Introduction
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Théâtre de l’interprétation. L’histoire immédiate en scène
- Pages : 189 à 191
- Collection : Perspectives comparatistes, n° 98
- Série : Classique/Moderne, n° 10
INTRODUCTION
Cette deuxième partie sera consacrée à l’étude des modalités selon lesquelles les œuvres configurent le temps historique. Empruntant la terminologie de Paul Ricœur1, nous postulerons que les pièces fabriquant des intrigues théâtrales à partir de matériaux historiques proposent une saisie du temps qui est une configuration, c’est-à-dire un agencement conférant un sens au temps représenté. La mise en récit remplace la succession chronologique par une action orientée et perçue comme une totalité. Elle fait la synthèse de l’hétérogène en créant des liens logiques entre les événements et en assignant une fin à l’histoire, une clôture qui constitue l’aboutissement de l’enchaînement temporel développé. Autrement dit, la configuration de l’histoire en intrigue propose une interprétation du temps qui découle à la fois du type de causalité mis en jeu dans l’action et de la conclusion apportée par le dénouement. Ainsi, l’activité mimétique induit des choix herméneutiques : elle produit un sens et une logique de la temporalité historique.
Les œuvres seront donc présentées à travers les types de causalité qu’elles mettent en jeu, tant au niveau de l’action que des discours des personnages sur l’action. Il est en effet nécessaire de prendre en compte à la fois la causalité effective, représentée, et la causalité telle qu’elle est pensée ou comprise par les personnages de la fiction. Ces deux niveaux peuvent se superposer mais il arrive également qu’il y ait une discordance entre eux : la disjonction sera alors à prendre en compte. Le dénouement constitue également un lieu essentiel pour la saisie du sens de l’histoire : Ricœur le considère comme le moment où se confirme le sens développé par l’intrigue2 mais l’on pourra s’interroger sur ce statut de point final fournissant un regard synthétique sur la totalité qui précède. Les modes de constructions logiques des actions dévoileront le type de cohérence 190historique mis en œuvre. Ils permettront également de s’interroger sur cette cohérence qui suppose une continuité de l’action. En effet, loin de livrer une représentation toujours homogène de l’histoire, les œuvres peuvent configurer des distorsions, des discontinuités et des conflits interprétatifs.
La causalité historique peut être providentielle (l’histoire est guidée par Dieu, dont la volonté s’exprime à travers les hommes), humaine (les individus, en tant qu’agents indépendants, font l’histoire : c’est le point de vue machiavélien) ou autre (due au hasard ou mystérieuse, lorsque l’on échoue à identifier une origine précise de l’événement). Parce que l’exercice du pouvoir peut être conçu selon un dessein providentiel ou, inversement, selon des conceptions machiavéliennes, cette partie sera abondamment consacrée aux représentations du politique et inclura ses prolongements guerriers et conquérants. Pour autant, l’étude ne se restreindra pas à cet aspect de l’histoire immédiate, car certaines pièces s’attachent à des événements historiques qui ne sont pas des hauts faits accomplis par des grands hommes mais des histoires à résonance collective impliquant des individualités marginales ou relevant de l’humanité moyenne.
Afin de ne pas imposer de filtre interprétatif préalable, l’ensemble des œuvres est envisagé, dans cette partie, de manière aussi représentative que possible ; les différents chapitres sont organisés autour des thèmes des pièces plutôt qu’à partir des genres qu’elles adoptent ou des visions de l’histoire qu’elles élaborent. Ces aspects essentiels découleront de cette deuxième partie et seront mis en perspective dans la troisième : ils ne pourront faire l’objet que d’une saisie a posteriori. D’ailleurs, les genres théâtraux et les visions de l’histoire font l’objet de réaménagements et d’hybridations tels qu’il serait malaisé d’en faire les bases d’une typologie préalable.
Dans le grand ensemble constitué par les pièces d’histoire immédiate, on distingue trois groupes permettant d’embrasser le corpus et d’offrir un examen représentatif de sa diversité. Le premier met en scène des guerres de natures diverses : guerres civiles générées par des discordes religieuses, guerres extérieures destinées à assurer ou accroître les frontières de l’État ou de l’empire, guerres de conquête à visée colonisatrice. Le deuxième est constitué par les pièces à sujet politique, centrées sur une crise ou au contraire consacrées au déploiement d’un règne. Enfin, 191le troisième ensemble de pièces concerne une histoire récente envisagée à hauteur d’individus n’occupant pas une place spécialement privilégiée dans la société. Ce dernier pôle embrasse des aventures individuelles exceptionnelles, des catastrophes naturelles, des événements météorologiques sidérants et des faits de société ayant eu un retentissement collectif remarquable. Il regroupe des événements extraordinaires concernant des personnages ordinaires.
Le critère discriminant de ces regroupements est thématique parce que les différents types d’événements évoqués supposent un rapport spécifique au sens de l’histoire : étudier la causalité à l’œuvre dans une guerre touche à des réflexions contemporaines sur la justification possible des conflits, examiner comment un régicide peut être commis revient à s’interroger sur la béance de l’histoire qu’implique un événement aussi sacrilège, envisager ce qui peut avoir engendré un phénomène catastrophique comme la peste pose des questions sur le sens du mal dans l’histoire. Chaque type d’événement réfléchit la causalité et le sens de l’histoire à la lumière d’enjeux distincts.
À partir d’un corpus de pièces historiques à l’empan plus large, puisqu’il embrasse toutes sortes de drames historiques du xvie au xxe siècle et qu’il met en scène des événements récents comme éloignés du moment de l’écriture, Herbert Lindenberger a élaboré une typologie distinguant pièces à conspiration, à tyran et à martyr3. Ces types ne concernent que des pièces centrées sur un conflit politique et correspondent peu ou prou à notre deuxième chapitre. Or il est essentiel de considérer également, à côté de ces « drames du pouvoir4 », des œuvres plus atypiques qui occupent une place de choix dans le corpus d’histoire immédiate.
L’objectif de cette partie est donc à la fois de réfléchir sur les logiques de l’histoire mises en œuvre dans les configurations théâtrales et de livrer un regard aussi large que possible sur la pluralité des questions traitées par les œuvres, sans prétendre à l’exhaustivité. L’intérêt d’un tel corpus est précisément de ne pas se limiter aux conflits politiques qui pourraient trouver une forme adéquate dans des tragédies traditionnelles : adoptant des matières variées, il propose des fictions originales qui nous inviteront à étendre notre conception de la mimèsis théâtrale.
1 Paul Ricœur, Temps et récit, t. I, L’Intrigue et le récit historique, Paris, Le Seuil, « Essais », 1983, p. 125-131.
2 Ibid., p. 130-131.
3 Herbert Lindenberger, Historical Drama. The Relation of Literature and Reality, Chicago-London, The University of Chicago Press, 1975, p. 30-53.
4 Ibid., « Drama and Power », p. 153-165 (section conclusive de l’ouvrage).
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-10840-5
- EAN : 9782406108405
- ISSN : 2261-5709
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10840-5.p.0189
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/03/2021
- Langue : Français