Introduction De la passion aux larmes
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Passions de femmes et théorie des humeurs. Balzac analyste des émotions féminines
- Pages : 143 à 145
- Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 128
- Série : Balzac, n° 9
Introduction
De la passion aux larmes
Tous les livres qui font pleurer ont été écrits les yeux secs. Ne serait-ce que pour des raisons pratiques. Écrire ou pleurer, il faut choisir. Alors pourquoi tant de sanglots à les lire ? […]
Où vont les larmes qu’on ne verse pas ? […] Elles vont là, dans ces livres où nous les recueillons. Les larmes sont le sel de la littérature1.
Le corps déborde, c’est sa beauté. Les plus douces émotions comme les plus violentes jaillissent par les yeux et les larmes se fraient, entre silence et musique, un chemin inédit où tout peut se dire, où tout demeure secret. Elles coulent, les larmes, elles s’effacent aussi, rappelant que le plus précieux de l’être ne peut être capturé et que la douleur et le bonheur sont fugaces2.
Dans La Comédie humaine, la passion est une longue maladie qui ne peut être guérie mais dont les symptômes peuvent s’atténuer avec le temps ; la délivrance totale ne sera obtenue que « grâce » à la mort. Des femmes abandonnées et avancées en âge, des femmes passionnées, des femmes froides constatent, à une certaine période de leur vie, que leur âme dort, que leurs sens sont assoupis, qu’elles ne veulent rien, n’attendent rien et n’espèrent rien hormis la mort ; une mort imminente qui les délivrera de leurs souffrances.
144De fait, plusieurs morts pathétiques dans La Comédie humaine sont liées à cette passion sous toutes ses formes, notamment sa forme amoureuse, tantôt avouée, tantôt refoulée, tantôt sublimée. L’exemple le plus poignant de l’exaltation passionnelle et des souffrances déchirantes est sans conteste celui de Madame de Mortsauf. La passion dans Le Lys dans la vallée, a été sévèrement contrôlée et réprimée par la protagoniste au point de laisser une large place aux douleurs et aux larmes. L’héroïne emprunte un chemin de souffrances et vit sa passion, mais seulement comme prélude à la « palingénésie angélique3 ». À l’image d’autres personnages balzaciens telle que la duchesse de Langeais, la comtesse Henriette de Mortsauf aspire au glorieux amour des anges, et ce non sans des effusions de chagrins et de larmes. En effet, les larmes constituent un thème essentiel dans un grand nombre de romans de La Comédie humaine.
Ainsi, les larmes sont un véritable langage par lequel toute personne peut s’exprimer. Le corps humain parle sans cesse par ses gestes, ses mimiques, ses attitudes, ses regards, ses sourires ou encore ses larmes, qui sont généralement le signe de la tristesse comme le rire est le signe de joie. Les larmes abondent dans La Comédie humaine pour des motifs bien différents les uns des autres. En effet, les femmes balzaciennes pleurent souvent après une grande souffrance physique ou morale, au moment où elles sortent d’une émotion angoissante et longtemps contenue ; elles pleurent également de joie ou de pitié ; elles s’abandonnent encore aux larmes sous l’effet d’une émotion esthétique, en entendant de la musique ou en écoutant de beaux vers.
Parler doucement et sans arrogance, frissonner d’une présence, d’une absence, pleurer de beauté, de bonheur ou de chagrin, aimer en silence, en secret, s’étreindre avec les yeux sans éprouver le besoin de parler, ce sont là des attitudes communes à beaucoup d’héroïnes balzaciennes, âmes sensibles qui s’abandonnent facilement aux larmes. Car, le cœur de ces tendres créatures comporte de multiples états d’âme tels que la peine d’amour, la tristesse, la blessure d’amour, et les pleurs qui sont le moyen le plus naturel de libérer toutes les tensions. La sensibilité, les épanchements et les larmes s’accordent avec leur bonté d’âme et leur conduite vertueuse. Selon l’histoire propre de chaque héroïne, les pleurs auront une signification particulière. Seront déversées dans La Comédie 145Humaine des larmes amères, des larmes douloureuses, des larmes doucereuses, des larmes sincères et d’autres factices. C’est donc à travers les épreuves de leur existence respective, à travers les moments de bonheur et les instants de détresse, que nous allons tenter de comprendre et d’analyser ces effusions larmoyantes.
Rare est le roman balzacien qui ne renferme pas de longues descriptions poignantes de femmes en pleurs4. À cet égard, ce qu’écrit Anne Vincent-Buffault sur les larmes en général pourrait aussi bien s’appliquer à bon nombre d’héroïnes balzaciennes :
Entre silence et langage, coulent les larmes. De l’œil humide aux flots de pleurs, du regard brouillé aux sanglots, elles manifestent l’émotion. De façon discrète ou démonstrative, réservées à l’intimité ou versées en public, elles peuvent aussi bien témoigner d’une sensibilité valorisée que passer pour faiblesse de femme. Elles ont aussi une histoire qui se lit à fleur d’yeux5.
Il est important tout d’abord de souligner la présence massive des larmes dans la littérature, dans les arts et dans la religion. L’œuvre balzacienne est notamment marquée par l’abondance des pleurs chez les grandes amoureuses de Balzac. Des liens étroits et intéressants existent entre pudeur et larmes. Certaines femmes font usage de larmes artificielles pour arriver à leur fin. Enfin, par opposition à certaines héroïnes de La Comédie humaine qui pleurent beaucoup, nous verrons que d’autres refoulent leurs larmes et que cela ne va pas sans conséquences désastreuses sur leur état de santé.
1 Camille Lorens, « Le sel de la littérature », Passions, Émotions, Pathos, La Licorne, Poitiers, 1997.
2 Jacqueline Kelen, Les Larmes, Paris, éd. Alternatives, 1997.
3 Selon les termes d’Arlette Michel, Le Mariage et l’Amour dans l’œuvre romanesque d’Honoré de Balzac, op. cit., p. 813.
4 Voir tableaux en annexes, rubrique « Larmes ».
5 Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes : étude sur les transformations des signes de l’émotion, xviiie-xixe siècle, Marseille, Paris, Rivages, 1986.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14582-0
- EAN : 9782406145820
- ISSN : 2258-4943
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14582-0.p.0143
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/03/2023
- Langue : Français