Introduction à la deuxième partie
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Légèreté pensive et énergie romanesque. Italo Calvino, Iris Murdoch, Raymond Queneau
- Pages : 189 à 191
- Collection : Perspectives comparatistes, n° 132
Introduction
à la deuxième partie
« Le romancier peut faire n’importe quoi. » C’est ainsi que Virginia Woolf définit sa propre pratique dans L’Art du roman1, s’inscrivant ainsi dans la longue tradition qui discrédite ce genre. « Bâtard2 » selon les mots de Baudelaire, protéiforme, « autre de tous les genres » selon Quignard3, le roman fascine autant qu’il est méprisé. Il est perçu comme malléable, au risque d’être considéré comme fourre-tout, sa plasticité pouvant introduire une mise en question de sa légitimité4. Dans son article « Technique du roman », Queneau adopte un ton polémique pour mettre en lumière ces questionnements :
le roman, depuis qu’il existe, a échappé à toute loi. N’importe qui peut pousser devant lui comme un troupeau d’oies un nombre indéterminé de personnages apparemment réels à travers une lande longue d’un nombre indéterminé de pages ou de chapitres. Le résultat, quel qu’il soit, sera toujours un roman5.
L’écrivain français regrette l’absence de règles propres au genre, qui conduirait les romanciers à un certain « laisser-aller6 ». Queneau insiste avec force sur la notion d’indétermination qui stigmatise aussi bien l’écrivain-berger que l’œuvre elle-même. Il décrit alors le roman comme soumis à un mouvement d’expansion auquel manquerait une direction, à travers la démultiplication des personnages, métaphorisés ironiquement par l’image du « troupeau », et la longueur de la narration, figurée spatialement par l’image de « la lande ». Ce déploiement est dominé par 190l’aléa : le « berger » ne dirige pas mais « pousse » son troupeau dans cette description proposée par le romancier français7. Il n’est pas le premier à formuler ces critiques. Valéry avant lui dénonçait la facilité relative de la forme romanesque, contre la forme poétique :
Au contraire des poèmes, un roman peut être résumé, c’est-à-dire raconté lui-même ; il supporte qu’on en déduise une figure semblable ; il contient donc toute une part qui peut à volonté devenir implicite. Il peut aussi être traduit, sans perte du principal. Il peut être développé intérieurement ou prolongé à l’infini [et] toutes les restrictions qu’on peut lui imposer ne procèdent pas de son essence, mais seulement des intentions et des décisions particulières de l’écrivain8.
Contre cette dynamique, pour prolonger les réflexions de Valéry, Queneau revendique au contraire une pratique maîtrisée de l’œuvre, fondée sur des règles et des techniques, l’encadrement permettant un frottement et un jaillissement, à l’origine de la production plutôt que de la déperdition d’énergie. Si nous avons pu voir dans notre première partie que Murdoch, Calvino et Queneau bousculaient les conventions romanesques pour les alléger et conférer à leurs œuvres une dynamique réflexive, ce n’est pas pour privilégier l’indétermination. Et pour cause, aucun des trois ne croit à une représentation de l’inspiration née d’une liberté totale dans l’absence complète de normes. La convention tacite, désormais exhibée et remise en question doit laisser place à des contraintes que l’auteur se donne pour créer. Le romancier n’est ni un mage, ni un berger face à des créatures relativement indépendantes de lui, mais un artisan qui produit un travail, une énergie créatrice, energeia, dans sa distinction avec l’ergon, l’œuvre achevée, selon le lexique aristotélicien9. La règle, 191la contrainte ou la construction habile d’un échafaudage, d’une trame préalable à l’écriture de l’œuvre fonctionnent comme des moteurs de la création et non des sources, par opposition à une représentation du génie créateur inspiré. Mais elle pose également la question du rapport au jeu et la tension qui le sous-tend entre maîtrise du cadre et présence nécessaire de l’aléa. Si Queneau dénonce la trop grande liberté formelle du roman dans son article, c’est paradoxalement pour en appeler à une rigueur poétique, permise par la plasticité du genre : en effet le romancier explique construire ses romans comme des poèmes, et donne pour sous-titre à Chêne et chien, « roman en vers10 ». Nous verrons de fait comment les deux auteurs oulipiens explorent les limites du romanesque, en jouant sur sa plasticité tout en refusant son indétermination. Ces deux pôles se retrouvent dans deux façons d’envisager l’énergie, d’une part sous une forme mécanique, physique, d’autre part comme forme organique de vitalité et d’élan retrouvé. Nous nous proposons de mettre en lumière cette polarité dans notre seconde partie.
1 Virginia Woolf, L’Art du roman, Rose Celli (trad.), Paris, Seuil, 1991.
2 Charles Baudelaire, L’Art romantique, Paris, Calmann Levy Éditeur, 1869, p. 175.
3 Pascal Quignard, Le Débat, no 54, mars-avril 1989, p. 77-78.
4 Nous avons longuement insisté sur la présence de conventions tacites qui pourraient néanmoins informer le genre. Mais il s’agit de conventions et non de règles, nous le verrons dans notre chapitre 5.
5 Raymond Queneau, « Technique du roman » [1937], Œuvres complètesII, p. 1237.
6 Ibid., p. 1238.
7 Cette définition est proche de celle que Gerald Prince donne du roman d’aventure comme « concret, pluriel, débordant, libre, hasardeux ». (Gerald Prince, « Romanesques et roman : 1900-1950 », Le Romanesque, Gilles Declercq et Michel Murat (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 186.)
8 Paul Valéry, Œuvres complètesI, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 771-772.
9 Aristote, Éthique à Eudème, 1219a, trad. Décarie Vianney avec la collaboration de Houde-Sauvé Renée, Paris/Montréal, Vrin et Presses de l’Université de Montréal, 1978, p. 11-18. Aristote donne deux sens à l’ergon. D’une part, l’ergon est le résultat d’une activité productive : « En certain cas, l’œuvre est autre chose que l’usage, par exemple celle de l’architecture est la maison » (Éthique à Eudème, op. cit., p. 13-14). D’autre part, l’ergon est l’activité elle-même : « Dans d’autres cas, l’usage est l’œuvre, par exemple pour la vision, l’action de voir, et pour la science mathématique, la connaissance » (Éthique à Eudème, op. cit., p. 16-18).
10 Rien dans la facture de Chêne et Chien ne justifie une telle dénomination qui peut dès lors donner l’impression d’une fiction générique, permettant, en 1937, une entrée en poésie doublement décalée par rapport au surréalisme, déjà explicitement liquidé par le roman à clé Odile paru la même année : la référence au genre méprisé du roman désigne un livre de vers, qui plus est ouvert par une épigraphe tirée d’une lettre de Boileau.
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-14789-3
- EAN : 9782406147893
- ISSN : 2261-5709
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14789-3.p.0189
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/08/2023
- Langue : Français