets du canal aux cygnes. Son modèle est sans aucun doute le cabinet du grand-oncle Louis dans sa maison d’Auteuil.
Si Combray réunit trois lieux de l’enfance, de même les trois oncles, Jules, Alphonse et Louis fusionnent dans l’oncle Adolphe alors que les lieux qui les représentent se scindent en deux : le cabinet de l’oncle Adolphe au rez-de-chaussée où je pénètre avant d’aller lire dans sa chambre, et le petit cabinet sentant l’irissous les toits où je enfant puis adolescent se réfugie « pour se livrer à toutes celles de ses occupations qui réclament une inviolable solitude : la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté34 ».
D’autres oncles hantent Jean Santeuil, dont M. Clinsiers qui vend des étoffes à Illiers, « le cousin de la vieille demoiselle si dévote ». Son air vicieux lui revient comme un tic au milieu de ses paroles et il fait claquer son ongle sur son doigt. Il vient dîner le dimanche et explique à Jean le sujet des assiettes de la salle à manger, souvent salace35. Mais il n’est plus à côté de lui à table. « Jean avait obtenu ce changement après des négociations auprès de sa mère tenues secrètes. Car son oncle, par plaisanterie, chatouillait volontiers Jean, supplice qui lui était si atroce qu’il trouvait la mort préférable à une vie où on peut être placé sans défense, même une fois par semaine, à côté d’une personne qui vous chatouille, d’autant qu’il avait sur le chatouillement, parce que sa mère le craignait pour Jean à cause de sa nervosité, des idées obscures qui en faisait quelque chose peut-être d’obscène et certainement de cruel36. »
48Pourquoi une taquinerie aussi inoffensive que celle de chatouiller ou de tirer les boucles d’un enfant devient-elle un supplice atroce ? Tout dépend évidemment de l’intention. Au chatouillement et au tirage de cheveux, se joint une connotation sexuelle et sadique qui fait imaginer le pire. Deux dimanches de suite, Mme Santeuil oublie de changer son fils de place et Jean éprouve anxiété et terreur. Bien que l’écrivain reste peu explicite au sujet de cet épisode, il semble accuser la mère de Jean de ne pas l’avoir suffisamment protégé. Mme Santeuil, en attirant l’attention sur l’effet que le chatouillement peut provoquer sur un enfant nerveux, aiguise l’ironie et le sadisme de l’agresseur au lieu de les apaiser. La nervosité est mal vue chez un garçon et l’oncle en profite en toute légitimité. Proust ouvre une piste intéressante en établissant chez le héros un rapport entre nervosité et agression.
Le diagnostique de nerveux a été posé sur Jean dès les premières lignes du romanpar un médecin que reçoit la famille. Dans cette première version du drame du coucher, Jean, âgé de sept ans, se voit privé du baiser maternel par le docteur Surlande qui est venu dîner37. En prononçant la sentence : « C’est ce que nous appelons un nerveux », le médecin sourit « comme après un bon mot » et confirme le diagnostique par l’observation : « Son faciès l’indique assez d’ailleurs. » Typologie du nerveux, chez qui se recrutent les hystériques de la Salpêtrière où travaille Adrien Proust. De qui tient-il donc cette nervosité ? Certainement de sa mère.
On apprend dans l’Esquisse III que se faire tirer les boucles par « notre vieux curé » a été « la terreur, la dure Loi de son enfance38 ». Et Proust fait aussitôt ce commentaire étrange dont l’ironie lui permet peut-être de mettre le souvenir douloureux à distance : « La chute de Kronos, la découverte de Prométhée, la naissance du Christ n’avaient pas pu soulever aussi haut le ciel au-dessus de l’humanité jusque-là écrasée, que n’avait fait la coupe de mes boucles, qui avait entraîné avec elle à jamais l’affreuse appréhension. À vrai dire d’autres souffrances et d’autres craintes l’avaient peut-être remplacée, mais l’axe du monde avait été déplacé. »
Et si ce souvenir cachait un autre événement plus grave, comme ces souvenirs écrans des psychanalystes39 ?
49Qu’est-ce qu’un souvenir-écran ?
Freud employa ce mot composé dans un article autobiographique de 1899, puis dans Psychopathologie de la vie quotidienne. Il fut frappé, dès les premiers traitements psychanalytiques, par le paradoxe de la mémoire. Certains souvenirs insignifiants étaient remémorés avec une netteté particulière au point d’étonner le patient lui-même, alors que d’autres, concernant des faits bien plus importants, étaient représentés par des détails minimes ou totalement oubliés, ce qu’il appela « amnésie infantile ». De tels souvenirs, selon Freud, recouvrent des expériences sexuelles refoulées ou des fantasmes.
Le souvenir-écran opère un déplacement, comme dans le rêve. Freud posait la question : y a-t-il des souvenirs dont on puisse dire qu’ils émergent vraiment de notre enfance, ou seulement des souvenirs se rapportant à notre enfance ? La question prévaut au sujet de Proust qui répond littérairement oui à la question de Freud en inventant la mémoire involontaire censée restituer l’ensemble des souvenirs d’une époque sans réélaboration par la mémoire volontaire. Je me demande dans quelle mesure cette mémoire existe, si elle n’est pas une invention pure et simple de Proust, ou une reconstruction à partir d’un modèle fourni par son expérience. Mais lequel ?
Proust nous parle d’une chose, chatouillement et boucles tirées, mais suggère autre chose comme dans le déplacement qu’évoque Freud au sujet du souvenir-écran. La crainte dominait sa vie, il vivait opprimé par la terreur – il l’a écrit dans les avant-textes. Impossible de croire à la légende de l’enfance heureuse, de l’enfant gâté, du « petit chéri à sa maman ». On comprend mieux le puits de tristesse et la lettre à Zadig. Mais il s’agirait des causes secondes du chagrin, « car pour la cause première elle lui sembla toujours si inséparable de lui-même qu’il ne put jamais renoncer à sa tristesse qu’en renonçant à soi40 ».
Un premier épisode
de mémoire involontaire
Je, dans les Esquisses, distingue donc deux sortes de souvenirs : les souvenirs généraux, flous, des chambres où il a dormi et un souvenir central, submergeant tous les autres, qui lui rappelle une chambre, une porte et un couloir, en particulier : « Mais lui, mon humble côté, très 50fidèle, se souvenait de la chambre, de la porte, du couloir, de la pensée sur laquelle on s’endort et qu’on retrouve au réveil41. »
Cesouvenir ramené par la mémoire corporelle s’avère douloureux. Il est lié aux grands-parents, au cabinet servant de débarras où l’on se déshabille, aux devoirs faits le matin avant d’aller au collège sous peine d’être puni. Sa trace se perd à travers les brouillons. On ne saura jamais ce qui s’est vraiment passé dans ce débarras, dont le corps a gardé l’empreinte après tant d’années42.
Ce début de la Recherche apparaît donc comme un épisode de mémoire involontaire que par la suite Proust aurait brouillé. Même si la façon de le décrire fait croire à un phénomène différent, le mécanisme reste identique. Une sensation précise ne renvoie pas encore à la même sensation vécue dans le passé, mais une certaine position du corps tout entier réveille la mémoire d’un lieu et d’un événement. Quelque chose remonte ainsi dans l’obscurité, lié à la chambre, la position allongée, la nuit, l’angoisse, la sexualité. Et de cette position corporelle émerge, comme dans la mémoire involontaire, un souvenir confus que la conscience cherche à préciser. Mais contrairement à ce qui se passera avec la madeleine, aucune représentation d’une scène quelconque ne parvient à émerger. On ne sait pas de quoi il s’agit exactement et Proust abandonnera cette piste dans la version définitive au profit d’une dérive plus générale dans la mémoire des chambres. Aucune scène ni vision d’un événement particulier n’y sont plus associées. Seul persiste un rêve terrifiant, celui des boucles tirées par le grand-oncle. Pour le reste, la nuit reste obscure et solitaire.
Je crois que l’écriture proustienne a eu besoin pour naître de ces deux mouvements contradictoires : un mouvement qui révèle, cherche la vérité à travers un vécu biographique – lorsque Proust dit que la maison a été détruite, il pense à un lieu précis, réel : Auteuil – et un mouvement qui voile, condense plusieurs éléments de la vraie vie pour les rendre autonomes. Tout se passe comme si l’écrivain, parti à la recherche d’un souvenir perdu, avait désenfoui quelque chose pour le réenfouir aussitôt. Ce double mouvement qui déterre et réenterre marque la spécificité de son écriture43. De la même façon, sa phrase est un déroulé/enroulé, 51selon le principe de condensation analysé plus haut. L’écriture développe, dilate, resserre. Puis de nouveau dilate, puis resserre. Proust le dit lui-même : Combray est un puzzle où se rassemblent les souvenirs44. Dans la vraie vie, différente de celle où se déploie la Recherche, l’assimilation Combray/Illiers ne résiste pas à l’analyse.
Bien que le matériau autobiographique soit brouillé, rendant le décryptage difficile et incertain, le début de la Recherche décrit sans douteune expérience vécue. Un dormeur se réveille dans une chambre croyant être dans une autre. Son corps s’en souvient à travers une sensation. Il s’est trompé de lieu et d’époque, rectifie son erreur, mais le branle est donné à la mémoire. En fouillant dans les brouillons, on perçoit bien qu’un souvenir précis est remonté à la surface, lié aux grands-parents, à un petit débarras où l’enfant avait du mal à se déshabiller le soir. Quelque chose peut-être réapparaîtra de cette histoire sous une autre forme dans le drame du coucher que Proust nomme d’une manière étrange « le drame de mon déshabillage ». Aucun critique n’appelle ainsi l’épisode du baiser refusé et pourtant c’est bien le nom qu’il donne à la fameuse scène du coucher.
J’insiste : le réveil dans la nuitse présente déjà comme un épisode de mémoire involontaire. À travers une position du corps créant une sensation spécifique, le souvenir ressuscite un lieu où s’est passé quelque chose. Proust ébauche le récit d’une expérience sans aller jusqu’au bout de la révélation. Peut-être n’a-t-il jamais réussi à en retrouver l’origine comme dans l’épisode des trois arbres de l’allée d’Hudimesnil. Soit le souvenir est perdu, soit il n’a pas de représentation. La frustration s’avère si intense qu’elle ouvre la quête du temps perdu.
Dans une variante de la version définitive, on lit : « Tous les soirs ma chambre de Combray devenait pour moi un lieu d’effroi, longtemps avant l’heure où il faudrait me coucher et rester dans mon lit, sans dormir, pendant que ma grand-mère et maman resteraient loin de moi avec le reste de la famille45. »
Si je réclame avec tant de force la présence de sa mère le soir près de son lit, c’est peut-être simplement qu’il a besoin d’elle pour le protéger d’un danger, faire fuir l’agresseur, réel ou fantasmé, par son doux baiser.
52Ma conviction est que Marcel Proust a vécu un événement traumatique qu’une circonstance fortuite a exhumé. Endormi, sans défense, plongé dans un âge primitif où le souvenir était enfermé, le corps à la suite d’une position ou d’un geste involontaire l’a fait soudain remonter à la conscience. Car le corps a une mémoire, une âme, un corps, nous dit Proust, comme l’esprit a une mémoire, une âme, un corps. Il court-circuite la raison, échappe au filtre de l’esprit et de l’intelligence. Sans âge, même s’il est mortel, il existe hors du temps. Dans ses organes, Proust est resté l’enfant qui avait peur de se faire tirer par les boucles, chatouiller par l’oncle horrible, détestait se déshabiller le soir. Sans savoir exactement ce qui s’est passé, il en porte les stigmates. Comme Swann plus tard avec Odette, il a besoin de voir, voudrait remplacer le fantôme par des images. Là est l’origine du traumatisme comme de la jalousie : une souffrance aiguë quand la représentation est impossible. Ainsi Swann explique-t-il sa souffrance à Odette : « Ma chérie, lui dit-il, c’est fini, était-ce avec une personne que je connais ? […] Que veux-tu ? Cela ne fait rien mais c’est malheureux que tu ne puisses pas me dire le nom. De pouvoir me représenter la personne, cela m’empêcherait de plus jamais y penser. Je le dis pour toi, parce que je ne t’ennuierais plus. C’est si calmant de se représenter les choses ! Ce qui est affreux, c’est ce qu’on ne peut pas imaginer46. »
53Annexe 1
Les avant-textes de l’ouverture de la Recherche
Cette ouverture de la Recherche est loin d’être un texte spontané, écrit d’un seul jet.
Jean Milly dans Proust dans le texte et l’avant-texte47 a dressé la liste datée de ses versions successives. Son élaboration s’étale sur cinq ans, les avant-textes s’accumulent. Rien que pour le Cahier 3, Proust a écrit seize versions différentes, sans compter les variantes.
–Cahier 3 : automne-hiver 1908 (fo 2 à 5 ro, 14 à 16 ro)
–Cahier 1 : hiver 1909 (pris à l’envers, fo 63 à 57 vo)
–Cahier 8 : vers juin 1909 (fo 6 vo, 7 à 9 ro)
–Cahier 26 : entre juin et fin 1909 (fo 58 ro à 60 ro)
–Cahier 9 : fin de 1909 (fo 11 à 24 ro)
–1re dactylographie : été 1911 (fo 10 à 17 ro)
–2e dactylographie : été 1911 (id.)
–1res épreuves corrigées : 31 mars 1913 (placard 1)
–1res épreuves non corrigées : 1er avril 1913 (placard 2)
–2e épreuves corrigées : 30 mai 1913
–3e épreuves non corrigées : 31 juillet 1913
–4e épreuves corrigées : 12 octobre 1913
Les modifications deviennent minimes à partir des secondes épreuves.
54Annexe 2
Le réveil dans la chambre
dans les avant-textes du Cahier 3 (automne-hiver 1908)
Ce Cahier, considéré comme le premier des « Cahiers Sainte-Beuve », contient seize versions du réveil dans la chambre obscure.
(1) « Ma chambre était noire, le jour n’avait pas encore tracé dans l’obscurité, là où le dormeur mal éveillé d’un sommeil profond imaginait la commode cette ligne blanche au-dessous de laquelle se précipite la fenêtre du fond de la chambre. […] ; et le mur dont sa main dans l’obscurité croyait suivre la ligne droite, oblique, d’un quart de cercle faisant tourner le lit avec lui pour faire place à la cheminée et à la porte et supprimant la possibilité du couloir menant à la salle à manger là où ne règne plus qu’une cour. » [Sixième fragment Esquisse I.4, RTP, I, p. 637]
(2) « J’étais couché depuis une heure environ. Le jour n’avait pas encore tracé dans la chambre à l’endroit où nous imaginions la commode, cette ligne blanche au-dessous de laquelle court s’installer la fenêtre […] ; le mur oblique que notre main croyait suivre, [je remets la virgule, dans l’édition de La Pléiade, les éditeurs ayant commis une erreur en corrigeant le texte de Proust. Il n’y a pas de faute de construction, il manque seulement la virgule] l’obliquité le long du lit se redresse, supprimant en face de nous la possibilité du couloir et de tout le reste de la maison, et ne laissant derrière lui qu’une cour et le lit tourne avec lui. » [Elle est extraite du Cahier 3, 1er des « Cahiers Sainte-Beuve », vrai germe de l’ouverture du roman, RTP, I, p. 633)]
(3) « C’est l’heure où les membres étourdis de celui qui vient de s’éveiller d’un sommeil profond où il a perdu l’image des choses qui l’entourent cherchent dans leur mémoire à reconnaître la position où ils se trouvent, s’ils sont assis sur un fauteuil, étendus dans une barque, couchés dans un lit. Cependant leur âme, au seuil de l’espace et du temps hésite entre les lieux, les conditions et les années. Et autour de leur corps les choses selon les positions successives qu’il imagine s’ordonnent et se déplacent 55dans l’obscurité, et tous les murs entre lesquels ils ont dormi changent tour à tour la forme de l’espace où ils se trouvent. Des souvenirs sacrés que leur faible cœur n’a pas retenus sont évoqués par leur côté cherchant à évoquer l’inclinaison du mur. » [Quatorzième fragment, RTP, I, Esquisse I.7, p. 638]
(4) « Il se sent allongé au long de lui [le mur], avant la porte qui donne sur la chambre où leurs grands-parents morts depuis des années dorment côte à côte. Derrière eux est le petit cabinet de débarras où il est si difficile de prendre ses habits dans l’obscurité sous le rideau de basin qu’on ne peut tirer. Tout à l’heure il va falloir se lever et allumer la lampe pour faire son devoir. » [Quatorzième fragment, RTP, I, Esquisse I.7, p. 638]
(5) « Ses yeux qu’il ne peut tenir ouverts n’imaginent encore rien dans l’obscurité, mais son corps à qui sa fatigue donne comme une forme, incertain s’il s’éveille dans son lit ou sur le fauteuil où tout enfant il s’endormait avant de se déshabiller, imagine à côté de lui le petit cabinet de débarras où gisent pêle-mêle tous ses jouets, et où ses vêtements étaient si difficiles à décrocher sous le rideau, et en face de lui la chambre où ses parents dorment côte à côte. » [Esquisse I.2, RTP, I, p. 635]
(6) « Il croyait se sentir allongé le long d’un mur oblique en face d’une porte qui donnait sur la chambre où dormaient dans leur lit mes grands-parents, morts depuis si longtemps, contre le petit cabinet où il allait falloir aller allumer la lampe et apprendre mes leçons avant de partir pour le collège, si je ne voulais pas être puni. » [RTP, I, Esquisse III, p. 648]
Le réveil dans Jean Santeuil
(7) « Il sautait à bas de son lit et, avant de s’habiller dans le petit cabinet de toilette un peu froid en retrait derrière son lit, pieds nus sur le tapis chauffé par la flamme, il allait un instant frotter son corps à la chaleur du feu etc. » [JS,p. 165]
Le réveil dans les variantes de la Recherche
(8) « dans cette chambre à coucher de Combray à côté de celle de mes grands-parents, en ces jours lointains » [RTP, I, p. 1088]
56(9) « parfois c’était un seul de ces lieux où je ne me trouvais pas, dont venait me visiter quelque réminiscence, comme d’une sensation de jour tombant d’en haut par une lucarne, ou bien d’être adossé au bruit et à l’humidité d’une courette [contre laquelle je couchais quand j’étais petit dans la sombre maison de mes grands-parents qui depuis a fait place à un square. » [p. 8 correction a, le passage entre crochets a été biffé sur la dactylographie, RTP, I, p. 1090]
(10) « De ma vie dans la chambre si sombre où je couchais à Paris chez mes grands-parents, je ne me rappelais guère que la distraction merveilleuse qui la transfigurait souvent le soir, avant le dîner, quand pour nous amuser on coiffait la lampe d’une lanterne magique » [RTP, I, p. 9 correction paragraphe biffé. Proust a écrit « Combray » dans le blanc qui précède ce paragraphe. RTP, I, p. 1092]
(11) « et le mur dont sa main dans l’obscurité croyait suivre la ligne droite, oblique, d’un quart de cercle faisant tourner le lit avec lui pour faire place à la cheminée et à la porte et supprimant la possibilité du couloir menant à la salle à manger là où ne règne plus qu’une cour. » [RTP, I, Esquisse 1.4, p. 637]
57Annexe 3
La peur d’être tiré par les boucles
Dans la version définitive, le grand-oncle est l’agresseur.
« Ou bien en dormant j’avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines, comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu’avait dissipée le jour – date pour moi d’une ère nouvelle – où on les avait coupées. » [RTP, I, p. 4]
Dans les variantes on trouve :
(1) Le curé : « D’ailleurs j’avais mes rêves pendant lesquels j’éprouvais ces sensations ; des idées bizarres d’un autre temps que nous ne pensions plus pouvoir jamais ressentir. C’est ainsi que souvent mes réveils étaient causés par l’épouvante de m’être aperçu que notre curé arrivait à pas de loup derrière moi pour me tirer par mes boucles, ce qui avait été la terreur et le supplice de mon enfance. » [Deuxième fragment du cahier 3, RTP, I,p. 640]
(2) Un précepteur : « avant de me rendormir je remontais mes couvertures le long de mon coude de manière à protéger contre toute attaque possible d’un précepteur qui s’avançait pendant que je dormais, les boucles dont je sentais parfaitement alors le frôlement sur mes oreilles. » [Même fragment, RTP, I, p. 641]
L’oncle, le grand-père.
Dans l’esquisse II, 2 [Quatrième fragment du Cahier 3, RTP, I, p. 641] Proust reprend le début, de façon à mettre au point le rêve des boucles tirées. Il fait deux additions, dont l’une introduit pour la première fois le rêve érotique. Il faut lire le passage entier qui confine au délire.
58Annexe 4
Les ancêtres de Marcel Proust
Tab. 1 – Les ancêtres paternels de Marcel Proust.
Tab. 2 – Les ancêtres maternels de Marcel Proust (branche Weil).
59Annexe 5
La mémoire du corps dans les avant-textes :
une troisième mémoire très proche
de la mémoire involontaire
C’est la première fois que Proust met en scène une forme de mémoire qu’on peut appeler corporelle car elle habite et renseigne les différentes parties du corps. Elle fait ressurgir un lieu particulier, le petit cabinet de débarras de la maison détruite :
1. « À plus d’un de ces lieux, qui auraient dû lui rester sacrés si notre pensée et notre cœur n’avaient si peu de force il n’a jamais resongé depuis. Mais voici que son côté s’en souvient, et son cou, et ses jambes allongées qui imaginent à leur gauche le petit cabinet de débarras de la maison détruite depuis longtemps et les jouets entassés, et la vieille servante, et bientôt l’heure du réveil pour aller travailler sous la lampe avant l’heure du collège, et devant lui la chambre où ses parents dorment côte à côte. » [RTP, I, p. 634]
Plus loin, dans les esquisses déjà citées, l’écrivain évoque de nouveau le petit cabinet comme inscrit dans cette mémoire du corps. [Voir Annexe 2, textes 4 et 5, RTP, I, p. 638]
L’Esquisse III [RTP, I, p. 644-653] qui présente plusieurs états du texte est la plus intéressante. Là encore, le corps se souvient :
4. « Successivement sa mémoire [la mémoire du corps] lui présentait tous les lieux où j’avais dormi, plusieurs auxquels je n’aurais jamais repensé sans lui, et que pourtant je n’aurais jamais dû oublier. Mon côté trop engourdi encore pour pouvoir se remuer cherchait à deviner son orientation. Toutes celles qu’il avait eues depuis mon enfance se présentaient successivement à sa mémoire obscure, reconstruisant chacune autour d’elles, tous les lieux où j’avais été couché, ceux mêmes, auxquels je n’avais jamais repensé depuis des années, auxquels je n’aurais peut-être jamais repensé jusqu’à ma mort, des lieux sacrés pourtant que je n’aurais pas dû oublier. » Et le texte poursuit : « Mais lui, mon humble côté, très 60fidèle, se souvenait de la chambre, de la porte, du couloir, de la pensée sur laquelle on s’endort et qu’on retrouve au réveil. »
Plus précise encore, est cette version proche de la version définitive, du cahier 8 :
5. « Mon corps trop engourdi pour remuer cherchait à repérer la position de ses membres d’après la forme de sa fatigue, pour en induire la direction des lieux, la place des objets, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses hanches, de ses genoux, de ses épaules lui présentait successivement plusieurs des lieux où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la chambre imaginée tourbillonnaient dans l’obscurité. » L’enquête porte bien encore sur les chambres : « Et avant même qu’aucune de celles qu’il évoquait eût permis à mon esprit qui hésitait au seuil des temps et des formes d’identifier le logis en rapprochant les circonstances, de choisir le pays et l’année, lui, mon corps, se rappelait pour chacune le genre de lit, la place des portes, l’existence des couloirs, avec la pensée que j’avais en m’endormant et que je retrouvais au réveil. » [RTP, I, Esquisse IV, p. 654]
Le dormeur cherche à savoir dans quelle chambre il se trouve pour reprendre contact avec la réalité de l’espace et du temps. Mais cette errance dans la mémoire provoque des réminiscences involontaires et réserve des surprises. On court le risque de réactiver un souvenir oublié. La mémoire se lance sur la piste des chambres comme un chien de chasse au flair exercé. Évidemment, seule la mémoire du corps excelle à ce jeu. À travers la perception physique de l’espace, elle sait à quel fait précis se rattache le souvenir remontant à la surface du corps. Alors peut ressurgir le souvenir perdu :
6. « Puis le souvenir d’une autre attitude s’éveillait dans sa mémoire, le mur filait dans une autre direction, emmenait le lit avec lui, faisait tourner mon corps d’un demi-cercle, j’étais à la campagne, chez mes grands-parents morts depuis bien des années ; et mon côté, gardien fidèle des souvenirs que j’avais oubliés, me rappelait la place du crucifix, de la veilleuse, etc. »[RTP, I, p. 655]
61Et ainsi se conclut dans une autre variante la longue énumération des chambres. Proust parle sans ambiguïté d’un souvenir inopinément retrouvé par cette mémoire corporelle. La madeleine n’est pas loin. Mais le lecteur ne saura jamais ce qui a, d’une façon si étrange, resurgi de la nuit.
7. « toutes celles que mon esprit avait oubliées et qui sans ce souvenir qu’avait retrouvé inopinément mon corps, fussent restées perdues pour moi jusqu’à ma mort et avec elles les êtres qui y étaient liés et dont l’image venait de m’être rendue à jamais. » (Correction p. 8, 3e ligne, RTP, I, p. 1092.]
1 Voir Annexe 1 à la fin du chapitre, « les avant-textes de l’ouverture de la Recherche ».
2 À cet égard, l’ouverture de la Recherche ressemble au texte de la Genèse où deux versions se mélangent, l’une très concrète (la yahviste), l’autre plus abstraite et philosophique (la sacerdotale ou élohiste). L’écriture de la Recherche se nourrit de cet indécidable entre expérience individuelle et réflexion philosophique. Annelies Schulte-Nordholt fait le même rapprochement dans son ouvrage, Le Moi créateur dans “À la recherche du temps perdu”, Paris, L’harmattan, 2002, p. 88.
3 RTP, I, p. 3.
4 RTP, I,Esquisse II.2, p. 642 (64 mots).
5 RTP, I, Esquisse IV, p. 653 (53 mots).
6 Correspondance, t. IV, p. 156.
7 Voir Annexe 2 fragment (1). J’ai regroupé là les différents avant-textes sur lesquels j’appuie ma réflexion. Ils seront numérotés au fil de mon développement.
8 Voir annexe 2, fragment (2).
9 Voir Annexe 2, fragment (3).
10 Voir Annexe 2, fragments (4), (6), (8), (9).
11 Voir Annexe 2, fragments (4), (5) et (6).
12 Voir Annexe 2, fragment (7).
13 Voir Annexe 4, « Les ancêtres de Proust ».
14 RTP, I, Esquisse I, p. 634.
15 Proust le raconte dans la préface qu’il écrivit pour Jacques-Émile Blanche. Voir CSB, p. 575.
16 Voir Annexe 2, fragments (8), (9) et (10).
17 Voir Annexe 2, fragments (9) et (11).
18 Voir Correspondance, t. II, p. 16.
19 Il y a encore la chambre de la grand-mère Torcheux sur la place de l’église à laquelle renvoie, d’après moi, la chambre d’Eulalie, évoquée une seule fois dans la Recherche, où le narrateur enfant s’était réfugié quand sa tante était malade pour éviter la contagion. Voir RTP, IV, p. 458-459. Proust lui accorde une importance capitale, à l’extrême fin de l’œuvre ; nous y reviendrons.
20 Voir RTP, I, correction de la p. 12, a, p. 1095.
21 RTP, I, Esquisse II. 1, extraite du Cahier 3, p. 640.
22 RTP, I, Esquisse I.9, 16e fragment, p. 639.
23 RTP, I, Esquisse I.8, 15e fragment, p. 639.
24 JS, p. 79.
25 Ibid., loc. cit.
26 Ce chien, un basset noir à poils longs, avait été acheté à Versailles à une bohémienne au cours de l’été 1911. Voir Correspondance, t. X, p. 372 pour les deux passages de la lettre à Zadig.
27 On peut lire les différentes versions de cet épisode des boucles tirées dans l’Annexe 3. Le numéro entre parenthèses est celui du texte cité dans l’Annexe.
28 RTP, I, Esquisse II, p. 640.
29 Voir Annexe 4.
30 RTP, I, p. 71.
31 JS, p. 173.
32 JS,p. 196.
33 Ibid., loc. cit.
34 RTP, I, p. 12.
35 JS,p. 238.
36 JS, p. 239.
37 Dans la future Recherche, Swann jouera ce rôle.
38 RTP, I, p. 645 pour cette citation et la suivante.
39 Pour une analyse de l’épisode des boucles tirées comme traumatisme, voir Jean-François Viaud, Marcel Proust, une douleur si intense, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 130-132.
40 JS, p. 79.
41 RTP, I, Esquisse III, p. 649.
42 Voir Annexe 5 pour lire les brouillons qui évoquent cette mémoire corporelle.
43 Hervé G. Picherit analyse ce « paradoxe caractérisant l’imaginaire familial des Weil, qui veut que le cryptage soit en même temps révélation », dans le chapitre « La famille de l’enfant-maladie » de son ouvrage, Le livre des écorchés, Proust, Céline et la Grande Guerre, Paris, CNRS Éditions, 2016.
44 RTP, IV, p. 532.
45 RTP, I,p. 1092.
46 RTP, I, p. 359.
47 Jean Milly, Proust dans le texte et l’avant-texte, Paris, Flammarion, 1993.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-06957-7
- EAN: 9782406069577
- ISSN: 2258-9058
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06957-7.p.0031
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-20-2018
- Language: French