Introduction
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Métamorphoses du roman sentimental. xixe-xxie siècle
- Author: Bercegol (Fabienne)
- Pages: 7 to 17
- Collection: Encounters, n° 113
- Series: Nineteenth century studies, n° 26
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Introduction
La foule des romans d’amour publiés en Allemagne a fait tourner un peu en plaisanterie les clairs de lune, les harpes qui retentissent le soir dans la vallée, enfin tous les moyens connus de bercer doucement l’âme ; mais néanmoins il y a dans nous une disposition naturelle qui se plaît à ces faciles lectures, c’est au génie à s’emparer de cette disposition qu’on voudrait en vain combattre. Il est si beau d’aimer et d’être aimé, que cet hymne de la vie peut se moduler à l’infini, sans que le cœur en éprouve de lassitude ; ainsi l’on revient avec joie au motif d’un chant embelli par des notes brillantes1.
Le roman sentimental a mauvaise presse, comme en témoigne encore aujourd’hui la rareté des ouvrages critiques qui lui sont consacrés. Il existe certes des monographies sur les auteurs – le plus souvent sur les femmes écrivains – qui se sont illustrés dans la littérature sentimentale telle qu’elle se développe en France à partir de la seconde moitié du xviiie siècle2. Dans le sillage des « gender studies », on s’est également intéressé à la condition de la femme auteur, à la représentation qui en est donné dans les écrits du xixe siècle et l’on a cherché à cerner le type de lectorat que séduisait la production sentimentale3. Mais il manque encore un ouvrage de synthèse sur la poétique du genre sentimental qui souffre avant tout de l’image négative
que nous a transmise de cet ensemble romanesque l’histoire littéraire. Le Dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse fait état de ce discrédit déjà bien établi, en fait, au début du siècle lorsque, situant le roman sentimental dans la postérité de La Nouvelle Héloïse de Rousseau et des Souffrances du jeune Werther de Goethe, il conclut que c’est l’imitation maladroite de ces œuvres qui a conduit à la « sentimentalité » en littérature, soit à l’« abus du genre sentimental, ou du moins [au] sentiment, pour ainsi dire à l’état de système, prenant la place de toutes les qualités littéraires ». Fruit d’un travail de récriture fait sans art qui aurait sacrifié toute ambition esthétique à l’exploitation outrancière de la vie affective et à la production d’émotions à tout prix, le roman sentimental est assimilé au mauvais roman qui pèche par l’invraisemblance d’intrigues extravagantes souvent mal composées et par les maladresses d’un style emphatique. On lui reproche ses passions exaltées, épurées, trop généreuses pour être crédibles, et ses manifestations excessives d’une sensibilité volontiers larmoyante, qui n’évite pas les travers du pathos. Il aurait en outre le tort d’égarer ses lecteurs – et surtout ses lectrices – en véhiculant des idéaux chimériques qui donnent une image déformée de la vie et qui éloignent de la réalité. Reconnu comme doublement dangereux, et pour le genre, qu’il dégrade, et pour son lectorat, qu’il induit en erreur et aliène, le roman sentimental a dès lors peu ou prou disparu de l’histoire littéraire (du moins de celle qui prétend établir le canon des grandes œuvres) et n’est plus guère sollicité par le discours critique qu’à titre de repoussoir, souvent pour enquêter sur les marges de la littérature. On se persuade qu’il a disparu avec le triomphe de poétiques hostiles à son esthétique et à ses valeurs, notamment le réalisme tel qu’il triomphe dans le roman français de la seconde moitié du xixe siècle. On se contente donc d’en chercher l’héritage dans le roman populaire qui prend son essor au même moment avec l’industrialisation de la littérature, puis, au xxe siècle, dans le roman d’amour de grande consommation. C’est ce que fait par exemple Ellen Constans en décrivant l’évanouissement du genre et son déclassement à partir de 1830, sous la forme de l’instrumentalisation de ses codes sous la plume d’écrivains reconnus, puis sous la forme de leur récupération par le roman populaire et finalement par le roman rose au xxe siècle4. Dans
l’ensemble donc, on situe la postérité du roman sentimental dans ce que la critique moderne a appelé la paralittérature5 et on en fait une lecture genrée, dans la mesure où on le confine à une littérature écrite par des femmes pour des femmes. C’est que très vite s’est imposée l’idée, pourtant erronée6, que les femmes en étaient les principales rédactrices et lectrices, ce qui était un argument supplémentaire pour dévaluer cette production en mettant en avant son peu d’intérêt esthétique.
Le temps semble pourtant venu d’interroger cette délégitimation du roman sentimental en menant l’enquête sur la réalité de sa relégation dans les formes non attestées de la littérature. Dans l’essai intitulé Une Histoire des romans d’amour qu’il a publié au Seuil en septembre 2011, Pierre Lepape dresse un inventaire, de l’Antiquité à nos jours, de cette production romanesque dont il note lui aussi la dévaluation fréquente mais pour mieux en faire ressortir l’inépuisable fécondité et le durable succès sous la plume des plus grands auteurs. Dans son introduction, il insiste sur l’empreinte qu’ont laissée ces classiques amoureux sur notre culture occidentale, dont ils ont reflété et surtout façonné la conception de l’amour, grâce à des techniques narratives toujours renouvelées. La critique plus spécialisée se tourne elle aussi vers le roman sentimental, notamment dans le cadre des « gender studies » qui ont permis la redécouverte de pans entiers de la littérature romanesque féminine que l’on avait trop longtemps négligés et même occultés. Mais surtout, les débats auxquels a récemment donné lieu l’essai, en bien des points pionnier, de Margaret Cohen, The Sentimental Education of the Novel7, incitent à rouvrir le dossier de l’histoire du genre, à revoir sa périodisation et sa restriction à la littérature féminine. Martine Reid montre ainsi combien il est urgent de revenir sur l’opposition trop tranchée entre sentimentalisme et réalisme qui fait conclure au triomphe du roman réaliste masculin à partir de 1830 et à l’éviction de la scène littéraire des femmes auteurs,
dont la production sentimentale serait alors méprisée8. C’est en effet un point essentiel : rangée dans la catégorie du romanesque, la littérature sentimentale n’a que trop été pensée comme le contre-modèle dont le grand roman réaliste devait s’éloigner à tout prix pour gagner en dignité. S’appuyant sur Albert Thibaudet qui remarquait déjà en son temps qu’une partie des chefs-d’œuvre du roman est construite « expressément contre le romanesque, considéré comme l’ennemi9 », Bernard Pingaud propose dans un essai publié au Seuil en 2007, La Bonne Aventure. Essai sur la « vraie vie », le romanesque et le roman, de concevoir l’histoire du roman à travers les siècles comme celle de ce soupçon majeur contre le romanesque et des solutions trouvées pour juguler, ou au moins contenir ses dangers. Avant lui, dans Mimesis. La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale10, Erich Auerbach avait proposé de lire l’histoire du roman comme la progression inéluctable de l’impératif réaliste, tandis que, dans ses essais sur le roman occidental, Milan Kundera n’a cessé de rappeler qu’à ses yeux, ce dernier naît, se développe, trouve son « territoire » propre, à partir du moment où, porté par l’exemple fondateur du Don Quichotte de Cervantes, il remet en cause l’héritage idéaliste lié à l’épique et au romanesque pour élire domicile dans le roman prosaïque, celui du quotidien, de l’homme ordinaire, tel qu’il est, et non plus tel qu’il se rêve.
Or, une étude plus fine de la production sentimentale montre que, très tôt soucieuse de combattre l’éloignement et l’invraisemblance reprochés à ses intrigues, elle aussi a été concernée par cette quête toujours plus poussée de réalisme qui suppose de rechercher la proximité avec l’univers du lecteur11. Plutôt que de dresser sans cesse l’une contre l’autre l’exigence de réalisme et la matière sentimentale, mieux vaut penser l’imbrication des deux dans un genre qui renonce difficilement aux séductions du romanesque, dont il reconnaît la part dans le plaisir suscité par la lecture. C’est du reste pourquoi les théoriciens du roman ont récemment plaidé pour une réévaluation de la catégorie du romanesque, utile pour penser la
création aussi bien que la réception du genre. Dans le recueil d’articles sur Le Romanesque dirigé par Michel Murat et par Gilles Declercq, et publié aux Presses de la Sorbonne Nouvelle en 2004, Alain Schaffner rappelle la mauvaise réputation faite au romanesque accusé de ne produire que des œuvres de second rang (le roman sentimental en fait partie), mais c’est pour mieux réhabiliter une notion dont il entend démontrer qu’elle est « opératoire pour l’analyse littéraire » et surtout, qu’elle correspond toujours à l’« idéal secret du roman : idéal résolument hors d’atteinte (renvoyé à un autre âge, voire inversé et tourné en ridicule), mais point focal par rapport auquel il se construit12 ». Conçus dans le prolongement de cette réflexion, les articles réunis dans ce volume ont pour but de montrer que la littérature sentimentale, loin d’avoir été disqualifiée et reléguée dans une production sérielle dénuée de prétention esthétique, reste « l’idéal secret du roman », un idéal qui peut paraître dépassé mais dont il garde la nostalgie tenace et par rapport auquel il continue à se penser, quitte à le détourner, au moins parce qu’il en connaît le potentiel de séduction. Ils proposent une enquête sur la façon dont la littérature romanesque attestée s’est appropriée, pour l’actualiser ou pour s’en distinguer nettement, le modèle thématique et structurel que lui fournissait le roman sentimental.
Mais avant de passer en revue ces réemplois, qui vont de la récriture fidèle à la manipulation parodique, il était nécessaire de dresser un bilan de la production sentimentale de la fin des Lumières, de rappeler l’évolution sémantique de l’adjectif et de dégager une typologie du genre. Nous l’avons fait dans un premier article destiné à repérer les topoï issus d’une tradition romanesque séculaire que les romanciers sentimentaux lèguent à la postérité, et à préciser le type de lecture que le genre appelle. Nous avons surtout voulu montrer que, lié à une actualité historique qui invite à un retour critique sur ses conventions, le genre sentimental est déjà engagé aux lendemains de la Révolution dans un processus de métamorphose qui va influer sur le devenir du roman en général au xixe siècle. Cette première approche confirme l’existence de modèles fondateurs sur lesquels il était bon de s’arrêter. C’est ce que fait ensuite Michael Bernsen en revenant à Richardson et surtout à Sterne, dont le Voyage sentimental à travers la France et l’Italie (1768) promeut, en érigeant
en exemple la vie de saint François d’Assise, un type de vie sentimentale en rupture avec la société marchande par la valorisation de l’humilité, de la pauvreté et de la bienfaisance. À l’instar de la prostituée, le saint y apparaît comme l’une des figures transgressives auprès desquelles la société de plus en plus dominée par l’impératif économique va chercher une formulation authentique du sentiment qui fait le lien entre la vie sensible et la mystique. Pénétrant le récit hagiographique, la topique sentimentale se retrouve au xixe siècle mobilisée dans des romans qui, sans aller jusqu’à la subvertir, élargissent son champ d’application en l’articulant à de nouvelles problématiques. Ainsi en va-t-il dans Corinne ou l’Italie de Mme de Staël (1807), roman hybride où, comme le montre Cornelia Klettke, la réflexion esthétique fait le lien par le biais de l’émotion entre l’amour et la beauté de l’œuvre d’art ou du lieu culturel. Partant lui aussi de la dette du roman sentimental à l’égard de l’idéalisme allemand, c’est encore cette conception totalisante de l’amour articulé à l’art, à la poésie et à la religion que Patrick Marot retrouve dans Isabelle, l’unique roman de Senancour publié en 1833 : il propose en effet de le lire comme un récit symbolique où, dans une perspective schillérienne, se dessine le rapport à construire avec l’idéal, entre immédiateté périlleuse et juste distance.
La postérité du roman sentimental au xixe siècle se retrouve ensuite dans des œuvres qui montrent que, s’il est très tôt l’objet de soupçons, il n’en demeure pas moins capable d’infiltrer les poétiques qui paraissaient hostiles à ses valeurs. Relu par Martina Meidl, Adolphe de Benjamin Constant (1816) est l’une de ces fictions qui, dès les premières années du siècle, exploitent les failles du genre sentimental, remettent en cause la valorisation éthique de l’amour, questionnent la cohérence et la sincérité du discours amoureux, et brouillent surtout sa portée exemplaire en cultivant l’ambiguïté du sens. Recentré sur la confession égoïste d’une conscience coupable, le récit n’en continue pas moins, à l’instar des romans de l’émigration à la fin du xviiie siècle, d’explorer les différences culturelles du vécu amoureux. C’est encore ce que fait Balzac dans Le Lys dans la vallée (1836), en croisant à travers ses personnages féminins les expériences religieuses et nationales de la passion. La longue lettre de Félix a beau y être écrite avec l’encre de la mauvaise foi qui altère la pureté de ses sentiments, elle n’empêche pas Balzac, ainsi que l’indique Willi Jung, de donner là le roman d’amour qui reste le
plus fidèle au genre sentimental, dont il réactive la portée spirituelle tout en jouant de son ambivalence sensuelle. La même hésitation entre séduction persistante et rejet de la matière sentimentale est présente à la fin du siècle. On peut du reste y retrouver l’écho de la discussion contemporaine sur le devenir du roman dans un contexte d’essoufflement du naturalisme et du psychologisme. Il faut en effet se souvenir qu’à la suite d’un article retentissant de Marcel Prévost donné au Figaro en mai 1891, une « enquête » est menée sur « le roman romanesque », dont les résultats sont publiés peu après dans Le Gaulois13. On y voit resurgir des problématiques liées à la littérature sentimentale, concernant la stylisation de la représentation du réel et l’invraisemblance suscitées par son idéalisme et par son abandon au chimérique. Sa réception se retrouve aussi au cœur du débat par la priorité qu’elle accorde à l’émotion sur l’esprit, à l’identification empathique sur l’analyse, et plus que tout par le maintien d’une finalité édifiante. Certes, des réserves sont formulées à l’encontre de ce type de romans mondains, volontiers jugés réactionnaires, dont on moque la complication et le merveilleux de l’intrigue tout comme la conception épurée de la vie affective. Mais si l’on cherche à le circonscrire à une littérature stéréotypée destinée au peuple, on s’avise aussi que la peinture de l’idéal proposée par le roman romanesque dont relève la littérature sentimentale reste une exigence irréductible de l’esprit humain à laquelle ce dernier renonce difficilement. C’est ce dont témoignent, chacun à leur façon, Villiers de l’Isle-Adam et Zola évoqués ici par Pierre Glaudes et par Helmut Meter. De fait, Pierre Glaudes met aisément au jour l’orientation parodique qui domine la récriture de l’idylle de Bernardin de Saint-Pierre dans « Virginie et Paul », l’un des Contes cruels publiés par Villiers de l’Isle-Adam en 1883. Mais il conclut à l’ambivalence de la satire qui vise surtout la société bourgeoise accusée de rendre désormais impossible une telle expérience romanesque. Dégradé par l’omniprésence des préoccupations matérielles des amants, le rêve sentimental y reste l’objet d’une nostalgie qui en dit long sur les propres contradictions de l’auteur. La même complexité se rencontre chez Zola. Helmut Meter rappelle en effet combien la publication en 1898 de son roman Le Rêve a dérouté un lectorat qui avait du mal à y retrouver le programme naturaliste des Rougon-Macquart. Le
déterminisme de l’hérédité et du milieu reste pourtant présent dans une histoire dont l’auteur lui-même attend qu’elle apporte « une explication toute rationaliste du mysticisme14 ». Mais cette lecture-là apparaît finalement réductrice, et l’on ne sait comment interpréter cette destinée où le désir renoue avec l’imaginaire héroïque et sacrificiel de La Légende dorée.
On sait qu’au xviiie siècle, le succès du roman sentimental a été accompagné par le développement d’un nouveau type de lecture qui recherche d’abord la complicité émotionnelle entre l’auteur, ses personnages et un public soudé par les valeurs de la sensibilité, qui veut être touché, transporté et consolé par les histoires qu’on lui propose. Il était donc important de s’arrêter sur la réception du roman sentimental pour voir ce qu’il restait de cet idéal d’une communion des âmes sensibles par le livre lu. Amélie Legrand montre ainsi comment Mme de Duras construit ce lien en s’écartant de la visée pédagogique du roman sentimental pour appeler plus subtilement le lecteur à une réflexion critique sur les modalités de sa relation à l’autre dans une société encore très normée, dont il importe d’interroger les stéréotypes. Procédant à l’inventaire des différents modes de convocation du lecteur dans Indiana (1832), Angela Fabris prouve que George Sand reste fidèle sur ce point-là aussi aux conventions du roman sentimental qu’elle entend utiliser pour créer une solidarité dans la dénonciation des contraintes sociales qui pèsent sur la condition féminine. Cette connivence recherchée dans le partage des émotions et des valeurs peut toutefois laisser place à une complicité plus intellectuelle, lorsque les auteurs en appellent à la mémoire livresque des lecteurs pour goûter les effets produits par leur reprise plus ou moins décalée des chefs-d’œuvre romanesques du passé. C’est à ce jeu-là qu’invitent les romanciers passés en revue par Patrizio Tucci (A. Fogazzaro, R. de Gourmont, L. Aragon) : comme le reconnaît lui-même Aragon dans Blanche ou l’oubli (1967), tous vont « chercher exemple dans l’imagination des autres » pour produire des œuvres qui se font « miroirs d’encre15 » en se reflétant dans un subtil réseau d’échos. Au gré de ces emprunts et de leur recontextualisation, la littérature tient le rôle d’écran, de recours ou de révélateur dans la construction de la relation amoureuse. Ce sont d’autres « intertextualités
sentimentales » que découvrent Bernard Gallina et Marie-Catherine Huet-Brichard en s’interrogeant, pour l’un, sur les liens entre Feuillet et Radiguet, et pour l’autre, en examinant la récriture de La Princesse de Clèves dans Le Bal du comte d’Orgel (1924). S’appuyant sur l’article célèbre que Albert Thibaudet consacra à cette œuvre pour y analyser « la psychologie romanesque », Marie-Catherine Huet-Brichard nous permet de suivre, à travers l’écriture paradoxale de Radiguet, le jeu virtuose auquel il se livre avec tous les clichés du romanesque ici inversés, démontés, dévalués dans une analyse de l’intériorité qui mise sur l’inattendu des sentiments et des comportements. À coup sûr était-il bon de s’arrêter sur ce « romanesque de l’intelligence » qui rappelle que, pour se sauver des pièges d’une écriture stéréotypée, le roman doit s’engager dans une « lutte contre le cliché », « contre la logique », « contre l’habitude », mais l’on voit vite poindre le « défaut », du reste bien repéré par Albert Thibaudet, de cette écriture brillante qui fait que les lecteurs sont « plus occupés à admirer l’intelligence du romancier qu’à sympathiser et à vivre avec ses héros ». Et c’est sans doute par cette priorité donnée à la découverte du « laboratoire cérébral où s’élaborent les idées, les essences de la psychologie romanesque16 » que Radiguet s’éloigne le plus d’une tradition sentimentale qui a toujours misé sur la participation affective du lecteur.
Cette implication émotionnelle ne disparaît pourtant pas dans la littérature romanesque du xxe siècle qui, loin de laisser l’héritage sentimental aux collections de romans à l’eau de rose, s’emploie à en recycler les motifs. Les articles donnés ici par Sylvie Vignes, par Jean-Yves Laurichesse, par Alessandra Ferraro et par Jutta Fortin témoignent tous de cette survie de la topique sentimentale dans la littérature reconnue qui la réinterprète en fonction des nouveaux savoirs acquis sur la vie psychique sans la faire disparaître pour autant. Le cas de Marguerite Duras est sans doute le plus significatif puisque, si Jean-Yves Laurichesse n’a aucune peine à retrouver dans ses fictions le cadre et les structures thématiques du roman sentimental, il montre aussi combien la psychanalyse influe sur la construction du personnage romanesque et sur la conception de la passion. Nouvel exemple de la capacité du genre à s’immiscer dans des courants littéraires, en l’occurrence le nouveau roman, qui ne lui sont pas favorables, son œuvre témoigne néanmoins,
par la violence des attaques dont elle a été la cible, de la persistance des préjugés hostiles aux romans d’amour en général, auxquels on continue de se plaire à assigner la production féminine. Cette méfiance à l’égard du genre est toujours perceptible chez les auteurs contemporains évoqués par Alessandra Ferraro et par Jutta Fortin, et pourtant, toutes deux retrouvent, dans une écriture certes renouvelée par l’apport de nouveaux langages, et notamment par le recours à la photographie, les situations affectives et les enquêtes sur l’intériorité caractéristiques du genre sentimental, son intérêt pour la genèse de l’amour, sa représentation des sentiments à l’intérieur du couple (où la femme continue de jouer le rôle de la mal-mariée ou de la délaissée) et des liens qui se tissent entre mères et filles. L’accent mis de façon quasi obsessionnelle sur les souffrances provoquées par l’absence de celui dont on a été abandonné fait ressortir la permanence du modèle de l’héroïde dans ces récits qui n’en finissent pas de ressasser la perte de l’autre et le manque éprouvé.
Les romans du xxe siècle ici convoqués continuent donc de jouer des bouleversements affectifs produits par des drames passionnels qu’ils rapportent le plus souvent dans des récits brefs, dont la concision renforce la violence. C’est le cas dans la nouvelle de Marguerite Yourcenar analysée par Sylvie Vignes, qui montre comment y est mise en scène, dans une intrigue ramassée et dépouillée, la révolte sauvage du corps et du cœur contre l’ordre social. Tous mobilisent les affects les plus enfouis, pour dire la pente criminelle de la passion, sa proximité avec la folie ou pour crier l’intolérable de la trahison et de la solitude. Tous pourraient trouver leur place dans l’histoire des apories du discours amoureux que retrace Michela Landi, tant s’y font sentir la difficulté à vivre et à dire le sentiment, à mettre en mots le désir et l’impossible auquel il se heurte. Mais cette écriture déceptive de l’amour peut aussi laisser place à des formes plus enjouées de narration dans lesquelles le fonds tragique de la littérature sentimentale est mis à distance par l’humour. C’est ce qui se passe dans le roman de Hervé Le Tellier analysé par Helga Rabenstein : la topique sentimentale y survit, mais sous la forme d’un jeu incessant avec le cliché qui fait du conflit amoureux l’occasion de virtuoses exercices de style. Et pourtant, la conscience du sérieux de l’expérience amoureuse et de l’impossibilité de renoncer à la tentation de sa formulation romanesque perce jusque dans ces compositions oulipiennes en apparence dominées par le plaisir de la manipulation ludique
du langage. Le stéréotype y est identifié, mais il fonctionne comme un défi à relever pour trouver comment dire autrement une histoire d’amour que, malgré tout, on garde l’envie d’écrire et de lire. Il serait donc impossible de prétendre avoir « assez parlé d’amour » : c’est au fond ce que suggérait déjà Mme de Staël, en prenant acte elle aussi du discrédit jeté sur une production sentimentale vite réduite à des poncifs, mais pour mieux en affirmer l’irrésistible séduction et finalement, pour en appeler au « génie » qui saura « moduler à l’infini » les « notes » d’un « chant » éternellement captivant.
Fabienne Bercegol
Université Toulouse 2 – Jean-Jaurès
1 Mme de Staël, De l’Allemagne, éd. S. Balayé, Paris, GF-Flammarion, 1968, t. II, p. 41-42.
2 Citons notamment le livre de Brigitte Louichon, Romancières sentimentales (1789-1825), Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2009.
3 Sur la condition de la femme auteur, voir par exemple les recueils d’articles, La Littérature en bas-bleus, Romancières sous la Restauration et la monarchie de Juillet (1815-1848) et La Littérature en bas bleus. Romancières en France de 1848 à 1870, sous la dir. d’A. Del Lungo et B. Louichon, Paris, Classiques Garnier, 2010 et 2013 ou l’essai de Martine Reid, Des femmes en littérature, Paris, Belin, 2010.
4 Dans son essai Parlez-moi d’amour : le roman sentimental, des romans grecs aux collections de l’an 2000 (Limoges, PULIM, 1999), qui reste l’un des rares à tenter de proposer une histoire et une poétique du roman sentimental.
5 Il est par exemple significatif que Daniel Fondanèche consacre un chapitre au « roman sentimental » et au « roman d’amour » dans son livre Paralittératures publié chez Vuibert en 2005.
6 Shelly Charles a montré comment la critique du tournant des Lumières a renforcé le lieu commun de la domination féminine dans le genre romanesque, alors même que « les romans féminins ne représentent […] guère plus du quart des œuvres publiées ». Voir son article, « “Le domaine des femmes” : roman et écriture féminine dans la critique du tournant des Lumières », dans Les Femmes dans la critique et l’histoire littéraire, sous la dir. de M. Reid, Paris, Champion, 2011, p. 85-100.
7 Publié en 1999 par Princeton University Press.
8 Dans son article « Quelques observations sur The Sentimental Education of the Novel de Margaret Cohen », LHT-Fabula, no 7, décembre 2009.
9 A. Thibaudet, « La psychologie romanesque », article du 1er août 1924 repris dans Réflexions sur la littérature, éd. A. Compagnon et C. Pradeau, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2007, p. 9923.
10 Publié chez Gallimard en traduction française en 1968.
11 Voir sur ce point notre article recueilli dans ce volume, p. 21-46.
12 A. Schaffner, « Le romanesque : idéal du roman ? », dans Le Romanesque, sous la dir. de G. Declercq et de M. Murat, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 280.
13 Présentée par Jean-Marie Seillan, cette Enquête sur le roman romanesque a été publiée par le Centre d’Études du Roman et du Romanesque de l’université de Picardie en 2005.
14 H. Mitterand, préface au Rêve, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1986, p. 9.
15 Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Michel Beaujour consacré à la « rhétorique de l’autoportrait » (Seuil, 1980).
16 A. Thibaudet, art. cité, p. 923 et p. 925.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-3496-9
- EAN: 9782812434969
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3496-9.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-16-2015
- Language: French