Introduction à la première partie
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Délibérations du peuple. Contexte et concepts de la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau
- Pages : 25 à 27
- Collection : PolitiqueS, n° 22
Introduction
à la première partie
Toute étude de la pensée politique de Rousseau se présente, à un degré ou à un autre, comme une tentative pour résoudre ce qu’on pourrait appeler l’énigme de la volonté générale. Concept le plus célèbre de Rousseau, c’est aussi le plus controversé. Difficile, en effet, de faire la part des choses entre l’immanence sociale des mœurs et le constructivisme démocratique des principes, entre l’historicité du collectif et le décisionnisme de la volonté1.
Dans cette partie, la genèse du concept de volonté générale est reconstituée. L’étude de la première version du Contrat social fait apparaître la volonté générale comme le terme d’une réaction en chaîne allant de Burlamaqui à Diderot et de celui-ci à Rousseau2. Le problème qui leur est commun est celui du fondement de l’obligation. Si les hommes naissent libres, égaux et indépendants, quels liens moraux peuvent-ils se reconnaître les uns vis-à-vis des autres ? La thèse la plus puissante de Rousseau, qui commande presque entièrement sa rupture d’avec ses prédécesseurs, est qu’il se refuse à présupposer ce qu’il s’agit justement pour lui d’expliquer : la société. En conjecturant hyperboliquement l’isolement complet et l’auto-suffisance des individus 26à l’état de nature, Rousseau donne au problème de l’obligation une acuité inégalée. L’obligation à l’égard d’autrui ne s’enracine pas dans la nature humaine, parce que les hommes ne sont pas naturellement en lien les uns avec les autres, et ne sauraient, de ce fait, se reconnaître de devoirs naturels les uns vis-à-vis des autres. Elle doit donc trouver sa source dans la nature de l’association politique. C’est d’elle seule que, selon Rousseau, l’être humain tire indissociablement sa moralité et son bonheur – c’est la thèse centrale du Manuscrit de Genève. Et cela, même dans les conditions politiques les plus dégradées : c’est la leçon de l’Émile. La volonté générale trouve son fondement dans l’aspiration au bonheur d’êtres humains irréversiblement socialisés, soucieux de vivre dans les meilleures conditions collectives possibles.
Cette reconstitution s’avère d’autant plus éclairante que ces caractéristiques de la volonté générale passeront au second plan dans la version définitive du Contrat, dont l’ordre d’exposition ne reflète plus celui de la découverte. Le chapitre le plus important du Manuscrit de Genève débute ainsi : « Commençons par rechercher d’où vient la nécessité des institutions politiques3. » Ce n’est plus la nécessité des institutions politiques, dont l’existence est désormais présupposée, mais leur seule légitimité qui fera l’objet de la version définitive : « Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore. Qu’est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question4. » Le lexique du bonheur et de la vertu cède la place dans le Contrat social à celui de la liberté et de la volonté. En rendant ses principes du droit politique indépendants de toute considération sur la nature (sociable ou insociable) de l’homme, peut-être Rousseau soustrayait-il son argumentation à des objections évitables ; peut-être jugeait-il bon d’effacer les traces de son dialogue avec l’article de Diderot ; peut-être constatait-il son échec à théoriser d’une seule pièce le jugement politique et le jugement moral. Reste que la version définitive du Contrat social s’émancipe de ce fait du projet initial qui avait été celui des Institutions Politiques. La question n’y sera plus celle de la nature du gouvernement propre à rendre les hommes meilleurs, mais à maintenir la liberté civile et politique.
27L’hypothèse génétique qui gouverne cette partie est que les Institutions Politiques – telles du moins que Rousseau en fait remonter le projet en 1743 – ne sont pas tant l’ancêtre du Contrat social que des trois Discours. Mieux : le projet auquel elles donnent leur nom constitue la matrice souterraine, mais restée implicite, articulant les principes du droit politique à l’histoire de la morale. Or, Rousseau a délibérément choisi d’affranchir le Contrat social de toute dépendance logique aux thèses du Second Discours.
Rendre raison du projet que définit le Contrat social, et particulièrement de la manière dont est construit peu à peu le concept de volonté générale, impose donc d’examiner l’évolution de la première à la dernière version de celui-ci. Le Manuscrit de Genève offre une vue imprenable sur l’opposition de Rousseau au jusnaturalisme, dont l’œuvre de Jean-Jacques Burlamaqui était regardée comme le parachèvement. Par la médiation de Diderot, qui en conteste l’optimisme lénifiant, Rousseau s’invite dans la réflexion sur l’« obligation en général », dont il montre qu’elle ne peut avoir pour origine que les institutions politiques, quoiqu’elle les excède par son fondement. La critique adressée à Diderot, et à vrai dire retournée contre lui, délivre des enseignements importants sur le sens donné initialement par Rousseau à la volonté générale, fondée sur l’amour de soi d’humains que la socialisation a unis malgré eux, et dont il ne dépend pas de ne pas vouloir leur bien.
Un dernier moment s’attache à tirer les implications de cette évolution pour l’interprétation du Contrat social. Si la perspective eudémoniste qui traversait encore le Manuscrit de Genève est largement remisée, elle permet d’éclairer l’abandon du concept de vertu et de densifier d’appréciation des problèmes de rationalité collective et pratique en jeu dans l’opposition entre volonté particulière et volonté générale.
1 Sur cette ambiguïté de la volonté générale et son héritage historique, voir C. Bertram, « Rousseau’s Legacy in Two Conceptions of the General Will : Democratic and Transcendent », The Review of Politics, no 74, 2012, p. 403-419.
2 L’expression de volonté générale a des précédents théologiques malebranchistes et pascaliens dont Patrick Riley a fait des composantes importantes du concept. Voir P. Riley, The general Will before Rousseau : the transformation of the divine into the civic, Princeton, Princeton University Press, 1986. Sur la critique d’une telle généalogie, voir B. Bernardi, La fabrique des concepts, op. cit., p. 393-434. L’expression volonté générale avait déjà été employée dans le domaine moral et politique par Pufendorf ou Montesquieu. Mais c’est clairement dans un dialogue avec l’article « droit naturel » de Diderot que Rousseau a peu à peu conquis l’autonomie de son propre concept. C’est de là, à notre sens, qu’il faut en étudier les conditions de genèse, puis en suivre l’évolution.
3 MG, I, II, OC III, p. 281.
4 CS, I, II, OC III, p. 351.
- Thème CLIL : 3289 -- SCIENCES POLITIQUES -- Histoire des idées politiques -- Philosophie politique controverses contemporaines
- ISBN : 978-2-406-16530-9
- EAN : 9782406165309
- ISSN : 2260-9903
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16530-9.p.0025
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/03/2024
- Langue : Français