![Perceval le Galloys en prose (Paris, 1530). Chapitres 1-25 - Perceval le Galloys](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/MciMS10b.png)
Perceval le Galloys Chapitres 13-25
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Perceval le Galloys en prose (Paris, 1530). Chapitres 1-25
- Pages : 103 à 179
- Collection : Textes littéraires du Moyen Âge, n° 76
- Série : Mises en prose, n° 12
vueil l’injure que j’ay à la pucelle faicte amender et reparer. Et ne me1 sçauriéz commander chose que vers elle je ne feisse, ma coulpe remordant et mon grant meffaict, de quoy j’ay le cueur marry et m’en repens. » « Or va donques, dist Perceval, au plus prochain manoir* que tu trouveras la mener, et la fais baignier à sejours tant que guarie soit et sainne* ; et, ce faict, aprés que bien et orneement l’auras revestue, je vueil que tu la mainnes au roy Artus, lequel de par moy tu sallueras en te mettant en sa mercy. Et s’il te demande de par qui, tu luy diras de par celluy* qui occist le Chevallier Vermeil, le conseil faintif ensuivant de Keux le meschant seneschal. Pareillement tu recongnoistras l’injure, l’opprobre et le mal que tu as à ceste pucelle faict devant tous les seigneurs de la court et2 toutes les damoi[23ra]selles, dont de belles y en a asséz. Mais sur toutes une le pris emporte, à laquelle Keux donna une jouee pourtant que ris elle m’avoit, laquelle tu demanderas ; et de par moy te commande luy dire que, pour quelque priere que l’on me sache faire, en nulle court que le roy Artus ait* n’entreray que premier ne l’aye si bien vengee que son cueur en soit esclarcy. » Et l’Orguilleux de la Lande respondit à Perceval que, sitost que la damoiselle sera sanee et guarie, revestue et racoustree, que vers le roy Artus yra, auquel il fera son messaige et à la pucelle aussy, comme il luy a dict et proposé, et que pour ce faire il3 * ne demande respit de jour ne d’heure, fors que, s’il plaist à Perceval se refreschir en son manoir pour se baignier et estuver consolidant ses playes, tant que soit la pucelle en ordre et en sa chair remise, que de ce bien prier l’en vouldroit ; de quoy Perceval le remercia. Et atant se partirent d’ensemble.
13 . Comment l ’ Orguilleux de la Lande se rendit prisonnier au roy Artus ; et comment il compta en public l ’ opprobre qu ’ il avoit faict à s ’ amye.
[3998-4036]Aprés que Perceval fut party, l’Orguilleux de la Lande entendit à remectre sus la damoiselle s’amie et la vestir et la parer de riches vestemens, si que en petit de temps la rendit saine et haytyee4. Et, ce faict, se mirent en chemin pour vers Carlion <…>, où le roy 104Artus tenoit court privee partant qu’avecques luy n’y avoit seullement que trois centz* chevalliers, devant lesquelz l’Orguilleux de la Lande se rendit prisonnier, puis dist au roy : « Sire, sachéz que comme vostre prisonnier tres humblement à vous me rendz pour de par vous de moy faire à vostre voulenté, ainsy que commandé m’a esté de par celluy qui les armes vermeilles vous demanda, lesquelles luy furent octroyees. » À quoy le roy Artus respond : « Amy, faict il, je sçay asséz de qui parler vous entendéz ; par [23rb] quoy vueil que vous desarméz remerciant celluy lequel de vous m’a faict present*, et que Dieu plaise luy envoier bonne adventure ; et que bien venu vous soyéz*, car je veuil que honneur on vous face en ma court en faveur de luy. » « Sire, dist l’Orguilleux au roy, avant que me desarmer tres voulentiers aultres nouvelles vous diroie, mais je ne puis que la royne n’y soit en presence et toutes les pucelles aussy, parce qu’ainsy m’est enchargé, et par exprés fault que assiste la damoiselle laquelle pour ung rys qu’elle luy feist receut ung soufflet en la joue. »
[4037-4085]Ainsy la parolle de l’Orguilleux achevee, le roy commanda faire la royne et les pucelles devant luy comparoir. Aussytost que la royne fut venue, pres de son seigneur assise, luy commença l’Orguilleux à proposer : « Tres souverainne et bien redoubtee dame, ung chevallier de par moy vous mande, qui m’a par ses armes conquis*, que ceste damoiselle qui m’amie est vous envoie pour à vostre service, s’i vous aggree, retenir. » « Amy, dist la royne, bien grandement le chevallier remercie. » Lors l’Orguilleux de la Lande en public recongneust et racompta toute la villennie et la honte* qu’il avoit à s’amye la pucelle faict, la cause et l’occasion par quoy il le fist. Et aprés luy fut la pucelle monstree que Keux le seneschal avoit en la joue ferue et frappee, à laquelle il dist : « Honorable pucelle, sachéz que celluy qui icy m’envoie expressement me commanda que de par luy vous salluasse* et vous disse qu’il vous mandoit que jamais en court que le roy Artus ait n’entrera que premier ne soyéz vengee de la buffe qui vous fut de par Keux donnee. » Et quant le fol ceste nouvelle entendit, vistement debout se leva criant <et>5 saultant comme se toutes joyes fussent lors en luy recouvertes. Puis a à Keux sa voix adressee en disant : « Keux, soiéz seur que le meffaict fort vous cuira de la jouee, et prochainnement ce sera*. » Aprés que le 105fol eust parlé, le roy à Keux [23va] a dict : « Tres mal vous monstrates courtois quant du jouvenceau* vous gabastes qui ceans vint, lequel par voustre medisante langue de ma court le m’avéz tollu, lequel ne pense jamais veoir. » Ceste parolle dicte, fist le roy son prisonnier assoir et le desarmer, et puis luy fist jurer de tenir et garder prison*.
[4086-4140]Lors ung notable et preux chevallier nommé Gauvain, lequel estoit nepveu du roy* et se seoit à sa dextre, luy print à demander : « Sire, dist il, je vous requiers, s’il vous plaist, me dire qui est le chevallier qui seul par ses armes conquist* le vostre prisonnier present : je n’ay ouy en mon vivant parler d’homme et ne congneu* adventureux chevallier plus renommé que celluy que vous regretéz ; dont mal me faict que sçavoir ne puis qui il est, veu le bon lotz qu’il a acquis par les effectz de sa chevallerie, car en toutes les isles de mer* tel renon oncques vray conquerant ne acquist. » « Beau nepveu, luy respond le roy, je vous advise pour certain que le chevallier ne congnois dont est propoz, combien que l’aie aultre foys veu, parce que jamais ne m’enquis qui il estoit ; mais quant devant moy fut venu, sans arrester me dist que chevallier le feisse. Et je, le voyant tant beau et tant bien formé, luy respondis que voullentiers je le feroie ; et pendant que de belles armes luy fussent apportees que je desiroye luy donner, luy dis que de son cheval descendist. À quoy me feist responce qu’il ne descendroit pour tout vray à pied pour nulles armes prendre, et voulloit que vermeilles fussent. En oultre dit que celles desiroit avoir du chevallier6 lequel ma coupe d’or emporta*. Lors Keux, qui envieux estoit, encores est et tousjours sera, et qui d’autruy bien ne scet dire, luy conseilla les armes au Chevallier Vermeil conquerre, luy denotant que, se gaigner il les pouvoit, qu’à luy estoient et par moy donnees. Lors le jouvenceau, qui à la malice ny à la mocquerie de Keux ne pensoit, mais bien cuidoit que [23vb] vray luy dist*, aprés le Chevallier Vermeil alla, lequel d’ung javellot l’occist ; ne sçay pourtant comment commença la meslee*, fors qu’entendis que le Chevallier Vermeil, de la forest de Quinque7 roy*, du gros bout de sa lance le jouvenceau frappa ; et quant frappé et feru le jouvenceau* se sentit, come hardi et couraigeulx d’ung javellot l’oeuil du Chevallier Vermeil perça d’oultre en oultre, tellement que de ce coup tout mort 106par terre i l’abbatit ; et, se faict, s’arma de ses armes. Et depuis m’a par ses faictz si à gré et en mon honneur servy que à sainct David je prometz, lequel est reveré en Galles, servi, famé et reclamé, que jamais en chambre n’en salle deux nuictz ensuivant ne gerray* tant que sçauray certainnement s’il est vivant ou s’il est mort. »
[4141-4210]Bien entendu par les seigneurs de la court ce que le roy a proposé, se tindrent tous asseuréz qu’il n’y auroit nul contredict. Par quoy sans delaier chascun entendit à serrer son bagaige, à faire charger coffres, bahus, tentes et pavillons* sur les chariotz affin d’estre prestz quant il plairoit au roy le commander. Et dit le compte que si grant nombre de coffres, bahus, de tentes et pavillons et de charriotz y furent que l’on eust esté long temps à tout nombrer, à cause que le roy ne laissa royne, seigneurs, dames ne damoyselles qu’il n’emmenast avecques luy. Par quoy, quant il veist que tout ce qui luy faisoit mestier fut chargé, de Carlion par ung matin* se partist, et se logea, luy et ses gens, pour passer le soir en une belle prairie asséz pres d’ugne forest où ilz coucherent ; et fist le matin fort grant froit, comme nous dit l’hystoire, parce que fort neigé et fort gellé avoit. Or estoit Perceval alors sur les champs, ses armes de neige couvertes, asséz pres des tentes du roy, où se trouva cherchant son adventure comme faire doibt tout bon che[24ra]vallier pour parvenir à lotz et pris*. Et fault entendre que Perceval sitost n’approcha les tentes du roy comme il les veist, mais s’aresta pour regarder passer une route d’oiseaulx nommés gentes, aultrement dit corneilles* lesquelles venoient de abbatre des noix pour elles menger* ; lesquelles noix furent blanches à cause de la forte gellee et de la neige qui avoit l’escaille couverte. Or s’en volloient les corneilles criant en l’air8 par cause q’ung jeusne garson* traioit aprés, lequel en ataingnit9 une, qui à l’escart des aultres estoit, environ le col, par quoy i l’envoia par terre ; mais, parce que à mort navree ne fut, sitost se relieve et s’envolle, et est la noix blanche en la place demeuree que mise elle avoit en son becq. Et quant Perceval advisa la corneille envollee, brocha le cheval des esperons pour aller celle part où elle fut tombee, auquel lieu trouva la noix blanche taincte de sang qu’elle avoit par le coup respandu. Lors s’apuya Perceval dessus sa lance pour contempler le sang qui sur la noix apparessoit, et entra en si grant 107pensement, ce regardant, qu’il n’en pouoit issyr dehors, car sur la noix trois gouttes de sang vermeil et fraitz apparurent quil luy fist souvenir de la face de son amye ; et tant plus icelle blanche noix regardoit, et de tant plus de son amye luy souvenoit, attendu la rougeur du sang posee dessus la blancheur de la neige, que tant à regarder luy plaisoit que de son pensement ne se pouoit oster, parce qu’i luy fut advis, comme dessus est dit, que ceste noix à la face de son amye resembloit.
14 . Comment Perceval musa longuement sur les troys gouttes de sang ; et comment il se combatist contre Saigremor et à l ’ encontre de Keux le seneschal, lesquelz il vainquist.
[4211-4327][24rb]Tant a Perceval sur les troys gouttes de sang musé que auchuns escuyers qui hors des tentes du roy estoient le matinet sortis l’ont apperceu, lesquelz, quant aynsy muser il le virent, cuiderent que sur son cheval il sommeillast ; lesquelz, avant que le roy fust levé, trouverent devant sa tente ung chevallier nommé Saigremor, et estoit ainsy appellé parce que fellon et aigre fut*, auquel les escuyers ont dit avoir veu non pas fort loing ung chevallier lequel sur son cheval sommeille ; lors Saigremor leur demanda se le chevallier armé estoit, à quoy ont respondu que ouy. « Sachéz doncques, dit Saigremor, que tost yray à luy parler, et feray tant, se Dieu m’aïst, que avecques moy le ameineray. » Et, ce dit, Saigremor alla le roy esveillier, auquel racompta la nouvelle ; et le roy luy commanda y aller, en luy priant qu’en court l’amenast s’il pouoit. Lors Saigremor commanda amener son cheval et qu’on luy apportast ses armes, lesquelles il vestit sans targer ; et fut en brief sur le cheval monté. Et quant Perceval apperceut, lequel estoit ainsy pensif, luy print à dire : « Sire, dist il, sachéz qu’il vous convient en court venir, et pour ce regardéz de vous depescher. » Perceval tant fut en son penser ravy qu’il n’entendit ce que Saigremor luy encharge, par quoy mot ne luy respondit. Et Saigremor, qui fier estoit, voiant que Perceval ne respond, luy dist ainsi : « Vrayement, faict il, beau sire, je me repens de vous avoir prié, puisque à moy ne vouléz parler. Pourtant vous jure que, ce vous le voulléz ou non, avecques moy vous en viendréz, car vers vous ay mal ma parolle emploiee*. » Et atant Saigremor baissa la lance, puis des esperons brocha le destrier, et haultement escrie 108Perceval qu’il pense à soy deffendre s’il ne veult par luy estre occis. Et quant Perceval ainsy l’entendit, se desi[24va]sta de son penser, puis meist la lance sur l’arrest, et si vistement est sur Saigremor courru et Saigremor encontre luy, qu’il sembloit que vent les portast, tant que à Saigremor luy est la lance vollee par piesses ; mais à Perceval la sienne demoura entiere, de laquelle a si rudement Saigremor à l’escu rencontré que les estriers il luy fist perdre et puis par terre l’envoia. Et le cheval, sitost que son maistre fut à terre, se print à courir tant comme il peult vers les tentes du roy, lequel venir apperceurent plusieurs chevalliers et escuiers du roy, dont les ungs en furent fort ennuiéz. Lors Keux, qui oncques ne se peult* tenir de se farcer et se gaber d’autruy, vint vers le roy pour de Saigremor se mocquer, auquel il dit : « Sire, dist il, voiéz comment Saigremor revient*, lequel le chevallier ameine, veuille ou non, pour devant vous le presenter. » « Keux, fait le roy, se n’est chose qu’on deust priser de se truffer et mocquer ainsy des preudhommes ; par quoy veuil que vers le chevallier alléz pour esprouver se mieulx feréz que n’a faict à luy Saigremor. » « Sire, dist Keulx, moult joyeulx suis de la charge que me donnéz, et ay espoir que le chevallier, veuille ou non, en court ameneray, auquel je feray son nom dire affin que saichéz qui il est. » Lors se feist Keux armer et monte dessus son destrier, puis s’en alla vers celluy qui encores si fort musoit pensant aux trois gouttes de sang, car d’aultre chose n’avoit soing*. Et sitost que Keulx l’eust perceu, luy escria en disant : « Vassal, vassal, venéz au roy*, auquel present vous veuil mener, ou chier vous coustera pour vray se vous refuséz y venir. » Et quant Perceval entendit que Keulx l’avoit ainsy menassé, vers luy retourne son cheval, qui tant fut prompt que puis qu’il se sentit des esperons broché en ung moment son maistre où fut Keux tran<s>porta ; et me croiéz que Keux n’en fist de son cousté pas moins, sy que tous deux de si trespres se rencontrerent que au premier choq [24vb] la lance de Keux par le millieu brisa parce que tant se perforçoit qu’il escumoit comme ung viel porc*. Et Perceval, qui aussy ne se faint*, Keux abbatit sur une roche, lequel en tombant luy rompit en deux l’oz du bras dextre qui est entre l’espaulle et le coude, ce que maintes foys avoit le fol deviné10 que ainsy à Keux il adviendroit : par quoy fut sa devinaille* vraye. Keux, pour la grant detresse et douleur 109qu’il pour ce coup endura, en la place demoura pasmé ; et son cheval fuyant s’adresse ver<s> les tentes* où le roy estoit, que tost ceulx de la court apperceurent, lesquelz fort se esmerveillerent que sans son maistre retournoit. Par quoy aulchuns le prindrent et le feirent en l’estable mectre, et les aultres vers Keux s’en allerent ; lequel pres d’une roche plat estendu trouverent, le cueur pasmé et sans mot dire, et penserent qu’il fust mort quant en tel estat l’ont trouvé. Lors commencerent ung grant deuil que tous sur le corps de Keux firent.
[4328-4412]Quant Perceval eust Keux11 le seneschal vaincu, se rapuya comme devant dessus sa lance pour contempler sur les troys gouttes, proposant que la blancheur de la noix et du sang qui dessus fut resembloit la face de son amye. Et pendant qu’il pensoit ainsy fut au roy rapporté comme Keux son seneschal blessé enormement estoit, duquel grant ennuy en porta ; puis luy fut dit que de rien il ne se esmaiast et que moiennant qu’il fust bien pensé, que bon mire ou medecin* on luy donnast, qu’il gariroit en peu de temps, et moiennant aussy que les os luy fussent à droit racoustréz et remis. Par quoy le roy luy envoia ung bien docte sirurgien* pour les os consolider et remettre et troys pucelles pour le penser et le reconforter, auquel elles dirent qu’il ne se desconfortast point et que en briefz jours, Dieu [25ra] aydant, il gariroit. Puis missire Gauvain, nepveu du roy Artus*, qui tost la chose advenue sceut, vers le roy son oncle vint, puis luy dist : « Sire, dist il, c’est bien raison, comme souvent vous ay ouy reciter et donner vostre jugement, que nul chevallier ne doibt ung aultre molester ou importuner, comme Saigremor et Keux ont faict, en le ostant de son pensement : je ne sçay se de ce ilz ont eu tort, mais l’en ne sçauroit ignorer qu’il ne leur en soit mescheu. Et possible que pour aulchunne perte le chevallier pensoit, ou pource que son amye avoit perdue ou que à luy estoit ostee, et Keux comme envieulx luy courrust sus comme Saigremor avoit faict, dont tous deux s’en sont mal trouvéz. Ce nonobstant, voulluntiers vers le chevallier yroie pour le prier et requerir que jusque icy avec moy vint. » Keux, entendant ceste parolle, ne se peult contenir de monstrer la fellonnie de son cueur, en disant : « Vray est, dist il, sire Gauvain, que le chevallier amainneréz, le veuille ou non, car d’aultres amenéz en avéz, et aussy, puisque le chevallier est las et que d’armes il a asséz faict*, c’est bien 110raison que sans bataille doulcement à vous il se rende ; et là où il fauldroit à le combatre sy n’y conviendroit il armes porter, mais seullement habit de soye*. Et aussy croy je bien que ja espee ne vous conviendra tirer ; car, se voustre langue ne fault pour dire ‘Sire, Dieu vous gard et vous envoie joye et sancté’*, tost en feréz voustre voulloir. Ce ne dis je pour vous desplaire, mais que tant bien le sçauréz applanier ainsy comme l’on faict le chat*. Et lors ung chevallier pourra dire : ‘Voilla le sire Gauvain lequel fierement se combat’. » « Ha, Keux, Keux ! luy respond Gauvain, bien m’est advis que ceste chose me deusiéz plus courtoisement avoir dit, pourtant que de ce que j’en ay nagueres parlé n’a esté pour vous cuyder desplaire ou ennuier. Pourtant ne veuil je [25rb] d<i>fferer vers luy aller : se Dieu me aide, avecques moy l’amainneray sans pour ce avoir le bras rompu ou trop navré, car de ce n’ay je nul besoing. »
15 . Comment le roy Artus donna congé à Gauvain son nepveu de aller querir Perceval pour venir à la court parler 12 à luy ; et comment il dist à Perceval que Keux le seneschal estoit ung de ceulx qu ’ il avoit combatu et mis par terre, et en cheant s ’ estoit rompu ung bras, dont la pucelle fut vengee et Perceval de son serment absoulz.
[4413-4500]Alors que le roy eust ses propoz entenduz, dist à Gauvain : « Beau nepveu, faict il, present n’avéz que courtoisement parlé. Pour ce je veulx que vers le chevallier alléz non desarmé, car j’entens que prenéz voz armes. » À ceste heure se feist à coup Gauvain armer ; et puis <que> sur son cheval fut monté, sy a chevaulché pour le chevallier trouver, lequel estoit encores dessus sa lance apuyé, tousjours estant en sa pensee. Mais lors fut vray que le solleil avoit deux des gouttes de sang fondu et seiché, dont il n’en apparessoit plus q’unne ; par quoy n’estoit en si grant pensement comme il fut quant les trois sur la noix estoient. Et sitost que Gauvain l’apperceut, vers luy se traict, puis luy a dict : « Sire, sachéz que plus tost sallué vous eusse, se je pensasse le voustre cueur estre avecques le mien semblabe, ou le desir que vous avéz. Et toutesvois je vous advise que icy viens comme envoyé de par le roy, lequel vous mande, aussy vous prie, que veniéz à luy parler*. » « Veuilléz 111sçavoir, dist Perceval, que nagueres sont en ce lieu venuz deux aultres, lesquelz me voullurent emmener et mon amye* tollir aussy. Or estois je [25va] lors fort pensif d’ung penser qui moult me plaisoit* ; dont cil qui m’en voulloit oster ne pensoit pas de mon profit, car troys goutes de sang regardoie estans sur une noix assises, lesquelles la blancheur enluminoient : ce regardant, advis me fut que veoye la fresche et la tant belle coulleur de la face de mon amye. Et croiéz que de ce penser ne me pouoie departir. » « Certainnement, luy fist Gauvain, ceste pensee fut honneste, fort delectable et amiable, et estoit celluy bien plain d’orgueil et de presumption qui de ce penser vous osta. Mais, se vostre plaisir estoit, moiennant que à vostre affaire ne contrevienne, je vous vouldroie moult requerir que au roy parler vous menasse. » « Or me dictes, dist Perceval, se Keux le seneschal du roy est en court. » « Ouy certes, luy dist Gauvain. Et sachéz que c’est celluy contre lequel dernierement vous joustates à sa grant perte et grant dommaige, car le bras dextre en deux brisé luy avéz, de quoy je croy que n’estiéz encores adverty. » « À ceste heure donques, dist Perceval, est la pucelle vengee à laquelle la buffe il donna. » Et quant Gauvain ainsy parler l’entendit, moult grandement s’esmerveilla, et puis luy dist à haulte voix : « Notable seigneur, ce sachéz que le roy aultre que vous ne demande et ne quiert. Je vous prie, s’il vous aggree, que vostre non me veillés dire. » « Je vous advise, faict Perceval, que j’ay en non Perceval. Et vous comment* ? » « Sire, luy dist Gauvain, en Batestire mon païs13 eux en non Gauvain, et ainsy partout suis nommé. » Lors Perceval fut fort resjouy, lequel à Gauvain a dit que plusieurs fois avoit de luy ouy parler, et que moult joyeulx il estoit de l’avoir rencontré parce que de tous temps son accointance il desiroit, aussy que parler peust à luy. Et Gauvain luy respond que pareillement a tousjours desiré de le pouoir assossier et que de ceste rencontre tres humblement Dieu en louoit. « Donc[25vb]ques, dist Perceval, plus voullentiers avecques vous en court yray, et me sera une grant joye de ce que j’ay voustre amytié trouvé. Dont la fortune prens en gré et le vray Dieu je remercie. »
[4501-4578]Allors osterent leur heaulmes et en signe d’amour s’entrevindrent l’ung l’aultre baiser et acoller, puis coste à coste, tousjours joyeux devis tenant, se mirent à chemin pour la tente du roy 112approcher. Adonc plusieurs escuyers* lesquelz au camp du roy estoient et virent comme joyeusement les deux chevalliers ensemble venoient, le allerent tost au roy anoncer, à laquelle heure n’y eust celluy qui hors de sa tente ne saille* demenant grande joye et feste. Et Keux se print au roy à dire : « Or, faict il, maintenant emporte le pris Gauvain, voustre nepveu, l’honneur aussy* ; et croy que la bataille y a esté perilleuse et griefve, se je ne mens*, veu que si treslegierement s’en retourne comme il partit, et que coup n’y a esté donné, mesmes que l’ung n’a l’aultre dementy*. Or si dira l’en toutesvois, en luy donnant le loz et pris, qu’il aura faict ce que nous deux n’avons sceu faire, ne nullement à chief venir, et que il porte noz pouairs14 et forces*. » Ainsy parla Keux, droict ou tort*, comme acoustumé fut de faire. Et messire Gauvain ne voullut au roy son nouveau compaignon mener jusques à ce que desarmé fust, par quoy en sa tente* entrer le feist pour ses armes oster ; et puis ung sien chamberlan une fort15 riche robe et manteau apporta que Perceval vestit, et tost aprés le print Gauvain par la main pour au roy le presenter. Et quant devant luy sont venus, luy dist Gauvain : « Sire, dist il au roy son oncle*, je vous amainne celluy, ainsy que pour certain je croy, qui de long temps à veoir tant desiré [26ra] avéz, et cil de qui tant vous parliéz* regrettant sa personne. » « Beau nepveu, la vostre mercy*, » luy dist le roy, auquel tant la venue de Perceval pleust que, quant i l<e> veist ne se sceut contenir que debout il ne se levast et le allast embrasser en luy disant : « Amy, bien vous soiéz venu. » Et tost aprés que Perceval eust au roy l’honneur rendu qu’i luy a faict, luy dist le roy : « Je vous prie, preux chevallier, que me voulliéz enseigner comment je vous appelleray*. » Et Perceval luy respond que son non estoit Perceval le Galloys. « Ha, Perceval, luy dist le roy, amy parfaict, puisqu’en ma court estes entré, jamais oultre mon veuil n’en partirés*, car grant deuil eux quant premierement je vous veis* que ne sçavoie l’advenement de voustre fortune laquelle vous avoit Dieu destinee*. Pourtant je dis que par la pucelle et le fol fust bien deviné lorsque vous virent, si que toute ma court sçait comme Keux les voullut ferir, que la divination* vous debviés averir16, ce que faict avéz, de quoy nul ne peult ingnorer puisque telle est la verité. »
113[4579-4602]Par la royne la nouvelle entendue comme Perceval en court arrivé estoit, tantost partit pour venir où elle sceut qu’il estoit, accompagnee de ses dames et ses damoiselles. Puis, quant Perceval eust la royne apperceue et luy eust la reverence faicte à son pouoir, sitost s’enquist de la pucelle qui ris luy avoit, laquelle en brief on luy monstra. Puis luy a dit : « Dieu eternel doint honneur, renommee et joye à la plus belle et la meilleure de toutes dames qu’oncquez fust*, dont en tesmoingnage en appelle celles que chascun jour la voient. » Lors la royne luy respond : « Vous soiéz le tres bien trouvé*, comme celluy dont le renon et le bruit en toutes regions si haultement et si noblement volle*. » Et de rechef Perceval à la pucelle sa parolle adresse, laquelle iterativement* si la baisa et l’acolla, et puis luy dist : « Belle, dist il, je vous [26rb] advise, si d’aulchunne chose mestier avéz, qu<e> je suis le chevallier en ce monde qui de meilleur cuer secours et aide vous donneroit. » Et la pucelle l’en remercie*.
16 . Comment Perceval fut à Carlion festoié, où vint à luy la Damoiselle Hydeuse luy reprocher qu ’ il ne s ’ estoit enquis du sainct graal et du fer de la lance saignant.
[4603-4683]Grande fut la joye que le roy et ses chevalliers en court menerent à la venue de Perceval, et pareillement les dames et damoiselles, lequel le roy emmena à Carlion où en fist feste solennelle le soir qu’ilz y furent arrivéz, et pareillement le lendemain ; et ce continuerent jusques au tiers jour, auquel veirent venir une damoiselle sur une petite mulle fauve montee, une escourgee en sa main dextre tenant. Laquelle avoit deux grosses tresses de chevelure noire pendant sur ses espaules ; et dit l’hystoire que tant hideuse et desplaisante fut que dedens enfer n’en a esté jamais une plus laide veue. Le col et les mains plus noirs que fer avoit, qui estoit la maindre chose de sa laidure*, comme vous orrés ; car les yeulx eust plus noirs q’ung more, petis en forme de souris, et le néz de chat ou de singe*, et les levres de sa bouche à la semblance de celles d’ung beuf ou d’ung asne, et les dentz rouges comme moyeulx d’oeufz ; si fut barbue comme ung bouc, bossue devant et derriere, et avoit les deux jambes torces, et pour conclure onques plus difforme on ne veist. Et fault noter que propre asséz estoit pour ung joyeux bransle 114devant les dames mener*. Et quant devant la royalle17 compagnie fut venue, le roy et les barrons sallue* sans de dessus sa mulle descendre, et les aultres communement, fors que à Perceval, auquel ne luy donna nul salut, auquel par grant audasse [26va] dist : « Ha, Perceval, faict elle, de tous le plus infortuné ! Quil te sallue il est mauldit, et cil qui pour ton honneur prie, car pas deservi tu ne l’as, partant que la fortune refusas quant en la court du roy Peschor à ton entree rencontras. Là vis tu la lance qui saingnoit, où te fut si grief ouvrir la bouche pour parler* que18 tu ne sceuz demander pourquoy du fer d’icelle sang sortoit ; et aussy le graal y veis sans demander ne sans enquerre que fust ne de quoy servoit* ; et toutesvois euz tu de ce faire loisir asséz. Celluy est tenu malheureux quil tent à belle chose voir et, quant la voit, il n’en tient conte actendant encor voir plus belle. Et tel es tu, paresseux fol, lequel de parler trop te tins, ce que à grant malheur il advint, parce que, se demandé tu l’eusses, le riche roy* qui tant se deult et de grefz porte fust maintenant gari et sain, et ses plaies consollidees ; si tiendroit ses terres en paix, ce que jamais il ne fera. Et scéz tu bien qu’il en adviendra* du roy Peschor dont je parle ? Ses terres seront degastees et exillees, et les pucelles viollees*, femmes en perdront leurs maris*, dont maint orphelin on verra, et mourront plusieurs chevalliers. Et tout ce mal fauldra que par toy leur advienne. »
[4684-4714]Aprés adressa la damoiselle sa parolle au roy en disant : « Sire, dist elle, je vous prie ne prendre à desplaisir de ce que je m’en vois, car logis me fault prendre qui est moult loing d’icy. Ne sçay se vous avéz ouy du Chastel Orguilleux parler : c’est où ce soir me fault aller*. En ce chasteau, je vous advise, y a cinq cens .lxx.* chevalliers de pris, et sachéz qu’il n’y a celluy que là dedens n’ait son amye, femme noble, courtoise et belle* ; et ceste nouvelle vous dis pour estre advisé qu’il ne fault que nul leans voise s’i ne veult tost bataille avoir. [26vb] Et pour ce, qui desire à faire chevallerie devant celluy chasteau se rende, car, s’il la quiert, n’y fauldra mye. Mais qui vouldroit le pris avoir19 *, je sçay le mont, le lieu et terre où ce pris querir il fauldroit ; et pour le donner à entendre au chevallier qui l’osast faire, sachéz que au plus 115hault a ung puys duquel une grant clarté sort*, et auprés duquel est une damoiselle assise, maulgré le sien voulloir tenue. Par quoy je dis qu’à celluy seroit grant proesse qui en ce lieu pourroit entrer et la pucelle delivrer*, parce que dignement plus de louenges acquerroit que jamais chevallier acquist ; et de ce peult asseuré estre se Dieu ung tel heur luy donnoit*. »
17 . Comment Gauvain, Girflot* et Perceval20 ont promis l’ung à l’aultre de aller au Mont delivrer la pucelle assise sur le puys.
[4715-4796]L’hystoire nous racompte que, sitost que la damoiselle eust dist tout ce que avéz ouy reciter, sans plus parler de la court du roy departit. Et puis vint le chevallier Gauvain tout debout devant le roy assister, auquel dist : « Sire, faict il, se vostre voulloir s’i accorde, j’ay empensé lever le siege du mont où la damoiselle est. » Girflot, ung aultre chevallier, dit aussy qu’il yra devant le Chasteau Orguilleux, et qu’i21 sçait le Mont Perilleux* sur lequel comme hardy avant que revenir, se Dieu luy aide, il montera. Et Perceval autant en dit*, et certifie que jamais en son vivant deux nuictz en ung hostel ne gerra qu’il n’orra d’estrange passaige parler que passer il n’y aille, ne de chevallier qui mieulx vaille q’ung aultre, ou possible deux*, que le combat contre celluy ne preigne ; et que du sainct graal il sçaura de quoy il sert*, et qu’i l<e> pourchassera ; de la lance saingnant aussy vouldra sçavoir la verité, que cela signifie [27ra] ou que c’est. Et, ce dict, l’ung à l’aultre jurerent et promirent la foy que jamais merveille ou adventure ne sçauront qu’ilz n’y aillent pour la conquerre*, tant soit en perilleuse ou estrange contree ; et pour ce faire proposent leur apparailler*. Et ainsy que en ce propoz furent, virent vers le chasteau venir ung chevallier que l’on nommoit Guingambresil*, monté dessus ung beau cheval, et lequel ung escu portoit dont le champ fust d’or et audedens une teste* d’asur. Et asséz tost le roy congneut quant de luy fut approché ; si le sallua comme il devoit, et tous les chevalliers aussy fors Gauvain tant seullement, auquel lascheté* reprocha, puis luy dist : « Gauvain, dist il, tu es celluy qui as occis mon seigneur, et si le feriz avant que l’avoir deffié ; par quoy à 116toy en est reproche et blasme. Pour ce de trahison te accuse, et veuil bien que toute la baronnie sache que n’ay menty en ce disant. » Et à ses motz vint Gauvain en avant, tout honteux de la reproche* qu’on luy feist. Et aussy vint en place devant tous Aggravain l’Orguilleux, frere de Gauvain, lequel dist à Gauvain : « Frere, faict il, je vous prie ne deshonnester et maculler vostre lignage par le blasme sur vous imposé par le chevallier qui icy est. Et, se voulléz, de ce faict vous deffendray. » « Certes, beau frere, non feréz ; car aultre que moy n’a nommé, aultre que moy aussy nostre honneur ne deffendera. Toutesvois, se meffaict luy eusse, et que de ce fusse adverty, croyéz pour vray tres voullentiers paix requerroie, et si le vouldroie amender, si que ses amys et les miens de moy se tiendroient contens. Mais soiéz seur que c’est à tort que cecy me dit, par quoy, present la compagnie, je luy22 presente et tens mon gaige pour où il luy plaira estre mon honneur justement deffendre. » Et Guingambresil soutient au contraire qu’il prouvera que trahison il a commis orde et villainne avant qu’il soit quinze jours* de[27rb]vant le roy d’Escanallon* pour son pere qu’i luy occist. Et lors luy jura Gauvain et promist qu’en ce lieu il le suivroit où veu sera qui aura droit.
[4797-4815]Sitost que Gauvain eust juré et promis à son ennemy devant le roy d’Escanallon se trouver, Guingambresil23 de court s’en part. Et Gauvain, proposant aprés luy aller, pensa de s’atourner de bon escu, de bon heaulme et bonne lance ; lesquelles choses luy furent plusieurs foys presentees par ses amys chevalliers, mais rien ne vollut d’aultruy emporter. Sept escuyers print avec luy*, deux escus et deux bons destriers ; mais, ains que de court il partist, pour le deuil que de luy fut faict y eust maincte poictrine24 battue, mainctz cheveulx25 tiréz et maincte face desollee : car leans n’y eust dame sy joyeuse que pour luy grant deuil ne menast*. Aprés que Gauvain se veist de ce qui luy fut besoing muny, de court partit pour aller où promis avoit ; mais des adventures qu’il en son chemin trouva vous veulx bien dire et racompter, pource que chevallereusement et vertuesement* se porta au tournoy de Melians de Lys.
11718 . Comment Gauvain partit de la court du roy Artus pour aller combatre contre Guinguambresil ; et comment en s ’ en allant il tournoya à l ’ encontre de Mellians et plusieurs aultres pour une requeste que luy fist une jeune pucelle qu ’ il n ’ avoit jamais veue, fille de Thybault de Tintaguel, où il emporta le pris contre tous*.
[4816-4868][27va]Gauvain, de la court du roy Artus party pour au combat contre Guingambresil se trouver, premierement en une lande apperceut traverser une bende de chevalliers, et vist ung escuier venant seul aprés eulx, lequel menoit à sa dextre ung cheval d’Espaigne et avoit au col ung escu pendu, auquel il demanda : « Escuyer, dy moy, s’il te plaist, qui sont les chevalliers qui passent. » « Sire, dist l’escuier, c’est Melians de Lys, ung chevallier fort estimé. » « Es tu à lui ? » ce dist Gauvain. L’escuier luy respond que non, et que le sien maistre a non Trahedavet*, lequel n’est moins que Melians prisé. « Par ma foy, luy a dit Gauvain, Trahedavet congnois je bien. Où va il ? Ne me le celle pas. » « Sire, il va à ung tournoyement*, dist l’escuier, que Melians de Lys a entreprins contre Thibault de Tintaguel* ; et s’il vous plaist au chasteau passeréz. » « Or doncques, se dist Gauvain, n’a esté Melians de Lys en la maison de Thibault nourry* ? » « Sire, dist l’escuyer, sachéz que si a, et que le pere de Melians tant Thibault comme son homme ayma que, lorsque en son lict mortel* se veist, le sien filz* luy recommanda lequel garde et le nourrist le plus honorablement qu’il peult, si que en la parfin Mellians fut amoureux d’ugne sienne fille. Et Thibault, qui tant fort Mellians aymoit, le fist chevallier ordonner, lequel, aprés que fut retourné, ne pouvoit en nulle maniere delaisser l’amour que en la fille de Thibault avoit, tant que la pucelle, qui de par luy de ce fut advertie et comment si fort i l’aymoyt, luy dist ainsi : ‘Saichéz, dist elle, que vostre amye ne seray jour de ma vie jusques devant moy tant d’armes ayés faict et aussy de joustes, que cher vous aura mon amour cousté* ; car les choses que l’on peult facillement et à son abandon avoir ne sont si sades* que celles que l’on acquiert à grant labeur et à grant peine. Et pour ce prenéz ung [27vb] tournoy à mon pere, si mon amour voulléz avoir, parce que je veuil sçavoir sans doubte se mon amour bien assise seroit se devers vous je l’avois mise*.’
118[4869-4948]Si comme il pleust à la pucelle diviser, le tournoy l’entreprint Melians, car Amour a si grande26 seigneurie* sur ceulx qu’elle en sa domination tient, qu’ilz n’oseroient riens refusser de ce qu’i luy plaist commander. Pourtant vous dis, sire, faict l’escuyer à Gauvain, que courtoisement feriéz se au chasteau pour tournoier vous trouviéz, partant que je croy que bien vous leur pourriéz aider. » Et Gauvain dit à l’escuyer que de ce il ne luy parlast, mais pensast de suivir son maistre, ce que feist l’escuyer sans plus mot dire. Et voiant Gauvain que l’escuyer estoit de luy eslongné, le petit trot envers le chasteau s’en alla, suivant ceulx qui furent passéz. Et Thybault, qui leans estoit attendant le jour du tournoy, assembla tous ses parens et amys*, tant les jeusnes comme les vieulx, pour aux joustes l’acompagnier et assister, où se trouverent tant de gens, de grans et de petiz, que noblesse fut à les veoir. Pourtant n’avoit Thybault en son conseil privé trouvé que contre son seigneur il deust tournoyer, et que ce pourroit estre cause de le ruyner ou destruire ; par quoy en petite crainte n’estoit, mais en grant doubte, à cause de quoy feist murer toutes les portes du chasteau, si que ne demeura rien de ouvert fors seullement une poterne en laquelle feist faire ung huis tout de cuivre et force barres de fer pour mectre en travers, affin de plus fermé et seur estre. Et messire Gauvain vers la porte aprés le sien harnois venoit*, et luy estoit contraincte s’il ne vouloit retourner par ce lieu passer, à cause que aultre voye, sente ne grant chemin n’y avoit à plus de sept lieues de là. Et quant il veist que la porte fer[28ra]mee estoit, en ung pré pres d’une tour entra, lequel estoit cloz de poutis de boys et, luy en ce pré descendu, dessoubz ung chesne s’arresta auquel il pendit ses escutz*, où tost fut apperceu de ceulx qui au chasteau estoient, dont les plus simples et ignorans* n’en eurent pas grant joye voiant que le tournay retarde. Or y avoit en ce chasteau ung bon viellart divinateur*, prudent et saige, duquel estoit son conseil tenu de chascun, fust bien ou mal ne quoy qu’il en peult advenir ; auquel de loing fut Gauvain et ses gens monstré et, sitost qu’il eust Gauvain veu, en alla Thibault advertir, auquel a dit : « Saichéz, sire, que à mon advis ay des gens du roy Artus veu, par quoy, se mon conseil croyéz, sans plus attendre present au tournoy vous yréz, en prenant au cueur hardiesse ; car vous avéz bons chevalliers* et des escuyers à habondance, promps 119aux armes et fort vaillans hommes, et aussi des archiers asséz, lesquelz leurs chevaulx occire pourront27, partant que vous verréz qu’ilz vouldront venir tournoier ; mais j’ay espoir que ce sera à leur grant perte. »
[4949-5090]Par le conseil que le viellart divinateur donna* feist Thibault publier que chascun se armast qui tournoier vouldroit. Par quoy tant escuyers que chevalliers diligenterent leurs armes prendre et faire leurs chevaulx celler ; puis les dames et damoiselles aux fenestres de la tour monterent pour mieulx à leur aise le tournoy regarder. Et lorsque en hault furent montees, peurent à plain messire Gauvain appercevoir pres de la tour dedens le pré, et leur fut en premier advis qu’en ce pré eust deux chevalliers pource que deux escutz voioient* pendus, come il est dit, au chesne. Puis dirent aulchunes que moult de plaisir elles auront voiant les deux chevalliers, et qu’ilz ne s’en pouoient cacher. Et les aultres dirent que grandement s’esmerveilloient comme ce chevallier tant avoit de harnoys pour ung homme [28rb] seul, et que asséz y en auroit pour deux bons combatans ; puis, regardans ses deux escus, ont dit : « Que fera il de deux escus* ? Jamais on ne veist chevallier qui portast deux escus ensemble*, et pour ce sera grant merveille se tout seul les deux escus porte. » Pendant la devise des dames et damoiselles se preparerent ceulx qui tournoier esperoient ; et la fille de Thibault aisnee*, celle par qui fut le tournoy entrepris, pareillement en une chambre preparee de la tour monta, et mena avecques elle sa seur, la mainsnee fille de Thibault, fort cointement <et> proprement vestue ; et par especial manches serrees et estroictes portoit, par quoy les aultres la nommerent la Pucelle aux Manches Petites. Et avecques les filles de Thibault* monta une noble compaignie de dames et de damoiselles, et pendant se assembla la multitude des chevalliers pour devant ellez tournoyer. Mais pardessus tous les aultres faisoit moult beau voir Melians de Lys, tesmoing la fille de Thibault son amye, laquelle aux aultres dames disoit : « Certes, faict elle, mes dames, il m’est advis que sur tous les chevalliers que vous voyéz n’y en a ung si beau que Melians de Lys ; et ne vous en quiers mentir que à merveille bon voir le faict pardessus son cheval seoir ; et vous dis dadvantaige que celluy se doibt bien armer auquel faict si bon veoir lance et escu porter. » Et sa seur allors luy respond q’ung autre chevallier estoit en la bande plus beau 120que luy, d<e> quoy fut l’aisnee tant yree et courroussee que devant la compaignie se leva pour mectre la main sur sa seur, desirant se venger de ce qu’elle avoit dit, tant en fut au cueur despitee. Mais celles l’en garderent qui plus prochainnes d’elle furent, tellement que pour ceste foys la contention des deux seurs fut apaisee. Lors le tornoiment commença, où il y eust mainte lance brisee et maint coup d’espee frappé et maint chevallier abbatu*. En ce tournoy si vaillamment Melians se porta que nul ne pouoit contre [28va] luy durer, si que tous ceulx qui contre luy jousterent les a plat par terre abbatus. Et quant de la lance asséz faict d’armes il avoit, si bien de l’espee besongna que chascun dist que l’honneur sur tous il emporteroit ; ne fault doubter si son amye eust lors liesse et joye en cueur, laquelle ne peult celer ne taire, mais dist ainsy : « Dames, faict elle, or voyéz vous merveilles de Melians qui les nompareilles sont de quoy jamais on tint propos. Regardéz le meilleur chevallier du monde, comme il s’est en la jouste porté : se bien verité voulléz dire, c’est en beaulté le plus parfaict que soubz les cieulx veistes jamais, il n’en desplaise à tous les aultres que l’on peult voir au tournoy estre. » Et adonc la petite pucelle dit que elle en veioit ung plus beau et meilleur que luy. À ses motz la grande se leva toute remplie de fureur et de fellonnie, laquelle à sa seur dist : « Vous, garse, faict elle, qui si folle et presumptueuse avéz esté de blasmer ce que j’ay loué, pour une aultre foys vous apprendre et aussi pour vous corriger, cella auréz de par moy. » Et en ce disant telle jouee luy donna que les doitz ilz* furent escriptz long temps dessus sa tendre face ; de quoy les dames qui auprés de la grande furent l’en prindrent fort à blasmer, qui les separe<re>nt au mieulx qu’elles peurent ; et aprés recommencerent à parler entre elles du chevallier Gauvain, dont l’une dit ainsy : « Je m’esbahys, dist elle, que attent ce chevallier qui est dessoubz ce chesne, et pourquoy tant il differe à ses armes prendre. » Et une aultre parla aprés, qui dist qu’il estoit marchant ; consequemment une aultre, qui plus par raison parle que les aultres, dist qu’il avoit par adventure la paix juree, par quoy ne doibt à tournoier entendre, mais luy convient son harnoys aller vendre. « Mais est changeur, ce faict la quarte*, lequel a empensé28 * changer ses armes à argent aux chevalliers qui indigence en ont ; et ne cuidéz que je vous mente, que c’est vaiselle et monnoye* qui dedens ses mal[28vb]les sur ses chevaulx est. » « Voz langues sont par trop perverses, dist la 121petite, et avéz tort*. Cuidéz vous que aulchun marchant porte si grosse lance comme luy ? Je ay ce jour d’huy enduré, dont ne me chault, et tant j’en dys, ne vous desplaise, que semblant d’ung changeur ne porte, mais d’ung bien vaillant tournoieur. » Et les dames dirent ensemble que, posé que à ung tournoieur resemble, toutesvois sil ne l’est il pas, mais il le contrefaict, ainsy cuidant secretement29 embler les coustumes et les peiages* qu’on a veu cuillir et lever ; combien que en ce faisant il cuide estre saige, si n’est il q’ung malheureux fol, car ung jour pour son larrecin en sera30 par le col pendu.
[5091-5164]Le chevallier Gauvain, lequel, comme il est dit, dessoubz la tour estoit et entendit toutes les parolles que les dames luy ont dictes, de quoy il porta grant ennuy, nonobstant tousjours il a sa pensee qu’on l’a de trahison blasmé, à cause de quoy disoit en son couraige que au lieu luy convenoit aller où juré avoit <et> promis ; aultrement escherroit en blasme, et tout le sien lignage aussy. Et pourtant qu’il est en doubtance qu’il ne soit prins ou affollé, ne s’est nullement entremis* de comparoir à ce tournoy, combien que d’y aller en a ung merveilleux desir* et que il congnoist que d’heure en heure se renforce ledit tournoy. Lors Melians de Lys demande grosses lances pour mieulx ferir*, affin de monstrer son vouloir à la pucelle son amye, si que le tournoiment jusques au soir dura, où moult de faictz d’armes furent veuz. De ce tournoy sortit ung escuyer fort et hault*, tenant ung tronson de lance en sa main, lequel les dames apperceurent, dont l’une luy a dit : « Escuyer, dist elle, comme vous estes vous en ceste presse mis pour le tronson de lance recueillir ? » Et l’escuyer en soubriant luy respond* : « Et je voys, dist il, icy dessoubz en ce pré regarder que [29ra] c’est qu’on y faict. » Puis la pucelle luy a dit : « Vous y trouvéz31, dist elle, le chevallier le plus begnin*, le plus courtois et debonnaire que oncques fut ; car, qui luy auroit plumé les bras et les jambes aussy*, sil n’en diroit il ung seul mot : par quoy vous conseille celle part aller où vous pourréz prendre ses chevaulx et tout son avoir* sans que nully vous le puisse deffendre. » À l’incitation de la pucelle est l’escuyer dedens le pré entré, lequel sitost alla ung cheval ferir du tronson de la lance qu’il tenoit, puis dit à Gauvain : « Vassal, 122dist il, je croy que vous estes mal, ou bien petit de sens avéz, qui tout le jour cy espiéz et n’avéz aultre chose faict ; et mieulx vous fust voz escutz avoir faict percer et voz lances briser et rompre. » « Varlet, luy respond Gauvain, la raison pour quoy icy je demeure ne te appartient sçavoir ; possible ung jour le sçauras tu, mais je t’advertis pour ceste heure que ne la te daigneroye dire*. Et pour ce remetz toy en voye et t’en va faire ta besongne*. » À ses parolles s’en retourna l’escuyer sans nul mot dire, car plus parler n’eust il osé, de crainte qu’il eust quant les propos de Gauvain entendit. Et le tournoy ainsy demeura, où maint chevallier gaigna le pris et où maintz chevaulx furent occis* ; et pour ce jour ceulx de dehors l’honneur et le lotz emporte<re>nt, et remirent l’ung et l’aultre le tournoyement au lendemain, où promirent se rasembler.
[5165-5384]Ainsy se departit la compaignie des chevalliers pour ceste nuyct ; tous au chasteau entrerent, et par especial ceulx qui en estoient yssus, avec lesquelz alla le chevallier Gauvain, qui la route suyvit, et rencontra le bon viellart divinateur* à l’entree de la porte du chasteau lequel avoit le conseil donné le matin du tournoy commencer*, lequel supplia d’estre pour ceste nuyct avec[29rb]ques luy logé. Et le divinateur luy respond que voullentiers il le fera et que son logis luy aura tost faict au chasteau appareillier ; et puis luy dist que, se plus avant voulloit hostel querir, qu’il n’y seroit bien à son aise, mais mal traictié, et pourtant luy supplia et requist en sa compaignie reposer. Et lors le chevallier Gauvain la bonté du viellart remercia, et luy promist qu’avecques luy demeureroit. Et, ce dit, le bon divinateur* Gauvain en son hostel enmena, tantost d’une chose parlant et tantost d’aultre* ; et puis luy demanda la cause pour laquelle il ne se estoit ce jour aux armes comme les aultres monstré. Et Gauvain en bref luy recite que de trahison accusé estoit, par quoy trouver luy convenoit au lieu assigné pour son honneur deffendre ; et partant craingnoit, s’il à quelques joustes ou tournoy se trouvoit, qu’il luy peust par malheur infortune advenir que son convenant ne sçauroit tenir, et pas ne pourroit eviter le blasme qu’on luy a mys sus, ce qui redonderoit au vitupere de tous ses amys, faulte de comparoir au jour où il a juré assister. Adonc luy dist le bon viellart que tres bon gré il luy sçavoit* de n’avoir au tournoy comparu pour la cause qu’i luy a racomptee, et que mieulx le en* estimoit. Et ainsy parlant en la maison du viel preudhomme* entrerent, laquelle 123chose tost fut au chasteau rapportee, si que celles qui de Gauvain se gaberent* en bref en firent leur raport, accusant le viellart de sa courtoisie et le blasmant de ce que Gauvain avec luy emmené l’avoit. Et l’aisnee fille de Thibault travaille* tant comme elle peult de nuire à sa seur que tant hait, laquelle* vers son pere vint, auquel dit : « Sire, dist elle, certainne suis que ce jour rien perdu n’avéz*, mais croy que gain y ayéz eu asséz plus que ne vous cuidiéz* ; et dire je vous veuil comment. Saichéz qu’il est en ce chasteau entré ung chevallier*, au moins ung chevallier fainct il estre, mais pour vray ce n’est q’ung marchant, lequel <faict>32 porter aprés luy lances et escutz et me[29va]ner grands chevaulx en main pour les peaiges et les sussidez esviter par ceste faincte de la marchandise qu’il meine, duquel pourréz avoir profit s’il estoit prins. Par quoy j’ay advisé que devers luy vous envoiéz, et pour le trouver tost en l’heure envoier vous convient en l’hostel de Guerin, filz à Berte, qui nagueres l’a emmené : ce sçay je bien car je l’ay veu. » Et lors, quant Thibault sa fille ainsy ouyt parler, dist que en la maison de Guerin n’envoira, mais luy mesmes yra en personne. Et la petite fille, voiant que son sire deliberoit vers Gauvain aller, secretement s’en yst par ung huys de derriere*, partant qu’elle craint estre veue ; et puis s’en alla où Gauvain estoit en l’hostel de Guerin, filz à Berte, qui deux filles moult belles avoit*, lesquelles, quant virent que leur petite dame venoit*, grand joye et grand liesse en eurent, puis luy allerent audevant en luy donnant les doulx baisers à sa rencontre, comme pucelles les unes aux aultres font ; aprés la prindrent par la main et à l’hostel de leur pere la menerent. Mais Guerin et ung sien filz bastard* qu’il avoit estoit ja hors de son logis, quant la petite fille de Thibault y arriva, pour en court aller ainsy qu’il avoient de coustume où à leur seigneur esperoient parler ; lequel en leur chemin rencontrerent et, aprés que Guerin l’eust sallué, luy demanda où lors il alloit, et il à Guerin respond que par maniere de consollacion il desiroit en sa maison se recreer. Adonc luy respondit Guerin que ce ne luy pouoit desplaire, puis luy a dit : « Sire, joyeux je suis que en mon hostel voulléz aller, parce que vous y pourréz trouver et veoir le plus beau chevallier qui en la terre soit*. » « Croiéz, dist Thibault, que pour le voir n’y voys je pas, mais pour le faire à mon gré prendre, pource que je sçay que c’est ung marchant et que soubz 124coulleur qu’il se dist chevallier sà et là mainne chevaulx vendre. Ce n’est honnestement parlé*. » « Or me pardonnéz, dist Guerin, car combien que vostre homme soye, [29vb] et vous mon sieur* soyéz, plustost mon hommaige vous quicte et celluy de tous mes successeurs, vous deffiant à tous combatz premier que aulcun dommaige ou villennie en mon hostel vous luy faciéz ou que je luy souffrisse faire. » Thibault, voiant ainsy Guerin protester, se modera et puis luy dist : « Saichéz, dist il, Guerin, que je n’ay aussy voulenté de ce faire. Je te prometz pour vray que ja ton hostel ne ton hoste* n’aura deshonneur de par moy, combien que fort prié et admonnesté ay esté de ce faire. » « Grand mercis, luy a dist Guerin, que tant priser vous me voulléz de mon bon hoste visiter. » Et alors, ensemble devisant, s’en allerent à la maison de Guerin où Gauvain estoit, lequel, comme il veit la compaignie arrivéz*, leur alla faire la reverence ainsy que bien en fut apris ; et, aprés ce, se sont assis l’ung pres de l’aultre pour deviser, et commença la parolle Thibault, lequel à Gauvain demanda pourquoy il ne s’estoit ce jour au tournay trouvé comme les aultres. Et Gauvain, qui ne luy quiert la verité celler, luy a dit qu’il estoit de trahison reproché par ung chevallier contre lequel il luy convenoit combatre où le jour assigné estoit en une court royalle. Adonc luy dist Thibault qu’il avoit bonne occasion, puis luy enquist où se devoit le combat faire. « Sire, si luy respond Gauvain, devant le roy d’Escanallon* il me convient aller deffendre, et me semble, soubz correction, que icy est bien le mien chemin. » « Du bon du cueur, luy dist Thibault, vous donneray bonne conduicte qui jusques là vous mainnera. Et pource qu’il vous conviendra* passer par estrange et bien maigre terre, vivres* je vous feray bailler et bons chevaulx pour les porter. » Lors Gauvain humblement Thibault remercia et luy dist que, moyennant qu’il peust vivres pour argent recouvrer33, que pour luy suffire asséz en auroit et que aussy seroit bien logé. À ces motz Thibault se depart, lequel, en retournant sa veue, veit sa petite fille qui Gauvain par la jambe em[30ra]brasser alla en luy disant : « Sire, dist elle, de ma seur à vous me complaingtz, laquelle je ne doys aymer pour la honte qu’elle m’a ce jour faict. » « À moy, pucelle, dist Gauvain, et que m’en compete ? Il n’a mye ; ne quel droict vous en puis je faire* ? » Et adonc Thibault, qui ja congé avoit pris, quant sa fille ainsy parler eust entendu, 125d’elle approcha et puis luy dist : « Fille, dist il, qui vous a commandé venir à ce chevallier* vous complaindre ? » « Et esse vostre fille, sire* ? » luy dist Gauvain. « Ouy certes, luy respond Thibault. Et pour ce ne prenéz garde à ce que present vous a dit. » « Vrayement, dist messire Gauvain, bien ingrat je me monstreroye se sa requeste refusoye. Par quoy, damoiselle, m’amye, doulce pucelle et debonnaire*, que voulléz que pour vous je face à l’encontre de vostre seur ? » « Sire, dist elle, tant seullement que demain pour l’amour de moy il vous plaise porter voz armes. » « Or me dictes donc, pucelle, se jamais ne feistes requeste à chevallier pour nul besoing*. » « Ne vous chaille de tout cella, luy dist Thibault, et ne veuilléz prendre garde à ce que ceste folle vous a dit. » « Mais est saige et bien emparlee, luy dist Gauvain, veu que tant est petite et jeusne. Et vous prometz que son voulloir accompliray, si que demain en faveur d’elle armes au tournoy pourteray*, et pour ung temps ung sien chevallier je seray. » « Vostre mercy ! » dist la pucelle, laquelle fut si tresjoyeuse que jusques aux piedz de Gauvain s’enclina.
[5385-5512]Atant la compaignie se despartit, et Thibault sa fille remporta devant luy sur le col de son cheval, à laquelle il a demandé la cause pour quoy elle se estoit de sa seur au chevallier complaincte. Et elle respond à son pere : « Sire, sachéz que grief me estoit de ma seur, qui soubstenoit que Melians de Lys estoit le plus beau et meilleur de tous. Et j’avoie là desoubz au pré veu [30rb] le chevallier* hoste à Guerin, par quoy ne me sceu contenir luy dire que ung plus beau que luy en veoie. Et pour ce ma seur m’apella garce* et sotte beccasse ; et aprés que asséz elle m’eust injuriee, par les tendres cheveulx me print* et me souffleta en la joue, par quoy pour d’elle me venger sachéz que vouluntiers verroye que le chevallier Melians abbatist pour les parolles qu’elle en a dictes present les dames et damoiselles qui ne l’en tindrent pas à saige. Et pour ce, se Melians vaincu estoit, le sien orgueil abesseroit, car grand vent tombe à peu de pluye*. » « Belle fille, luy dist son pere, pour l’honneur que ce chevallier vous veult faire, je vous commande et abandonne que en faveur de amytié luy envoyéz aulcunne chose* en present, soit manches ou ce que verréz estre bon. » Et la pucelle luy respond, qui simple estoit : « Sire, dist elle, voullentiers feray ce que dictes, mais mes manches sont si petites que envoyer ne les oseroye*, parce que je croy qu’il ne les priseroit en rien*. » « J’en feray bien, dist 126Thibault, et pour ce n’en aiéz soussy. » Ainsy parlant Thibault à sa fille entre ses bras la tenoit, souvent l’acollant et baisant, si que devant la salle du chasteau ont esté. Et quant la plus aisnee fille veit le sien pere ainsy sollatieusement sa seur tenir, grande destresse en son cueur eust, et puis a dit : « Cher seigneur, dist elle, dont vient ma seur que vous tenéz, la Pucelle aux Petites Manches* ? Elle s’est matin aprestee. » « Mais vous, dist il, qu’esse que vous en voulléz faire ? Pour vostre honneur vous en deussiéz taire, parce que oultragieusement luy avéz le<s> cheveulx tyréz et bastue, dont ce me poise*, et me desplaist que plus ne fustes moderee. » Alors n’y eust que courroucer à la fille aisnee de Thibault, quant ainsy parler l’entendit. Puis feist Thibault actaindre de ses coffres du satin cramoisy34 duquel tailler en feist une paire de manches fort grandes*, puis sa petite fille appella et luy a dit35 : « Fille, dist il, je vous advise de[30va]main le matin vous lever avant que le chevallier hoste de Guerin de son logis parte, auquel par amytié ceste paire de manches* vous presenteréz, luy requerant qu’au tournoy les veuille porter. » Et la pucelle à son pere respond que, sitost que la clarté du jour verra, que pour se faire sera preste et appareillee. Puis, de la joye qu’elle eust, toutes les pucelles ses compaignes prier alla que le matin ne la laissassent trop longuement au lict dormir, mais l’esveillassent hardiment, se son amour avoir voulloient*, quant le jour verront apparestre ; et celles luy firent responce qu’ainsy le feront. Puis, quant le jour virent lever, la firent aorner et vestir ; et aprés que fut acoustree, le matin vers Gauvain alla, mais sy matin n’y sceut elle venir que ja ne fussent tous levéz* et alléz la messe ouyr, laquelle leur venue attendit. Et voiant Gauvain retourner, humblement le vint salluer, puis luy a dit : « Sire, dist elle, Dieu vous doint estre heureux* ce jour, et vous prie en faveur de moy ses manches* au tournoy porter. » « Voullentiers ! et vous remercye*, » luy dist le chevallier Gauvain. Et sitost aprés se firent les chevalliers armer, lesquelz se amassent devant la ville comme ilz avoient le jour precedent faict ; et les damoiselles avecques les dames pareillement remonterent aux fenestres de la tour pour plus à plain le tournoy veoir ainsy que firent auparavant, qui virent assembléz les routes des chevalliers grans et petis*. Si venoit Melians de Lys plus de deux jects d’arc36 devant les 127aultres, lequel, quant son amye le veit, de dire ne se sceut contenir aux dames qui pres d’elles estoient : « Dames, dist elle, voyéz vous arriver la perle de chevallerie et l’honneur des bons chevalliers. »
[5513-5579]Et quant le chevallier Gauvain entendit que les aultres furent assembléz, tant comme il peust ung cheval des esperons brocha sur lequel il estoit monté, à l’encontre duquel est sitost Melians venu qui l’apperceut, [30vb] qui tant fut d’amour renforcé qu’i ne doubtoit homme vivant, si que à l’aborder sa lance en deux piesses a mis. Et le chevallier Gauvain sur Melians par sa grande roideur retourne que il luy feist perdre les estriers, tant que par terre le renversa ; et, ce faict, meist la main sur son cheval, lequel à quelque escuyer* l’a baillé en le priant qu’à celle il le veuille mener pour laquelle il a tournoyé, en luy disant qu’i luy envoye le premier gain qu’il a ce jour faict*, lequel il veult qu’on luy presente. Et l’escuyer* n’a attendu, mais est tost sur le cheval monté pour le mener à la pucelle, qui estoit aux fenestres d’une tournelle, laquelle bien avoit veu Melians par terre aller, qui, ce voiant, tost a à sa seur dit : « Ma seur, dist elle, maintenant pouvéz vous bien voir Melians vostre amy gisant que tant prisiéz et honnoriés. Maintenant pouvéz vous juger : ce que vous dys hyer est vray, car on peult apparantement veoir que Melians n’est le meilleur. » Lors sa seur luy dit qu’elle se teust, et que, se plus luy ouoyt mot sonner, que la buffeteroit bien estroit, tant qu’elle n’aura pied qui si bien la soustienne que par terre elle ne l’envoie. Puis luy a sa petite seur dit : « Dea, ma seur ! dist elle, pourtant, se j’ay verité dicte*, par raison ne me debvéz battre ; car ce que j’ay dit avéz aussy bien que moy veu. Et m’est advis que Melians encor ne se peult relever : si n’y a icy dame qui comme je fays ne le voie. » Lors sa seur tant yree fut que, se les dames qui pres d’elle estoient ne l’en eussent gardee, elle eust sur la petite couru sus ; mais de ce faire l’en reti<nd>rent37. Atant virent venir l’escuyer*, lequel le cheval qu’il amenoit à la pucelle presenta qu’il veist à une fenestre estre ; et elle en rendit la mercy à Gauvain et bien pres de cent foys, puis feist le cheval la pucelle prendre et le mener à l’escuyrie. Et celluy qui luy* amena s’en retourna les graces rendre à son maistre sire Gauvain, lequel sembloit bien estre le superlatif du tournoy* : car n’y a si [31ra] vaillant chevallier qui pres de luy aborde que par terre il ne l’envoie, si que pour ce jour 128quattre destriers au tournoy conquesta lesquelz il gaigna de sa main*, dont le premier à la petite pucelle envoia ;
[5580-5655]le second à la femme de son hoste presenta, et les aultres aux filles de Guerin le divinateur* donna. Et, ce faict, se departit le tournoyment, si que les chevalliers rentrerent par la porte au chasteau leur rafreschir et reposer*. Et le chevallier Gauvain le loz et pris du tournoy emporta tant d’une partie que d’aultre, et n’estoit à l’heure que les joustes cesserent pas encores midy sonné. Et sachéz que au retour du tournoy eust Gauvain telle suyte* de chevalliers que toutes les rues en furent remplies. Puis demanderent les uns aux aultres qu’il estoit ne de quelle contree*, son nom et quelle part alloit. Ainsy les chevalliers et aultre peuple devisant, Gauvain la petite pucelle rencontra, laquelle le vint humblement salluer en luy rendant graces et mercys de l’honneur qu’i luy avoit ce jour porté ; et il luy respond doulcement que, tant comme il sera en vie, ne refusera à luy faire service s’il est que besoing elle en ait38 et, ce dit, la commanda à Dieu. Puis de Thibault print congé*, de son hoste et de son hostesse et de ses filles aussy, et de tous les chevalliers, et s’en part pour aller au combat qu’il avoit promis contre celluy qui l’avoit de trahison accusé.
19 . Comment Gauvain, aprés qu ’ il fut party du tournoy que Melians contre Thibault entrepris avoit, arriva par cas fortuit en la court du roy d ’ Escavallon, où en grant danger se trouva ; et comment fut le combat differé d ’ ung an d ’ entre luy et Guingambresil 39 .
[5656-5691][31rb]Aprés que Gauvain fut du chasteau party où Thibault habita, alla le soir en une abbaye* loger, où bien fut receu et traictié par l’abbé et les religieulx de ladicte abbaie et interrogué où il alloit, lequel respondit au noble abbé qu’il alloit combatre contre Guingambresil* ; et le lendemain, aprés avoir son hoste remercié, se meist avecques ses gens à chemin. Et luy en ung grant boys advisa ne sçay quelle quantité de biches* paissans au long des larris* de ce boys ; puis appella ung sien escuyer nommé Yvonnet*, qui menoit le meilleur cheval qu’il eust et 129portoit une fort grosse lance, auquel il dist qu’il luy amenast ce cheval et qu’il montast dessus celluy lequel menoit à dextre. Adonc Yvonnet sans arrester le cheval à son seigneur mena, et puis sa lance luy bailla. Et quant Gauvain fust monté, apperceut une biche en ung buisson* estant, dessus laquelle si vistement courrut que le col à travers luy perça, par quoy la biche, qui ferue se sentit, vistement hors du buisson saulta, puis legierement print la cource ; laquelle eust Gauvain bien actaincte, ne fust que son destrier d’ung pied se defferra, si que il luy convint ses gens et ses harnois suyvir parce que dessoubz luy sentoit le sien cheval clocher, mais ne sçavoit de quoy ce fust.
[5692-5702]Lors commanda à Yvonnet descendre pour regarder que pouoit estre ; puis, quant l’eust Yvonnet visité, trouva que defferré estoit. Lors dist <à> Gauvain* que tant aller il convenoit que l’on peult ung ferreur trouver qui tost le destrier referrast.
[5703-5783]Adonc Gauvain et les siens chevaulcherent tant qu’ilz d’ung chasteau virent sortir une grande troupe de gens venant le long d’une chausse<e>, et venoient plusieurs serviteurs* devant enmenant divers chiens en lesse, et force de veneurs aprés ; et entre plusieurs [31va] escuyers en virent deulx montéz dessus leurs grans destriers dont l’ung estoit jeune et fort beau, sur tous les aultres moult plaisant, lequel seul Gauvain sallua, et puis il le print par la main, si luy dist en ceste maniere : « Sire, maintenant vous retiens*, partant vous prie vous en aller dont je viens, en ma maison, où descendréz s’il vous aggree. Il est asséz temps de loger : j’ay une seur doulce et affable qui de vous grant joye fera* ; et voycy ung escuyer lequel devant moy vous voiéz, qui bien vous sçaura conduire. » Puis dist à l’escuyer : « Alléz, dist il, ligerement avecques ce bon chevallier au chasteau à ma seur le mener, que de par moy vous salluréz, et puis luy dictes que je luy mande* qu’en faveur de la bonne amour qui entre elle et moy doibt estre, et se jamais chevallier ayma, que celluy honnore, le traictant aussi bien ou mieulx qu’elle traicteroit ma personne ; pareillement, que tant de joye et soullas luy monstre qu’il desplaire ou ennuyer ne se puist jusques à ce que soions tous dedens le chasteau retournéz. Et sitost que verréz comme debonnairement aura son hoste retenu, vous reviendréz pardevers moy, parce que le plu<s> tost que je pourray compaignie luy vouldray tenir. » Lors par la conduicte de l’escuyer Gauvain s’en va 130en ung lieu où il est haÿ à mort, de quoy ingnorant en estoit ; toutesvois n’y est il pas congneu*, parce que jamais n’y entra, si que il n’y cuide pas y trouver chose à son contraire. Et puis, quant pres du chasteau fut, se print à regarder la forteresse et comment assis il estoit, et voyt que pres d’ung bras de mer seoit*, estant de grosses tours paré, et si tresbien fortifié que bien luy semble que tel fut comme il convient40 pour contre tous effors resister. Aprés la ville regarda, où grand41 nombre de gens apperceut de plusieurs sortes : premier y veit les changes d’or et d’argent* vers les rues42 plainnes de bons ouvriers de divers mestiers besongnans, comme ar[31vb]muriers, fourbisseurs, drapiers, foullons et bonnetiers*, et generallement de tout ce que à usaige d’homme convenoit, à quoy se amuserent regarder Gauvain et ses gens longuement.
[5784-5826]Tant allerent avant qu’ilz en la court* du chasteau arriverent, où trouverent asséz de serviteurs* qui les receurent et qui tost leurs bagues serrerent ; et l’escuyer lequel Gauvain conduisoit seul avec luy en la tour monta, où Gauvain jusques en la chambre où la pucelle <estoit>* par la main mena ; et pour de son messaige <se> acquiter luy dist ainsy : « Dame, dist il, le vostre frere de par moy salut vous mande*, lequel vous commande et enjoingt que le chevallier qui cy est soit servy, prisé et traictié si que il ne se puist ennuyer, mais tout ainsy et en telle sorte comme se sa seur vous estiéz* et que le vostre frere fust luy faciéz sans de riens au contraire aller de tout ce qu’il demandera, et que chose on ne luy refuse, mais luy soyéz à son voulloir courtoise, doulce et debonnaire. Or en penséz en telle sorte que honneur vous en puissiéz avoir, car quant à moy necessaire est que m’en retourne devers mon seigneur en ses boys : et à tant adieu je vous dys. » La pucelle à l’escuyer respond que de rien ne se doubte qu’il ne soit asséz bien traictié ; et puis dist : « Icelluy soit benist, dist elle, qui telle compagnie m’envoie, car qui tel chevallier me preste ne <me> hait pas43, dont le remercie. Beau seigneur, seéz vous icy, dist lors la pucelle à Gauvain, auprés de moy, et me croyéz, parce que sy courtois44 vous voy et que mon frere le me mande : loyalle par tout vous seray et feray bonne compagnie*. » 131Tantost retourna l’escuyer, et le chevallier Gauvain avecques la pucelle demeure, qui n’a pas mestier de ce plaindre d’estre et de se voir ainsy seul avecques <une> tant belle pucelle, si advenant*, si benigne et affable. Et estoit Gauvain si grandement de sens muny et tant bien [32ra] en amours enseigné que bien pensa adonc rien perdre45 de demeurer seul avec elle. Lors se prindrent arraisonner* et puis d’amours deviser, et aussi n’estoit il propice d’aultre chose ensemble parler ; et eussent à ceste heure les propoz esté malseans qui d’amours n’eust tenu parolle.
[5827-5831] Gauvain, voyant l’heure opportune de parvenir où le sien cueur tendoit et où sa pensee estoit mise, requerir la pucelle d’amours* plus ne differa, en luy promectant que tant qu’il vive son humble chevallier sera. Et la pucelle, voyant estre si humblement par le chevallier requise, luy feist octroy de sa demande.
[5832-5915]Or nous dict l’hystoire que, pendant que Gauvain et la pucelle ensemble s’esbastoient, leans ung veneur* entra, qui fut à tous deux fort nuysible, parce que Gauvain recongneust et les trouva entrebaisant* et en demenant grant soulas. Et adonc qu’il apperceut que ensemble ainsy se delectoient, ne sceut sa langue refroindre* qu’il à la pucelle en s’escriant ne dist : « Fille, que mauldicte soyes tu ! dist le veneur. Dieu te confonde et te destruise*, quant au chevallier de ce monde que deussez le plus haÿr* te laisse en ce point atoucher en te baisant <et>46 en te accollant. Que tu es malheureuse et folle* ! Tu sçays47 bien ce que faire tu doibz* quant à deux mains luy deusse traire le cueur du ventre, et de ta bouche luy as tant faict que pres luy touche*, et as ton cueur au sien actraict, mais mieulx tu eussez exploicté de luy* arracher à deux mains, car ainsy faire tu le deusses se femme deust faire nul bien*. En faisant comme present fais ne seras en honneur famee, et n’est vertue<u>se clamee qui le mal ayme et hait le bien, car elle pert son bon renom. Or es tu femme, et est certain que le mal tu prens pour le bien ; car celluy qui si est pres de toy ton pere occist, et [32rb] luy fais feste. Ma raison est donc bien prouvee : quant femme peult son ayse avoir*, est lors que plus petit de son honneur luy chault. » Et à ses motz de la compaignie se depart avant que Gauvain 132luy sceut ung tant seul mot respondre. La pucelle, se voyant par le veneur ainsy injuriee, tel deuil et desplaisir en eust <que> sur le plancher tomba pasmee ; et Gauvain, qui ainsy la voit, la releva de pasmoyson et, quant à soy fut revenue, luy dist* : « Las ! que ferons nous ? Mors sommes se Dieu ne nous garde, car ce jour fineray ma vie, et vous tout pour l’amour de moy. Bien sçay que maintenant viendra la commune de ceste ville* en nombre quasy infiny devant celle tour où nous sommes, par quoy remede je n’y voy pour de la mort nous respiter48, fors que ceans a armes asséz pour vous armer si vous voulléz contre iceulx en deffence mectre, en mettant vostre espoir en Dieu, considerant q’ung homme seul par vaillance destruict ung ost* ; et pour vous en bon espoir mectre, d’advis je suis que bien la tour deffendréz. » Et à ses motz celle qui asseuree n’estoit maintenant court les armes prendre* pour son amy nouveau, laquelle49 * en grande diligence aide luy feist à les vestir tenant le lieu d’ung escuyer. Et puis, quant Gauvain fut armé, ne doubta comme auparavant, mais d’une chose eust il deffault : c’est que point d’escu ne se treuve ; par quoy ung eschiquier il print duquel le sien escu en feist, et lors à la pucelle a dit qu’elle ne allast aultre escu querre*. Adont meist les eschés à terre, et puis vient à l’huys de la tour pour aulchun garder d’y entrer ; si eust adonc au costé sçaincte la bonne espee Estalibor*, la plus seure et meilleure des autres. Et le veneur qui le congneust sitost a faict une assemblee des habitants de la ville, tant de gens de mestier que bourgois, le majeur et les eschevins*, lesquelz escrie haultement que chascun en armes se meist pour prendre Gauvain, le faulx trahistre, le[32va]quel occist leur seigneur.
[5916-5933] « Où est il ? font ilz. Où est il ? » « Je l’ay trouvé, dist le veneur : Gauvain, le faulx trahistre prouvé, en celle tour avec la seur de nostre sire, qu’il ordoie par baisiers trop voluptueux, et elle en rien ne contredict, ainsois seuffre ce qui luy plaist. Or donc, se mon conseil croiéz, facillement nous l’yrons prendre et, s’il est que le puissions rendre à nostre seigneur vif ou mort, que grant service luy ferons*, car le trahistre a bien deservy qu’i soit honteusement traictié. Pourtant, se vif prins il estoit, trop mieulx i l’aymeroit que mort : de ceste chose tort n’auroit, pourtant que l’homme mort ne doubte*. Esmouvéz donc toute la ville en faisant ce que vous debvéz*. »
133[5934-6027]À ses parolles se leva le majeur et les eschevins* pour tost la commune assembler. Lors eussiéz veu villains venir portans haches, vouges, guisarmes ; l’ung tenant ung escu sans armes*, puis l’ung ung huys et l’aultre ung van, criant ban et arriere ban, tant que tout le peuple arrive de toute part ; puis la cloche de la commune ont sonnee pour mieulx exploicter à celle fin que nul n’y faille. L’ung porte ung pic, l’aultre ung flayel, l’ung ung haveau50, l’aultre une masse ; et fust pour lymassons combatre* estoit la compaignie en point. Et pour mieulx l’affaire conduire est à noter que femmes il* firent ung beau bruit portans quenoilles pour espees. Ainsy est Gauvain tantost mort se Dieu ne prent de luy pitié. La pucelle, comme hardie, s’escria contre la commune disant : « Vuydéz, vuydéz, villennaille ! Chiens enraigéz*, folz insenséz, que pretendéz vous icy faire ? De Dieu soyéz vous tous mauldis ! Croyéz que le chevallier qui seans est n’avéz vous pour à mort le mectre ; mais bien croy que aulchuns des vostres y demeureront pour les gaiges*. Cuidéz vous que ceans soit vollé ne par voie reposte entré ? Envoié m’a esté pour hoste par mon frere, qui me mande que autel com[32vb]me à luy je luy feisse, se plaisir je luy voullois faire, et que seul ceans il entrast. Et vous me reputéz villainne se j’ensuys le sien mandement, et qu’en faveur de luy je monstre au chevallier benigne face pour, au lieu d’ennuy et tristesse, le traictier en liesse et joye ! Et pour ce, quil me vouldra entendre entende*, car mon vivant à follie je n’y pensay. Et toutesvois comme gens folz et temeraires sans de raison prendre le frain, pour deshonneur me faire et honte, vous estes tous venus en armes icy dessoubz, devant ma chambre, sans sçavoir la raison pour quoy. Et où le cas seroit ainsy que je me fusse mal portee, sy me debveriéz vous premier advertir que tel scandalle me faire : pour ce plus me deuil et despite. » Nonobstant la remonstrance de la pucelle, ceste effreiee et insensee commune ne desista de son entreprinse, tellement que à grans coups de congnies que les aulchuns portoient eussent l’huys de la tour en deux <…> mys51, n’eust esté la resistence de Gauvain, qui lors c’est si bien deffendu gardant les portes de la tour atout l’espee qu’il tenoit que, par la rebellion qu’il feist à l’encontre des premiers venans, les aultres tant estonnéz furent que plus pres n’osoient approcher, si que vous eussiéz veu maintes testes fendues, mains bras couppéz et espaulles 134abbatues, en telle sorte que pitié estoit à ouyr l’ung la teste et les bras crier*, et l’aultre le col ou <la> gorge plaindre. Et la pucelle à son pouoir diligentoit gecter eschéz, selles et bancs dessus ceste folle commune, tant est yree et courroucee, en se exclamant à haulte voix que trestous les fera destruire* avant que jamais elle meure, et les villains pres la tour qui ont juré par tous les sainctz que soubz elle ilz l’abatront s’ilz ne se rendent à ceste heure. À cause de quoy renforcerent Gauvain et la pucelle leur couraige et vertu, si que par les pierres qui de la main de la pucelle issirent ne se ose nul trouver en bas ; [33ra] et Gauvain est à la porte, qui tant de armes feist que nul ne peult à l’encontre de luy durer. Et bien pensoit à la parfin ceste canaille* de commune, à force de hoyaux et picz, la tour avant le vespre abbatre ; et fault entendre que l’huis de la tour si estroict estoit que de front n’y eussent sceu deux hommes passer, par quoy facillement pouoit ung bon preudomme les garder d’y entrer ou la deffendre longuement, mais ne luy failloit meilleur portier appeller que cil qui y fut.
[6028-6080]Or ne sçavoit de tout cecy rien qui fust leur seigneur et sire*, lequel au chasteau l’avoit pour loger envoié ; pourtant revint il le plus tost que possible luy fust de la chasse où estoit allé. Et à l’heure que le peuple de ceste ville se efforçoit à force de picz et hoyaulx icelle tour abbatre, arriva Guingambresil, qui pas ne sçayt quelle adventure estoit en ce chasteau venue* ; lequel s’esmervilla fort du grant cry et du martelliz* que ceste villenaille feist, parce que adverti n’estoit que Gauvain dedens la tour soit. Et quant il le sceut pour certain, deffendit que nul ne fust si treshardy de se mouvoir ne faire effort à l’encontre de ceste tour si comme il avoit son corps chier*. Et les villains luy respondirent que rien pour luy ilz n’en feront, ains plustost l’abbatront et y fust il mesmes* dedens. Et52 quant il veist que sa deffence* n’y profitoit, lors s’appensa qu’il yra audevant du roy* pour ceste chose luy reciter et l’amener avecques soy. Et pendant qu’il en ce propos estoit, advisa le roy de la chasse retou<r>ner, auquel il dist : « Sire, dist il, en ce jour vous ont faict grant honte le maire, aussi les eschevins, lesquelz puis le matin ont vostre tour assiegee, et disent qu’ilz l’abbatront ; à cause de quoy, sy vous n’en faictes la justice, je ne vous en doibz sçavoir gré, parce que je avoye Gau[33rb]vain de trahison accusé, ainsy comme 135bien le sçavéz, et c’est luy en propre personne que vous avéz huy hebergié et logé avec vostre seur. Se seroit donc droit et raison, puisque vostre hoste en avéz faict*, qu’il n’eust mal ne quelque encombrier. » Et le roy à Guingambresil respond* : « Certes non aura il sitost que là venus serons, et de ce qu’il est advenu moult me ennuye* et en suis dolent. Se mes gens le hayent à mort je ne m’en doibz pas courroucer*, mais de souffrir luy faire53 grief pour mon honneur l’en deffendray, pourtant que ceans l’ay logé. »
[6081-6128]Ainsy vindrent jusques à la tour*, où ilz trouverent à l’entour moult de peuple menant grant noyse, à cause de quoy dist le roy au majeur et aux eschevins que incontinent ilz feissent ceste commune retirer et qu’ilz s’en voisent ; et, ce dist, sitost se partit l’assemblee. Or est il ainsy qu’il y avoit ung veneur natif d’icelle ville*, homme de grant sçavoir et auquel tous ceulx du paÿs venoient communement son conseil demander, qui lors estoit en la place quant le roy commanda la commune retirer ; et, parce qu’il congnoissoit la matiere qui à ceste heure estoit offerte, dist au roy : « Sire, dist il, la raison est bien pertinente que on vous doibt justement conseiller ; pourtant il ne se fault esmerveiller se celluy qui vostre pere occist a esté ceans assally*, car à mort fut de tous haÿ comme bien vous pouéz entendre ; mais pour autant que vous l’avéz ceans logé où il peust estre asseureté*, à vous qui estes prince et roy seroit mal faict et mal advisé se souffriéz qu’on luy feist moleste, et vous tourneroit à reproche ; par quoy mieulx advisé seroit que si bon garant luy fussiéz que mal il n’endurast ne grief. Aussy, qui n’en vouldra mentir*, concluré que Guingambresil qui icy est le doibt [33va] saulver et54 le preserver qu’il ne meure, partant que en la court du roy Artus le alla de trahison reprocher ; et est asséz à croire et à conjecturer qu’il est en ce lieu comparu pour se descoulper et deffendre. Or, pour conclure à cest affaire, je seroys bien de cest advis qu’on differast ceste bataille jusques à ung an, durant lequel temps Gauvain iroit querir la lance dont le fer incessanment saigne*, laquelle en voz mains mectera, et, où avoir ne la pourra, au bout de l’an sera tenu de ce rendre à vostre mercy en telle prison que vouldréz ; et par ce point, se le desiréz retenir lorsque à vous il se rendra, meilleure occasion auréz* que maintenant : c’est chose vraye*. »
136[6129-6216]Quant le roy eust l’advis et propos du veneur entendu, à son conseil s’arresta, et à ceste heure en la tour monta où sa seur fut avec Gauvain, qui vindrent audevant de luy lorsque monter ilz l’entendirent55 ; et aprés petit de propos, Guingambresil dist à Gauvain telles parolles : « Sire Gauvain, vray est que je vous ay sommé icy venir pour vous deffendre, mais tant y a que je vous dys que si hardy vous ne fussiéz* d’entrer en chasteau ny en place qui appartint à mon seigneur ; doncques, se destourner il vous eust pleu*, la chose ne fust advenue icy dont il est56 si grant plaist. » Adonc le saige veneur dit* : « Sire, dist il, au Dieu plaisir tout se pourra bien amender, car, qui en vouldroit demander à ceulx qui ont l’oultraige faict, par une forme de justice la cause n’en seroit desduicte, je croy, au jour du Jugement*, ne les procés à plain vuidés57 ; mais le cas se terminera au plaisir du roy qui cy est. Et pourtant dys, posé qu’à nully* ne desplaise, que tous deux respiteréz ou tresves mettréz au combast d’icy jusques à ung an entier. Et messire Gauvain s’en yra*, aprés le serment de luy prins par le roy, querir la lance de laquelle le fer saigne sans cesser, de laquelle il est escript que tout le royaulme de Logres*, dont Orgeus en fut roy et seigneur, a jadis par ceste lan[33vb]ce esté conquis*. Et pour ce veult le roy que Gauvain le serment luy face qu’entre ses mains il la rendra. » « Certes, plustost me laisseroye ceans mourir, se faict Gauvain, ou languir sept ans* voire plus, que tel serment voulsisse faire, ne que ma foy pour ce en plevisse* : je n’ay pas de mourir tel paour que mieulx ne aimasse en ceste tour la mort souffrir et endurer que vivre à honte pour parjurer*. » « Sire Gauvain, dist le veneur*, ja deshonneur ne vous sera se bien vous me voulléz entendre. Vous jureréz que de la lance* rendre en feréz tout vostre debvoir et, se apporter ne la pouéz, en ceste tour vous remettréz : ainsy du serment seréz quicte*. » « Par tel convenant58, faict Gauvain, suis je content le serment faire. » Lors feist le roy apporter ung moult precieulx sainctuaire*, sur lequel a Gauvain juré que toute peine mectera à chercher la lance qui saigne. Ainsy est la bataille laissee* et tresves entre les deux chevalliers donnees jusques à ung an par le conseil du bon 137veneur ; de quoy fut Gauvain fort joyeulx, qui fut en si mortel danger par les villains de la commune. Mais, ains que <de> la tour partir*, humblement du roy print congé, et puis à la gente pucelle. Et de ceste heure a dit à tous ses escuyers* qu’ilz retournassent en leur terre* et remenassent ses chevaulx, fors ung bien petit palefroy*. Et adonc se departirent les escuiers* de leur bon maistre Gauvain, si fort plourans que se fut pitié à les veoir et de les ouyr lamenter*. Nous laisserons icy à parler de Gauvain, qui seul s’en va pour la lance qui saigne trouver, et reviendrons à traictier de Perceval duquel proposasmes quant du roy Artus despartit*.
20 . Comment Perceval fut cinq ans sans ouyr messe ne luy souvenir de Dieu ; et comment ung jour d ’ ung vendredy sainct il se confessa à ung hermite qui estoit son oncle.
[6217-6518][34ra]59Les bonnes et sainctes coustumes par temps delaissees60 par oubliance ou par paresse peuvent estre annichillees et mises à neant, ainsy que Perceval fist par aulchunne espace, comme j’entens vous le compter*. Il est escript en noustre hystoire* que le long de cinq ans entiers eust tellement Perceval sa memoire perdue que de Dieu ne luy souvint* pour le prier ne pour sa saincte croix aorer, et que en esglise pour messe ouyr ne entra ; pour ce ne delessa il pas à la chevallerie excercer* et à porter le faict* des dures et perilleuses adventures, lesquelles tant quist et les chercha61 qu’asséz en a rencontré, tellement que, pendant les cinq ans que de Dieu ne luy souvint, tant de faictz d’armes feist qu’il envoia cinquante* bons chevalliers au roy Artus se rendre prisonniers, que par sa proesse a conquis. Ainsy employa le temps que j’ay dit sans aultre chose faire que les estranges adventures* chercher. Et aprés les cinq ans passéz advint62, ainsy que par ung desert tout armé chevaulchoit, que trois chevalliers rencontra et dix dames avecques eux, lesquelles fort bas furent de leurs chaperons affublees, comme se portassent le deuil*, et cheminoient63 toutez nudz piedz et deschaussees. 138Et quant Perceval apperceurent ainsy armé comme il estoit, s’en donnerent grande merveille, lesquelles pour le saulvement de leurs ames à pied leurs penitences faisoient* en la remission de leurs pechéz. Et l’ung des troys chevalliers* vers Perceval s’adressa, auquel il dist : « Amy, dist il, ne croyéz vous en Jesus Christ qui nous a la nouvelle loy donnee ? Il la donna aux crestiens*, par quoy dis64 * que ce n’est pas bien faict, mais est contre droit et raison armes porter le jour qu’i souffrit passion. » Et Perceval, qui lors en Dieu n’avoit nulle pensee, pour l’atediation et ennuy* qu’il65[34rb] porté avoit, au chevallier demande quel jour present estoit. « Quoy ? le chevallier respond. Sire, faict il, le ingnoréz66 vous ? C’est le jour du vendredy sainct, c’est le vendredy renommé, le jour que l’on67 doibt aorer la croix et ses pechéz plorer ; car ce jour fut Cil en croix pendu que l’on vendit trente deniers*, Celluy qui est pur et sans macule, et fut par noz pechéz faict homme. Vray Dieu et vray roy est Celluy que pour filz la Vierge enfanta qui le conceut du Sainct Esperit, et par ainsy fut la deité68 lors couverte d’humanité : et qui fermement ne le croit jamais en face ne verra Dieu eternel en paradis. Et sachéz69 que en tel jour qu’il souffrit, en tel jour ses amys d’enfer delivra. Tres saincte fut icelle mort qui les vivans saulva et les trespasséz70 de mort à vie ressuscita, lequel les Juifz* par envie luy firent la mort endurer faisant leur mal, et à nous bien : quant en croix le crucifierent se sont dampnés et nous saulverent. Tous ceulx qui ont creance en Dieu doibvent71 ennuit penitence faire ; nul homme qui croit ung seul Dieu ne doibt ce jour armes porter : dont m’esbahis dont ainsy armé vous venéz. » « Mais vous mesmes, faict Perceval, dictes de quel lieu la belle compagnie vient. » « Nous venons, luy respond le chevallier, de voir ung hermite qui habite en ceste forest*, lequel est tant saige et tant sainct qu’i de rien que de bonne doctrine ne parle et des faict<z> de divinité. » « Et que y feistes vous ? dict Perceval. Que estes vous alléz querant, ne qu’esse* que vous y demandastes ? » « Quoy, sire ? faict une des dames. De noz 139pechéz72 luy dema<n>dasmes conseil*, et y fismes confession, la plus grande chose que nul crestien puisse faire* et à73 Dieu plus plaisante. » Lorsque Perceval eust la parolle du chevallier et de la dame entendue, se print si tresfort à plorer que toute sa face fut de larmes arrosee, et puis leur dist : « Amye*, sachéz que, se la voye tenir peusse, voullontiers yroie au sainct hermite parler. » [34va] Et il luy respondirent : « Alléz, font ilz, par le chemin frayé dont nous venons, lequel ne sçauréz faillir à tenir, si ne vous pouréz esgarer, moiennant que bien prenéz garde aux rinceaulx et branches que nouéz avons, affin que nul du chemin ne deviast qui le sainct hermite vouldroit aller visiter. » Et atant Perceval au sentier qui luy avoit esté enseigné entra, gettant des souspirs merveilleux par desplaisance de ses pechéz et son meffaict, deliberant de totallement s’en accuser de cueur contrict. Ainsy plorant et protestant tant par le boucaige alla qu’il est à l’hermitaige arrivé et, avant que dedens entrer, descendit et se desarma, puis attacha74 son cheval à ung chaisne* et, ce faict, se presenta au sainct hermite, lequel estoit en une petite chappelle* qui seullement avecques luy avoit ung petit clergeon* qui ses necessitéz luy administroit, et chantoient allors leur service ; puis se mect75 Perceval à genoulx*, si fort pleurant que les larmes luy decoullerent sur la poictrine par la contrition que de sa coulpe avoit. Adonc du sainct hermite s’aprocha en se gectant à ses piedz, les mains joinctes, et humblement luy suppliant que son plaisir soit de le conseiller comme cil qui bon besoing en a, et de l’ouyr en confession*, disant que grace point n’aura de Dieu se premier n’est confés ; puis dict ainsy : « Sire, faict il, cinq ans y a que ma coulpe je ne accusay et n’ay mon Createur receu, et que ne feiz bien pour mon ame, mais des maulx ay commis asséz. » « Mon amy, luy dist l’hermite, dis moy comme tu as ce faict*, et je priray à Dieu qu’il ait de toy pitié. » « Sire, dist Perceval, sachéz que je fus ung jour à l’hostel du roy Peschor, où je veis la lance dont le fer saigne au long du bois et ne demanday que c’estoit ; et puis aprés le sainct graal* y fut monstré, et ne m’enquis que ce pouoit signifier, tellement que oncques puis n’eus joye, liesse ne plaisir, et ne m’est advenu que mal. Et vous confesse que, par le deu<i>l que j’en [34vb] ay, ne m’est par l’espace des cinq ans de Dieu souvenu, et 140pendant ce temps ne luy ay pardon demandé, et n’é pareillement faict chose* par quoy digne je fusse pour sa grace impetrer. » « Or dis moy, filz, faict le preudhomme, comme tu as en non. » Il respond que on l’appelle Perceval. À ces motz se print l’hermite à souspirer, lequel son nepveu recongneust, qui puis luy dit : « Sachez*, dist il, que ung peché te a esté fort nuysible duquel tu n’ez pas adverti, et fut parce que ta mere, pour l’amour qu’en toy elle avoit, de deuil mourut voiant ton partement, quant sur ung pont devant sa porte* cheust pasmee, où pour toy si fort se ennuya que son ame a à Dieu rendue. Et par le peché que as faict t’est ce advenu, et ne te a esté permis que tu ayes de la lance ne du graal* demandé de quoy on s’en servoit, dont t’en est grant mal advenu ; et croy de verité que tu n’eusses pas tant duré*, ne encores ne fusse tu vif, si ta bonne mere n’eust à Dieu requis de te preserver et garder, car tant fut bonne que Dieu sa priere exaulça. Peché la langue te trencha*, quant le fer de <la> lance saigner veis, que tu ne t’enquis que c’estoit, ne du graal ne sceuz aussy de quoy il sert ne que peult estre. Or je te diray : croy acertes que celluy qui du graal on sert est mon frere ; ma seur et la sienne fut ta mere*, et des riches pescheurs le roy est cestuy filz qui du graal servir se faict*. Et ne cuide pas qu’il y ait luz, lamproie, carpe, saulmon*, ne quelque aultres poysson qui soit en ce graal, mais tant digne est et precieux que, par la vertu que en luy est, seullement en le portant le roy Peschor soubstient sa vie et se conforte76. Douze ans ce roy ainsy a esté*, qui hors de la chambre n’est de par soy issu où tu la lance et le graal veis. Or, puisque tu as repentance, penitence je te veuil de ton peché donner <et> absolution*, par quoy, amy, à moy entens : pour satisfaction de ton peché faire, je te commande, sur peine de inobedience, que chascun matin avant [35ra] que aller en aultre lieu, se tu veux que profit te viengne, que tu à l’esglise voises devotement à Dieu, s’il est que tu soies ou de moustier ou de chapelle pres ou que en saches n’estre loing de toy ; et en ce faisant aslonguera<s> ta vie. Ainsy regarde, quant la messe vouldras ouyr, que de l’esglise tu ne partes qu’elle ne soit dicte et achevee, et par ce point tu pourras à honneur monter et le tien salut acquerir. Fermement te fault en Dieu croire, l’aymer, le craindre et le servir, honnorer ton prochain et des pouvres avoir pitié. Reverence te fauldra faire à ceulx qui sont majeurs de toy : c’est ung service à Dieu plaisant, pource qu’il vient d’humilité*. Se pucelle ayde te demande, secoures la, et mieulx t’en 141viendra. Supporter il te fault aussy femme<s> vefves et orphelins : c’est une charité moult grande, de par laquelle tu pourras envers Dieu grace avoir. Et vella de quoy je t’advise. Or me respons se voulluntiers l’accompliras ; et, ce tu veulx recepvoir grace, je te prie que trois jours entiers ceans avecques moy te tiennes, et que en penitence pregnes telle viande comme est la mienne. » Et Perceval tout luy octroye*, en luy disant : « Oncle tres sainct, ja Dieu ne me face77 mercy se vostre enseignement ne garde, et feray ce que m’avéz dist. » Ainsy demoura Perceval à l’ermitaige, lequel, aprés qu’il eust le service ouy, luy donna l’hermite la refection, qui la feist avecques luy prendre, qui estoit de lectu<e>s, de serfeil, de cresson, de pain d’avoine et de pain d’orge, et la clere eaue de fontainne* ; et son cheval eust de la paille et de l’orge une petite mesure. Et par ainsy recongneut Perceval son Creat<e>ur que par cinq ans oublié avoit, et le receut et l’acommunia* le jour de Pasques en grant honneur et reverence. Icy se taist l’hystoire de parler de Perceval, et recommencerons à traicter du bon chevallier Gauvain*.
21 . Comment Gauvain en sa voye trouva ung chevallier navré qui luy recita les adventures du paÿs. Et comment il trouva une [35rb] pucelle, et des parolles qu’il eurent ensemble. Et comment il perdit son cheval et depuis le recouvra.
[6519-6656]Tant chevalcha Gauvain quant il de la tour eschappa où la commune l’assaillit* que entre prime et tierce* vers une loge pres d’ung bois arriva, où veit ung chesne verdoiant bien feuillu, rendant doulx umbraige ; au chesne a veu ung escu pendre, et auprés veit une lance droicte*. Vers le chesne aller dilligente tant que dessoubz il apperceut ung petit cheval de Bretaigne*, et à grande merveille luy vint que ce n’estoit chose pareille*, et que à son advis bien n’adviennent ensemble l’escu et le cheval ; dont cuida que aulcun serviteur ou quelque infortuné vassal*, qui pour son honneur et profit allast78 errant par le païs, fust79 entré en ceste loge. Atant soubz le chesne regarde*, où veit une pucelle assise qui moult fut advenante et belle*, qui avoit triste contenance qui fainctement ne demonstroit par le derompement que de ses cheveulx 142faisoit et par deuil qu’on luy veit faire pour ung chevallier fort navré que souvent baisoit en la bouche. Et lorsque Gauvain l’aprocha, le chevallier blessé apperceut, lequel fort deplaisant estoit et eust une plaie moult griefve* d’ung coup d’espee sur la teste ; et de ses costez en deux lieux coulloit le sang habundamment, par telle façon que le chevallier pasmé estoit de la douleur qu’il endura ; mais ung petit fut respité80 quant messire Gauvain est venu, lequel n’eust sceu juger, quant le chevallier blessé veist, s’il estoit mort ou s’il fust vif, à cause de quoy à la pucelle se enquist comme il estoit. Et la pucelle ainsy luy dist : « Sire, faict elle, veoir pouéz qu’en ses plaies a grant peril*, car de la moindre qui y soit est bien asséz pour en mourir. » Et Gauvain respond : « Doulce amye, de l’e<s>veiller n’y a danger, [35va] parce que demander luy veulx des nouvelles de ceste terre. » « Sire, je ne l’esveilleroie*, faict la pucelle, que plustost je ne me laissasse par pieces detrencher ; car jamais homme tant que luy ne aymé*, et donc, quant je voy qu’il repose, pour rien ne le dois esveiller. Et aussy bien je ne feroie se chose par moy advenoit de quoy aprés il se en peult plaindre. » Adonc a Gauvain prins sa lance, de laquelle moult doulcement le chevallier blessé en toucha, qui le causa esveiller ; ce que ne print le chevallier à moleste, parce que Gauvain si doulcement l’attaignit81 qu’il ne s’en debvoit corr<o>ucer, mais en eust joye et grant plaisir ; par quoy il dist : « Sire, faict il, grant gré et grace je vous sçay et vous en rens cinq centz mercis de ce que debonairement esveillé me avéz*. Et pour ce, sire, je vous conseille que plus avant vous ne passéz, et m’en croiés, sy feréz sens ; mais icy avecques nous demeuréz. » « Et pourquoy ? » luy a faict Gauvain. « Et je le vous diray*, dist le chevallier, puisqu’il vous plaist de le sçavoir. Sachéz que jamais* chevallier je ne veis qui par ceste voye passast, qui est nommee la bonde de Galvoie*, que puis il en peust retourner, fors moy, qui y ay passé, dont mal comme voyéz m’en est prins, tellement que bien m’est advis que ceste nuict ne passeray* pour la grant doulleur que je porte. Partant vous dis que ne veuilliéz oultre passer, mais vous reposer en ce lieu, aultrement vous feréz simplesse. » « Amy, luy dist Gauvain, croiéz que pour retourner ne suis jusques icy venu, et me seroit chose à villennie et à honte reprochable se au lieu entreprins je n’alloie. Tant yray avant, se je puis, que je congnoistray la cause pour quoy nul retourner n’en 143peult*. » « Je voy bien, dist le chevallier blessé, que vous yrés puisque vous l’avéz entreprins pour le vostre honneur exaulcer ; mais d’une chose, s’i ne vous vient à ennuy, vous veuil prier : c’est que, se Dieu vous faict tant de bien du pris où vous alléz apporter, ce [35vb] que pourtant oncques homme n’a encores faict et ne fera comme je croy, que par cy il vous plaise de retourner ; si verrés si mort suis ou vif, ou se mieulx me sera ou pis*. Et se trouvéz que mort je soye, je vous requiers en charité que de ceste pucelle vous donnéz en garde tant que aulchun honte ne luy face, car je vous dis que ne croy point que Dieu en ait jamais une formee meilleure ne plus debonnaire*. » Et Gauvain ainsy luy octroye que, se Fortune ne luy est totallement contraire en le rendant mort ou captif, que par ce lieu retournera et à son pouoir en la resconfortant la conseillera.
[6657-6740]Ainsy laissa Gauvain le chevallier et la pucelle et se achemina par plains, par vaulx et par les bois, tant qu’il veist ung chasteau moult fort* dessus ung port de mer assis ; du costé estoit ung moult beau et fructueux vignoble, et par le dessoubz du cloz fut une riviere82 laquelle en la mer descendoit et y arrestoit son cours. Et ainsy Gauvain83 le chasteau et le bourg regardant*, luy print desir d’y entrer ; et quant il eut84 le pont passé, monta tout amont tant que au fort du chasteau entra, où, dessoubz le preau d’ung arbre, une pucelle seulle trouva qui miroit sa tres blanche face*, et avoit sur son chief ung petit sercle d’or en forme d’une couronne. Et messire Gauvain s’approche à petit pas sur son cheval monté, et la pucelle luy escrie en disant ses motz : « Mesure, sire, mesure ! Alléz bellement, car vous trop chevalchéz follement* ; il ne vous convient pas haster pour les amblez de vostre cheval gaster : saige n’est qui pour rien s’emploie*. » Et Gauvain luy a dit ainsy : « Pucelle, Dieu vous doint honneur. Or me dictes, s’il vous plaist, de quoy vous fustes appensee quant sitost m’avéz remembré de dire ‘mesure, mesure !’ et si ne sçavéz pourquoy*. » « Si fais, luy respond la pucelle. Je sçay moult bien que vous penséz*. » « Et [36ra] quoy ? » fist il. « Vous me voulléz prendre*, dist la pucelle, et porter à voustre desir sur le col de vostre cheval*. » « C’est 144verité, » faict Gauvain. « Et je le sçavoye85 bien, faict elle*, maulgré ét* cil qui le pensa. Et pour ce deporte toy de cuyder sur ton cheval me porter, car point je ne suis de ses brettes* dont les chevalliers se gabent quant sur leur cheval les emportent allans à leur chevallerie ; mais croiéz pour tout vray qu’ainsy vous ne m’emporterés*. Et pourtant, se tant vous valléz, avec vous bien me emmeneréz, et le moien vous en diray : c’est que vous allisiés* querir mon palefroy en ce verger et, se icy me l’amenéz, tant vous suivray où vous plaira que meschante et malle fortune86 en ma compaignie vous advienne. » « Et ce vostre palefroy87 voys querir, faict Gauvain, que pourray je de mon cheval faire ? Car certes passer ne pourroit sur ceste planche que je voy*. » « Il est certain, dist la pucelle, et pour ce bailléz le moy, sil la passeréz oultre à piedz. Le cheval bien je garderay tant comme le pourray tenir* ; et de revenir vous hastéz, car de ce ne pourroy ge mais s’en paix ne se voulloit contenir ou ce quelchun par force ne me l’otast* avant que fussiéz revenu. » « Verité, faict il, avéz dicte*, par quoy, se le cheval eschappe ou s’il vous est par force osté, dés maintenant vous en tiens quitte, et jamais mot n’en sonneray. »
[6741-6766]Atant baille Gauvain son cheval à la pucelle et s’en va pensant que toutes ses armes aveques luy* portera et, s’il88 treuve au verger aulchun qui luy veuille deffendre le palefroy amener, qu’il aura noise contre luy et fera tant, comme il propose, qu’il l’amenera au retour. Aprés a la planche passee* pour dedens le verger entrer, où il trouva asséz belle compaignie de gens qui de le regarder taire ne contenir ne se pouoient, qui ainsy dirent que* cent diables la pucelle emporte<nt>[36rb] et ardent, laquelle tant de mal a faict que jamais ne feist bien à homme, et qui oncques chevallier ne ayma, mais qui à plusieurs escuyers* et aultres feist la teste jus du corps abbatre, de quoy estoit fort grant dommaige. O que le chevallier pretendant le palefroy emmener ne sçait que i ly* est à advenir, se de sa main l’atouche ; certes, s’il sçavoit les aprouches des grands maulx que brief luy adviendront, je croy* qu’il ne l’approcheroit pour les peinnes et pour le travail qui luy adviendront s’il l’emmeine.
145[6767-6868]Ainsy parloient ceulx et celles qui Gauvain voyent89, parce qu’ilz desirent par leurs parolles retirer Gauvain de son voulloir du palefroy emmener, mais se desistast* de son entreprise. Et Gauvain asséz entendit les propoz de la compagnie ; pourtant ne voullut Gauvain se retirer de sa pensee, mais en passant sallua toutes les routes qui là estoient, desquelles luy a le sallut esté rendu. Et messire Gauvain s’adresse vers le pallefroy*, auquel à sa90 venue luy tendit la main, et puis par le frain le va prendre : aussy n’avoit le pallefroy de frain ne de celle deffault. Or estoit ung grand chevallier soubz ung olivier bien fueillu qui a dist : « Chevallier, pour neant* es à ce palefroy venu : garde de luy tendre le doigt que aprés ne t’en viengne aulchun grief ; et pourtant je ne te le dis pour te contredire ou deffendre de hors du verger l’emmener, se tu as tallent de le prendre*. Mais de retourner te conseille, car, se le palefroy tu bailles à celle à qui tu l’as promis, trop grant deffence y trouveras* de quoy gueres tu ne te doubtes. » « Pourtant ne laisseray je pas à l’emmener, se dist Gauvain, car la pucelle qui se mire* dessoubz l’arbre querir l’envoie ; et se de promesse failloie, on me pourroit dire et nommer chevallier failly et recreu. » « Et tu en seras mal payé*, luy a dit le grand chevallier. Et te jure que homme vivant ne osa oncques le palefroy prendre, ainsy comme faire pretens, qui puis ne s’en soit [36va] repentu* ou que la teste n’en ait eu trenchee*. Par quoy fais ce qu’il te plaira, mais, se hors de ceans l’emmainnes, en fin malle joye en auras, car tu en perdras la teste*. » Et pourtant ne se arresta Gauvain, mais au palefroy vint, qui d’ung costé avoit la teste blanche et de l’autre noire, auquel il feist la planche passer, ce que moult bien faire sçavoit parce que souvent passee l’avoit* : ainsi en estoit il bien duict aprés*. Et Gauvain le print par la resne, qui de faict fut toute de soye ; puis à l’abre* vint où la pucelle se miroit, qui son manteau laissé avoit et sa guimple à la terre cheoir* pour mieulx delivre sa face tant belle mirer. Et Gauvain à l’heure luy livre le palefroy atout la celle, puis dist* : « Pucelle, venéz, car je vous aideray à monter. » « Mais ne me laisse Dieu en terre vivre, faict la pucelle, plustost que tu à mon corps atouchasses ; et si tu avois rien tenu mains nues de ce que à ma chair attouche, j’en cuiderois estre honnie*. Aussy trop me seroit mescheu : se tu m’y avois attouché, je 146te vouldrois avoir trenché la peau et la chair jusque à l’oz*. Pour ce laisse moy vistement mon palefroy, car bien sans toy je monteray, et ne quiers ja ton aide avoir. Se Dieu joye et sancté me doint, je te verray tant maulx souffrir que à la mort faillir tu ne peux : long temps a que je te l’ay dist. »
[6869-7040]Le chevallier Gauvain escoute tout ce que luy dist la pucelle sans rien respondre, puis luy baille son palefroy et le sien destrier il reprent ; vers terre aprés Gauvain se baisse, qui à la pucelle voulloit lever son manteau pour sur elle mectre. Et la pucelle le regarde disant à Gauvain moult de honte : « Vassal, faict elle, que te chault de mon manteau ne de ma guimple* ? Cuides tu que si simple soye que tu penses ? Non suis certes de la moitié. Je n’ay desir ne affe[36vb]ction que à moy servir tu t’entremectes, parce que tu n’as les mains nectes pour tenir chose que je veste* ne que sur ma teste je porte. Doibs tu approcher chose qui touche tant à mon corps comme à ma face ? Jamais Dieu ne me face honneur se ton service prens à gré, mais va quelque part que vouldras, car à mon corps ne aux habitz n’atoucheras tu ja de pres ; si te suiveray* en tous91 lieux tant que advenu par moy te sera quelque grande desconvenue de honte ou de villainne92 perte, et de ce suys je bien certainne. » Lors est la pucelle montee qui depuis à Gauvain a dict : « Vassal, faict elle, or vous mectéz en chemin quant il vous aggree, et quelque part que vous alléz je vous suiveray, soiéz seur, tant que pour moy honte vous viengne, et sera ce jour, ce Dieu m’aid<e>*. » Et messire Gauvain se taist, tant q’ung seul mot il ne respond ; puis tout93 honteux monte, et s’en vont* vers le chesne où le chevallier blessé avoit laissé avecques la pucelle, qui de bon ayde ont grand besoing pour les plaies que au corps eust. Or sçavoit le chevallier Gauvain asséz bien l’art de cyrurgie : une herbe en une haye veit*, bonne pour doulleur apaiser aux plaies, si l’alla cuillir ; et, ce faict, vers le chesne vint, où menoit grand deuil la pucelle, laquelle dist incontinent qu’elle l’eust veu : « Beau sire cher, dict elle, je cuyde que le chevallier est mort, car plus ne oyt ne entend, et plus ne le voy remuer. » Et messire Gauvain descend*, si treuve que le chevallier avoit 147le poulz94 fleble et debille*, mais n’avoit pas la bouche froide, le nez ne les temples aussy. Lors print à dire à la pucelle que* son amy pas mort n’estoit et que le poulz remuer95 sentoit, aussy qu’il avoit prou de allainne et, s’il n’eust ses plaies mortelles, q’ungne telle herbe yl luy portoit que la doulleur fera cesser sitost que sur luy sera mise96, en l’asseurant que de plus precieuse ne de meilleure herbe n’est point en ce monde pour plaie guarir. Et sçachéz*, se elle estoit dedens l’escorche d’ung arbre rompu ou [37ra] coupé, se luy feroit ceste herbe sa racine reprendre, feuillir et florir* sans jamais venir à pourriture. « Aussi, ma damoiselle, faict Gauvain, sachéz, se ceste herbe estoit sur les playes de vostre amy lyee, que bresvement il gariroit. » Et lors la pucelle, adjoustant foy à ce que Gauvain luy a dit, print la gimple que sur la teste avoit pour en faire petis drappeaux, car d’aultre linge n’eust elle sceu recouvrer. Et quant la tant belle gimple fust par Gauvain en pieces mise et departie, en appareillerent le chevallier et ses playes en lierent aprés que l’herbe fut dessus. Et petit aprés que le chevallier eust esté appareillé, se print à aspirer et à soupirer en disant : « Dieu benie et saulve celluy par qui m’a esté la parolle rendue ! J’ay eu grant peur pour tout certain, fist il, de mourir sans confession*. Et sçay de vray que mon ame en la possession du diable estoit, qui en ce lieu la venoit querre avant que de ent<er>rer le corps* ; par quoy m’est prins ung grant desir de me presenter à ung sainct hermite qui gueres loing d’icy ne habite pour de par luy recepvoir le sacrement de penitence et le sacrement de l’autel, et, ce faict, à mourir ne doubteroye. Mais je ne sçay pas bien comment vers luy pourroye aller ne sur quel cheval pour me porter monter, si que me fauldra icy rendre mon ame hors du corps en danger et peril d’estre dampné, n’est que* me veuilléz secourir : à celle cause il m’est advis que de ce pourrois bien chevir se je pouois le roucin recouvrer de l’escuyer que je vois là venir le trot. » Quant Gauvain l’eust ouy parler, si se retourne et voit venant ung escuyer mal fassçonné* et de bien estrange figure, dont dire vous en vueil la sorte : le<s> cheve<u>lx eust roux et melléz, rudes et dresséz contremont* ainsy que le poil d’ung sanglier ; et estoient les sourcilz telz qui tant furent longs qu’ilz couvroient le nez et les joues ; bouche 148avoit grande et barbe esparce, le col court, la poictrine haulte. Lequel merveilleusement Gauvain regarda en pensant [37rb] comme le roucin pourroit de luy avoir, et puis a au chevallier navré dict : « Amy, faict il, je vous prometz que, se j’avois deulx destriers à dextre ou chevaulx de pris, que plustost vous les donneroie que de recouvrer le roucin de l’escuyer que ne congnois. » « Sire, dist il, je vous advise que sy ne vient que pour vous nuyre ou pour aulchun mal procurer, s’il est qu’i le vous puist faire. » Lors messire Gauvain s’esmeust contre l’escuyer qui venoit*, si luy demande où il va, qu’i queroit ne qu’il demandoit. Et l’escuyer ainsy a dict : « Vassal, fist il, que avéz vous à faire où je voise* et pareillement dont je viens ne quelle voie veulx tenir ? » Quant Gauvain ainsy rebellement* parler l’entendit, de luy s’approcha et luy donna si grant revers de la main qu’il avoit armee que l’escuyer envoya hors de la celle par terre. Et quant relever il se cuide*, tout chancellant retomboit bas, et se pasme plus de sept foys. Et puis, quant il fut relevé*, à Gauvain dist : « Vassal, dist il, vous m’avéz oultrageusement feru ! » Et Gauvain luy dist : « Il est vray que je te ay frappé, mais pas ne t’é faict de dommaige*, mais me poyse de l’avoir faict. » Adonc l’escuier luy respond : « Vous fistes, dit il, grant follie, car bien dire je vous ose que pour la deserte en auréz ung bras et une main gastee et affollee* pour le peché que vous feistes à me ferir. »
[7041-7140]Pendant que*ceste chose advint, reprint force le chevallier navré au corps qui tant debille avoit esté, qui dist à Gauvain : « Laisséz cest escuyer, beau sire, car chose ne luy orréz dire où vous deussiéz honneur avoir*. Laisséz le, si feréz grant sens, mais que m’amenéz son roucin, et ceste pucelle prenéz que vous voyéz auprés de moy* pour la soullager à monter sur son palefroy ; car plus je ne veuil icy estre, mais me en yray tout beau le pas, tant que roucin recouvrer je puisse, où j’espere me confesser, [37va] car arrester jamais ne veuil que ne soye penitent et que mon Dieu ne aye receu. » Adonc Gauvain le roucin prent qu’i au chevallier mena, lequel, quant les yeulx eust ouvertz et que debout il se fut mis, asséz bien Gauvain recongneut. Lors vint Gauvain à la pucelle, laquelle il monta dessus son palefroy breton*, tant estoit il doulx et courtois. Et ainsy comme il la montoit, le chevalier son cheval print et monta sus, puis commença à saillir dessa et dela* et gallopoit parmy la lande*. Lors messire Gauvain l’advise, si s’en esmerveille et 149soubzrist, et en riant luy dist ainsy* : « Chevallier, dist il, par ma foy, c’est grand simplesse, se me semble, de faire ainsy mon cheval saillir. Descendéz, si me le bailléz*, car mal vous en pourroit venir : voz playes sont encores fresches, par quoy les pourriéz empirer. » Et le chevallier luy respond : « Gauvain, se dist il, ne t’en chaille ! Prens le roucin, si97 feras sens, car au cheval as tu failly*, lequel ay à mon veuil choisy, et le meneray comme mien*. » « Comment ? dist Gauvain. Je t’ay faict ce jour si grande courtoisie, et ne vins cy que pour ton bien : aurois tu le cueur si treslasche de me rendre le mal pour bien ? Partant je te requiers et prie que tu n’enmainnes mon cheval*. » « Gauvain, respond le chevallier, quelque chose qu’il en advienne, je l’enmeneray quant et moy, et te dys bien que je vouldrois le cueur tenir de ton ventre entre mes deux mains*. » « Or est il vray, ce dist Gauvain, le proverbe qu’on dist que souvent pour bien mal advient*. Mais vouldroye bien sçavoir pour quelle raison98 tu desires mon cueur entre tes mains tenir, et aussy pourquoy tu veulx mon cheval enmener, consideré que jamais fors que bien ne te desiray et que en mon vivant ne te veis. » « Si as, Gauvain, dist le chevallier. Tu m’as veu là où grant honte tu me feis. Ne te souvient il de celluy* auquel tu tant d’ennuy as faict qu’il fut par force contrainct ung moys avec les chiens menger, les mains [37vb] derriere le dotz liees ? Saches que tu feis grant follie, comme maintenant tu le vois*. Regarde, si te doibz resjouyr de avoir la damoiselle prinse par force, de laquelle en feis ton plaisir. Et toutesvois sçavois tu bien qu’en la terre du roy Artus sont les pucelles asseurees*, si que soubz sa saulvegarde les tient affin que nul ne les moleste. » « Voire ; mais, faict Gauvain, ce que j’en feis fut par equité et en gardant justice, laquelle doibt estre preferee : pour ce ne m’en doibz tu haÿr ne quelque mal me procurer. » « Je t’entens bien, Gauvain, dist le chevallier. Prins tu la justice de moy ? Or est ainsy qu’il t’en convient99 souffrir ce que je t’en feray : c’est que emmeneray ton cheval* puisque ne me puis aultrement100 venger. Passer te convient au roucin de l’escuyer que as abbatu : meilleur eschange n’en auras. »
15022 . Comment Gauvain, tout courroucé, se partit, luy et la malle pucelle, laquelle se mocqua de luy et luy dist que bien joyeuse elle estoit du mal qu ’ il luy adviendroit, de quoy Gauvain à elle se complaignoit.
[7141-7157]Lors s’en vient le chevallier* aprés son amye qui chevauchoit le petit pas ; et ce voiant101 la maulvaise pucelle se print à rire, qui depuis à Gauvain a dict : « Vassal, fist elle, que feréz vous ? Bien pouéz dire maintenant que le fol musard n’est pas mort* : vous congnoisséz aussy que profit n’avéz que vous suyve ; si ay je enpensé, se Dieu me gard, que jamais par cy ne viendréz que moult voullentiers ne vous suyve*, et vouldrois que fussiéz sur le beau roucin que vous avéz à l’escuyer emblé, affin qu’en eussiéz plus grande honte. »
[7158-7211]Adonc monta Gauvain sur le roucin de l’escuyer, qui fol estoit et de maulvaise sorte. Et pour la fasson vous descripre, gresle avoit le col et la teste, longues oreilles et pendantes*, et telles les dentz de viel[38ra]lesse que une des levres de la bouche de deux doibtz ne touchoit à l’autre*, les yeulx eust courbes* et obscurs, les costéz durs et les piedz tors, et le ventre tout dessiré de coups d’esperons ; et si estoit fort gresle et long, maigre croupe et tenues eschinnes*, la resne radoubee en mains lieux, et la celle sans couverture*, estriers et estrivieres courtes, si que Gauvain ne s’i ose fier. Et ce regardant, la malle pucelle dit ainsy : « Certes, bien va ceste chose*, de quoy bien joyeuse je suis. Or alléz, dist elle à Gauvain, où vous vouldréz, car bien raison est que vous suyve huit ou quinze jours tous entiers, voire trois sepmainnes ou ung moys*. Vous estes monté comme il fault et richement enharnasché102 * ainsy que chevalier doibt estre pour nobles pucelles conduire. Maintenant esbatre me veuil à regarder voz malheuretéz : brochéz ung peu vostre cheval des esperons, si l’essayréz, et ja n’aiéz fraieur ne craincte, car il est fort et bien abille pour vous et voz armes porter, et duquel auréz grant honneur quant vous tournoyréz ou que feréz chevallerie. Or allons et je vous suyvray, si ne vous laisseray jamais tant que de par moy vous soit malencontre venue, honte et vergongne, et croyéz que n’y fauldréz pas. » Et Gauvain respond : « Doulce amye, 151vous dirés ce qu’il vous plaira, mais à damoyselle mal siet d’estre en cest estat maldisante : puis que dix ans elle a passéz* doibt estre en honneur enseignee, courtoise, humble et bien moderee. » « Chevallier de malle adventure, dist la pucelle, de vostre enseignement n’ay cure, mais partéz et sy vous taiséz*, car en la sorte je vous voy si que desiroie vous veoir. »
23 . Comment Gauvain et la pucelle chevaulcherent jusques à ung port d ’ ugne riviere fort parfonde et fort large. Et comment les pucelles d ’ ung chasteau le regardoient et cuidoient qu ’ il deust estre desconfist du chevallier que la pucelle veoit venir aprés elle.
[7212-7284][38rb]Ainsy chevaulcherent eulx deux jusques au soir sans mot dire, Gauvain devant et elle aprés, et ne sçayt Gauvain que du roucin doibt faire, qui ne veult pour nulle rien aller ne d’ugne place que à peine se mouvoir tant sache esperonner et rudement le poindre. Par forestz gastes et grandes landes* s’en va Gauvain103 sur le roucin tant que à terre ferme arriva pres d’une riviere profunde, qui tant fut large que la pierre d’ugne fronde ne le traict d’une arbalestre n’eust en ung coup oultre passé. Et par dela la riviere y avoit ung chasteau si beau et si riche qu’il n’est à homme qui porte vie sçavoir estimer ne parler de place exquise ne si richement construicte, tant en force que fermeture qu’en commodité d’assiete ; et dedens icelluy, dessus104 une dure roche, estoit ung palais faict et composé de marbre. En ce palais y eust fenestres bien cinq cens qui estoient ouvertes, toutes peuplees de dames et de damoiselles*, lesqueles devant elles regardoient les préz et les vergiers floris*, dont les plus riches furent vestues de robes de satin blanc* et les cottes de drap de soye broché d’or, les aultres à l’equipollent. Ainsy aux fenestres apparurent les testes hors, toutes ayans les cheveulx aussy beaulx et luysans que la lune. Or la plus mauldicte et maulvaise de ce monde, que messire Gauvain menoit*, vint droit vers icelle riviere, où s’arresta et descendit de sa haquenee*, laquelle estoit belle entre cent, et treuve à ceste riviere ung petit 152navire ou bateau qui à la clef fermé estoit, ataché au pied de quelque arbre* ; en ce bateau avoit ung aviron ou rame, et estoit la clef soubz ou à l’environ de l’arbre. La damoiselle au bateau entre qui le cueur eust fier et maulvais et quant <…> son palefroy*, comme105 maintes foys avoit faict, laquelle a tost dit à Gauvain : [38va] « Vassal, dist elle, descendéz* et entréz icy aprés moy atout vostre riche roucin, qui est aussy gras comme ung és*, et si desancrés ce challan* qu’en mal an y puissiéz entrer et malle fortune encontrer, comme ainsy sera quant cest eaue vous auréz passee, où possible ne vous sera de fouyr. » Lors Gauvain à la malle pucelle la raison demanda, et elle luy respond que, se il veoit ce qu’elle voit, que vistement il s’enfuiroit.
[7285-7330]Et lors Gauvain se retourna et veit ung chevallier par une lande* venir tout armé ; adonc il demande à la pucelle : « Qui est celluy lequel sur mon106 cheval est monté que de ces playes ay gary et puis me l’embla et tollut ? » « Maintenant je le te diray, dist la pucelle. Saches et croy pour verité que ja ne le te diroie se je pensasse que fust ton proffit ; mais pourtant que certainne suis qu’il vient pour ta107 malle adventure*, je ne te le celleray pour riens. C’est le nepveu Greoreas* qu’il aprés toy icy envoie, et bien te veulx dire pour quoy puisque tu me l’as demandé* : son oncle a commandé qu’il te suyve tant qu’il te ait à la mort mis, et que aprés ta108 teste luy porte. Pourtant te conseille à descendre se attendre tu ne veulx ta mort. Entre doncques en ce challan, et si t’enfuys. » « Certes pour luy je ne m’enfuiray, respond Gauvain, mais franchement l’actenderay. » « Je ne t’en diray donc plus rien, faict la pucelle, mais je m’en tais*. Pourtant je croy que beau vous fera veoir tournoier devant les pucelles vous regardant à ses fenestres, qui pour vous toutes y sont venues, lesquelles fort seront joyeuses lorsque vous verront du roucin tresbucher. » « Pour voz parolles, dist Gauvain, je ne me esbahiray, mais suis deliberé le chevallier actendre pour mon cheval, se je puis, recouvrer, de quoy fort joyeulx109 en seroye. »
153[7331-7370]Tantost retourna Gauvain vers la [38vb] lande, et la teste du roucin retourne vers celluy qui par le sablon venoit des esperons poignant. Et messire Gauvain l’attent, qui si roidement se afficha et estendit sur les estriers qu’il en rompit le senestre* : ainsy ne avoit plus sur quoy se soubstenir que sur le110 dextre ; et en cest estat le chevallier actendit sans sçavoir faire le roucin de la place mouvoir ne partir, quelque peine qu’il sceust mectre. Puis dist ainsy : « Or que laict* faict sur cheval chevallier estre quant il veult armes exploicter*, quant ne peult du cheval jouyr ne le faire d’ung lieu partir ! » Et adonc vint le chevallier d’ung coup de sa lance Gauvain tellement ferir que le fer en l’escu demeura. Et Gauvain, qui jamais de faire armes ne fut las, le chevallier si durement actaignit dessoubz l’escu sur la cuirace que perdre luy feist estriers et la celle, qui puis sur le sable tomba. Et sitost que Gauvain veit le chevallier par terre tomber, à son cheval a la main mys louant Dieu de ceste adventure, qui telle joye en son couraige eust qu’il comme transy en estoit. Puis vers la pucelle retourne que ja il avoit amenee*, mais au bateau ne la trouva, de quoy fut fort esmerveillé, pensant qu’elle estoit devenue et comment perdue i l’avoit.
[7371-7428]Lors que pensoit à la pucelle* veit ung petit challan ou nacelle venir que ung nautonnier ou aultrement ung marinier amenoit, qui de devers le chasteau venoit et, quant au port il fut venu, sil dist à Gauvain : « Sire, je vous apporte salut de par ses damoiselles, lesquelles de par moy vous mandent que vous me payéz mon tribut* et que point vous ne le reniéz : paiéz le moy donc, s’il vous plaist. » Et Gauvain respond humblement : « Dieu benie la tres noble et belle assemblee, et toy qui aussy me sallues111, [39ra] en te advisant que rien à moy tu ne perdras où clamer tu puissez droicture*. Mais quel tribut demandes tu ? » « Sire, dist le marinier, vous avéz abbatu à ce port ung chevallier duquel doibz le cheval avoir, se tort vous ne m’en voulléz faire. » « Amy, dist Gauvain, ce tribut me seroit à payer trop gref, car à pied aller me fauldroit. » « Vous auréz reproche villaine, dist le marinier, et seréz desloyal estimé par les damoiselles qui vous voient se le tribut ne me rendéz, parce que jamais nul ne fut en ce port abbatu que le cheval ne m’apartint et qu’i ne me fust delivré ; et se le cheval n’en ay, 154au chevallier faillir ne puis*. » Et Gauvain alors luy respond : « Alléz doncques au chevallier et le prenéz se vous pouéz. » Le marinier luy a puis dict : « Je croy, dist il, que vous mesmes auriéz moult de peine et de affaire à le poursuivir et le prendre, car encores n’est recreu ne las. Et pour ce, se tant vous valléz, alléz le prendre si l’amenéz*, et de mon peage vous quicte. » « Amy, se je descendz à pied*, dist Gauvain, me pourrai ge fier en toy de garder mon cheval icy ? » Et le marinier luy respond que ouy : « Loyaulment vous le garderay, dist il, et voullentiers vous le rendray* : je le vous jure et le promestz. » « Et sur ta foy, luy dist Gauvain, le cheval je te laisseray. »
[7429-7473]Lors descendit Gauvain de son cheval, et le marinier le prent par la resne, qui dist que seurement le gardera ; et Gauvain s’en va*, l’espee toute nue au poing, vers celluy quil n’a mestier que plus on luy face grevance pource que gresvé et ennuyé fut asséz d’une plaie qu’il avoit dessus les rains, par laquelle avoit moult de sang perdu. Et quant Gauvain l’eust aproché, luy dist ainsy à flebe voix : « Sire, dist il, voulléz vous l’homme mort occire ? Desiréz vous combatre cont<r>e le vaincu ?* Plus celler je ne vous puis que tant ay par mes [39rb] playes perdu de sang que le cueur presque ne me fault*, et pour ce à vostre mercy je me rens. » « Or levéz vous doncques d’icy, » luy dist Gauvain. Et tost aprés qu’il fut levé, au marinier le mena, lequel humblement remercie. Puis luy pria Gauvain qu’i luy dist s’il ne sçavoit que la pucelle estoit devenue qu’il avoit amenee. Et le marinier luy respond : « Sire, ne vous chaille*, fist il, de la pucelle quelle part elle soit allee, que pucelle n’est elle pas*, mais plustost ung esperit mallin. Sachéz qu’elle a faict à ce port trencher mainte teste de chevalliers*. Pourtant, se croire me voulléz, pour ce jour loger vous viendréz en tel hostel comme est le mien* : ce <ne>112 seroit vostre profit de demeurer à ce rivaige qui est une saulvaige terre*, dangereuse pour adventures contraires amener. » Lors dist Gauvain au notonnier qu’il en feroit par son conseil, quoy qu’i luy en deust advenir*. Ainsy entra Gauvain avecques le chevallier blessé et son cheval dedens le challan et, sitost qu’ilz furent à l’aultre rive passéz, la maison du marinier trouverent, qui asséz pres de l’eau estoit.
15524 . Comment Gauvain avec le prisonnier furent grandement receuz et traictiéz chez le marinier. Et comment ledit marinier compta à Gauvain choses admirables d ’ ung chasteau asséz prochain du manoir dudit marinier.
[7474-7604]Ainsy amena le marinier son hoste et son prisonnier en son hostel, qui tel estoit que ung grant prince* eust bien esté traictié dedens. Et quant ilz furent tous entrés, longuement n’atendirent que le soupper tost ne soit prest, où en servit plouviers, faisans, perdris et grosse venaison* asséz ; le vin blanc, cleret et vermeil n’y fut aussy point espergné, tant viel que nouveau. Aprés soupper laverent les mains et se leverent ; puis Gauvain son hoste remercia du bon traictement qu’il luy avoit faict, [39va] lequel prisa grandement. Et113 le matin, sitost que le jour apparust, se leva Gauvain ainsy que de coustume il avoit de faire, et puis le marinier aussy ; et eulx levéz, se mirent aux fenestres d’une tour pour contempler la situacion de ceste contree qui fut fort belle à regarder parce que d’une veue on eust peu voir bois, plains, rivieres et chasteaux environnéz de beaulx vignobles. Et ce voiant Gauvain à son hoste demanda* qui seigneur estoit de ceste terre et d’ung chasteau lequel de là prochain estoit qui fort luy sembloit magnificque. Lors le marinier luy respond que rien plus que luy n’en sçavoit, mais qu’il en estoit ung sergent. « Et vous avéz de si grandes rentes, si ne sçavéz qui en est le sire ? * » « Je vous advise pour tout vray, dist le marinier, que je ne sçay et ne le sceuz oncques*. » « Dictes moy doncques, je vous prie, qui le chasteau garde et deffend. » « Sire, il y a bonne garde*, dist le marinier. Leans se peuvent trouver cinq cens tant arcz que arbalestres*, nuict et jour, prestes de tirer : se nul y venoit pour mal faire*, jamais ne fineroient de traire, ne jamais lassees n’en seroient* ; tant sont les arcz et arbalestres ingenieusement faictes et compassees* que pour les retendre n’y fault la main mectre. Et quant est de la compagnie et mesgnie* qui leans est, sachéz que une royne y a, moult haulte femme*, saige, prudente et asséz ancienne, fort opulente en or et en argent et aultres richesses. Ceste royne atout son tresor vint à ce paÿs habiter, qui feist faire ce beau manoir, tel comme voir vous le pouvéz* ; laquelle amena avec elle une damoiselle fort gente, que tant ayme que pour royne la tient et nomme. Puis y a une aultre pucelle, si tresplaisante et belle fille, 156tant modeste et de bonne grace que je ne croy que soubz le ciel y en ayt* une pareille. Sachéz encor que la salle de ce chasteau est faict<e> par l’art de nigromance, comme vous orréz sy aprés s’il vous plaist que je le vous dye*. Ung clerc bon nigroman[39vb]cien et bien saige en astrologie* la royne avec sa compagnie en ce beau palais amena, où fist une si grant merveille que de pareille* n’avéz jamais ouy parler, ne homme qui en terre vive. Chevallier tant soit grant et fort en ce palais ne sçauroit une seulle heure vivre qui couart fust ou peu hardy, traistre, faulsaire ne parjure, ou quil eust en luy maulvais vice*, comme moqueur ou detracteur : tel n’y sçauroit sain demeurer. Mais serviteurs* y a asséz, de maintes terres là venus, qui pour armes servent leans : jusques à cinq cens y en a, les ungs barbus, les aultres non* ; cent qui n’ont ne barbe ne poil, et cent ausquelz la barbe poingt ; cent aultres qui raient et rognent leurs barbes chascune sepmaine* ; sy en a cent plus blans que neige et cent qui ont les cheveulx gris. Des dames y a anciennes qui n’ont ne mary ne seigneur114 *, mais sont sans cause et à grant tort de leurs terres desheritees ; et si a plusieurs orphelines qui avecques les roynes sont, lesquelles à moult grant honneur les tiennent*. Toute ceste compagnie va et vient se esbatant dans115 ce chasteau, attendant, ainsy qu’il m’est advis, une grande follie, parce que ce ne pourroit advenir : ilz* attendent que leans viengne ung tant vertueux chevallier qui rende aux dames leurs honneurs*, leurs terres et leurs seigneuries, et donne aux pucelles marys ; les serviteurs et escuyers, que tous les face chevalliers. Mais je croy que plus tost on verroit la mer englacee que de t<r>ouver tel chevallier qui en ce palais habitast, parce qu’il convient sans fainctise qu’i soit saige, courtois et large, sans envie et sans mal116 parler, beau et hardy, franc et loyal*. Se tel en ce chasteau venoit, comme sien le pourroit tenir, et rendre aux dames leurs terres. Guerres en paix convertiroit, si mariroit les pucelles, les escuyers et serviteurs amenderoit et les feroit grands devenir, et en la parfin osteroit les enchantemens du palais*. »
[7605-7734][40ra]Moult pleurent à Gauvain ses nouvelles, tellement que, quant entendues les eust, pria à117 son hoste* luy bailler ses armes et son cheval, disant que, se Dieu luy est en aide, que les dames yra au 157chasteau veoir, en le remerciant du bon du cueur de sa personne et de la chere qu’i luy feist, et que* arrester plus ne pourroit qu’i ne allast ses grans merveilles veoir. Le marinier à son pouoir pria Gauvain de demeurer, disant que ceste follie ne entreprint de voulloir, comme il dist, vers le chasteau aller ; mais tant il ne sceut repugner qu’il en peult Gauvain desmouvoir, partant luy dist : « Sire, faict il, je voy que à moy est peinne perdue* vous prier de vostre profit, ainsy au moins comme il me semble : doncques au chasteau vous yréz, dont il m’ennuie, mais je vous y vouldray conduire, car sachéz que aultre conducteur ne vous y profiteroit en rien. Ainçois pourtant que vous y meine, ung don je vous veuil demander. » « Et* quel don ? » luy a faict Gauvain. « Premier que vous le dise, faict le marinier, vous me promecteréz l’octroier. » « À vostre voulloir, faict Gauvain, je feray, posé que honte ne deshonneur avoir je n’y puisse. » Et, ce dit, commanda le marinier tirer hors le destrier de Gauvain prest à monter sus, et qu’on luy apportast ses armes ; puis fist amener son cheval, sur lequel il voulloit monter pour le conduire. Et pendant que Gauvain se arma, <se> preparoit et aornoit le marinier de ses habitz. Aprés que tous118 deux furent montéz, tant se hasterent que tost au pied du chasteau sont venus, où il trouverent ung bedeau ou huissier* seul, assis sur ung trousseau de jonc*, tenant en sa main une masse d’argent doré en plusieurs lieux, enrichie de pierres precieuses, lequel dolloit atout ung coustellet ung petit baston de fresne. Si passerent devant luy sans mot dire et, quant ilz furent [40rb] oultre passéz, dict le marinier à Gauvain : « De cest huissier que vous en semble* ? feist il. Et pareillement119 de sa masse ? » « Bien m’est advis, ce faict Gauvain, que la masse n’est pas de bois, mais fort riche, à ce que je voy. » « Croiéz, se faict le marinier, que moult est riche voirement ; mais d’aultres nouvelles eussiéz eu qui vous semblassent odieuses, se ne fust que je vous conduis et qu’il pense que vous supporte. » Ainsy passerent tous deux tant qu’il sont au palais venuz, dont l’entree moult haulte estoit, et les portes riches et belles* : les gondz et toutes les serreures furent d’or fin, se nous dit l’histoire ; une des portes estoit d’iviere bien entaillee pardessus*, et l’aultre fut de boys pareillement dessus ouvré ; et estoit chascunne aornee d’or et de pierres precieuses. Le pavement du palais fut* vert et rouge, bleu, pers et ynde et d’aultres coulleurs, moult bien 158ouvré et bien polly*. Ung lict avoit en ce palais, dessus lequel n’y avoit aultre chose que fin or, fors les frenges du ciel qui d’argent estoient. De ce lict, se nous dit le compte, en plusieurs lieux des120 pentes du ciel pendoient grosses campanes d’or, et au pardessus du ciel aux quatres carres* estoit posé ung escharboucle rendant merveilleuse clarté. Et fut le challit du lict assis sur quatre petites roues*, si que seullement à le pousser d’un doigt121 on l’eust faict remuer de place à aultre de la salle, tant fut mouvant et fort bien faict. Que vous diray je ? Tant estoit se lict riche et bien aorné que oncques pour roy ne pour conte* n’en fut ung pareil ordonné. Tout122 le palais couvert estoit d’escailles de bien fines perles*, et toute<s> les paroiz de verre123 trempé en diverses coulleurs, si que on eust facillement peu voir pardedens tous ceulx qui au chasteau entroient tant par la porte que par ailleurs. En ce palais furent quatre cens fenestres closes et dix ouvertes*, desquelles choses fut Gauvain124 esmervillé quant il fut audedens, entreregardant sça et là ce qu’il y veoit contenir.
[7735-7820][40va]Quant partout eust Gauvain regardé, appella le marinier son hoste, auquel a dist : « Bel hoste, feist il, je ne voy ceans nulle chose pour quoy* on doibve doubter d’y entrer : dictes que vous voulliéz125 entendre quant si fort garder m’en voulliéz et que me deffendiéz d’y venir. Sur ce lict me vouldrois assoir pour ung petit me reposer, qu’oncques si riche je ne veis. » « A, sire ! faict le marinier, gardéz vous bien de l’approcher, car sachéz, se vous l’approchiéz, que de la pire mort mourriéz* que jamais chevallier mourut. » « Mon hoste, et que feray je doncques ?* » luy dist Gauvain. « Et je le vous diray*, beau sire, faict le marinier. Vous souvient il quant de mon hostel vous partistes que je vous demanday ung don mais vous ne sceustes que c’estoit ? Or vous veuil du don requerir : c’est que retournéz à vostre terre, sy conteréz à voz amys* et à ceulx de vostre paÿs que tel palais vous avéz veu que nul n’en sçait ung si tresriche, ne sçaura homme tant qu’il vive. » « Donc dirai ge que Dieu me hait*, dist Gauvain, combien que je croy que ce 159que me dictes n’est que pour mon bien ; mais ja pour rien ne laisseroie que sur ce lict je ne m’assisse* et que ne veisse les pucelles que arsoir aux fenestres apperceu. » Cil qui pour mieulx fuir reculle, le marinier*, luy dist : « Icy vous n’y en verrés nulles des pucelles dont vous parléz126 *, mais de retourner vous conseille ainsy comme sceans vous vinstes, parce que simplesse à vous seroit de cuyder qu’il en vienne icy, et aussy que les puissiéz voir : si vous voient elles moult bien par le verre de ses fenestres, et pareillement les deux roynes et les dames de toutes pars qui sont à present en leurs chambres. » « Par ma foy, luy a dist Gauvain, sy me serrai ge sur le lict, lequel pourtant ne croy point qu’il ait esté faict que pour y gesir aul[40vb]chun grand prince ou haulte dame. Toutesvois sy me iray je asseoir quoy qu’i me doibve advenir*, soit bien ou mal. » Lors le marinier, voiant qu’il ne peult Gauvain garder ne destourber de se asseoir sur le lict, non voullant voir ce que y luy en adviendra se il s’y siet, de là s’en part, et au departir à Gauvain dist : « Sire, faict il, je vous advise que moult m’ennuye et fort me poise de vostre mort, car oncques chevallier ne se assist en ce lict qui puis en partist ou en bougeast aulchunnement : c’est le lict par merveille*, où nul ne sommeille ne127 dort ne repose ne s’i assiet que vif ou sain s’en puist lever. Dont est grand dommaige de vous qui la vie y layréz en gaige sans quelque rachapt ou rançon* ; quant par amour ne pour menasse ne vous puis d’icy emmener, je prie au benoist Createur qu’il ait de voustre ame mercy, car mon cueur souffrir ne pourroit que je vous sceusse veoir mourir. » Atant sortit le marinier du palais, et Gauvain128 sur le lict se assist tout armé, son escu au col.
[7821-7884]Ainsy que Gauvain fut assis, les sangles du lict firent bruit et toutes les campanes sonnent*, si que du son qu’elles rendent ont estonné tout le palais, et toutes les fenestres se oeuvrent, les grandes merveilles se descouvrent, et apparent enchantemens, et par les fenestres vollerent* vires et fleches de pardedens, que plus de cinq cens actaignirent le syre Gauvain à l’escu, quil ne sçavoit dont elles vindrent. Cest enchantement tel estoit* que nul homme ne peult sçavoir de quelle part venoient les fleches ne les arcz et arbalestiers qui les traient, mais asséz entendre l’on peult que grant bruit faisoient au descendre tant 160les arcqz que les arbalestres : je croy que homme pour ung marc d’or* n’en vouldroit estre pres à l’heure ; et les fenestres sans demeure* se reclouoient sans atou[41ra]129cher. Lors les flesches et vires osta Gauvain lesquelles furent <en> son corps130 qui l’avoient navré en maint lieu, si que le sang habondamment en issoit* ; mais ainçois que toutes les flesches et les vires eust traictes, d’ung mal rentra tost en ung aultre et de petit danger en grand, car ung villain à l’heure veit qui d’ung coup de pied ung huis ouvrit duquel sortit ung grand lyon affamé, qui sans arrest et sans demeure vint cruellement Gauvain assaillir par grand yre et par grant orgueuil ; et tout ainsy comme dedens cire* ses ongles en son escu afficha par telle puissance que Gauvain sur les genoulx abat, lequel legierement se relieve, puis meist la main à son espee, de laquelle si couraigeusement le lyon frappa que la teste et les deux piedz de devant d’ung seul coup luy abbatit. Alors fut Gauvain fort joyeux quant il veit le lyon occis, duquel estoient les ongles des piedz demeuréz <…>* ; si se rassist dessus le lict, et son hoste faisant grant chere tantost dedens le palais rentra, qui Gauvain trouva sur le lict assis, auquel y dist : « Sire, faict il, je vous asseure que les merveilles du palais sont faillies pour tousjoursmais par vous qui venu icy estes, si que des jeusnes et des vieulx seréz honoré et servi ceans : que Dieu en soit loué ! »
[7885-7990]Atant vindrent escuiers fort bien et richement vestus par flotes131 et en grandes compagnies, si se mectent tous à genoulx* devant Gauvain et puis luy dirent : « Sire, font ilz tous d’une voix, noz services vous presentons comme à celluy que nous avons tant desiré et actendu* : par trop vous avéz demeuré, au moins ainsy que advis nous est. » Et maintenant l’ung d’eux s’approche, qui le commence à desarmer* ; quelquez aultres vont mectre en l’e[41rb]stable son cheval qui estoit dehors*. Et ainsy qu’il se desarmoit, une pucelle entre leans*, à merveille avenant et belle, laquelle en la teste portoit ung sercle d’or sur les cheveulx qui estoit plus jausne que cire, et la chair de la face avoit blanche plus que n’est fin albatre ou neige, bien coloree132 à l’advenant d’unne rougeur naifve et pure. La pucelle fut fort plaisante, moult droicte et de fort belle 161taille ; aultres pucelles entrerent aprés elle, gentes et belles. Si revint ung aultre escuyer portant une robbe en ses bras, pourpoint de soye et le manteau, lequel estoit fourré d’erminnes ; et la robbe de fines martres fust plainne, et le drap de pourpre. Et adonc Gauvain s’esmerveille des pucelles qu’il voit venir*, par quoy contenir ne se peult qu’il ne s’en allast devers elles disant : « Pucelles, bien veniéz* ! » Et la premiere, en s’enclinant, luy dist : « Ma dame la royne* par nous toutes salut vous mande, et nous a commandé par exprés que pour droit seigneur vous tenons, disant que servir vous debvons*. Et je qui parle la premiere mon service je vous presente, si vous dis que toutes les aultres pour sire et pour seigneur* vous clament, lesquelles tant vous ont desiré : croyiéz que moult joyeuses sont de veoir le meilleur chevallier qui soyt sur la terre vivant. Sire, sachéz que toutes sommes pour vous servir appareilles*. » Et, ce dit, à genoulx se mirent toutes sans en excepter une, comme celles qui se destinnent à le servir et honorer*. Et Gauvain les feist sans actendre lever, et puis les assoit, qui moult luy plaisoient à regarder, tant pource que belles les veit que pour la cause qu’elles de luy leur prince et leur seigneur* faisoyent ; si grande joye eust ceste fois de l’honneur qu’il* luy ont porté que son vivant tant n’en receut. Puis luy a la premiere dit : « Sire, ma dame vous envoye ceste robbe pour vous vestir, comme celle qui n’est pas vuide* de sçavoir, parce qu’elle cuide que grant travail vous avéz en ce palais eu, si que [41va] avéz mestier de repoz. S’il vous plaist, vous la133 vestirés, s’elle vous est bien faicte à poinct, car garder se fault de froidure aprés le chault, qui est sçavant quant le pouoir a de ce faire*. Pour ce la royne ma maistresse vous envoie robbe d’erminez* fourre<e>, affin que le froict ne vous face aulchun grief aprés la challeur. » Et messire Gauvain respond, comme le plus courtois du monde* : « Icelluy la royne preserve qui le ciel et <la> terre forma, et vous comme la mieulx parlant*, la plus advenant et courtoise que jour de mon vivant congneus en quelque134 terre où soie allé. À bon droit doibt la dame estre saige de laquelle est le message si courtois : celle sçait bien qui faict mestier à chevallier et qui luy duist*, quant par sa grace et grant bonté ceste robbe m’envoie icy : je vous requiers que de par moy vous l’en veuilléz remercier. » « Si feray je, sire, en bonne foy, faict la pucelle, et voluntiers*. Pendant, vous pourréz revestir et veoir les 162estres* de ceans, ou pourréz, s’il vous plaist, monter en ceste tour pour regarder* dehors les plains, bois et rivieres tant que icy je retourneray. »
[7991-8032]Lors s’en retourne la pucelle, et messire Gauvain s’atourne* de robbe et des vestemens que là on luy a apportéz, puis meist une chesne à son col de fin or, moult pesante et belle, sy luy a prins tallent d’aller veoir les fenestres de la tour ; par quoy luy et son hoste y vont, et monterent par une vis qui fut à costé du palais. Puis, quant en la tour sont venus, virent le païs d’alentour, plus beau que l’en ne sçauret dire*. Lors Gauvain ça et là regarde et voit les champs, préz et rivieres et les forestz de bestes plainnes*, dont son hoste en a advisé, et luy dist : « Hoste, par ma foy, ce païs que cy vous voiéz moult me plairoit à converser pour aller chasser et vener en ses forestz que nous voions. » « Sire, de ce vous [41vb] vous pouéz bien taire, luy dist le marinier, partant que dire j’ay ouy que cil que Dieu tant aimera qu’i le fera de ce chasteau maistre, seigneur et advoué*, il est establi et posé que jamais hors de ce palays ne partira, soit tort ou droit : pour ce parler ne vous convient ne de chasser ne de berser*, partant que ceans tel sejour135 feréz que tout vostre vivant n’en partirés, c’est chose vraye. » « Hoste, dist Gauvain, taiséz136 vous, car vous me feriéz desplaisir se plus telles parolles dictes. Se saiche Dieu que ne pourroie jusques à .VIII. jours ceans vivre*, et si n’y a homme vivant qui me garde que ne m’en parte toutes les fois qu’il me plaira. »
[8033-8290]Adonc Gauvain et son hoste le marinier de la tour descendirent, et ne fut Gauvain fort joyeulx quant dedens le palais entra, lequel s’est sur le lict rassis à chiere moult dollente et morne*. Atant retourna la pucelle qui avoit devant esté. Quant messire Gauvain la voit*, si se lieve et vint encontre elle, et puis humblement la sallue ; et celle veit qu’il eust mué sa contenance et sa parolle*, dont apperceut à sa semblance qu’il fust d’aulchunne chose yré* : pourtant parler ne luy en ose ; puis dit : « Sire, quant vous plaira* ma dame icy vous viendra veoir, parce que le menger est prest, et mengerés, s’il vous aggree, ou bas ou hault où vous vouldréz. » Et il respond à la pucelle : « Belle, je n’ay de menger cure* : la malle adventure m’advienne se je fais joye ne 163mengue avant que aultres nouvelles je oÿe dont je me puisse resjouir. » La pucelle, toute esbahie*, est à la royne retournee, laquelle sitost l’apella pour luy demander des nouvelles. « Belle niepce, se dist la royne, duquel semblant ou contenance avéz le chevallier trouvé que Dieu nous a cy amené* ? » « Ha, dame ! respond la pucelle. Toute ay esté de deuil comblee du debonaire chevallier, duquel on ne sçait ung [42ra]137 mot traire qui ne soit de yre ou de corroux* ; et pour la raison vous en dire, rien n’en sçay, car rien n’en a dict et demander ne l’ay osé. Mais bien sachéz tout pour certain, la premi<e>re fois que à luy vins le trouvay si bien enseigné*, si bien parlant et si facond que je ne eusse sceu me souller d’escouter ses doulces parolles ne de regarder son maintien. Or est de toute aultre maniere maintenant, je le vous asseure : il vouldroit, je croy, estre mort, car rien n’y a qui ne lui ennuie. » « Niepce, faict la royne, ne vous en donnéz fantaisie* ; asséz tost rapaisé sera presentement quant me aura veue138 : si fort courroucé ne sera que l’yre ne soit tost perie, et joye recouverte et remise. » Allors c’est la royne esmue* pour venir où Gauvain estoit, menant l’aultre royne avec elle, qui tant belle estoit et honeste ; et avecques elles menerent plus de cinquante damoiselles et plus encores d’escuyers. Et sitost que Gauvain veit la royne venir vers luy qui l’autre tenoit par la main, le cueur à l’heure luy jugea que c’estoit du palais la royne dont avoit tant ouy parler*, mais bien le pouoit deviner à la vesture qu’elle portoit : les cheveulx jusques sur les hanches luy pendoient et les blanches tresses, et fust d’une pourpre* vestue. Quant messire Gauvain l’advise, ne differa contre elle aller, si la sallue et elle luy le plus reveramment qu’ilz peurent ; puis la royne luy print à dire : « Sire, dist elle, sachéz que dame suis de ce palais, duquel la seigneurie vous donne : vous l’avéz fort bien deservye*. Or par maniere de devise, dictes moy present, s’il vous plaist, si vous estes de la mesgnie et des gens du bon roy Artus. » « Sachéz, respond Gauvain, que ouy. » « Et estes vous, luy dist la royne, le Chevallier à la Charrette* qui tant de prouesses a faict ? » « Dame, nenny. » « Je vous en croy, dist la royne. Et estes vous, je vous en prie, des chevalliers de la Table Ronde, qui sont les plus parfaictz du monde* ? » « Dame, feist il, je n’oseroie dire que soye des plus prisés*. Aussy des meilleurs ne me [42rb] dis, et si ne pense estre des pires. » Et elle luy a respondu : « Beau sire, dire 164vous oÿs parolle honeste quant sur vous le pris ne mectéz des meilleurs ne de<s> moindres aussy. Mais or me dictes du roy Loth* : quantz enfans eust il de sa femme ? » « Dame, quatre. » « Or me les nomméz*, » fist la royne. « Sachéz, dame, que Gauvain fut le premier, et le second fut Aggravain l’Orguilleux, Gaheriet et Guerhés furent les aultres deux aprés. » Et puis la royne luy a dict : « Sire, faict elle, vous en avéz dist verité : en cest estat sont ilz nomméz ; que pleust à Dieu que tous emsemble fussent presens avecques vous. Or me dictes : congneustes vous le roy Urien ? » « Dame, ouy*. » « Et a il encores nulz filz ? » dist la royne. « Deux en a, de bien grant renon, luy dist Gauvain, dont l’ung est Yvain le Courtois nommé, et l’aultre a non Yvain aussy, qui n’est pas son frere germain*, pourtant est appellé Avoultre, qui tous les chevalliers oultraige qui contre luy prennent bataille ; et sont eux deulx present en court, moult preux, moult saiges et courtois*. » « Beau sire, dist elle, le roy Artus comment le139 faict il maintenant ? » « Mieulx qu’il ne feist jour de sa vie, luy dist Gauvain : plus sain, plus legier et plus fort*. » « Je le croy bien, ce faict la royne. S’il a cent ans, il n’en a plus, ne plus n’en pourroit il avoir. Mais encores veuil de vous sçavoir* que tant seullement me disiéz de l’estre140 * et comment se contient presentement la bonne royne. » « Certes, dame, dist il, c’est une princesse courtoise, tant belle, tant saige et prudente que Dieu ne feist en nul lignage* une si tresnotable dame : du jour que la femme premiere de la coste d’Adam fut faicte, ne fut veu dame si parfaicte comme elle est, de ce soiéz seure. Tout ainsy que le saige maistre les petis enfans endoctrine*, ainsy faict celle que je dis : tout141 chascun enseigne et apprent d’elle, toute bonté descent d’elle, tout bien naist et se meut ; d’elle ne se peult nul partir malcontent ou desconseillé ; tant sçait que toute cho[42va]se vault et que l’on doibt faire à chascun. <…>142 n’est venu vers elle yré quil ne s’en retournast joyeulx. » « Non feréz vous, sire, de moy, » se luy a respondu la royne. « Dame, fist il, bien vous en croy, car, ainçois que je vous veisse, que je feisse ne me challoit*, tant dollent et yré j’estoie. Or suis je present si joyeulx que je ne sçauroie estre plus. » « Sire, je vous prometz ma foy, a faict la royne aux blanches tresses*, 165que encores doubleront voz joyes et croistra vostre liesse, et ce ne vous fauldra jamais*. Or seroit temps de menger, par quoy present je vous advise que la viande est toute preste, et pour ce eliséz en quel lieu de ceste maison il vous plaira repaistre : en ceste salle, s’il vous plaist, ou se voulléz vous en viendréz menger en ma chambre lassus. » « Dame, je ne quiers ja changer pour nulle chambre ceste salle*, se dist Gauvain, car on m’a dist que jamais chevallier n’y mengea ne s’y assist*. » « Non, fist la royne, qui vif depuis en issist, ne que vifz* sceust demeurer ung quart d’heure tant seullement. » « Icy veuil, fist il, doncques repaistre se le congé vous me donnéz*. » « Voullentiers je le vous octroye, faict la royne, et vous dy bien que le premier chevallier seréz qui jamais y aura mengé. » Atant la royne s’en retourne, qui laissa avecques Gauvain le nombre de cinquante pucelles qui souperent avecques luy, et fust servy de tout ce qui luy print à goust. Cent beaulx escuyers se trouverent à son repas, dont les ungz furent vieulx et les aultres jeusnes ; et d’iceulx y en eust ung nombre à genoulx devant luy, et les aulcuns de trencher servent et les aultres de vin donner*. Messire Gauvain fist lors asseoir le marinier auprés de luy, et vous dis bien que le banquet de ce soupper ne fust pas court, lequel fust si long qu’en quattre heures* n’a esté faict, où n’y eust faulte de clarté de torches <et> de grans flambeaux ; mais les escharboucles du lict excedoient toute la lumiere*. Au soupper eust maintes parolles profe[42vb]rees pour resjouir, et aprés le convif* achevé force esbatemens et dances, tellement qu’il n’y eust celluy quil n’en fust recreu et fort las, et tout pour leur nouveau seigneur resjouir attendant qu’il allast coucher. Et voullut ceste nuict gesir dessus le Lict de la Merveille, où coucha jusques au lendemain. Et sitost que son son lever on sceut, luy furent apportéz de bien riches abillemens que deux escuyers luy vestirent ; et pendant entra le marinier, qui de luy avoit fort grant soing. Pareillement à son lever assista Clarissant la belle, la prudente et bien advenant, la saige et la bien emparlee* ; et puis s’en retourna en la chambre de la royne sa tante, qui, sitost qu’elle y fut entree, luy enquist se son seigneur estoit levé. Et la pucelle a respondu que ouy et qu’il y a grant piece. « Où est il, faict la royne, niepce ? » « Dame, en la tournelle alla* : ne sçay s’il est puis devallé. » « Niepce, je veuil à luy aller, luy dit la royne, et se Dieu plaist il n’aura huy fors que bien, soullas et liesse. » Tantost la royne se depart de sa chambre où elle estoit, laquelle en pensee a de Gauvain en la tour trouve<r> ; où, quant elle y fut 166montee, le veist aux fenestres avecques le marinier son hoste apuyé, qui regardoit une pucelle venant de contreval les prés, et avec elle ung chevallier qui fut armé de toutes pieces.
[8291-8360]Et ainsy que vers le pré Gauvain la pucelle et le chevallier armé regardoit, advisa les deux roynes en la tour tenant l’une l’autre par la main, lesquelles, comme il est dist, ont Gauvain et le marinier trouvé regardant par les fenestres ; et puis tost luy prindrent à dire : « Sire, bien soiéz vous levé*, ont faict les roynes toutes deux, et vous doint ce jour avoir joye Celluy tres digne et precieulx qui de sa fille fist sa mere*. » Alors a Gauvain respondu : « Dames, liesse Cil vous donne qui en terre envoia son filz pour crestienté exaulcer*. Supplier [43ra] bien je vous vouldroie, s’i vous venoit à voullenté, venir jusques à ceste fenestre* pour m’advertir que se peult estre d’une pucelle que je voy et du chevallier qu’elle <…>143, qui porte ung escu de quartiers*. » « Voullentiers je le vous diray, faict la royne, qui les advise. C’est celle que l’on puist ardoir, qui l’aultre soir vous amena ; et pourtant d’elle ne vous chaille : par trop est villainne et trop faulce. Et du chevallier qu’elle meinne* ne vous en doibt aussy challoir : c’est celluy, je le dis sans faulte, sur tous chevalliers le couraigeux* ; sa proesse n’est mocquerie, car maintz preudhomme<s> à ce port a devant nous à mort livréz. » « Dame, faict il, je veuil aller parler à ceste damoiselle, se vous le congé m’en donnéz*. » « Sire, dist la royne, à Dieu ne plaise que pour vostre mal advenir aulchun congé je vous donnasse : laisser aller à son affaire ceste damoiselle enuieuse*. Ja se Dieu plaist pour la villaine n’ysteréz144 hors de ce palais : jamais vous n’en debvéz issir se voustre tort ne voulléz faire*. » « Certes, respond Gauvain, ma dame, vous m’avéz fort esmerveillé. Ce me seroit maulvais sallaire : se de ce palais ne partoie toutes les foys que je vouldroie, ce seroit trop longue prison. » Et allors dist le marinier : « Ma dame, se vous me croiéz, son plaisir vous luy lairréz faire. Ne le tenéz oultre son veuil : il en pourroit de deuil mourir. » « Je le laisseray donc yssir*, faict la dame, par tel party que, se Dieu de mort le deffend*, qu’il reviendra ennuict nous revoir dedens ce chasteau. » « Dame, faict Gauvain, je vous jure que je reviendray se je puis. Mais au partir je vous demande ung don que me octroieréz s’il vous plaist : c’est 167que ne me demanderéz mon non devant sept jours entiers. » « Puisque le voulléz, faict la royne, plustost que d’avoir145 vostre hainne je veuil faire à vostre plaisir, si fusse la chose premiere* qui en mon voulloir fust venue que de vostre non m’enquerir, se requise vous ne m’en eussiés. »
25 . Comment Gauvain, armé de toutes armes, avec le marinier passerent la riviere ; et [43rb] comment Gauvain deconfist le chevallier qui gardoit le passaige.
[8361-8420]De la tournelle ainsy descendit Gauvain avec le marinier. Allors vindrent escuyers qui luy rendent ses armes pour tost s’en armer, puis ont son cheval tiré hors, sur lequel tout armé monta ; et, ce faict, au port est allé et le marinier avec luy*, si entrerent dedens ung bateau, où ne cesserent de naiger tant qu’ilz vindrent à l’autre rive*. Et Gauvain, descendu à terre, delibera d’aller la pucelle et le chevallier salluer ; et quant le chevallier le veit, dict à la pucelle sans mercy* : « Amye, faict il, ce chevallier qui vient cy encontre no<us> armé, qui est il ? Le congnoisséz vous ? » La pucelle luy respond : « Je vous advise, amy, faict elle, que c’est celluy qui yer ceste part m’amena*. » Et il luy dist : « Se Dieu me gard, jamais il ne m’eschappera, aussy aultre que luy ne quiers : croiéz que j’estoie en grant craincte que ne le peusséz recongnoistre. Oncques chevallier né de mere ne passa le port de Galvoie moiennant que je l’apperceusse qui depuis ailleurs se vantast qu’il soit en ce païs venu*. » Et, sitost qu’il eust ce dist, sans escrier et sans menasse le destrier point legerement pour Gauvain mectre à mort s’il peult. Lors messire Gauvain s’adresse vers luy* de si grande roideur que du coup qu’i luy donna le navra au bras et au costé moult fort ; mais blessé ne fut à la mort*, pourtant que le haubert si bon estoit que le fer du tout ne passa, et ne luy en entra que deux dois dedens les flans. Pourtant fut par terre enversé, si se releva vistement pour mectre la main à l’espee ; mais tant eust espandu de sang que plus ne se peult soubstenir, et par ainsy vint à Gauvain mercy demander. Allors Gauvain en print la foy, qui au marinier l’a rendu lequel l’atendoit à la rive. Et la pucelle sans mercy estoit de sa haquenee descendue, vers laquelle est Gau[43va]vain venu, qui humblement la salua et dist : « Remontéz, belle amye*, qu’icy 168ne demouréz* vous pas : avec moy vous emmeinneray oultre cest eaue où doibz passer*. »
[8421-8614] « Ahay, faict elle, chevallier*, vous pensés estre fort vaillant, mais bataille eussiéz eu asséz se mon amy ne fust malsain des vielles plai<e>s qu’il a eues* : voz bourdes fussent abbatues, et n’eussiéz pas tant penadé s’il eust telle sancté que vous. Mais, je vous prie, dictes moy : cuidéz vous mieulx que luy valloir pource que abbatu vous l’avéz ? Souvent advient, bien le sçavéz, que le plus foible abbat le plus fort* ; pourtant, se ce port vous laissiéz et avec moy venir voulliéz vers l’arbre soubz lequel ung jour me trouvastes, et que feissiéz une chose que mon amy que vous en la nef avéz mis faisoit pour moy quant je voulloie*, allors pourray je tesmongnier que mieulx vous vauldriéz qu’il ne faict. » « Je ne m’en trouverray plus vil* pour aller, dist il, jusques là, pucelle : à ce ne tardera que vostre voulloir ne se face. » Et elle dist : « Ja à Dieu ne plaise que retourner je vous en voie*. » Atant se mirent146 en chemin, Gauvain devant et elle aprés*. Lors les pucelles du palais avec les dames ung bien piteux deuil commencerent regardant Gauvain en aller, qui ainsy dirent : « Las, malheureuses et chetifves ! pourquoy fusmes nous oncques vives quant nous voions celluy aller à son ennuy et à sa mort qui estre debvoit noustre sire ? La malle pucelle l’emmainne où nul chevallier ne repaire*. Las, que nous sommes courrouce<e>s* quant de celluy estions aornees que Dieu envoyé nous avoit, celluy qui tous les biens sçavoit, celluy en qui ne failloit riens, ne hardiesse ne prudence ! » Ainsy celles leur deuil faisoient pour leur seigneur* qui s’en alloit avec l’orguilleuse pucelle. Soubz l’arbre vindrent en peu [43vb] d’heure et, quant ilz furent là venus, Gauvain la pucelle appella : « Pucelle, dist il, or me dictes* se jamais seray quitte à vous, et pour ce, s’il vous plaist que quelque chose face ainçois que voustre grace perdre, commandéz et je vous asseure que se je puis l’accompliray. » Et la pucelle ainsy luy dist : « Voiéz, dist elle, ce gué profund dont le rivaige147 est si treshault : mon amy y soulloit passer*. » « Je ne sçay où en est le gué, a dist Gauvain. L’eaue est profunde que je doubte, et le rivaige hault partout, par quoy bien n’y pourroye passer. » « Vous n’y oseriéz donc aller* ? dist la pucelle. Bien le sçay* : aussy je ne pensay jamais que vous 169eussiéz cueur si vaillant que vous y osissiéz passer*, pource que c’est le Gué Perilleux, que nul, s’il n’est fort courraigeux ne se ose essayer d’y passer. » Lors Gauvain, qui cueur eust de lyon, des parolles animé que la pucelle luy a dist, se delibere* et ameine jusques à la rive son cheval ; et voit l’eau aval fort profunde, <…> moult roide contremont148, mais la riviere fust estroicte. Quant messire Gauvain la voit*, dist qu’il a faict à son cheval plus grande riviere saillir, et pense qu’il a ouy dire et compter en tant maintz lieux que cil qui du Gué Perilleux pourroit passer la profonde eaue* auroit le pris. Petit aprés, prenant courraige, de la riviere s’eslongna pour plus grant sault prendre en arriere et pour mieulx saillir ; mais il faillit, parce que bien ne print son sault, ains149 se gecta dedens le gué, mais tant a le cheval noué que des quatre piedz il print terre, si s’est pour saillir affiché*, et tant s’efforsa qu’il se meist pardella la rive fort haulte. Quant à la rive fut venu*, tout droit s’est tenu sur les pieds, mais remouvoir ne se pouoit, dont convint à Gauvain descendre, qui sentoit son cheval tant vain. Et luy descendu, luy osta la celle pour la ressuyer, et quant le poictral fust osté, l’eaue des costéz et des flans et des jambes avalle en bas ; et quant il veist la celle seiche, la remist et puis monta sus, et s’en va tout le petit trot tant qu’il vist ung seul chevallier qui [44ra] atout ung esprevier volloit*. Le chevallier estoit moult beau, plus qu’on ne sçauroit de bouche dire*. Et allors que Gauvain l’approche, luy dist : « Sire, Dieu souverain vous doint ce jour bonne adventure ! » Et celluy, qui tantost fust prest de luy rendre150 le sien sallut, luy respondit bien humblement et puis luy dist : « Toy qui es la fleur de beaulté, je te supplie de me dire comment tu as seulle laissee pardella la malle pucelle* : où s’en alla sa compaign<i>e151 ? » « Sire, dist Gauvain, ung chevallier qui ung escu de quartiers porte la menoit quant le rencontray* ; puis ay tant faict que l’ay conquis, puis le menay au marinier, quil dist qu’i le debvoit avoir*. » « Certes, faict le chevallier, il dist vray. La pucelle m’amye fut, mais amy ne luy fus jamais : oncques aymer ne me daigna ne voullut a moy complaire ; sy ne fist nul jour mon proffit152, parce que maulgré son veuil l’aimoye, 170car ung sien amy luy ostay lequel avec luy la menoit : je l’occis et puis je la prins et de la servir me penay*, mais il n’y eust si bon service que tout aussytost qu’elle peult de me laisser quist les moyens, et de celluy son amy fist* que tu au nautonnier livras, qui n’est homme de cueur failly, mais est hardi et couraigeux, et sy ne fut il oncques tel* que son vivant osast venir en lieu où trouver me cuidast*. Mais or as huy faict telle chose que oncques chevallier n’osa faire ; et pource que faire l’osas*, honneur en ce monde et loz as que tu conquis par ta proesse : quant au Gué Perilleux saillis, moult te vint de grant hardiesse*, et sachez veritablement que oncques chevallier n’en sortit. » « Sire, faict Gauvain, donc menti m’a la pucelle, qui me dist, au moins me fist elle acroyre, que une foys y passoit le jour* le chevallier son amy. » « Le dist elle, la regniee* ? faict le chevallier. Que noyee fust elle au fondz de la riviere, que tant elle a de diables au corps de vous dire tant de mensonges ! Elle vous hait, il est certain, puisque faire noyer vous cuidoit en ceste riviere pro[44rb]fonde : les faulx ennemis la confondent*, puisqu’amender elle ne se veult. Or, puisque c’est chose advenue, telle qu’elle est la fault laisser ; mais d’une chose je vous prie m’octroier, s’i vous vient à gré : c’est que me donnéz vostre foy et la mienne vous pleuviray, et se de rien demander me voulléz, ou soit ma joye ou soit mon deuil, que ja pour rien en celleray la verité, se je la sçay*, et vous aussy me la dirés, et que n’en menti<r>éz153 d’ung mot de tout ce que vouldray sçavoir*, mais sera la verité quise. »
[8615-8658]Eulx deux ont faict ceste promesse en la confermant par leurs foy. Lors messire Gauvain commence à demander premier<e>ment : « Sire, faict il, <je>154 vous demande d’une cité que je voy là, à qui elle est, quel non elle a*. » « L’aultre respond que la cité est sienne qui est dessus le mont, et qu’à nul homme rien n’en doibt, mais ne la tient155 seul que <de> Dieu, luy disant : « Sire, dist il, ceste cité est partout Georquans* nommee. » « Et vous, comment ? » dist lors Gauvain. « Siromelans*, » dist le chevallier. « Certes, sire, luy dist Gauvain, vous estes preulx, saige et vaillant, souvente<s> foys l’ay ouy dire, et seigneur de moult grande terre. Et comment a non la pucelle de laquelle bonne nouvelle 171n’est comptee ne loing ne pres*, comme vous portéz tesmoignage ? » « Je vous puis, dist le chevallier, bien dire que d’elle se faict bon garder, parce que trop est maligne ; et pour ce a en non l’Orguilleuse de Logre, où elle fust nee, et en fut petite apportee. » « Et son amy, comme a il non*, luy faict Gauvain, qui e<st> maulgré luy mené en la prison du marinier ? » « Amy, respond le chevallier, il est chevallier rempli de yre, et pourtant est l’Orguilleux nommé de la Roche à la Voie Estroicte, qui garde les pors de Galvoye. » « Et comment a nom le chasteau*, luy dist Gauvain, qui tant bel et bon apparoist de pardella, où ceste nuict ay couché et bien mengé et beu à mon veuil ? » Lors à ces motz [44va] Siromelans se retourna tout courroucé, et de là s’en voulloit aller. Et Gauvain s’en apperceut, s’advisa de le rappeller, et puis luy dist : « Sire, faict il, parléz à moy*, et de vostre foy vous remembréz. »
[8659-8712]Adonc Siromelans s’arreste tournant la teste de travers et dist : « L’heure que je te veis* et la foy que je te donnay soit mauldicte et abhominee : va t’en ! de ta foy je te quicte, et veux que me rendes la mienne. Icy aprés je te cuydoie demander aulchunnes nouvelles, mais tu sçayz autant de la lune comme du chasteau, je le croy*. » « Sire, fist il, je i ay jeu ennuit, et fut au Lict de la Merveille, qui n’a au monde son semblable, et n’a veu homme son pareil. » Lors luy a dist le chevallier : « Je suis, faict il, tout esbahy des merveilles* que tu me comptes ; et prens à soullas <et>156 à plaisir de tes mensonges escouter* ainsy comme de ouyr une fable dicte pour rire : tu es batelleur*, j’en suis seur, et cuydoie que tu fusses chevallier*, aussy que tu eusses faict pardella aulchuns faictz d’armes*. Més pourtant ne sçay que tu y fiz157 ne quelle chose y as peu veoir. » Et alors Gauvain luy a dist : « Sire, quant au lict je m’assis, au palais vint une tourmente, je ne vous cuide point mentir, dont les cordes du lict crierent*, et sonnerent les campanes qui à l’entour du lict pendoient ; et les fenestres qui estoient closes de par elles se ouvrirent*, et ferirent en mon escu vires <et> saigettes158 à grant nombre, s’i sont les ongles demeuréz d’ung lyon moult fier et horrible, qui longuement avoit esté enchainé dedens une chambre. Le lyon me fut amené* qui en mon escu s’aherdit, et ficha ses ongles dedens si fort que arracher 172ne les peult : et si vous cuidéz qu’i n’y paire*, voiéz et regarder icy. Et puis advint, la grace à Dieu, que la teste je luy trenchay et les piedz de devant ensemble : vous <l>e voiéz à ses enseignes. Pourtant dictes qu’il [44vb] vous en semble. »
[8713-8870]Siromelans à ses parolles vint vers luy le plus tost qu’il peult* et, pour l’injure qu’il luy avoit dicte, se prosterna devant luy les mains joinctes et à genoulx le requerant qu’i luy veuille pardonner ; et Gauvain luy a respondu que du tout il le clamoit quicte, et puis le faict relever. Lors luy dist Siromelans : « Sachéz, fist il, que j’ay grant honte de ma follie : je vous prometz que ne m’estoit advis que chevallier eust pres ou loing qui l’honneur que vous avéz eu deubst avoir ; mais je vous prie que de la royne tant v<i>eille et chanue me dictes se veue l’avéz et se point vous ne luy enquistes qui elle est ne dont elle vint*. » « Certes, dist Gauvain, vray est qu’à elle je parlay, mais je ne me suis advisé de luy demander. » « Et je vous diray, dist Siromelans : elle est mere du roy Artus*. » Et Gauvain luy respond159 : « Comment, dist il, se pourroit cella faire ? Il y a plus de quarante ans que le roy Artus n’eust mere. » « Pourtant, luy fist Siromelans, je vous asseure que c’est elle. Quant Uterpendragon son pere* fut mort, il advint que la royne Ynguerve160 * vint en ce païs, laquelle apporta son tresor, et depuis fist bastir le chasteau qui est sur ceste roche et le palais qui tant est beau, ainsy que vous ay ouy dire, où vous veistes aussy comme je croy une aultre royne qui femme fut du roy Loch et mere de celluy, que Dieu mauldie et à qui malle fortune puist venir, que partout on nomme Gauvain. » « Je le congnois bien, faict Gauvain, mais je ne sache point qu’il eust mere il y a bien vingt ans et plus. » « Si a, sire, dist Siromelans, point doubter il ne vous en fault. Avec sa mere* s’en vint par deça, ensaincte d’une belle fille qui encores vit, laquelle, comme je croy, est la non pareille en beaulté, modeste en prudence et en honnesteté, de laquelle ay <…> mon amye161. Et ditz de celluy Gauvain, auquel Dieu [45ra]162 doint honte et malencontre, que, se je le tenoie icy, qu’i de mes mains ne eschapperoit que ne luy eusse la teste trenchee, parce que je le hay à mort. » « Vous 173ne l’aiméz donc pas comme moy, luy fist Gauvain163, car, se je aimoie dame ou pucelle*, pour honneur de luy je la vouldroie mon vivant en reverence servir et tout le sien lignaige aussy. » « Je vous en croy, luy dist Siromelans ; mais tant y a que, quant de Gauvain me recorde comme son pere occist le mien*, que nul bien je ne luy souhaitte, mais prie que mal luy advienne, et aussy pource qu’il meist à mort ung mien frere*, ung des preux chevalliers du monde. Et sachéz que mon vivant ne le sceuz rencontrer en place pour à mon plaisir m’en venger. Or puisque ainsy est, il me convient ailleurs penser ; et pour ce d’ugne chose vous vouldroie bien requerir : c’est que me faiciéz ce service qu’en ce chasteau vous retourniéz où à mon amye porteréz cest anneau en faveur164 de moy, à laquelle veuil que diés* que je me confie en son amour, et est où le mien cueur s’arreste et moy aussy, qu’elle aymeroit trop mieulx que Gauvain son frere fust mort que mal m’advint au bout d’ung doigt. De par moy doncques la salluréz en luy presentant cest anneau. » Lors print Gauvain l’anneau165 lequel meist en son doigt166, si luy dist : « Sire, par ma foy, amye avéz courtoise et saige*, de grant lignage et bien apprinse, franche, courtoise et debonnaire, se tant vous ayme comme icy m’avéz recité. » « Sire, grant bonté me feréz, dist Siromelans, se maintenant sans differer l’anneau à m’amye portéz que j’ayme tres parfaictement : je croy que gré vous en sçaura, et sy le vous guerdonneray*. Et pource que desirés le non du chasteau sçavoir, sachéz qu’il est apellé la Roche de Haultguin*, où l’en faict des belles tainctur<e>s tant en escarlate qu’en aultre coulleur. Or vous ay je dist, faict Siromelans, ce que vous m’avéz demandé sans de rien vous en mentir d’ung seul mot ; et se quelque chose voulléz de moy, [45rb] voullentiers vous le donneray. » « Hors que vostre congé ne demande, » luy faict Gauvain. « Je le vous octroye, dist Siromelans, mais que vostre nom premier me diés, au moins se le me dire ne vous desplaist. » Et allors Gauvain luy a dist : « Sire, fist il, se Dieu m’aïst, jamais mon non ne celeray : pour ce vous diz que icelluy Gauvain je suis que tant vous avéz prins en haine. » « Gauvain ? dist Siromelans. Oses tu dire que c’est tu*, celluy qui en ce monde à plus grant ennemy je tiens ? Sachez que moult me poise et me ennuie que 174maintenant la cuirace n’ay sur le doz, heaulme en la teste, l’escu au col, la lance au poing ; car, se comme toy armé je fusse, sachez pour verité que le chief je te trencheroie, et n’est qui t’en peult garantir. Et pour ce, s’attendre tu me veulx, je yray tantost prendre mes armes et m’en viendray à toy combatre*, et aveques moy amainneray troys ou quatre chevalliers pour de noustre bataille juger. Ou, se tu veulx faire aultrement, c’est de differer noustre combat167 jusques à sept jours d’icy, auquel jour tout168 armé en ce lieu actendre me viendras, et durant le temps tu manderas au roy Artus et à la royne y comparoir avecques toute son armee, voullontiers ce jour actendray, et cependant aussi de mon costé les miens chevalliers et hommes de ma terre assembleray pour me compagnier, affin que l’on ne dise que noustre bataille ait esté recellee et clandestinne*. Et aussy bien il affiert que de nous deux, qui tant aux armes estiméz sommes, soit le combat publiquement veu, et de gens renomméz et preulx. Et par ainsy qui nous vouldra veoir nous verra, autant le petit comme le grant, seigneurs, dames et damoiselles. Aussy, quant l’ung de nous sera matté par les coups de son adversaire, plus d’honneur au vainqueur sera avoir le jugement de plusieurs qui veu nous auront que se nul assisté n’y avoit. »
[8871-8916][45va]Adonc dist Gauvain à Siromelans que voullentiers, se il luy plaisoit, la chose termineroit aultrement que d’avoir combat l’ung à l’aultre, disant que, se il luy a rien meffaict, que de bon cueur l’amendera au lotz et au dit de ses amys et de ceulx de Siromelans, comme ainsy la raison le veult. Et Siromelans luy a dist : « Je ne puis entendre169, fist il, quelle apparance y peult avoir que à moy combatre tu ne te oses. Je t’ay deux choses devisees*, pourtant fais ce que bon te semble : se tu oses, icy me actendras et mes armes yray querir ; ou tu manderas en ta terre* au roy Artus ce qui est dit, lequel tiendra à ceste feste de Penthecouste sa court à Orquanie, car les nouvelles en ay entendu, où ses gens seront assembléz. Or il n’y a que deux journees, par quoy, se messaige luy veulx transmectre, faire le peulx facillement ; se ne le fais, tu n’es pas saige : ung jour de respit cent mars vault*. » Gauvain respond : « Se Dieu me gard, vous en avéz dist verité que la court est à 175Orquanie, et vous promectz y envoier. » « Gauvain, dist Giromelans*, je te veuil mener au meilleur port du monde* : cest eau est si profonde et royde que homme vivant n’y peult passer ne saulter d’unne rive à l’aultre. » Et allors Gauvain luy a dist : « Je n’y chercheray, fist il, port ne gué* pour chose qui pis m’en advienne, que à la damoiselle fellonne et mauvaise ne tienne ma promesse, et droit à elle m’en yray. » Adonc se tire ung petit arriere pour mieulx prendre son sault, et puis, quant au cheval eust des esperons donné, oultre le gecta à delivre et sans encombrement avoir.
[8917-8978]Et quant la maulvaise damoiselle vist Gauvain estre sans peril oultre passé, laquelle tant l’a importuné de ses parolles rioteuses et plainnes de mocquerie, descendit de sa hacquenee qu’elle à ung arbre attacha et vint devers luy tout [45vb] à pied, à laquelle estoit le fellon cueur changé, en luy disant bien humblement* à deux genoulx que mercy luy venoit prier170 de son meffaict et de l’oultraige que pour elle il avoit souffert ; et puis luy dist : « Amy, faict elle, je te veulx dire maintenant pourquoy tant ay esté fiere, diverse et orguilleuse vers tous les chevalliers du monde* que j’ay peu voir ne rencontrer et qui m’ont avec eux menee. Saches pour toute verité que le chevallier auquel as en present parlé, qu’i me a parfaictement aymee et moy non luy, par quoy mal son amour emploia, car il me aimoit et je le haïoye parce que il m’a une fois occis celluy qui mon amy estoit, puis, en me cuidant honneur faire, à son amour actraire me cuida ; mais tout ce rien ne luy vallut, parce que, sitoust qu’il me eust amenee, secretement de luy me emblay et au chevallier me donnay que tu m’as en ce jour osté, duquel ne me chault une maille*, mais bien de mon amy premier, pour l’amour duquel, aprés son trespas, ay tant esté folle, perverse et cruelle, et de tant de parolles detractoires* remplie lesquelles dire ne me challoit, si n’avoie esgart à qui je les disoie ne qui je allasse gaber ne mocquer ; mais tout exprés je le faisoie affin de trouver occasion <de> tant pouoir ung chevallier animer171, harrier et despiter qu’il me voulsist de ma vie delivrer que tant m’estoit fort facheuse et griesve que de long temps eusse voullu estre morte. Pour ce vous requiers humblement que de moy justice prenéz qui tant ay faict de mal et d’ennuy à plusieurs vaillans 176chevalliers, affin que de moy jamais ne soit nouvelle que homme son vivant ne puist veoir ; si que aussy par mon exemple nulle ne pretende faire ne dire aulcunne honte aux chevalliers*. » « Belle, dist Gauvain, que me touche que je de vous justice face* ? Ja Dieu ne plaise que par moy vous aiéz ennuy. Par quoy remontéz sans delay, si vous en viendréz avecques moy en ce chasteau dessus la roche assis : voilla le marinier au port [46ra] qui nous attend pour passer oultre*. » « À vostre plaisir je feray, » dist la pucelle, laquelle sur sa haquenee remonta, puis sont au nautonnier venus* qui tost oultre l’eau les passa.
[8979-9154] Ainsy que Gauvain et la pucelle chevauchoient, estoient les roynes aux fenestres du chasteau et les pucelles aussy qui tant pour luy avoient de deuil et d’ennuy porté, pareillement tous les escuyers et serviteurs du palays ; mais, quant l’eurent apperceu venir, fut toute joye renouvellee. Et adonc sont les deulx roynes du chasteau descendues pour Gauvain à la porte attendre avecques toute la noble compagnie des dames et des pucelles, qui se prindrent deulx et deux par les mains en demenant grande liesse par les beaulx laiz qu’elles chantoient en allant audevant de luy. Et allors que les deulx roynes le peurent approcher, le vindre<n>t accoller et baiser, puis le feirent desarmer, et au cueur eurent grant lyesse de la pucelle que avecques luy avoit amenee, à laquelle, en faveur de luy, porterent grant honneur, et la firent servir et donner tout ce que mestier luy faisoit. Et quant furent à la salle du palais entrés172, a le sire Gauvain sa seur prise, laquelle fist auprés de luy asseoir dessus le Lict de la Merveille ; puis tout secretement luy dist, si que nul ne le peult entendre : « Damoiselle, fist il, je vous apporte ung anneau que vostre amy vous envoye que j’ay dela le port* trouvé, lequel de par moy vous sallue : c’est ung chevallier auquel, ainsy au moins comme il m’a dist, vous estes sa vraye amye*. » « Sire, dist elle, ainsy le cuide ; mais se amour y a entre nous, c’est de loing que s’amye je suis* : jamais entreveus ne nous sommes, par quoy l’amytié ne congnois, mais il m’a, la sienne mercy*, de long temps son amour donnee. Si ne vint onc[46rb]ques jusques icy, et ne m’a requise d’amour seullement que par messaigers, si que je luy* ay octroyee : pour ce celler je ne le veulx ; et s’amye aultrement ne suis. » « Ha, belle ! à moy il c’est vanté, dist Gauvain, que par trop 177mieulx vouldriéz173 asséz que messire Gauvain fust mort, qui est vostre frere germain, qu’il eust mal à ung petit doigt*. » « Merveilles vous me racontéz, faict la pucelle, que telle follie vous a dist. Croiéz que ne cuidoie mie qu’il fust si tresmal advisé : prou de sens il ne monstre avoir quant telle chose m’a mandee*, et ne sçait pas que soye nee mon frere, quil ne <me> veit oncques* : follement est à luy mesdit. » Ainsi qu’eulx deux se devisoient au veu des dames et pucelles, se vint la vielle royne pres de sa fille asseoir, disant ainsy : « Belle fille, dist elle, que vous semble du chevallier qui est assis pres de vostre fille ma niepce ? Ensemble se sont conseilléz ne sçay de quoy, mais fort me plaist. Aussi seroit contre droict se la chose à mal je prenoye, car se luy meult d’une honnesteté bien grande quant à la plus belle se tient et à la plus saige qui soit en la salle de ce palais*. Que pleust à Dieu qu’il tant l’aymast qu’i la voulsist en mariage prendre, et tant l’aymast comme Paris fist jadis Heleine*. » « Ha, dame, dist l’aultre royne*, Dieu luy doint tant son cueur en elle mectre qu’ilz soient ainsy que frere et seur*, ou que tant l’aymast et elle luy que des deulx ne soit que une chose. » Et ceste parolle disoit la dame souhaitant que ainsy en advint et qu’i la voulsist prendre à femme ; mais celle ne congnoist son filz, toutesvois sont ilz frere et seur. Lorsque l’ung et l’aultre sçaura que point n’y aura d’aultre amour qui est entre le frere et la seur, la mere en debvra joye avoir. Et aprés que Gauvain eust asséz longuement à sa seur Clarissant* devisé, appella ung escuyer lequel advisa qui luy sembloit à son advis le plus advisé* et discret de tous les aultres ; et tost aprés tous deulx en une chambre entrerent, où, quant ilz y furent entréz, si [46va] dist Gauvain à l’escuyer : « Amy, dist il, à ce que de toy puis congnoistre, tu me sembles asséz secret, bien advisé, prudent et saige ; et pour ce je te veuil mon affaire en privé conseil dire et, s’il est que ne me descelles, grant proffit t’en adviendra. Saches que je te vueil envoyer où haulte joye te sera faicte*. » « Sire, dist l’escuyer, soyéz certain que plustost me feroye la langue hors de la bouche traire que la plus petite parolle reveller qu’i vous plaira me dire. » « Amy, dist Gauvain, doncques yras tu en la court du roy Artus*, où Gauvain son nepveu t’envoie. Il n’y a pas petit chemin* : à la grant cité d’Orquanie a le roy estably sa court* pour à la Penthecouste la tenir, où tu yras sans plus attendre. Et quant devant 178le roy viendras*, sachez pour vray que le trouveras fort dollent ; mais, sitost qu’il entendra que de par moy tu le sallues, grant liesse et joye en aura, et ceulx aussy <qui> entendront la nouvelle. Au roy de par moy tu diras, qui est mon sire et moy son home*, qu’il ne laisse pour nulle chose qu’i ne se rende le tiers jour* aprés sa solempnelle feste en ceste prairie devant le chasteau, et qu’il ameine quant et luy toute la compagnie qui ce jour174 sera en sa court venue, sans excepter grans ne petis ; et le adviseras que j’ay une bataille entreprise à l’encontre d’ung chevallier qui ne prise ne luy ne moy, son lignaige ne ses alliéz : c’est le riche Siromelans, qui de pieça me hait à mort. Pareillement tu diras à la royne que tres humblement je luy prie, par la foy et la bonne amour qui entre elle et moy doibt estre*, qu’elle se vueille175 aussy trouver accompagnie<e> de toutes ses dames et damoiselles, lesquelles joy<e>uses seront quant de moy elles orront parler. Mais d’une chose je fais doubte : c’est que bien tu ne soies monté et que cheval* tu n’aies propice qui tost te portast jusques là. » L’escuyer luy respond que si, et qu’il a cheval fort et bon sur lequel il entend monter. Et, ce dict, l’escuyer en une estable Gauvain mena, de laquelle il feist sortir ung fort bon cour[46vb]tault*, moult rempli et bien sejourné*, qui bien sembloit estre cheval pour bonne diligence faire, lequel tellement le fist l’escuier enharnacher que rien qui fust ne luy failloit. Et quant Gauvain veit le cheval ainsy bien acoustré, dist à l’escuier : « Or va, feist il, je requiers à Dieu roy des roys que en prospere chemin te envoie, conduye, et te doint en bref revenir. »
[9155-9188] Lors se mect l’escuier en voye, lequel Gauvain convoia jusques à la riviere, qui au marinier commanda qu’il se hatast de le passer, ce que tost le marinier fist. Et quant l’escuier fut passé, devers la cité de Orcanie176 advisa prendre le chemin, demandant partout son adresse, car qui scet demander sa voie par tout le monde peult aller*. Et aprés que Gauvain eust l’escuier mis en voie, s’en est au palais retourné, et entra en la salle où il avoit les dames laisseez et partie des escuiers, où grant feste et joye inestimable faisoient. Et la vielle royne commanda les estuves chauffer, et fist faire cinq cens baings pour les 179escuiers estuver et baignier* ; ausquelz fist à tous à la sortie des bains apporter une belle robbe de satin broché d’or, de diverses coulleurs et toutes brodees d’orfaverie, et le pardedans fourré de armines. Aprés que de ses riches habitz ont esté revestus, furent menéz à l’esglise, où actendirent venir Gauvain, lequel à tous l’esperon dextre chaussa, saignit l’espee et leur donna l’accollee*. Ainsy de cinq cens povres escuiers fist cinq cens chevaliers nouveaulx*.
1 m surmonté d’une barre d’abréviation.
2 et de t.
3 ie
4 naytyee
5 cf. v. 4073 : Si salt en piez et si s’escrie.
6 chauallier
7 Quinqne
8 laier
9 ataingint
10 deu i ne
11 lreux
12 parles
13 paix
14 pourairs. Cf. v. 4531 : Toz nos pooirs et nos esfors.
15 for|te
16 auoir
17 roaylle
18 p. ce que. Cf. v. 4656 : Que tu ne poïs demander…
19 auoier
20 Perce|ceual
21 qni
22 lny
23 Guingem|bresil
24 poinctrine
25 cheuaulx. Cf. v. 4808 : Maint pis batu, maint chaveil trait.
26 graude
27 paurront
28 empensee
29 secretenent
30 srra
31 trounez
32 cf. v. 5223-5224 : Escus et lances fait porter / Et chevax en destre mener.
33 recouurez
34 cramoeisy
35 a adit
36 darct
37 Correction établie sur l’usus de tenir.
38 hait
39 Centré, ce titre est précédé et suivi de deux lignes blanches, afin de remplir l’espace en bas de la colonne.
40 commenca ; confusion paléographique déterminée par la proximité avec comme ?
41 grans (grant et grand alternent devant nombre)
42 ruees
43 cf. v. 5808-5809 : Qui si bel compaignon me preste / Ne me het pas, soie merchi.
44 courtois sy v. (Por che que bel et gent vos voi, v. 5812).
45 predre
46 cf. v. 5845 : Et si te baise et si t’acole.
47 sacys
48 respirer
49 lequel
50 haneau
51 cf. v. 5987 : … en .ii. moitiés fendu.
52 eEt
53 ferre
54 a. Cf. v. 6104 : Salver le doit et garantir.
55 sentendirent
56 a. dont il est icy si ; cf. v. 6147-6148 : De ce que l’en vos a chi fait / N’estuet ore tenir nul plait.
57 vui|der
58 la par tel c. (faute pour ja ?)
59 Feuillet numéroté .xxx.
60 delaisseus
61 char cha ; corrigé sur l’usus
62 adont. Cf. v. 6238 : Et au chief des .v. ans avint.
63 chiminoient
64 dist
65 quel (q avec barre horizontale)
66 iugnerez. Cf. v. 6265 : Quels jors, sire ? Si nel savez ?
67 lõg
68 ladicte. Cf. v. 6279 : Si fu la deïtez coverte…
69 sacher
70 qui les v. et les t. saulva de m. Cf. v. 6290-6291 : Ki salva les vis, et les mors / Resuscita de mort a vie.
71 doibuetz
72 pecher
73 et qui a
74 athacha
75 mectz
76 et le c. Cf. v. 6424, ms. M : Sostient sa vie et se conforte.
77 sace
78 allant. Cf. v. 6538 : Alast errantpar le païs.
79 et fust
80 respire
81 laitaignit ; corrigé sur l’usus
82 par le d. fut une r. du cloz l. (v. 6667-6668 : Et la riviere grans desous / Qui açaignoit les murs trestoz).
83 par G.
84 fut
85 scauoyes ; corrigé sur l’usus.
86 fortuue
87 parlefroy
88 si le t.
89 voyant
90 la
91 tout
92 villannie
93 tont
94 pousz
95 poulsz remuez
96 m. que en
97 se
98 raisan
99 con|ueint
100 aultremeut
101 venant. Les deux graphies, voiant et voyant, alternent dans l’usus.
102 en archeuesque
103 Guauain
104 dessoubz. Cf. v. 7240 : Car sor (var. : sus) une roche naïve.
105 p. ou c.
106 son. Cf. v. 7291 : Sor mon cheval…
107 la. Cf. v. 7300 : … por te maleaventure.
108 la. Cf. v. 7308 : Et ta teste en present li port.
109 ioeyulx
110 la
111 salluees
112 cf. v. 7462 : Que ne seroit pas vostre bien.
113 Er
114 seignenr
115 auant (v. 7582 : el palais).
116 nul (v. 7596 : sanz tot mal ; ACMQU : nul mal ; B : san mal)
117 o
118 tout
119 para|illement
120 les
121 doibt ; même confusion graphique plus loin, f. 45ra.
122 Tant
123 verres
124 fut G. fut
125 vouillez
126 parler
127 nul s. ne ne d.
128 Gaunain
129 Feuillet numéroté .xxxi.
130 cf. v. 7847 : el cors.
131 fi|lotes. Cf. v. 7885 : Atant vinrent vallet a flotes.
132 colorees
133 le
134 quelqne
135 sesiour, corr. sur l’usus.
136 tasiez
137 Feuillet numéroté .xxxii.
138 aura ve|nir. Cf. v. 8089 : Maintenant que il me verra.
139 se
140 de laisir
141 tous
142 cf. v. 8197-8198 : Ja nus hom n’ert si deshaitiez / Qui de ma dame parte iriez.
143 quelle faict (le modèle n’offre pas de solution : S’a .i. chevalier avec li, v. 8308).
144 ne nysterez
145 douoir
146 mireut
147 reuaige
148 cf. v. 8501 : Et la rive contremont droite.
149 a sy. Cf. v. 8515 : Ains sali tot enmi le gué.
150 reuerer (v. 8547 : Et cil fu de respondre isniax).
151 cf. v. 8552 : Sa compaignie ou en ala ?
152 prossit
153 cf. v. 8612 : Que ja por rien n’en mentiras.
154 cf. v. 8618 : Sire, fait il, je vos demant…
155 tiens. Cf. v. 8625 : Je n’en tieg rien se de Diu non.
156 cf. v. 8676 : Or m’est il solas et delis.
157 filz
158 cf. v. 8697 : Quarrel et saietes.
159 respoud
160 yinguerue
161 ay dist mon amye ; v. 8760-8761 : De la tres bele, de la grant / Damoisele qui est m’amie.
162 Feuillet numéroté .xliiii.
163 Gouuain
164 fa|uuer
165 len|neau
166 doibt : voir supra, f. 40rb.
167 combant
168 toust
169 entendrect ; v. 8879 : Je ne puis savoir
170 preir
171 aniner
172 entrer
173 vouldirez
174 ionr
175 vuielle
176 arconie
- Thème CLIL : 3438 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moyen Age
- ISBN : 978-2-406-16046-5
- EAN : 9782406160465
- ISSN : 2261-0804
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16046-5.p.0103
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/06/2024
- Langue : Français