Introduction
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Théâtre de l’interprétation. L’histoire immédiate en scène
- Pages : 37 à 39
- Collection : Perspectives comparatistes, n° 98
- Série : Classique/Moderne, n° 10
Introduction
Cette première partie s’attachera au contexte culturel dans lequel les pièces de théâtre s’inscrivent, car les xvie et xviie siècles sont une période de mutations essentielles. L’histoire fait l’objet de redéfinitions cruciales, la place du théâtre dans la vie sociale devient centrale et les pensées du fait littéraire évoluent de manière décisive sous l’effet de la redécouverte de la Poétique d’Aristote.
Le corpus théâtral d’histoire immédiate est concerné au premier chef par cette triple évolution. Il adopte un matériau historique en pleine mutation dont des conceptions contradictoires sont en cours d’élaboration, ce qui amènera à s’interroger sur sa position au regard de ces frictions. Les sujets qu’il traite sont liés à l’actualité politique et sociale, à un moment où le théâtre s’institutionnalise. Il fait l’objet de polémiques précisément parce qu’il devient un art de premier plan dans la cité. Un théâtre qui met en scène des événements et des sujets récents, ayant des répercussions dans l’actualité politique et sociale, n’est pas neutre dans un tel contexte. Il dialogue avec les circonstances et peut faire l’objet de censures ou de réorientations s’il est jugé potentiellement vecteur de désordre ou de subversion. Enfin, ces œuvres sont en porte-à-faux par rapport aux poétiques de la fiction qui émergent alors, parce qu’elles semblent s’inscrire à contre-courant des formalisations nouvelles. Cette partie examinera de manière détaillée ces trois dimensions du contexte afin de dégager la situation très particulière du corpus d’histoire immédiate, qui se distingue à plusieurs titres du théâtre de son époque mais croise des préoccupations majeures de la première modernité.
Au Moyen Âge, l’histoire participe, bien évidemment, de la culture, mais elle est alors le plus souvent subordonnée au prisme théologique. Elle demeure, au moins jusqu’à la fin du xive siècle, une pratique non autonome : longtemps écrite par les moines, elle est une auxiliaire de la théologie expliquant notamment comment les desseins divins régissent 38les événements humains1. Elle ne constitue pas l’une des branches essentielles de l’enseignement scolastique, puisqu’elle ne fait partie ni du trivium ni, a fortiori, du quadrivium : elle n’est pas perçue comme une discipline indépendante. À la Renaissance, la réflexion sur les pratiques historiennes antiques inaugure d’une part un questionnement méthodologique, d’autre part une institution de l’histoire comme discipline à part entière. De la sorte, les modalités d’écriture de l’histoire sont réévaluées et sa place dans l’ordre des connaissances repensée.
Plus largement, la perspective historique devient alors un mode d’appréhension dominant de la temporalité. Ainsi, Eugenio Garin définit la Renaissance comme la conscience historique de soi par confrontation à un passé considéré comme révolu2 et Henri Rousso voit, de même, cette période comme une rupture avec « l’éternel présent médiéval3 ». L’opération qui consiste à se ressaisir dans le temps en effectuant un processus de séparation et de différenciation accompagne, au xvie siècle, l’émergence d’une conscience historique4 et entraîne de nouvelles « voies d’accès à la connaissance de l’histoire5 », médiatisées par la trace écrite et pensées à travers des disciplines nouvelles comme l’épigraphie, la géographie historique ou la diplomatie. L’impact sur les mentalités est essentiel : « le besoin d’une culture à base historique devient un phénomène social6 », la curiosité du public pour l’histoire s’affirme et déborde les cercles érudits. Cette extension, qui entraînera des phénomènes de vulgarisation7, s’effectue sur fond de réflexions savantes dont il conviendra de rappeler les termes, la diversité et les orientations générales.
Sans prétendre dresser un panorama exhaustif des conceptions de l’histoire qui se font jour dans cette période, le premier chapitre de cette partie livre des éléments susceptibles de préciser le contexte intellectuel 39dans lequel l’histoire immédiate est adoptée par les dramaturges. Ces lignes directrices ne constituent pas des cadres de pensée dont les œuvres littéraires seraient les reflets fidèles, mais il est indispensable de les cartographier afin de cerner comment les pièces se situent, tant pour ce qui est du choix de leurs sujets que pour leurs pensées de la temporalité historique, notamment dans leur rapport à la Providence, au temps présent et à l’immédiateté du vécu des spectateurs.
Le deuxième chapitre présente les tensions entre les œuvres et les poétiques de l’époque. En effet, si l’histoire s’avère être à la fois une discipline émergente, un mode d’appréhension du temps et un objet de curiosité pour les contemporains, elle ne paraît pas intéresser prioritairement les théoriciens parce que, en raison de son caractère circonstanciel, elle offre une résonance limitée qui semble contredire les visées générales de l’art. On sait qu’Aristote opérait une séparation nette entre poésie et histoire, au motif que les formes et les objets de l’une et de l’autre diffèrent :
[…] la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique : la poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier. Le « général », c’est le type de chose qu’un certain type d’homme fait ou dit vraisemblablement, ou nécessairement. C’est le but que poursuit la poésie, tout en attribuant des noms aux personnages. Le « particulier », c’est ce qu’a fait Alcibiade ou ce qui lui est arrivé8.
Les xvie et xviie siècles se confrontent à nouveaux frais à ce partage, dont les modalités ne laissent pas de faire débat et que certains instrumentalisent afin de discréditer l’usage du vrai au théâtre. Situer la place du théâtre d’histoire, et plus particulièrement de celui d’histoire immédiate, en regard des conflits poéticiens, revient à examiner une pratique qui s’inscrit souvent à rebours des pensées poétiques dominantes alors même qu’elle reflète l’engouement contemporain pour l’histoire.
Enfin, le troisième chapitre s’attache aux manières dont l’intrusion de l’histoire dans les œuvres théâtrales est considérée, tant du point de vue des instances régulatrices de la vie théâtrale que des pouvoirs politiques et des polémistes. Ce dernier chapitre met au jour l’adéquation, et surtout les tensions, entre le corpus d’histoire immédiate et le contexte dans lequel il résonne.
1 Bernard Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 2011 (première éd. : 1980), p. 25-27 : « L’histoire, science auxiliaire ». Voir également Georges Lefebvre, La Naissance de l’historiographie moderne, Paris, Flammarion, 1971, p. 45.
2 Eugenio Garin, Il ritorno dei filosofi antichi, Naples, Bibliopolis, 1994, p. 14 et 15.
3 Henri Rousso, La Dernière Catastrophe. L’histoire, le présent, le contemporain, Paris, Gallimard, « Essais », 2012, p. 42-46.
4 Paula Findlen, « Historical thought in the Renaissance », A Companion to Western Historical Thought, éd. Lloyd Kramer et Sarah Maza, Malden-Oxford, Blackwell Publishing, 2002, p. 99-120, notamment p. 101.
5 Henri Rousso, op. cit., p. 47.
6 Claude-Gilbert Dubois, La Conception de l’histoire en France au xvie siècle, Paris, Nizet, 1977, p. 15.
7 Ibid.
8 Aristote, La Poétique, éd. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1980, 51a36-51b10, p. 65.
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-10840-5
- EAN : 9782406108405
- ISSN : 2261-5709
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10840-5.p.0037
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/03/2021
- Langue : Français