Avertissement
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Savoirs sur l’animal dans l’Encyclopédie méthodique. Tome II
- Pages : 1179 à 1183
- Nombre de volumes : 2
- Collection : Bibliothèque du xviiie siècle, n° 48
Avertissement
[par Bruguière, 17911]
Si l’étude des Vers n’a pas présenté encore le même intérêt que celle des autres parties de l’Histoire Naturelle, ce n’est pas qu’elle réunisse moins d’attraits, qu’elle soit moins fertile en découvertes, ou qu’elle offre des rapports moins utiles que les parties de la nature qui ont été le plus observées ; mais c’est la difficulté de l’observation, la pauvreté des bibliothèques, et surtout la privation des collections, occasionnée d’une part par les obstacles sans nombre de leur recherche, de l’autre par ceux qui s’opposent à la conservation des individus que le hasard présente si rarement, ou enfin par l’indifférence des voyageurs naturalistes, qui en sont les véritables causes.
L’Entomologie doit en grande partie la rapidité des progrès qu’elle fait de nos jours à la grande facilité qu’il y a de conserver les insectes et de les recevoir entiers de toutes les parties de la terre ; les naturalistes qui se sont le plus distingués dans cette carrière n’ont eu aucun désavantage, en décrivant dans leur cabinet les insectes des Indes et ceux des régions les plus éloignées, sur ceux qui les avaient observés dans leur pays natal ; et loin qu’aucun de leurs caractères, même les plus minutieux, leur ait échappé, ils ont encore surpassé les naturalistes voyageurs par tous les avantages de la méthode, de la critique, résultants de la réunion de tous les secours littéraires qui se trouvaient à leur portée.
Ces avantages ont été communs à ceux qui ont écrit sur toutes les parties de l’Histoire Naturelle autres que celle des Vers ; les collections nombreuses de l’Europe, et celles de la capitale, leur ont offert des ressources qui équivalent à l’observation même sur des êtres vivants, la facilité de l’étude a été le premier véhicule de la science, et enfin il est résulté de leurs efforts réunis un degré de perfectionnement auquel on ne doit pas s’attendre de longtemps pour la partie de l’Helminthologie.
1180Jusqu’ici toutes les tentatives ont été vaines pour conserver les vers après leur mort d’une manière satisfaisante, et toutes les notions qui leur sont relatives n’existent que dans les ouvrages des savants, et se trouvent dispersées dans une infinité de volumes dont les auteurs, faute d’avoir pu conserver les objets sous leurs yeux, n’ont pu exercer les uns sur les autres cette critique judicieuse qui discute et analyse les faits, et conduit tôt ou tard à la vérité. Combien n’existe-t-il pas d’espèces parmi les Vers qui n’ont été vues qu’une seule fois, d’autres qui ne l’ont été que d’une manière incomplète, dont les vrais caractères ne sont pas même soupçonnés, et qui cependant grossissent le nombre des espèces réputées connues ? [ij]
Ici ce sont des observations microscopiques dont les illusions, douteuses seulement pour ceux qui n’ont jamais observé, peuvent avoir mis le naturaliste le plus exercé en défaut ; là, outre ce premier obstacle, l’on a eu encore à vaincre celui de la différence de l’élément dans lequel on observe. Les productions polypeuses de la mer, celles des rivières, ne durent qu’un instant sous l’œil de l’observateur, et combien de difficultés n’a-t-il pas fallu surmonter pour se procurer ce moment d’observation, d’où dépendent cependant l’erreur ou la vérité ?
Enfin, si la privation de la vie, dans les objets fournis à ses recherches, conserve au naturaliste toute la pureté des caractères extérieurs qu’il emploie pour les autres parties de l’Histoire Naturelle, s’il est difficile de reconnaître que ses descriptions n’ont été prises que sur des individus qui en étaient privés, ou si les différences qui peuvent s’y trouver sont effectivement peu essentielles, qui ne conviendra pas que cette ressource est nulle pour l’Helminthologie, que la vie des individus est indispensable dans l’observation de ces animaux, la seule vraiment essentielle, puisque les parties des Vers sur lesquelles les divisions méthodiques et les caractères des genres sont fondés, telles que leurs extrémités, rentrent ou s’affaissent, ou se déforment complètement un instant après qu’ils ont péri ?
Dans un ouvrage général qui devait rapprocher et classer toutes les notions acquises sur les Vers, et où l’observation de la nature était impossible, il a donc fallu s’en rapporter à celles qui étaient déjà consignées dans les auteurs ; la vie de plusieurs hommes célèbres a été employée à les recueillir séparément, et c’est aux générations suivantes qu’il appartient de les rectifier. C’est quelque chose que de réunir tant de faits épars et de 1181les rassembler sous un ordre méthodique, surtout quand cette réunion n’avait encore été tentée que partiellement et comme d’une manière provisoire. Ce premier pas peut ouvrir une carrière nouvelle, qui sera défrichée à son tour, et s’aplanira successivement. L’ouvrage immortel de Linnéus, qui a réuni sous le titre de Syst. naturæ tous les êtres naturels qui lui étaient connus, n’est pas encore porté, malgré les quatorze éditions successives qu’il a éprouvé2, et les améliorations graduelles qui leur ont donné lieu, au degré de perfectionnement où il doit atteindre, parce que loin que toutes les corrections aient été faites, la vérification seule des espèces n’a pas présenté toujours la même facilité ou la même possibilité, et c’est surtout arrivé pour ce qui concerne la partie des Vers.
Ne pouvant donc consulter la nature dans l’ordre des Vers infusoires, dans ceux des Vers intestins et mollusques, j’ai adopté le travail des auteurs les plus distingués, qui s’étaient dévoués à l’illustration particulière de chacun de ces ordres de l’Helminthologie ; j’ai employé le travail entier de ces Naturalistes, quand mes observations ou celles des personnes qui méritent ma confiance m’ont assuré, autant qu’il a dépendu des circonstances, de la fidélité et de la vé-[iij]-racité des faits qui y sont rapportés. J’ai fondu les découvertes détachées et souvent isolées de plusieurs auteurs pour compléter des parties entières qui n’avaient pas été rédigées systématiquement, et j’ai présenté une méthode plus complète que celle de Linnéus dans l’ordre des échinodermes, que j’ai séparé de celui des mollusques3, et dans ceux des Vers testacés et des zoophytes, parce que dans ces trois ordres de vers, j’ai eu, en exceptant ce qui concerne le corps mou de ces animaux, les mêmes avantages que j’ai dit résulter des collections, et qui dépendaient de la situation où je me trouve, dans une ville qui surpasse maintenant toutes celles de l’Europe par le nombre, la richesse de ses cabinets d’histoire naturelle, comme elle les égale d’ailleurs par les facilités que les personnes qui travaillent éprouvent de la part de leurs propriétaires.
Après avoir prévenu le lecteur sur la nature de cet ouvrage, il me reste à le prémunir sur les erreurs qui peuvent s’y rencontrer. Ces erreurs peuvent être de deux sortes : les unes celles des auteurs auxquels il a fallu m’en 1182rapporter, les autres celles dans lesquelles j’aurai pu tomber, dans l’emploi de tant de matériaux dispersés, lesquels ont souvent été considérés sous des rapports tout à fait disparates. Pour les premières, elles sont d’une nature à ne pouvoir être évitées, et c’est au temps seul et aux observations subséquentes à les faire disparaître. Elles peuvent consister en des doubles emplois, en de simples variétés considérées comme des espèces, en des différences espécifiques4 mal ou pas suffisamment caractérisées, et enfin en des caractères faux ou très dénaturés par le concours des circonstances dont j’ai déjà parlé. Il est vraisemblable que dans un ouvrage si considérable et si neuf dans ses détails que celui que je présente, quelques-unes de ces erreurs puissent s’y rencontrer, et peut-être s’y trouver toutes réunies, sans cependant que son utilité soit compromise, et qu’il ne remplisse pas en grande partie l’objet auquel il est destiné. En facilitant la connaissance des espèces par les figures qui y sont jointes, il conduira insensiblement à leur comparaison, et enfin l’organisation de chaque espèce étant mieux connue dans tous ses détails, les genres seront purgés peu à peu des espèces qui s’y trouvent maintenant déplacées, comme cela est arrivé dans les autres parties de l’Histoire Naturelle.
Les erreurs que l’on devra m’attribuer seront celles qui dépendront de l’emploi que j’aurai su faire des matériaux que j’ai réunis. Comme la plus scrupuleuse attention ne suffit pas toujours pour donner au but, là où il faut opter entre les sentiments contradictoires de deux auteurs également estimables, ou bien quand il faut suppléer par l’analogie de quelques parties au défaut sensible ou à l’insuffisance des descriptions, il peut se faire que cette alternative soit devenue dans quelques occasions la source de l’erreur.
En adoptant la voie de l’analogie comme la moins équivoque de toutes celles qui se [iv] présentaient, je ne m’en suis pas cependant dissimulé l’insuffisance ni les exceptions qu’elle éprouve dans bien d’autres cas, et c’est à cette considération, que je n’ai jamais perdu de vue, que l’on devra attribuer le silence que je garde sur quelques espèces des auteurs dont les différences m’ont paru insuffisantes, ou que j’ai cru devoir placer plutôt dans le rang des variétés que dans celui des espèces.
Si j’eusse été à même de consulter la nature, j’aurais vraisemblablement augmenté le nombre des genres dans l’ordre des Vers intestins et dans celui des Vers mollusques où cette augmentation me paraissait 1183nécessaire ; mais les genres n’étant au fond que des divisions ou des coupures arbitraires, j’ai cru parvenir au même but en les divisant par des sections, que l’on pourra dans la suite considérer comme des genres, lorsque la série des espèces dont elles ont été composées aura été plus particulièrement observée.
En effectuant ces changements dont j’ai néanmoins aperçu quelquefois la nécessité, j’aurais encouru le blâme de ceux qui pensent que les méthodistes ne doivent jamais s’écarter des autorités reçues, sans appuyer les changements qu’ils peuvent opérer sur des observations nouvelles, et qui ne comptent pas assez sur les ressources que procure l’ensemble d’un travail général ; j’aurais encore déplu à tous ceux qui, dans des vues estimables, mais sans doute exagérées, respectent tout dans les auteurs estimés, et qui ne veulent qu’on y touche qu’avec un appareil de démonstrations qui ne pouvait convenir à la nature de cet ouvrage.
Le dictionnaire des Vers de l’Encyclopédie réunira tous les détails relatifs aux objets dont on ne présente ici que la partie systématique, on y trouvera des vues générales sur la classe des Vers, sur les ordres dont elle est composée, des observations critiques sur les genres, et enfin les synonymies et les descriptions des espèces. J’ai suivi pour les planches de l’Helminthologie le plan du Systema naturæ de Linnéus, comme le meilleur de tous les modèles, comme le plus favorable à l’instruction, en ce qu’il présente un tableau succinct et méthodique des rapports les plus essentiels des êtres naturels, et que d’ailleurs c’eût été chercher à grossir inutilement un volume que de répéter ici une partie de ce qui doit se trouver dans le dictionnaire des Vers, dont les planches forment le complément.
1 On rappelle que le présent avertissement paraît en septembre 1791, deux mois après les 95 premières planches de vers.
2 La dernière édition du Systema naturæ de Linné, toujours en cours de publication au moment où sont rédigées ces lignes, est considérée comme la treizième, mais Bruguière compte peut-être pour une édition à part entière celle parue à Vienne en 1767-1770, qui n’est qu’une réimpression de la douzième édition de Stockholm.
3 Voir plus haut, p. 946 et note 19.
4 Variante de « spécifique », attestée, quoique rarement, jusqu’au xxe siècle.
- Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- ISBN : 978-2-406-09624-5
- EAN : 9782406096245
- ISSN : 2258-3556
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-09624-5.p.1179
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/07/2021
- Langue : Français