Préface de Thomas Riis
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Pauvres et pauvreté en Europe à l’époque moderne (xvie-xviiie siècle)
- Auteur : Riis (Thomas)
- Pages : 9 à 11
- Collection : Rencontres, n° 256
- Série : Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne, n° 88
Préface
de Thomas Riis
Voici un livre qui réunit les communications présentées au Colloque du Havre « Pauvres et pauvreté en Europe à l’époque moderne (xvie-xviiie siècles) » en 2012. Même si certains articles discutent l’organisation de l’assistance aux pauvres dans l’Espagne du xvie siècle (Michel Cavillac, Catherine Gaignard, Felix Santolaria), la majorité des contributions analysent l’image des pauvres dans l’art (Nathalie de Brézé, Yann Lignereux, Hélène Tropé) ou dans la littérature. D’après Madame Tropé, la représentation des pauvres ne constituerait aucun genre dans la peinture espagnole (à l’exception de Murillo) ; cependant, dans la peinture italienne, ce sont surtout, mais pas exclusivement, les artistes inspirés par l’art espagnol qui prenaient les pauvres comme sujets.
Utiliser les textes littéraires comme sources est nécessaire, mais parfois risqué, car l’historien doit toujours se demander s’ils sont représentatifs pour leur temps. Par le nombre des contributions et par la diversité de ces dernières, les organisateurs du Colloque ont largement évité ce danger. Souvent, les écrivains étudiés n’appartiennent pas aux tendances littéraires dominantes de leur temps (Dominique Bertrand, Stéphane Miglierina, Yvan Loskoutoff sur Charles Perrault et Fénelon comme auteurs des contes de fées) ; le Colloque a d’autant plus de mérite en nous les faisant découvrir de nouveau.
Avec raison, Giovanni Ricci constate la détérioration de l’image du pauvre à l’époque moderne ; plusieurs articles confirment son point de vue. Cependant, pour certains auteurs la pauvreté avait une valeur morale. Ainsi la pauvreté volontaire ou bien vécue était vue d’un regard positif (Hélène Rabaey), elle pouvait aussi être regardée comme mode de vie simple et heureux (Gabriele Bucchi). Il en était de même pour les pauvres qui assumaient leur sort vertueusement. Ainsi, la pauvreté pouvait être un moyen pour mettre les hommes à l’épreuve. Dans ce
cas, l’assomption stoïque du sort pouvait mener à la rédemption sociale (Jean-Claude Arnould). On peut se demander, si l’inspiration stoïque venait des sources anciennes comme Marc Aurèle ou chrétiennes qui insistaient sur les vertus de la constantia et de la fortitudo, mais cette question est ici de moindre importance, car la doctrine chrétienne des deux vertus est fortement influencée par le stoïcisme.
Il est intéressant de constater l’existence d’une critique fondamentale des ordres mendiants même avant la Réforme et dans les pays catholiques (Augustin Redondo, Hélène Rabaey). Le manque de main d’œuvre causé par la Peste Noire au milieu du xive siècle donna au travail une nouvelle signification morale ; aussi, afin de mitiger les conséquences économiques de l’épidémie, plusieurs pays introduisirent l’obligation de travailler : Angleterre 1349 et 1351, Castille 1351, Danemark 1354, Portugal 1375, Suède vers 1350. Si tout le monde était obligé de travailler, la mendicité des Dominicains et Franciscains commençait à être considérée comme une activité parasitaire. Déjà Simone de Cascia (vers 1290-1348) avait souligné qu’un homme riche qui n’avait pas besoin de travailler, devait le faire quand même afin d’éviter l’oisiveté ; l’argent ainsi gagné, il devrait le donner aux pauvres.
La nouvelle valeur morale du travail et la nouvelle attitude ambivalente à l’égard de la mendicité faisaient naître le topos littéraire et artistique du faux mendiant, un sujet qui fut fréquemment développé (Veronica Grecu, Vincent Jolivet, Konstantin Mierau, Luc Torres).
Quand il s’agit de l’histoire de la pauvreté, l’époque moderne commence au lendemain de la Peste Noire du xive siècle, quand l’obligation au travail fut introduite ; elle signifia une nouvelle conception de la pauvreté. En effet, on peut distinguer deux attitudes à l’égard de la pauvreté.
L’une la vit comme une question politique, car dans une ville bien ordonnée, il n’y avait pas de mendiants, du moins pas de mendiants visibles. Pour cette raison on commença à les cacher dans des institutions, ce fut le cas en Italie du Nord vers 1400 et un siècle plus tard aux Pays-Bas. D’autres pays ont par la suite adopté cette politique. Probablement, nous devons y voir un trait caractéristique des premiers siècles de l’État moderne, et certes, ce n’est pas par hasard qu’on la trouve d’abord dans les zones économiques les mieux développées de l’Europe. Ici, Érasme est une figure de transition entre la tradition charitable du Moyen-Âge et l’attitude plus dure des temps modernes (Franz Bierlaire).
L’autre ligne de pensée considérait la pauvreté comme un problème social et économique, dont les studieux – souvent des membres des ordres mendiants – essayaient d’identifier les causes. Ainsi, S. Antonino, Dominicain et archevêque de Florence (+ 1459) fut le premier à identifier le sous-emploi comme une cause de la pauvreté. Clairement, l’Utopie de Thomas More se situe dans cette tradition intellectuelle (Isabelle Bore).
Avec l’essor de l’État moderne au xvie et xviie siècles la pauvreté fut surtout regardée comme une question politique ; comme (avec raison) les mercantilistes considéraient le chômage comme un gaspillage de ressources, l’obligation au travail acquit une nouvelle actualité. À ce propos, la discussion au sujet d’un projet mercantiliste espagnol des années 1590 se montre révélatrice (Michel Cavillac).
À l’époque des Lumières on constate une nouvelle réflexion sur la nature de la pauvreté et sur le rôle de l’État dans la lutte contre elle (Amélie Golven). Ainsi, on soulignait, comme jadis les frères mendiants italiens, l’obligation de la société d’assister ses membres pauvres.
Aussi, il faut attendre les Lumières pour trouver des programmes complexes d’assistance aux pauvres. Attaquant la pauvreté de plusieurs angles par des mesures qui se complétaient (enseignement, création de travail, soins médicaux gratuits, caisses d’épargne), ces programmes ont connu un grand succès. Ainsi en fut-il à Hambourg, où l’on commença en 1778 ; dix ans plus tard, le nombre de pauvres avait été réduit de la moitié.
Ce n’est pas par hasard qu’on trouve le principe de l’État de providence comme un devoir de l’État déjà chez le Dominicain célèbre que fut St Thomas d’Aquin et plus tard chez Montesquieu. Dans De l’esprit des lois (XXIII, 29) ce dernier souligna que « L’État […] doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable, et un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé… ».
Thomas Riis
Université de Kiel
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-3490-7
- EAN : 9782812434907
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3490-7.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 25/07/2016
- Langue : Français