Préface d'Yves Charles Zarka
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Six Livres de la République / De Republica libri sex. Livre second - Liber II
- Pages : 23 à 26
- Collection : Bibliothèque d’histoire de la Renaissance, n° 14
PRÉFACE
d’Yves Charles Zarka
L’édition des Six livres de la République de Jean Bodin, réalisée par Mario Turchetti, dont le présent volume comporte le livre II, est exceptionnelle à plus d’un titre. D’abord, il s’agit de la première édition comportant les deux versions de l’œuvre, l’original français et la traduction latine. Personne depuis l’époque de Jean Bodin n’avait osé entreprendre un travail aussi considérable et utile, dans la mesure où la comparaison des deux versions est susceptible d’apporter des éclaircissements non seulement sur la terminologie, en particulier celle de la souveraineté, mais encore sur la pensée politique de l’auteur. Ensuite parce que cette édition est plus qu’une édition. L’introduction à ce livre II est une œuvre en elle-même qui éclaire à la fois le contexte et la teneur de ce livre. Il s’agit d’un moment important dans l’histoire des Six livres de la République qui ne pouvait être conduit qu’à la condition de disposer d’une érudition impressionnante, issue de plus de cinquante années d’étude de la pensée du xvie siècle et d’une compréhension approfondie des enjeux de la pensée politique de Bodin.
Ce deuxième livre de La République comporte des apports fondamentaux concernant le concept de souveraineté, en particulier la thèse de son indivisibilité, la distinction entre État et gouvernement, l’élucidation des différentes formes de république, selon qu’elles sont légitimes ou illégitimes. Comme toujours, les analyses de Bodin conjuguent une élucidation conceptuelle visant à définir aussi précisément que possible les concepts qu’il forge ou qu’il utilise et une description historique des différents États réellement existants. L’inscription de la politique dans l’histoire réelle est la marque de Bodin, comme de la plupart des penseurs politiques du xvie siècle, d’abord de Machiavel. Les choses changeront fondamentalement quelques décennies plus tard.
Déjà au chapitre viii du premier livre, Bodin soulignait l’importance de définir la notion de souveraineté, qui, selon lui, ne l’avait pas été : « Il 24est icy besoin de former la definition de souveraineté, par ce qu’il n’y a ni jurisconsulte, ni philosophe politique, qui l’ait définie : jaçoit que c’est le point principal, et le plus nécessaire d’estre entendu au traitté de la République ». De la même façon, au chapitre ii du livre II, qui porte sur la différence entre État et gouvernement, Bodin souligne à nouveau : « Car il y a bien de difference de l’Estat et du gouvernement : qui est une reigle de police qui n’a point esté touchee de personne : car l’Estat peut estre en monarchie et neantmoins il sera gouverné populairement si le prince fait part des estats, magistrats, offices et loyers egalement à tous sans avoir esgard à la noblesse, ni aux richesses, ni à la vertu. Il se peut faire aussi que la monarchie sera gouvernée aristocratiquement… ». Ici, la définition est clairement donnée comme une invention conceptuelle susceptible de rendre compte de la réalité.
On voit que l’élucidation conceptuelle est liée à une analyse historico-politique. On ne saurait séparer la politique de l’histoire réelle des États avec leurs spécificités touchant leurs lois fondamentales, leurs coutumes, leurs territoires, etc. On peut aller plus loin, l’analyse politique des États ne peut se séparer non plus de leur inscription dans la nature. Ainsi la justice harmonique divine qui préside à l’organisation de la nature doit avoir son correspondant dans la justice harmonique interne à l’État, le livre VI de La République y sera consacré.
S’il ouvre un champ théorique qui deviendra après lui déterminant pour toute sa postérité politique, qu’il s’agisse des théoriciens de la souveraineté ou de ceux, fort opposés, de la raison d’État, Bodin est un penseur de son temps, inscrit dans ce temps et tâchant de trouver des réponses aux questions majeures qui s’y trouvent posées. Ce point me paraît d’autant plus important qu’il permet de surmonter de prétendues contradictions internes à l’œuvre. Je voudrais en retenir deux : la première concerne la notion de souveraineté : comment comprendre que celle-ci soit à la fois absolue et limitée ? La seconde concerne la distinction entre État et gouvernement. En effet l’indivisibilité de la souveraineté affirmée et largement exemplifiée au chapitre i du livre II implique qu’il ne peut y avoir de république mixte, sinon sous une forme dégradée et non viable. Ainsi, contrairement aux analyses de la plupart des historiens et des penseurs depuis l’antiquité, ni Sparte, ni Rome, ni Venise, ni la France, n’ont connu de formes mixtes de République. Il n’y en a que trois formes, exclusives l’une de l’autre, selon lesquelles 25la souveraineté est détenue : la monarchie, l’aristocratie et l’État populaire. Pourtant, cette indivisibilité semble remise en cause par Bodin lui-même dans la mesure où, comme on l’a vu, une monarchie peut être gouvernée aristocratiquement ou populairement. Il en va de même pour les autres sortes d’État.
En fait, il ne s’agit nullement là de contradictions internes à l’œuvre, mais plutôt de tensions qui tiennent au double aspect de l’approche bodinienne. Concernant la souveraineté à la fois absolue et limitée, il convient tout d’abord de noter que sa dimension absolue est caractérisée par deux déterminations : d’abord, le caractère perpétuel de la puissance dont elle est dotée, la souveraineté ne peut donc être limitée ni en durée, ni en capacité, ni dans son domaine d’exercice, sans quoi il serait impossible de parler de souveraineté. Ensuite, le fait qu’il n’y a au-dessus de cette puissance souveraine aucune autre puissance humaine capable de la limiter ou d’annuler ses commandements, sinon les lois de la nature et de Dieu. En ce sens, la puissance souveraine est absolue comme capacité à donner et à casser les lois positives, sans aucun recours possible et le souverain est absous de l’obéissance aux lois qu’il édicte. Ces déterminations sont constitutives de l’idée de souveraineté comme pouvoir ultime et sans appel, hégémonique par rapport à tous les ordres de la société, qu’il s’agisse de la religion, de l’économie ou autres.
Cependant, contrairement à ce qui se passera plus tard, chez les penseurs de la souveraineté, disons de Hobbes à Rousseau, héritiers directs de Bodin, celui-ci ne se maintient pas au niveau de la logique conceptuelle de la souveraineté, il considère la souveraineté dans le cadre des États réels, qui tous sont inscrits dans la nature réelle et dans l’histoire effective. Les limites de la souveraineté tiennent à cette double inscription. Il y a d’abord les lois de la nature et de Dieu qui gouvernent la nature universelle en tant que telle, et les États en tant qu’ils y sont inscrits. Ces lois n’ont donc nullement la fragilité qui les caractérisera chez Hobbes, où elles seront conçues comme simple résultat d’un calcul rationnel humain. Il y a une prégnance politique de la nature qui disparaîtra totalement dans le cadre d’une conception mécaniste. Mais il y a aussi l’histoire réelle des États dont procèdent d’autres limites de la souveraineté : il s’agit cette fois des lois fondamentales, diverses selon les cas, des coutumes générales et particulières, ainsi que des modalités de prélèvement de l’impôt. Il s’agit donc bien là de tensions tenant du 26double aspect de l’approche bodinienne où la logique de la souveraineté doit s’inscrire dans le réel.
Concernant le rapport entre l’indivisibilité de la souveraineté, dont se déduit le principe de l’existence de formes simples et non mixtes des républiques, et leurs compositions avec des gouvernement d’un autre type que celui de l’État, ce qui semble donner lieu à une conception du gouvernement mixte, il convient de revenir à la distinction entre État et gouvernement. L’État définit le mode selon lequel la puissance absolue est possédée. Celle-ci est possédée sans partage, sans mixité. En revanche, le gouvernement concerne la manière dont la puissance souveraine est exercée. À cet égard, la souveraineté peut faire l’objet de délégations partielles et révocables qui ne compromettent pas son indivisibilité. Cette distinction entre le mode selon lequel la puissance souveraine est possédée et celui dont elle est exercée se retrouvera chez Grotius et ensuite chez Hobbes. Que le souverain ait une puissance absolue, ne veut pas dire qu’il gouverne tous les aspects généraux et particuliers de la république. Selon le mode dont une monarchie est gouvernée, elle pourra l’être aristocratiquement ou populairement.
On voit donc comment Bodin constitue un tournant dans l’histoire de la pensée politique tout en étant un auteur fondamentalement inscrit dans son temps. Ces deux aspects sont parfaitement mis en relief dans l’ample et fondamentale introduction de Mario Turchetti, dont nous pouvons dire qu’elle éclaire d’un nouveau jour la pensée de Bodin.
- Thème CLIL : 3387 -- HISTOIRE -- Renaissance
- ISBN : 978-2-406-09841-6
- EAN : 9782406098416
- ISSN : 2264-4296
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09841-6.p.0023
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/05/2020
- Langue : Français