VI. Un simple conte
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Contes bigarrés et autres nouvelles
- Pages : 133 à 136
- Collection : Classiques Jaunes, n° 757
- Série : Textes du monde
VI. Un simple conte
Galler a remarqué avant moi qu’à l’instant où nous sommes en train de nous endormir, mais sans être encore totalement assoupis, tout ce qui nous semblait auparavant évanescent paraît plein et bien défini.
Jean Paul Richter.
Walter reposa la plume dans l’encrier et s’endormit. Au même instant, mille voix se mirent à parler dans sa chambre. Walter voulut reprendre sa plume, mais il n’y parvint pas – la plume collait aux bords de l’encrier ; dans sa rage il la tira des deux mains… mais rien n’y fit : la plume s’obstinait, lui glissait entre les doigts comme un serpent, se mit à croître et prit une physionomie courroucée. On entendit alors de la mince ouverture un gémissement plaintif, qui évoquait tantôt le croassement d’une grenouille, tantôt les pleurs d’un nourrisson. « ¿ Pourquoi donc m’arraches-tu l’âme ?, prononça une voix. Elle est comme la tienne, immortelle, libre et sensible à la douleur. » « J’étouffe, dit une autre voix, tu m’écrases les côtes, tu me lamines les chairs… je suis vivant et je souffre ! ».
Sur ces entrefaites, la porte s’ouvrit et les fauteuils Voltaire pénétrèrent dans la chambre en tortillant du dossier et en déplaçant leurs pieds avec lenteur, et sur les fauteuils Voltaire se trouvait assis un bonnet tout gonflé, il faisait une grimace douloureuse, le gland à son sommet ressemblait à un petit hérisson, et il prononça les paroles suivantes : « Clic, clic, clic ! Ron, ron, ron ! Tsss, tsss, tsss ! Silence, bande d’imbéciles ! Répondez-moi : ¿ avez-vous entendu parler des aiguilles à tricoter ? ¿ Votre esprit débile a-t-il déjà eu à faire des points mousse1 au tricot ? Le point mousse est 134le principe de toute chose et le comble de la plus grande sagesse, des fils de laine mûrement réfléchis forment le point, les aiguilles le nouent, le point et les aiguilles font un bonnet, l’ornement suprême de la nature et de l’art, l’alpha et l’oméga de l’univers, le chant du cygne du maître ès point mousse. Voilà le sacrement ! Le bonnet, tout le bonnet et rien que le bonnet ! »
La plume se hérissa, l’encrier chancela et s’apprêtait déjà à projeter son sang noir sur le bonnet. Le bonnet en eût été fort marri, mais au même instant on entendit résonner dans la chambre : « Frrr, frrr clap, frrr clap », et une chaussure rouge ornée d’un bouton, faisant la coquette et tournoyant sur son talon, rabattit le couvercle de l’encrier. Celui-ci laissa échapper la plume, et la plume, privée de son âme, comme morte, tomba sur le sol et sécha de dépit.
« Clic, clic, clic, ma belle, dis-moi donc : ¿ quel maître ès point mousse a pu concevoir un tel miracle de la nature, une beauté si incroyable ?
– Frrr, frrr clap, répondit la chaussure, ce n’est pas un maître ès point mousse qui m’a confectionnée, mais un être qui est bien supérieur au monde du tricot, un être qui foule aux pieds les bas, devant qui les souliers se cachent et même les plus hautes bottes fortes tremblent, j’ai nommé un cordonnier !
– Quoi, s’exclama le bonnet, ¿ il existe donc un autre que le maître ès point mousse qui puisse te courber le cuir avec tant d’art, te façonner le talon avec tant d’habileté ? – clang, clang, clang ! Permettez-moi de vous faire une question qui vous paraîtra peut-être indiscrète : ¿ combien a-t-il fallu de points pour vous faire ?
– Malheureux ! Quel brouillard t’obscurcit le jugement ! ¿ Se peut-il que toi aussi, tout comme les plumes, les encriers, les fauteuils et toutes ces créatures dénuées de raison, qui ne savent pas ce que sont les poinçons ni les embauchoirs, se peut-il que comme eux tu ne connaisses pas le grand cordonnier ? ¿ Se peut-il que tes aiguilles ne t’aient point fait concevoir qu’il existe quelque chose de plus haut, sans quoi il n’y aurait ni souliers, ni galoches, ni même bottes fortes, qui ne rentre même pas dans le sac le plus finement tricoté, frrr, frrr clap !, et qu’on appelle… la bisaiguë2 ? »
Le bonnet se troubla et pâlit, ses points mousse s’animèrent d’un mouvement convulsif et se chuchotaient entre eux : « ¿Mais que fous 135raconte donc chette chaussure sur le maître cordonnier ? ¿ Qu’est-che que chette plaisanterie ? ¿ Il cherait donc plus éminent que le point mouche ? »
Sur ces entrefaites, la chaussure, toute resplendissante avec son bouton brillant, sauta sur le fauteuil, rabattit en bec la pointe du bonnet et, le caressant tendrement de son talon, lui fit d’un air cajoleur : « Petit coquin, petit coquin ! Frrr, frrr clap, frrr, frrr clap ! Rejoins-nous donc, nous sommes bien, nous avons pour ciel un morceau de maroquin, pour soleil un bouton, pour lune une boucle, pour étoiles des œillets, la vie chez nous ressemble à du cuir doux, il y a du cirage à volonté, et des brosses à la pelle… »
Le bonnet ne la comprenait pas tout à fait, mais il devinait que les paroles de la chaussure renfermaient un sens supérieur et secret. Ils parlèrent encore longtemps, longtemps encore le tendre murmure de la chaussure se mêla aux roucoulements du bonnet, elle avait si bel aspect qu’à la fin ils se trouvèrent à cours de beaux discours et, effleurant la chaussure du bout de son gland, le bonnet se mit en marche derrière elle, marmottant tendrement : « Clic, clic, clic, ron, ron, ron ! ».
« ¿ Où donc t’emmène-t-on, pauvre bonnet ? lui cria la boîte à savon. ¿ Pourquoi accordes-tu ta foi à cette séductrice ? Ce n’est pas auprès d’elle que tu trouveras du savon odorant, là-bas, il n’y a que des brosses râpeuses, ce n’est pas l’eau de rose qui y coule, mais le cirage noir ! Reviens tant qu’il en est encore temps, mais sinon, ne compte pas sur moi pour te laver. »
Mais le bonnet n’écoutait rien, il ne faisait qu’obéir au doux murmure de la chaussure et la suivait comme un bébé suit sa nourrice.
Ils arrivèrent. Ils regardèrent autour d’eux. C’était fort difficile. Le tire-pointe3 saillait d’un immense embauchoir dont les extrémités baignaient dans la poix, il y avait des rangées bien alignées de souliers, de bottes de toutes professions et de tous âges, graissées, à revers, les galoches faisaient la cour aux bottines et s’inclinaient avec respect devant les bottes fortes qui tenaient la première place, et au milieu de tout cela, d’énormes brosses régalaient les hôtes de cirage !
C’était un tableau superbe ! Le bonnet en était frappé, tout ce que s’était jadis représenté sa cervelle de fil ne pouvait en rien se comparer à ce spectacle, et il inclina sans le vouloir son gland. Les points mousse 136furent les seuls à remarquer que toutes les bottes fortes et la plupart des bottes ordinaires étaient saoules, ils en informèrent en vain le bonnet, qui dans le feu de son enthousiasme ne voulut rien croire et nomma des fadaises les avertissements susurrés par les points.
Par ailleurs, la chaussure n’en avait pas fini, elle mena rapidement le bonnet au pied de la bisaiguë, et celui-ci, ébloui, transporté d’enthousiasme, pensa qu’était enfin venue l’heure de son union avec la merveilleuse chaussure… quand soudain le tire-pointe se mit à remuer, les bottes fortes à battre du pied, les galoches à trépigner, les talons à claquer, la chaussure à applaudir, le tire-pointe tournait furieusement et lançait des cris à la foule et le marteau d’airain se mit bêtement à frapper de joie la grosse panse d’une bonbonne, et des flots de cirage se renversèrent sur le pauvre bonnet… ¿ Où es-tu donc, blancheur passée du bonnet ? ¿ Où sont ta pureté et ton innocence ? ¿ Où a fui cette douce époque où, lorsque le bonnet sortait de l’étuve, comme Aphrodite de l’écume marine, le soleil qui se reflétait sur l’immense crâne chauve de Walter lui adressait un sourire ? Les paroles de la boîte à savon lui revinrent en mémoire. Une kyrielle de souvenirs emplit l’âme du bonnet, sa conscience était bourrelée de remords, comme sous les coups d’énormes aiguilles à tricoter, il ressentait toute l’horreur de sa situation, toute l’étourderie de son geste, il entrevoyait les conséquences funestes de la confiance qu’il avait accordée de manière si irréfléchie à l’inconstante chaussure, et il courut se jeter dans l’étuve. « La lessive sera mon salut ! pensa-t-il. Savon ! Étuve ! Je vous en conjure ! Venez donc vite à mon secours, lavez mon déshonneur, tant que notre Walter ne s’est pas encore réveillé… »
Mais le bonnet reste sale, car à cet instant Walter se réveilla.
- Thème CLIL : 4033 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues étrangères
- ISBN : 978-2-406-14305-5
- EAN : 9782406143055
- ISSN : 2417-6400
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14305-5.p.0133
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 11/01/2023
- Langue : Français