IV. Histoire d’Ivan Bogdanovitch Otnochenie, ou comment il arriva qu’un conseiller de collège ne put pas souhaiter une bonne fête à ses supérieurs à l’occasion du dimanche de Pâques
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Contes bigarrés et autres nouvelles
- Pages : 121 à 126
- Collection : Classiques Jaunes, n° 757
- Série : Textes du monde
IV. Histoire
d’Ivan Bogdanovitch Otnochenie,
ou comment il arriva qu’un conseiller de collège
ne put pas souhaiter une bonne fête à ses supérieurs
à l’occasion du dimanche de Pâques1
Dans l’obscurité lumineuse des nuits [scintillantes
Apparut la sombre clarté des rayons du [soleil.
Prince Chakhovski2.
Durant les quelques quarante années que dura sa fonction de président d’une commission temporaire quelconque, le conseiller de collège Ivan Bogdanovitch Otnochenie3 mena une vie paisible et sans incidents. Chaque matin, sauf les jours fériés, il se levait à huit heures, à neuf heures il partait pour la commission où, avec pondération, sans se donner trop d’émotions ni faire trop d’efforts, sans se fâcher ni se creuser la tête pour rien, il faisait de l’ordre dans son bureau, signait des rapports, enregistrait les arrivées. La matinée se passait dans ces activités. Les subalternes imitaient leur chef en tout : ils écrivaient dans le calme et le recueillement, ils recopiaient des papiers et les incorporaient dans des registres et des listes alphabétiques, sans accorder la 122moindre attention aux affaires en cours, ni aux demandeurs. En entrant dans les bureaux d’Ivan Bogdanovitch, on pensait avoir pénétré dans le réfectoire d’une confrérie de moines reclus, tant le silence qui y régnait était grand. Une ombre de vie y passait vers la fin de l’année, lorsque s’approchait la remise des comptes de l’année écoulée ; alors, on observait chez chaque fonctionnaire une agitation singulière, et on décelait même de l’inquiétude sur le visage d’Ivan Bodganovitch. Mais lorsque, les comptes finis, Ivan Bogdanovitch faisait le solde, son visage s’éclairait et, non sans avoir donné un bon coup sur la table et poussé un profond soupir, comme après un dur labeur, il s’exclamait : « Bon, Dieu soit loué ! Cette année, nous avons fait deux fois plus de papiers que l’an passé ! » – et la joie se répandait dans toute la commission, et le lendemain les fonctionnaires reprenaient leurs tâches ordinaires avec le même calme qu’auparavant. Une égale application présidait à tous les gestes d’Ivan Bogdanovitch : personne n’arrivait plus tôt que lui pour féliciter ses supérieurs le jour de leur anniversaire ou de leur fête ; pour le Nouvel An, son nom était toujours en tête des registres de visite. ¿ Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que, pour toutes ces raisons, il passât pour un homme de confiance et d’initiative et un fonctionnaire zélé ? Mais Ivan Bogdanovitch s’autorisait aussi de menus plaisirs : en semaine, il quittait son bureau sur le coup de trois heures (bien qu’il eût souvent à mettre encore le point final à un document), prenait son chapeau, saluait ses subordonnés et, en passant au milieu d’eux, disait à ses fonctionnaires favoris, deux chefs de service et un sous-chef : « Eh bien… aujourd’hui… tu sais ? ». Les favoris comprenaient le sens de ces paroles empreintes de mystère et après dîner, ils se rendaient chez Ivan Bogdanovitch pour faire une partie de boston, et le comportement ponctuel de leur supérieur avait sur les subordonnés une influence si bénéfique que, pour eux, venir le matin à la chancellerie et jouer le soir au boston paraissaient des obligations de service absolues. Les jours fériés, ils ne se rendaient pas à la commission et ne jouaient pas au boston, parce que, les jours de fête, Ivan Bogdanovitch avait l’habitude, après le repas, une fois sa croix de Sainte-Anne4 bien en place sur sa poitrine, de sortir seul ou avec des dames sur la perspective Nevski ; ou bien il allait au cabinet des figures de cire, ou à la ménagerie, et parfois même 123au théâtre, lorsqu’on donnait une pièce amusante ou que se produisait une troupe de tsiganes. Ce bonheur sans nuage dura, comme je l’ai déjà dit, plus de quarante ans, et pendant tout ce temps, ni la façon de vivre, ni les traits du visage d’Ivan Bogdanovitch ne connurent la moindre altération : il devint simplement un peu plus gras qu’auparavant.
Un jour, on traita à la commission d’une affaire extraordinaire qui, figurez-vous, tomba en plein samedi Saint. Tous les fonctionnaires arrivèrent à la chancellerie de bon matin, et Ivan Bogdanovitch fit comme eux. On passa la journée à écrire et à trimer, et il était près de quatre heures lorsque l’on parvint à expédier l’affaire extraordinaire. Après neuf heures de travail, Ivan Bogdanovitch était épuisé : il faillit défaillir de joie au moment de donner son habituel coup de poing sur la table et, passant au milieu de ses fonctionnaires favoris, il n’y tint plus, et prononça : « Eh bien… aujourd’hui… tu sais ? ». Les fonctionnaires ne s’étonnèrent pas le moins du monde de cette invitation et la considérèrent comme la conséquence naturelle de leur activité matinale, tant ils avaient bien incorporé les règles de la chancellerie : ils parurent à l’heure dite, disposèrent les tables à jouer, allumèrent des chandelles, et la pièce résonna de paroles joyeuses : atout en six, première levée, grande misère5, etc.
Mais ces mots parvinrent jusqu’aux oreilles de la respectable mère d’Ivan Bogdanovitch, une vieille femme très pieuse, qui avait pour habitude de ne pas prononcer un mot de la journée, de ne pas se lever de son fauteuil et de s’appliquer à tricoter des chandails, des bonnets et d’autres productions de l’art de l’aiguille. Mais cette fois, ses lèvres gercées s’ouvrirent et elle articula, d’une voix que le manque d’habitude rendait hésitante :
« Ivan Bogdanovitch ! Ah ! Ivan Bogdanovitch ! Mais que… fais-tu donc ? Mais cela… cela… cela… ne se fait pas… en un tel jour… jouer aux cartes… Ivan Bogdanovitch !… Ah !… Ivan Bogdanovitch ! Que fais-tu… que fais-tu… en un jour… comme aujourd’hui… si près des matines… que fais-tu… »
J’ai omis de dire qu’Ivan Bodganovitch était un être calme et paisible durant tout le jour, mais qu’il se transformait en tigre dès qu’il jouait aux cartes. La table verte exerçait sur lui une sorte de charme semblable à celui du trépied de la Sibylle. Le principe spirituel qui préside à l’action 124et que la nature a répandu dans toutes ses œuvres, la nécessité d’une stimulation, le mystérieux sentiment qui force certains à commettre des crimes, d’autres s’épuiser l’âme à un amour qui les torture, d’autres encore à recourir à l’opium – tout ceci avait, dans l’organisme d’Ivan Bogdanovitch, pris la forme de la passion pour le boston. Les instants passés à jouer au boston étaient des minutes fortes dans la vie d’Ivan Bogdanovitch : dans ces moments-là, son âme concentrait toute son activité, son pouls battait plus vite, son sang coulait mieux dans ses veines, ses yeux étincelaient, et il tombait tout entier dans une sorte d’oubli de soi. Après tout cela, on ne s’étonnera pas qu’Ivan Bogdanovitch n’écoutât presque pas ou ne voulût pas écouter les paroles de sa vieille mère : d’autant plus qu’il tenait alors en main un dix de carreau – une occasion incroyable de faire boston !
Ayant utilisé son dix pour faire une levée, Ivan Bogdanovitch se libéra de la forte tension qu’il avait subie et dit :
« Ne craignez rien, maman, les matines sont encore loin. Nous sommes des gens occupés, nous n’avons guère de temps à gaspiller, que Dieu nous pardonne : nous allons finir à l’instant. »
Mais derrière la table verte, une remise succédait à l’autre, et la mise grossissait à vue d’œil. On faisait des coups inouïs, des coups dont la mémoire est depuis longtemps conservée dans les légendes orales des chroniques bostoniennes. La partie battait son plein, elle se déployait dans toute sa splendeur et tout son intérêt, lorsque le premier coup de canon retentit6. Les joueurs ne l’entendirent pas, ils ne virent pas non plus la nouvelle apparition de la mère d’Ivan Bogdanovitch qui, ayant épuisé toute son éloquence, branlait la tête en silence et finit par quitter la maison pour rechercher à l’église un séjour plus calme.
Un nouveau coup de canon retentit, mais tous continuèrent à jouer : une remise succède à l’autre, la mise augmente, et on fait des coups inouïs7.
Et voilà un troisième coup de canon : les joueurs tressaillent, ils veulent se lever, mais quelque chose les en empêche : ils sont comme arrimés à leur chaise, leurs mains saisissent d’elles-mêmes les cartes, les 125battent et les distribuent, leur langue prononce spontanément les paroles sacrées du boston, les portes de la pièce se sont fermées toutes seules.
On entend dans la rue le son d’une clochette, un mouvement général, des passants qui discutent, des équipages qui trottent, mais les joueurs restent là à jouer, et une remise succède à l’autre.
« Il est temps d’arrêter ! », voulut dire l’un des invités, mais sa langue lui désobéit, fourcha bizarrement et, pour la plus grande stupéfaction de son maître, prononça ces mots :
« Ah, rien ne peut se comparer au plaisir de jouer au boston le samedi Saint. »
« Arrêtons ! voulut lui répondre un autre, que vont donc penser de nous les gens de maison ? », mais sa langue lui désobéit aussi, et articula :
« Que les gens de maison disent ce qu’ils veulent, nous nous amusons bien plus ici. »
Tous écoutèrent, ahuris, voulurent protester, mais leur propre tête se mit à remuer en signe d’assentiment.
Les matines passèrent, puis la liturgie : les bonnes gens (et parmi eux la mère d’Ivan Bogdanovitch) sont déjà au lit et songent avec délice à la douce fin du carême. D’autres essaient leur uniforme, consultent leur carnet d’adresses, repassent le registre des visites. Il fait déjà clair, on entend remuer dans la rue, on distingue dans les voitures des galons dorés, des tricornes coiffent des manteaux de frison de laine et de camelot, les coursiers enivrés titubent de porte en porte, on fourre dans la main des suisses des cartes de visite et on en sème la moitié dans la rue, les garçons jouent aux billes et font la chasse aux œufs.
Mais dans la pièce où se trouvent les joueurs, il fait toujours nuit, les chandelles sont toujours allumées. Les joueurs sont torturés par leur conscience, par la faim, par le manque de sommeil, par la fatigue, par la soif. Ils se contractent convulsivement sur leur chaise en tentant de s’en extraire, mais rien n’y fait : leurs mains fatiguées battent les cartes, leur langue articule « six » et « huit », une remise succède à l’autre, la mise augmente, et on fait des coups inouïs.
Un des joueurs finit par avoir une intuition et, rassemblant ses forces, il souffla les chandelles : l’instant suivant, elles se rallumèrent d’une flamme noire, des rayons sombres jaillirent de tous côtés, et l’ombre blanche des joueurs se dessina au sol. Les cartes s’arrachèrent de leurs mains : les dames firent tomber les joueurs de leur chaise, s’assirent à 126leur place, les attrapèrent et se mirent à les battre – et Ivan Bogdanovitch fut démultiplié pour former une couleur du jeu de cartes, les deux jeux des chefs de service en formèrent deux autres, le sous-chef la dernière, et une partie s’engagea alors, une partie infernale, telle que jamais n’aurait pu l’imaginer l’auteur des Secrets du jeu de cartes8.
Pendant ce temps, les rois s’installèrent dans les fauteuils, les as sur les canapés, les valets se chargèrent des chandelles, les dix, semblables à de gras fermiers généraux, se mirent à arpenter fièrement le salon, les deux et les trois se serrèrent respectueusement contre les murs.
J’ignore combien de temps les dames passèrent à abattre sur la table tous ces pauvres Ivan Bogdanovitch, à leur corner les coins, à les plier pour doubler la mise, à les mordre de dépit et à les jeter par terre…
Lorsque la mère d’Ivan Bodganovitch, qui l’avait en vain attendu à déjeuner, apprit qu’il n’était allé nulle part et entra dans le salon… ses camarades et lui, épuisés, exténués, dormaient d’un sommeil de plomb, qui sur la table, qui dessous, qui sur une chaise…
Et dans les chancelleries, on s’étonna longtemps : ¿ comment se faisait-il qu’Ivan Bogdanovitch n’avait pas pu souhaiter une bonne fête à ses supérieurs à l’occasion du dimanche de Pâques ?
1 La Fête de Pâques est la plus importante du calendrier liturgique orthodoxe : à l’issue de la célébration, qui dure toute la nuit du samedi au dimanche, chaque croyant est censé saluer les gens qu’il rencontre d’un « Christ est ressuscité ! », à quoi on doit lui répondre « En vérité il est ressuscité ! ». Le matin du dimanche de Pâques est donc consacré aux visites, après une nuit passée à l’église.
2 Le Prince Alexandre Chakhovski (1777-1846) est un poète et dramaturge, auteur de comédies populaires et ami d’Odoïevski.
3 Le nom de famille du personnage signifie « Rapport, relation ».
4 Une des plus hautes distinctions de l’administration russe, organisée sur un principe militaire depuis Pierre le Grand et Catherine II.
5 Termes de boston.
6 Au début du xixe siècle, le canon de la forteresse Pierre-et-Paul tirait un boulet pour marquer l’heure. Ce coup de canon marque le début de la nuit qu’Ivan Bogdanovitch et ses convives sont censés passer à l’église pour les célébrations de Pâques.
7 Le dérèglement des temps de la narration souligne ici le passage au fantastique.
8 Il s’agit d’un roman russe de 1826-1827, très populaire à l’époque, La Vie d’un joueur racontée par lui-même, ou Les Secrets du jeu de cartes[Жизнь игрока, описанная им самим, или Открытые хитрости карточной игры], dont plusieurs critiques ont montré l’importance pour le développement du thème des cartes dans le romantisme russe, conduisant à la Dame de Pique[Пиковая дама, 1833] de Pouchkine.
- Thème CLIL : 4033 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues étrangères
- ISBN : 978-2-406-14305-5
- EAN : 9782406143055
- ISSN : 2417-6400
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14305-5.p.0121
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 11/01/2023
- Langue : Français