Avant-propos
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Naissance de la critique littéraire et de la critique d’art dans l’essai
- Author: Née (Patrick)
- Pages: 7 to 10
- Collection: Encounters, n° 393
- Series: Convergences in literature, n° 3
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Avant-propos
Le présent volume rassemble certaines des conférences faites au séminaire de l’équipe « Histoire et poétique des genres » du laboratoire Forell de l’Université de Poitiers, qui pendant quatre ans a consacré ses travaux à la question du genre le moins étudié en France – et dans le monde aussi bien, à l’exception sans doute du Canada francophone –, celui de l’Essai.
Voilà qui n’entend nullement occulter l’essor, depuis une trentaine d’années, d’un fort mouvement d’intérêt manifesté pour ce genre jusque-là quelque peu négligé – pour ne pas dire oublié – des études génériques et de la théorie littéraire1, du fait même de l’objet de ses énoncés et de la nature de son énonciation. Ce mouvement s’est notamment affirmé en France à la suite des travaux et publications orchestrées par Pierre Glaudes, auteur (avec Jean-François Louette) de l’étude de référence, L’Essai, parue en première édition en 1999 (et en seconde édition augmentée en 2011), ainsi qu’éditeur du séminaire qu’il anima à Toulouse, son université d’alors, L’Essai : métamorphoses d’un genre, paru en 2002. Citons la publication, venue du Canada en 2003, d’une anthologie des principales théorisations contemporaines du genre sous la direction de François Dumont, Approches de l’essai, réunissant à Lukács et Adorno Marc Angenot, Jean Starobinski, R. Lane Kaufmann ou Irène Langlet ; ainsi qu’en 2006 l’ouvrage de Marielle Macé, Le Temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au xxe siècle, lequel restreignait cependant le champ d’investigation à l’époque contemporaine – ou encore, soutenue en 2003 et publiée dix ans plus tard, la thèse de Vincent Ferré déportant l’attention du côté du seul versant de L’Essai fictionnel contemporain (Essai et roman chez Proust, Broch, Dos Passos). N’oublions pas le rassemblement théorique et comparatiste opéré par Irène Langlet, depuis sa thèse soutenue en 1995 (Les Théories de l’essai littéraire dans la seconde moitié du xxe siècle. Domaines 8francophone, germanophone et anglophone. Synthèses et enjeux) jusqu’à la somme très récente parue en 2016, L’Abeille et la balance. Penser l’essai. Mais il nous faut revenir au rôle pilote tenu par Pierre Glaudes en ce domaine, avec l’édition en 2014, en une double publication, du colloque qu’il avait dirigé l’année précédente en Sorbonne à partir d’une plate-forme dix-neuviémiste : d’une part Essai et essayisme en France au xixe siècle, et d’autre part le numéro 164 de Romantisme, « L’Essai ».
Il s’agissait donc d’apporter d’utiles compléments à ce faisceau de publications, qui ont su faire prendre conscience de l’intérêt considérable de ce champ d’investigation littéraire. Telle était l’ambition du colloque international organisé par notre équipe de l’université de Poitiers en novembre 2015, dont les Actes ont paru en 2017 aux pur, Le Quatrième Genre : l’Essai ; il avait pour souci de reposer la question des traits définitionnels de ce genre-Protée, en l’envisageant également dans sa dimension européenne, si peu prise en compte jusqu’ici ; et il abordait la question de la critique, qui lui est consubstantielle tout en s’étant ultérieurement autonomisée. Aussi semblait-il judicieux de retenir, dans l’ensemble des conférences qui eurent lieu au cours du séminaire d’équipe pluriannuel, ce qui renforçait cet axe critique, aussi constitutif du genre que mal aperçu encore comme tel : car c’est bien en son sein qu’ont pu naître les deux branches jumelles de la critique littéraire et de la critique d’art.
Le choix qui a présidé à la composition de ce recueil s’explique ainsi aisément. Après le rappel d’une origine incontestée que nous devons à Montaigne, dû à d’éminents seiziémistes spécialistes de cet auteur, et qui constitue une sorte de préambule mettant en évidence de quels germes l’avenir du genre s’est trouvé fécondé, il allait de soi que la fonction critique qui devait être mise en évidence fût partagée en deux sections rassemblant six conférences chacune, dévolues aux deux domaines de la littérature et de l’art.
On trouvera néanmoins dans plusieurs études – par exemple celle de Pierre Loubier dressant le panorama de l’essai sur la poésie au cours du premier xixe siècle, ou celle d’Élisabeth Lavezzi ressaisissant chez Diderot l’articulation de sa propre pratique aux prédéterminations du genre en son temps – de riches aperçus de définition historique de généricité, qui dépassent et l’étude de cas d’un auteur, et la bipartition en critique littéraire d’un côté, et critique d’art de l’autre.
9Comme on pourra lire en appendice les brefs résumés de chacune des contributions, il paraît inutile d’évoquer ici à grandes guides les thèses et arguments de chacune d’entre elles, au risque d’en affadir le propos. Il est en revanche souhaitable de faire ressortir la logique générale du volume ainsi constitué, afin de guider le lecteur dans sa propre recherche d’une vue plus claire et mieux distincte d’un genre qu’on a pu (non sans provocation) dire « non-genre » – alors même qu’il s’agit d’un genre ayant tout particulièrement affirmé son génie propre dans l’exercice de la critique, à laquelle le destinait, dès son origine, la double interrogation propre à Montaigne : Que sais-je ? redoublé d’un Qui suis-je ?
Justifions d’entrée de jeu la question des corpus retenus. Il est clair que les six exemples pris dans chaque domaine ne risquaient pas de pouvoir embrasser l’énorme masse de la critique essayiste, ni même d’en sélectionner tous les « Phares ». Dans un cas, le William Shakespeare de Hugo ou les portraits de Sainte-Beuve manquent ainsi à l’appel, comme dans l’autre les Salons de Baudelaire, les écrits de Stendhal, des Goncourt ou de Zola – pas tout à fait cependant, dans la mesure où plusieurs se trouvent latéralement évoqués au cours d’autres études monographiques. En tout état de cause, l’exhaustivité ne saurait constituer le but de ce recueil qui garde pour ambition, à travers douze études de cas, de faire prendre conscience de la consubstantialité originelle du geste critique et du genre de l’essai.
Autrement dit, la dévaluation qu’on a fait subir à ce noble vocable – traiter d’essai un ouvrage qui se veut de réflexion sérieuse, comme une thèse dans le milieu universitaire, n’est-ce pas le taxer d’aimable amateurisme ? –, ce dont témoigne l’un des maîtres contemporains du genre, Jean Starobinski, lors de son discours de remerciement du Prix européen de l’essai en 19852, doit ici s’inverser en la reconnaissance du rôle joué dans la constitution même de l’acte critique devenu production autonome et genre à part entière. Et ses caractéristiques structurelles – l’engagement subjectif du « je » de l’essayiste dans son dire, son approche dialogique d’une détermination de la vérité, sa nature 10contre-doxique, l’étayage sur une œuvre première de l’œuvre critique seconde (qui n’en est pas moins douée d’une valeur créatrice propre) – sont donc ici fermement rappelées, comme devant toujours légitimement agir au cœur des critiques littéraire et artistique : sans qu’elles se laissent intimider par les diktats, d’une part, d’un néo-positivisme scientiste qui prétendrait réduire l’acte créateur à un agencement technique de matériaux quantifiés, ou à une vérification purement documentaire d’un contrat passé entre un producteur et des consommateurs, qu’ils soient institutionnels ou non ; et par les diktats, d’autre part, d’un terrorisme théoricien qui voudrait substituer au libre et dialogique engagement subjectif la langue de bois des idéologies préconstruites, monologiques et, pour tout dire, récupératrices.
Patrick Née
1 C’est encore le cas de Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Éditions du Seuil, 1989.
2 J. Starobinski, « Peut-on définir l’essai ? », Cahiers pour un temps, Paris, Centre Georges Pompidou, 1985, rééd. in François Dumont (dir.), Approches de l’essai. Anthologie, Québec, Éditions Nota Bene, 2003, p. 168-169 : « Vu de la salle de cours, évalué par le jury de thèse, l’essayiste est un aimable amateur qui s’en va rejoindre le critique impressionniste dans la zone suspecte de la non-scientificité. […] Disons-le nûment, si l’on déclarait que je pratiquais l’essayisme, je serais légèrement blessé, je le prendrais comme un reproche… »
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-08552-2
- EAN: 9782406085522
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08552-2.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-08-2019
- Language: French