Introduction
- Publication type: Book chapter
- Book: Poétique de l’espace dans l’œuvre d’André Gide
- Pages: 11 to 12
- Collection: The Gide Collection, n° 26
Introduction
La cause paraît entendue, et ce depuis longtemps : Gide est instable comme l’est sa pensée, fuyant comme elle, et ses vagabondages ne sont que l’extériorisation de la complexité naturelle de son être, le moyen aussi de le rendre disponible à tous les bonheurs terrestres en l’arrachant à un milieu familial étouffant.
Quête de l’Autre, chargé de toute une portée symbolique héritée des rêveries millénaires de l’Occident autant que des songes de l’enfance, ainsi métamorphosé en une entreprise quasi initiatique, le voyage est aussi pour Gide la poursuite de ses désirs ; mais l’on sait bien que si nombre de ses déplacements ont pour objet le bonheur de Corydon, ils n’en sont pas moins pourvus d’un but plus avouable qui les légitime, et pourtant tout aussi sincère, qu’il soit intellectuel, spirituel ou altruiste.
Gide a donc voyagé. Il a raconté ses voyages. Il a prêché le nomadisme comme un art de vivre, et plusieurs de ses compagnons ont témoigné de son aptitude à le mettre en pratique. Après cela, que ses personnages soient également mobiles, quoi d’étonnant ?
Pourtant, comme une lecture de son œuvre le révèle, pas plus que d’amour il n’y a chez Gide de voyage heureux ; ses personnages peuvent bien adopter à sa suite « le parti de voyager » qu’il opposa si orgueilleusement aux Déracinés de Barrès, ils sont loin d’en tirer le même profit. Pire : il semble qu’à vouloir se détacher des crustacés traînards, ils ne trouvent au bout de la route que doutes, déceptions, désillusions, sans avoir au moins la consolation d’un confort médiocre. Urien et El Hadj, au-delà de la glace et du sable, ne trouvent rien ; Gérard n’en finit pas de voir partir Isabelle, Jérôme de revenir auprès d’Alissa, mais ni l’un ni l’autre ne réussit à étreindre le bonheur ; en voyage enfin, Michel perd sa superbe, Alissa perd la foi, Laura sa vertu, Bernard sa révolte, Vincent la raison, Fleurissoire, Marceline et quelques autres la vie.
Il y a là une contradiction qui, si elle ne nous fait pas mettre en doute la sincérité des récits de voyage de Gide, de ses déclarations enthousiastes 12devant l’Italie ou l’Afrique du Nord, nous oblige à supposer que, pour cet homme, le voyage n’est pas tout entier exprimé par sa pratique. Il faut alors le concevoir comme un texte complexe, plein de ratures et de blancs, où circule l’indicible, qui déborde du cadre du vécu et du simple récit et doit recourir au travestissement révélateur de la fiction littéraire.
Au-delà d’une attitude volontaire et conquérante, il nous faut peut-être deviner, exprimée paradoxalement au moyen d’une mise en scène impeccable et implacable, une inquiétude au sens profond du terme, qui ne permet ni à l’auteur ni à ses héros de connaître le repos et surtout qui les oblige à chercher un hypothétique dépassement à travers l’accumulation des déplacements. Si la révolte semble être le maître-mot des voyageurs gidiens, c’est peut-être alors son examen et sa remise en cause qui nous feront trouver le sens véritable de la pièce.
Quelle est en effet la source de cette inquiétude ? Pourquoi Gide se livre-t-il à un pareil dédoublement, se réservant les promenades hédonistes et condamnant ses personnages à des échecs répétés ? Pourquoi, en quelque sorte, essaie-t-il de faire son salut sur leur dos ? Serait-ce que ce salut n’est pas, malgré la découverte des nourritures terrestres, aussi assuré qu’il nous l’a d’abord fait croire ?
On le voit, tout n’est pas clair dans l’univers de Gide, mais s’il nous faut plonger dans les eaux de son enfance pour trouver les racines de ce problème, ce n’est qu’à force de contempler les ramifications et les enchevêtrements qu’en développent les fictions, que nous pourrons comprendre le sens qu’il a voulu lui conférer. Disant l’échec du voyage, Gide s’efforce non seulement d’en réserver pour lui la paisible réussite, mais aussi de la prolonger, faisant en sorte que, d’un cheminement dans la poussière, elle devienne quête problématique, à la fois exploration de l’inavouable humain et nostalgie d’un indicible au-delà.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-15170-8
- EAN: 9782406151708
- ISSN: 2494-4890
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15170-8.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-18-2023
- Language: French