[Introduction de la première partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Temps des « écriveuses ». L’œuvre pionnière des épistolières au xviie siècle
- Pages : 23 à 25
- Collection : Masculin/féminin dans l’Europe moderne, n° 35
- Série : xviie siècle, n° 3
Le développement de l’enseignement féminin sous l’impulsion de la Contre-Réforme ne résout pas, loin s’en faut, le déficit d’instruction des femmes. Le savoir qu’on leur dispense dans les établissements religieux féminins est très éloigné de celui que les garçons reçoivent au collège. Linda Timmermans souligne que l’ambition pédagogique consiste principalement à faire de la clientèle des couvents de bonnes chrétiennes et de futures maîtresses de maison1. Si ces établissements ont fait progresser le taux d’alphabétisation féminine, celui-ci demeure très modeste (14 % entre 1686 et 1690) et inférieur de moitié au taux d’alphabétisation masculin2. Roger Chartier constate en outre que l’instruction féminine privilégie l’enseignement de la lecture, jugeant l’écriture « inutile et dangereuse pour leur sexe3 ». À propos des « cultures du peuple », Natalie Zemon Davies relève également cette fracture entre lecture et écriture : les femmes alphabétisées le sont jusqu’à la lecture, beaucoup plus rarement jusqu’à l’écriture4. Sur ce point, la condition des femmes semble n’avoir pas sensiblement évolué depuis le Moyen Âge, pour lequel Jacqueline Cerquiglini-Toulet constate déjà :
Écrire reste une aptitude plus rare que la lecture. Même la jeune fille du Voir Dit que Guillaume Machaut représente comme une grande lectrice, aimant poésie et romans, capable de composer des chansons, se dit malhabile quand il s’agit d’écrire matériellement : « E se les lettres sont mal escriptes, si me le pardonnés, car je ne treuve mie notaire tousjours a ma volonté » […]5
24Reste la solution, pour les plus décidées, de s’instruire par elles-mêmes, au moyen des « nouvelles pédagogies pratiques » dont Bérangère Charpentier étudie le développement dans la deuxième moitié du siècle6. En effet, l’écriture fait partie de ces savoirs (histoire, géographie, arithmétique, gastronomie, jardinage) et techniques variées (calligraphie, nage, peinture, verrerie) que les manuels se proposent de mettre à la portée de tous en « supplé[ant] à des institutions du savoir triplement déficientes, parce qu’elles ne touchent pas tout le public, parce qu’elles enseignent plutôt le latin que le français, parce qu’elles ne connaissent qu’une mauvaise pégagogie7 ».
Mais le défaut d’éducation n’est pas le seul obstacle auquel doivent faire face les candidates à l’écriture dans une société qui voit d’un mauvais œil les femmes investir des sphères dont elles ont été traditionnellement et systématiquement exclues. Dans les milieux les plus favorisés et dans le cas de femmes ayant bénéficié d’une certaine instruction, la réticence face à l’écrit – y compris l’écrit ordinaire que constitue la correspondance – demeure la posture socialement adéquate. Nul n’objecte à ce qu’elles aient la haute main sur la conversation dans l’anonymat des demeures privées, tant qu’il ne s’agit pas de mettre la main à la plume, auquel cas elles sont encouragées à déléguer la tâche à des secrétaires masculins :
La maréchale de Villeroy vous prie de trouver bon que tous ses compliments, pour vous et pour tout ce qui s’appelle Grignan, passe par mon canal ; elle n’est pas écriveuse de son naturel, mais elle sait penser et parler comme si elle écrivait8.
Le néologisme du joyeux cousin de Sévigné, Philippe-Emmanuel de Coulanges, souligne l’anomalie que constitue la femme scribe : l’impropriété du mot traduit en quelque sorte le peu de validité de la chose. Après tout, les femmes peuvent très bien se dispenser de l’écriture ; il leur suffit de savoir s’exprimer agréablement. Sans aller jusqu’aux grossières imprécations de Chrysale contre les femmes qui 25« veulent écrire et devenir auteurs9 », le compliment de Coulanges émane d’un monde où l’oralité demeure la seule modalité acceptable de l’expression féminine.
Or, en dépit des obstacles liés aux conditions matérielles et aux mentalités, les contemporaines de Sévigné font usage de cette technique qu’on leur enseigne peu ou pas et même un usage quotidien et intensif, par le biais de l’épistolaire. Que nous apprennent les lettres manuscrites autographes sur une pratique que l’essor des civilités a rendu quasi incontournable ? Le défaut de formation des épistolières face à des scripteurs masculins plus compétents se traduit-il sur le papier ? Enfin, l’épistolaire, théoriquement en libre-accès à toutes celles qui peuvent écrire, n’échappe pas au processus de normalisation qui caractérise alors tous les domaines de la sociabilité. De ce fait, sa pratique s’inscrit à l’intérieur d’un code contraignant émanant d’autorités principalement masculines. En quoi consistent ces paramètres assignés par les théoriciens de l’honnêteté à l’écriture féminine ?
1 Linda Timmermans, L’accès des femmes à la culture sous l’ancien Régime, Paris, Honoré Champion, (1993) 2005, p. 57.
2 Ces chiffres sont mentionnés par Linda Timmermans qui renvoie aux travaux d’historiens tels que : F. Furet, J. Ozouf et al., Lire et écrire, Paris, Minuit, 1977 ; L’Éducation en France du xvie au xviiie siècle, R. Chartier, M.-M. Compère et D. Julia (dir.), Paris, SEDES, 1976. Voir également L’éducation des jeunes filles nobles en Europe – xviie-xviiie siècles, Ch. Grell et A. Ramière de Fortanier (dir.), Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005.
3 Roger Chartier, « Les pratiques de l’écrit », Histoire de la vie privée, t. 3 De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, (1985) 1999, p. 115.
4 Natalie Zemon Davies, Society and culture in early modern France. Eight essays, Stanford, Stanford University Press, 1975, chap. 3 et 5.
5 Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Femmes et littérature. Une histoire culturelle, I, M. Reid (dir.), Paris, Gallimard, 2020, p. 39.
6 Bérangère Parmentier, « Arts de parler, arts de faire, arts de plaire. La publication des normes éthiques au xviie siècle », Littératures classiques, 1999, no 37, p. 141-154.
7 Ibid., p. 146. Parmi les nombreux arts recensés par Bérangère Charpentier, on relève un Examen de l’art d’escriture, par demandes et réponses (Ph. Limosin, 1665) et des Exercices de l’esprit pour apprendre l’art de bien parler et bien écrire (J.-B. Jobard, 1675).
8 Corr. Sév., « De M. de Coulanges », 17 novembre [1694], t. III, p. 1069.
9 Molière, Les femmes savantes, Acte II, sc. 7, v. 584.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12825-0
- EAN : 9782406128250
- ISSN : 2261-5741
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12825-0.p.0023
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/03/2022
- Langue : Français