Introduction
- Type de publication : Article de revue
- Revue : LiCArC Littérature et culture arabes contemporaines
2016, n° 4. Le corps masculin déplacé à l’épreuve de la migration - Auteurs : Denooz (Laurence), Abi-Rached (Nehmetallah), Vauthier (Élisabeth)
- Pages : 13 à 18
- Revue : LiCArC (Littérature et culture arabes contemporaines)
Introduction
Avant la parution, en 2005, de la grande encyclopédie en trois volumes sur L’histoire du corps, dirigée par Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, l’histoire de la perception du corps humain, en particulier le corps masculin, a longtemps souffert, auprès des chercheurs en sciences humaines et sociales, d’une désaffection injustifiée. Dès 1962, Lucien Febvre rappelait l’importance de faire l’histoire de « l’homme vivant, l’homme en chair et en os » (Febvre, 1962 : 544-545), tandis que, douze ans plus tard, Jacques Revel et Jean-Pierre Peter déploraient que le corps soit « absent de l’histoire, mais pourtant un de ses lieux ». (Le Goff, 1974). Progressivement, le corps, en tant que « corps qui mange, boit et souffre, d’un personnage en chair et en os dont on raconte l’histoire » (Berthelot, 1997 : 9), devint un véritable objet d’étude, pour les historiens, les sociologues ou les ethnologues.
Dans le domaine de la littérature, en particulier arabophone, les représentations multiples de l’organicité du corps dans la fiction ne sont encore l’objet que de trop rares études scientifiques, souvent centrées sur les questions de genre, la sexualité ou la répartition des sexes dans les espaces publics et privés. Ainsi, alors que le regard de l’analyse littéraire est tourné plutôt vers le corps féminin, en lien avec la situation sociale de la femme dans le monde arabe et avec la prédominance de la dimension idéologique, le corps masculin, en tant qu’objet littéraire, souffre d’un désintérêt des chercheurs, parfois aussi d’une censure, d’un tabou, d’une simple pudeur… Or, en tant que fait social, produit d’une société et d’une culture déterminées, la littérature de fiction, en poésie ou en prose, met en scène, à toutes les époques et dans toutes les sociétés, des représentations de la corporéité aux aspects multiformes : elle reflète l’inscription du corps dans un espace, un temps et un champ culturel donnés, elle qualifie son interaction avec une société ou ses classes, son organisation, ses représentations collectives… La mise en scène littéraire du corps tient ainsi compte à la fois de ses aspects biologiques (propriétés 14corporelles, caractéristiques physiques, …) et de ses rapports avec la société (vêtements, accessoires, attitudes, mouvements, manifestations culturelles, valorisation/dévalorisation…), ainsi que de projets narratifs (les procédures et les significations du corps).
Le corps est en effet, au même titre que tous les autres objets techniques dont la possession marque la place de l’individu dans la hiérarchie des classes, par sa couleur (blafarde ou bronzée), par sa texture (flasque et molle ou ferme et musclée), par son volume (gros ou mince, replet ou élancé), par l’ampleur, la forme ou la vitesse de ses déplacements dans l’espace (gauche ou gracieux), un signe de statut – peut-être le plus intime et par là le plus important de tous – dont le rendement symbolique est d’autant plus fort qu’il n’est pas, le plus souvent, perçu comme tel et n’est jamais dissocié de la personne même de celui qui l’habite. (Boltanski, 1971 : 206)
Issues d’un colloque organisé à Nancy en novembre 2015, les contributions rassemblées dans ce volume mettent en perspective le discours arabe sur le corps masculin, dans sa réalité physique. Ainsi, élargissant la logique de gender studies et de queer studies en y inscrivant les évolutions récentes de la masculinité en sciences sociales – Sociology of Masculinities and Manhood (Sharon R. Bird, Tim Carrigan, Bob Connell et John Lee ; Meoïn Hagège, Arthur Vuattoux ; John Tosh…), elles étudient le corps masculin en tant qu’objet littéraire, comprenant les caractéristiques physiques et sexuelles de l’homme, ce qui renvoie tout à la fois aux particularités biologiques de l’homme adulte, à son comportement sexuel et aux qualifications morales ou symboliques qui lui sont culturellement attribuées. Elles contribuent à étudier, dans le texte narratif, l’inscription du corps masculin à l’épreuve du déplacement à travers les relations complexes qu’il entretient à l’intérieur du texte, mais aussi en tant que produit d’une identité propre, à la fois partagée et singulière et, in fine, à mesurer le rôle de la corporéité dans le projet narratif et les choix esthétiques opérés par les écrivains arabes modernes et contemporains. En situation de déplacement ou d’expatriation, le corps est régi par des normes, auxquelles il se soumet ou qu’il cherche à dépasser, suscitant ou exprimant le désordre. Il reflète les jeux de pouvoir, traduit le positionnement d’un individu dans une société ou les rapports de domination et de force qui animent une communauté. Le corps en migration est encore le lieu de la transgression : mutilé, aliéné ou malade, le corps migrant se crée une identité autre, l’identité 15de l’Autre ou l’Altérité. Il met ainsi en relief le franchissement de Soi-même, au travers d’une projection au-delà des barrières sociales, culturelles ou sexuelles.
Au cœur des pratiques culturelles et intellectuelles, la masculinité/virilité – ici conçue comme l’ensemble des caractéristiques physiques et sexuelles de l’homme, ce qui renvoie tout à la fois aux particularités biologiques de l’homme adulte, à son comportement sexuel et aux qualités morales ou symboliques qui lui sont culturellement attribuées et qui le distinguent de la femme – est envisagée, en tant qu’elle développe des constructions narratives et textuelles, des règles, un imaginaire, un langage et des représentations propres. C’est en particulier la virilité même du corps masculin qui est interrogée par le déplacement. Dans « Masculinité transnationale et corps-mâle dans les romans d’Abdellah Taïa », Francesco Paolo Alexandre Madonia étudie les modifications apportées à la masculinité en contexte de déplacement. Homosexuel et émigré, Taïa contribue à la création d’une masculinité islamique transnationale et transexuelle, à la fois décentrée et ancrée à l’héritage culturel de ses terres d’origine. Dans « Le corps masculin à l’épreuve de l’aventure olfactive », Nassima Berkouchi-Claudon étudie Les Humeurs de Marie-Claire en démontrant que c’est aussi la représentation de sa propre virilité qui est perturbée chez le héros tunisien, Mahfouz. Le questionnement identitaire de Mahfouz, immigré en France passe par l’expérience de l’odorat, qui le conduit à découvrir l’altérité féminine et à tenter de repenser sa masculinité, en opposition à celle de sa culture d’origine autant qu’à celle de son pays d’accueil. C’est encore la représentation de la virilité qui intéresse Zaïneb Ben Lagha, dans « La virilité à l’épreuve de l’exil », au travers de l’étude d’Al-Tīh, roman faisant partie de la pentalogie Mudun al-Milḥ. de ‘Abd al-Raḥmān Munīf. Dans une Péninsule arabique aux premiers temps de l’exploitation pétrolière, des exilés de toutes sortes affluent : déracinés dont les territoires ont été détruits, aventuriers d’autres régions d’Arabie venus pour faire fortune, expatriés américains qui essaient de reconstituer un semblant de mode de vie occidentale. La ville de Ḥarrān, véritable fournaise, affecte le corps des déplacés selon une nouvelle hiérarchie sociale, dessinant les contours d’un nouveau rapport au corps et d’une sexualité transformée, bouleversant la représentation de la virilité des oasiens. Enfin, se fondant sur les archétypes de la masculinité élaborés par Carl Yung, Talal Wehbe met 16au jour l’influence du séjour californien de Choukri, le narrateur-actant d’Amricanli de Sonallah Ibrahim, sur sa masculinité : le déplacement permet au héros de se trouver dans de nouvelles conditions objectives et de faire face aux pratiques discursives constitutives de ces conditions.
En effet, tout changement de la spatialisation offre un nouvel espace dialogique où les déplacés, sujets transculturels, observent de nouvelles représentations de leurs corps, tantôt réelles, tantôt imaginaires ou artificielles. Dans son étude de Madīnat al-sa‘āda et d’Abū al-Ḥasan al-Muġaffal wa Hārūn al-Rašīd, Ons Trabelsi met en lumière les enjeux d’un double déplacement physique – à la fois dans l’espace et le temps et dans un corps autre. Dans un espace onirique et utopique, le « dormeur éveillé » déplace l’objet de la critique vers un autre monde. Une fois affranchi des carcans spatio-temporels, ce nouvel espace ouvre la porte à la possibilité d’atteindre un idéal politico-social, symbolisé par la quête d’une virilité idéalisée ou d’une société équilibrée entre les deux sexes. Enfin, dans « Ce corps qui n’en est pas un… », Daniel Larangé propose une exploration anthropologique du corpus du peintre et poète américano-libanais Gibran Khalil Gibran : le corps individuel, matrice de l’âme et de l’esprit, doit apprendre à entrer en relation avec le corps social afin de libérer l’esprit des entraves d’une âme égotiste. En perte de repères également, si l’héroïne hermaphrodite Ḫātim (2001) de la Saoudienne Raǧāʼ ʻĀlim peut traverser plusieurs types de frontières et de seuils – de la séparation rigide des sexes à la séparation entre la cité et la « zone interdite » –, ce n’est, selon Alessandro Buontempo, que grâce à la dualité et à la fluidité de son corps, dont les caractéristiques amènent à une relecture de la distinction entre virilité vs féminité. Dans la même perspective, Élisabeth Vauthier étudie le brouillage masculin/féminin et la mise en scène du corps dans Saison de la migration vers le Nord, en particulier de celui du personnage principal, lors de sa migration à Londres. Le corps noir du personnage y devient l’emblème d’une identité construite dans le regard de l’Autre qui en fait un corps exotique, fantasmé, décrit comme primitif, animal, cruel et lascif. Mais le personnage s’empare de ces stéréotypes pour les retourner contre la société qui les lui impose et inverser sa position de dominé (féminin) en dominant (masculin).
Au-delà même de la virilité et de la masculinité, l’expatriation, même provisoire, et la perte identitaire qui en résulte, s’incarnent 17physiquement dans la chair de l’homme. Dans « Le corps migrant à l’épreuve du miroir », Naouel Abdessemed aborde la question des transformations du corps masculin du migrant, « blessé » et « brûlé » par le rejet vécu dans le pays d’accueil. Lors de « l’épreuve du miroir », la conscience de l’impossibilité de reconnaître son propre reflet déclenche une quête identitaire qu’il mène au travers d’une évocation mémorielle. Les mêmes concepts de déshumanisation, de « désappropriation » et d’objectivation du corps sont mis au jour par Nelly Bourg dans son étude des Sirènes de Bagdad de Yasmina Khadra dont le narrateur, au fil d’un exil nécessaire, fait l’objet de transformations psychologiques qui se reflètent sur sa réalité physique : dans le contexte de la guerre irakienne, la perte de contrôle sur un corps masculin déstructuré et désorganisé se traduit par son utilisation comme une arme au service de l’extrémisme politique. Ce sont encore la guerre, cette fois libanaise, et la migration qu’elle entraîne qui se répercutent sur les représentations de la masculinité dans Sīnālkūl d’Elias Khoury. Dans « Au croisement de deux appartenances », Martina Censi montre le lien, entre « corps masculin, déplacement et recherche identitaire », chez le protagoniste Karīm. Tentant de reconstruire son identité brisée et de reconstituer sa virilité, il entame des relations passionnelles avec deux femmes libanaises dont les corps deviennent le lieu symbolique de sa recherche identitaire, tout comme le corps « étranger » de sa femme française est un moyen pour oublier son identité libanaise.
La désarticulation des corps, symbole de néantisation identitaire, se marque aussi par des blessures physiques, des mutilations, des meurtrissures que les personnages, ballotés et privés de toute assurance, subissent au cours de déplacements vécus comme des déchirements sans fin. C’est ainsi que Laurence Denooz analyse la somatisation de la douleur du déplacement dans « Mise en récit de la mutilation de corps masculins déplacés ». Fiḫāḫ al-rā’iḥa de Yūsuf al-Muḥaymid est le récit entrecroisé des déplacements de trois hommes irrémédiablement mutilés par la vie et les épreuves. Dans ce récit, le corps masculin arraché de son milieu d’origine et amputé est omniprésent. De même, soumis aux violences de l’histoire et à des lieux assiégés par la mort, « Le Corps dans l’écriture de la Palestine » de Rania Fathy prend des formes diverses : corps déraciné, traqué, corps à bout de souffle, corps frôlant la mort, mais aussi corps dans l’attente d’une résurrection et à l’écoute de ses sensations. 18L’auteure démontre que, dans Ḏākira li al-nisyān de Maḥmūd Darwīš, le corps devient la seule référence, la trace indélébile qui recueille toutes les autres, le réservoir de souvenirs et de signes de vie. Anne Schneider porte sa réflexion sur les deux romans pour la jeunesse de l’auteur arabe francophone Kebir Mustapha Ammi : Le Partage du monde et Feuille de verre mettent en scène des enfants des rues marginalisés, pantins affamés et désarticulés, et des personnages secondaires aux corps brisés, difformes ou mutilés, des corps traumatiques qui reflètent la transparence identitaire. À l’origine de la souffrance de ces corps, le déplacement s’ancre dans un espace mouvant et dans une poétique des noms-corps, reflets du corps mémoriel absent et d’un monde imaginaire néantisé.
La richesse et la diversité des contributions de ce numéro de LiCArC encouragent à poursuivre le développement d’un programme international de recherche sur le corps masculin dans la littérature arabe moderne et contemporaine. Intitulé « États du corps masculin : plongée au cœur des stratégies de la littérature arabe » (acronyme COMALA), ce projet a été initié par Élisabeth Vauthier (Université de Lyon 3), Laurence Denooz (Université de Lorraine / Université libre de Bruxelles), Miloud Gharrafi (École Saint-Cyr de Coëtquidan / Université de Toulouse), Najeh Jegham (Université de Nantes), Xavier Luffin (Université libre de Bruxelles) et Said Gafaiti (Université de Fès) et a vocation à intégrer les spécialistes de littérature contemporaine intéressés par la thématique. Il consiste à étudier la question de l’inscription du corps masculin dans le texte narratif arabophone aux xxe et xxie siècles et le rôle de la corporéité dans le développement de constructions narratives et textuelles, de règles, d’un imaginaire, d’un langage, des représentations propres. Les objectifs seront, outre la constitution d’une base de données des textes fictifs arabophones mettant en scène le corps masculin, la conception d’un dictionnaire informatisé du lexique contemporain du corps masculin et l’analyse textuelle et transdisciplinaire de ces récits en vue de de mettre en lumière les modalités de l’inscription du corps dans le(s) projet(s) narratifs et esthétiques.
Laurence Denooz,
Élisabeth Vauthier
et Nehmetallah Abi-Rached
- Thème CLIL : 4033 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues étrangères
- ISBN : 978-2-406-06224-0
- EAN : 9782406062240
- ISSN : 2426-8852
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06224-0.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/01/2017
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français