Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Tigre et le Chat gris. Vingt études sur Léon Bloy et Joris-Karl Huysmans
- Pages : 9 à 12
- Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 76
Avant-propos
Le centième anniversaire de la mort de Léon Bloy, disparu le 3 novembre 1917, au lendemain de ce Jour des Morts sur lequel s’ouvre En Route de Huysmans, et que Bloy célébra durant sa vie quasi quotidiennement par la lecture et la médiation de l’Office des Défunts, nous est l’occasion de rassembler ces deux écrivains chers, et dont la dispute laisse un arrière-goût de regret.
Leurs tempéraments différaient : l’un plus affectif et fougueux, le « Tigre », l’autre plus discret, comme les chats qu’il aimait. Ces emblèmes animaliers ne sont pas choisis au hasard ; c’est Bloy lui-même qui, dans un passage aussi superbe qu’émouvant, relate la visite de son double Marchenoir, en compagnie de Clotilde, à son ami le tigre du zoo du Jardin des Plantes1 : triste et exilé, tendre, souffrant et mystérieux, le grand félin reflète l’être véritable de celui qui « aime les bêtes parce qu’[il] aime Dieu et l’adore profondément dans ce qu’il a fait2 » ; comme en miniature en face de lui, celui que ses contemporains ont souvent assimilé au félin domestique, dont il avait l’allure et les manières, comme en témoigne ce portrait de 1895 :
Jeune encore, tout vêtu de gris, physiquement souple et comme un peu félin, ses cheveux coupés très ras et sa barbe grisonnaient déjà ; il avançait volontiers la tête en avant ou bien il l’inclinait légèrement sur son épaule gauche ; quand les regards de ses yeux gris verts se portaient vers le haut, son front se plissait, tandis que sa bouche souriait légèrement aux gens et aux choses avec un curieux mélange de bonté et d’ironie et d’un peu amère3.
10La Mère Célestine de l’abbaye de Fiancey, le même jour, voyait en lui « un grand chat gris » et le félicitait d’« être entré dans l’Église par les gouttières4 ». Court est le chemin des gouttières à la bibliothèque, dont nous voyons Huysmans, quelques années plus tard, « ras[er] les rayons, l’échine de guingois, les pas feutrés, tel un chat voluptueux5 ».
Le Tigre et le Chat sont presque du même âge : le premier né l’année de l’Apparition de La Salette, le 11 juillet 1846, le second le 5 février 1848 ; un Cancer face au « rayonnement noir » du « trois fois Verseau6 » ; Saturne néanmoins les unissait ; dès leur rencontre, à l’époque de la publication d’À Rebours que Bloy salue d’un percutant article7, les affinités semblent très sûres : deux « grands cœurs8 », deux « âmes supérieures9 », tous deux blessés par la « goujaterie moderne10 » et se consolant rabelaisiennement en « dégueul[a]nt mentalement sur l’humanité11 » :
Ah ! Bloy ! je suis plein de rage, prêt à vomir à pleins pots avec vous, sur la salauderie contemporaine — nous aurions de bien bonnes journées à passer ensemble12.
Complicité dans la vitupération, réconfort de la conversation et des lectures communes, cet attelage idyllique ne durera malheureusement pas. Le « tendre et terrible13 » Léon Bloy finira par effrayer Huysmans lui-même, non seulement par son attitude de mendiant professionnel, mais même par son style, « ses métaphores et hyperboles coutumières14 ». Et ce sera la fin d’une amitié15 muée en amertume, sarcasmes, injures 11et jugements injustes venant se substituer, sans rémission, à la ferveur première. Cette dernière néanmoins ne sera pas sans laisser de traces, comme nous essayons de le montrer dans le premier article, qui lit un palimpseste bloyen dans En Route.
Le grand paradoxe de cette relation est que Bloy, qui a très certainement joué un rôle fondamental dans les cheminements souterrains de la conversion de Huysmans (laquelle eut lieu à La Salette16), n’a connu de fait que le Huysmans sceptique et pourtant à ses yeux animé par une mystérieuse quête spirituelle, et en tout cas une intuition infaillible des signes des temps : c’est ce que disent ses deux grands articles sur À Rebours et En Rade. Le Huysmans converti, dont l’angoisse s’est intérorisée, métamorphosée (c’est alors Massignon qui prendra le relais, réactivant la mystique bloyenne de la solidarité des âmes), n’est plus en consonance immédiate avec l’immuable vocifération de son ex-mentor. Que la rupture coïncide avec la conversion ne laissa pas d’être triste et troublant.
Notre perspective ici, à travers ces vingt articles écrits sur plus de vingt années, cherche à conjoindre deux lignes aussi fondamentales pour nos deux auteurs que pour nous-même : l’esthétique et la quête spirituelle. La question du Beau, et de sa redéfinition dans le cadre d’une complexe modernité, est au fondement de l’effort d’écriture de l’un et de l’autre ; leur première rencontre est esthétique, ni l’un ni l’autre n’ayant accepté de se prostituer à un public indifférent à la splendeur de la langue et la hauteur de la pensée. Artistes et amateurs d’art l’un et l’autre, ils ont forgé leur style en l’enracinant dans leur solide culture, lexicale, rhétorique, littéraire et picturale, en ne cessant de réfléchir à la plasticité du mot. Bloy et Huysmans comptent parmi les grands artisans de la langue française, et si leur lecture est difficile, c’est parce que toute grande œuvre d’art est exigeante. D’emblée pour Bloy, dès Symbolisme de l’Apparition et Le Révélateur du Globe, plus tardivement pour Huysmans, au fil de l’évolution intérieure, il apparaît qu’un mystérieux rapport analogique unit l’œuvre, objet intellectuel fait avec les dons du monde visible, à l’Invisible et à la volonté créatrice de Dieu ; bien plus, que le mystère de l’Incarnation et de la souffrance christiques est au cœur de la vraie création artistique – voilà bien un point sur lequel 12Bloy et Huysmans se rejoignent au plus profond de leur vie et de leur œuvre. C’est ce point qui retient essentiellement notre attention, depuis qu’elle y a été attirée par la phrase elliptique de Hans Urs von Balthasar, qui semble créditer Bloy d’un charisme supérieur à celui de Huysmans, resté selon lui trop « esthétisant » :
En France, on assiste au même phénomène [i.e. la priorité rendue, à la fin du xixe siècle, au facteur esthétique sur l’éthique] : un Léon Bloy par exemple, par réaction contre le catholicisme esthétique de Barbey d’Aurevilly et de Huysmans, fait exploser les crudités d’un style pour jeter bas les masques17.
Serait-ce Massignon, redevable à Léon Bloy de ses plus poétiques images18 et mystiquement attaché à Huysmans, qui nous livrerait le mot de la fin en réhabilitant esthétiquement et spirituellement le second aux côtés du premier ? Le lecteur en décidera ; notre seule ambition est ici de les faire lire, et aimer.
Mes remerciements vont à MM. Jean-Marie Houdayer et Alain Pernet, qui m’ont patiemment aidée à mettre sur support numérique des textes anciennement tapés à la machine ; à ceux grâce à qui j’ai découvert Bloy et Huysmans, notamment M. Jean de Palacio.
1 Voir à ce sujet notre article, non repris ici : « Exspectatio creaturæ : méditation sur le mystère de l’animal », Pierre d’angle, no 3, 1997, p. 181-206.
2 La Femme pauvre [Mercure de France, 1897], cité sur Gallimard, « Folio », p. 129. Un peu plus haut, p. 100 sq., pour la visite au tigre (Première partie, ch. xii).
3 Témoignage de Georges Le Cardonnel, frère du poète Louis Le Cardonnel, d’une rencontre en juillet 1895 à l’abbaye de Fiancey près de Valence. « Comment j’ai connu Huymans », Le Divan, 12 mai 1927, cité par R. Baldick, La Vie de J.-K. Huysmans [Oxford, Claredon Press, 1955], Denoël, 1958, p. 282. Huysmans a alors cinquante-huit ans.
4 Ibid.
5 Myriam Harry, Trois Ombres : J.-K. Huysmans, Jules Lemaître, Anatole France, Flammarion, 1932, cité par Baldick, op. cit., p. 366.
6 Jean-Pierre Nicola, « L’horoscope de J.-K. H. », Les Cahiers de la Tour Saint-Jacques, no 8, 1963, p. 66-67.
7 « Les représailles du Sphinx » [Le Chat noir, 14 juin 1884], Œuvres IV, p. 333-337.
8 Lettre de Verlaine à Huysmans du 15 juin 1888, à propos de Bloy. Lettres Bloy – Villiers – Huysmans, Correspondance à trois, éd. D. Habrekorn, les éditions Thot, 1980, p. 123.
9 Lettre de Bloy à Louis Montchal du 17 septembre 1884, à propos de Huysmans, ibid., p. 26.
10 Du même au même, 27 septembre 1884, ibid., p. 28.
11 Lettre de Huysmans à Bloy et Georges Landry du 26 août 1885, ibid., p. 40.
12 Ibid.
13 Lettre de Louis Montchal à Huysmans du 27 septembre 1884, ibid., p. 29.
14 Lettre de Huysmans à Lucien Descaves, fin août 188è, ibid., p. 92.
15 Sur les détails biographiques de cette complexe affaire, voir Baldick, op. cit., p ; 156-157 ; 162 ; 202-205.
16 Voir Là-Haut ou Notre-Dame de La Salette [posthume, Casterman, 1965].
17 Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix. Esthétique théologique I – Apparition, trad. R. Givord, Aubier, 1965, p. 42 ; Herrlichkeit. Eine theologische Æsthetik, I – Schau der Gestalt, Johannes Verlag, Einsiedeln, 1961, p. 47 : In Frankreich dasselbe Schauspiel ; da etwa ein Léon Bloy in der Reaktion gegen den ästhetischen Katholizismus einerseits Barbey d’Aurevillys, anderseits Huysmans in die Kruditäten seines demaskierenden Stils ausbricht.
18 Voir à ce sujet Daniel Massignon, « Louis Massignon, Léon Bloy et Notre-Dame de La Salette », Cahiers Léon Bloy, Nouvelle série, no 1, Nizet, 1991, p 582-592. ; Jean Sarocchi, « Le Secret de l’Histoire ou l’invention de Bloy par Massignon », in Louis Massignon au cœur de notre temps, dir. J. Kéryell, Karthala, 1999, p. 45-64, et la thèse (non publiée) de Laure Meesemaecker, voir infra p. 409 n. 48.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-07095-5
- EAN : 9782406070955
- ISSN : 2258-4943
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07095-5.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/11/2017
- Langue : Français