Avant-propos
- Prix Louis Forest de la Chancellerie des universités de Paris 2016
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Tact du polémiste. Karl Kraus, Charles Péguy et Lu Xun
- Pages : 9 à 12
- Collection : Littérature, histoire, politique, n° 56
Avant-propos
Charles Péguy, Karl Kraus et Lu Xun ne sont pas restés dans les mémoires comme des modèles de tact. Péguy fonde en 1900 ses Cahiers de la quinzaine en rompant violemment avec l’équipe socialiste, normalienne et dreyfusarde qui rassemblait jusque-là ses maîtres et ses amis. Il ne cessera plus de briser les amitiés, de s’attirer réprobations et désabonnements par ses excès et ses « personnalités ». Il fera de cette capacité à rompre avec le genre humain une vertu morale. Ses lecteurs connaissent ses accès d’invective, notamment contre Jaurès, ses réactions disproportionnées lorsqu’il se sent raillé, qu’il subit une vexation personnelle, sa jalousie à l’encontre de camarades qui ont mieux réussi socialement, ont su se placer dans l’Université. Comme généreux gérant d’une œuvre d’édition, les Cahiers, il n’épargne pas les auteurs, désacralise leur offrande à la revue, les veut débiteurs éternels. Pour le lecteur d’il y a cent ans comme d’aujourd’hui, il manque de tact : son style amphigourique, ses phrases qui piétinent et ressassent envoûtent mais agacent. Sa manière de construire le raisonnement par paronomase, glissant d’un mot à l’autre, n’évite pas le mauvais goût. Ses comparaisons géopolitiques non plus, lorsqu’il compare les massacres de Kichinev à la situation de l’Alsace-Lorraine.
Le Viennois Karl Kraus n’annonce pas plus de délicatesse quand il lance sa revue, Die Fackel, « Le Flambeau », quelques mois avant Péguy. Son programme ne promet pas « Ce que nous allons offrir ! » mais « Ce que nous allons occire1 ! ». Ne s’est-il pas déjà rendu célèbre par un pamphlet où il fait le portrait méchant des littérateurs Jeune Vienne, Hugo von Hofmannsthal et son entourage ? Il deviendra un justicier de la langue, une terrible autorité intellectuelle et morale mais aussi un virtuose de l’invective. Ses vitupérations à outrance contre Maximilian 10Harden et les feuilletonistes du grand journal libéral de l’époque Die Neue Freie Presse, son jugement exagérément négatif sur la responsabilité de Heinrich Heine dans la feuilletonisation de la langue allemande, ses attaques réitérées contre les grandes figures juives allemandes de la presse de l’époque, sa méchante rupture avec ses admirateurs de Prague Franz Werfel et Max Brod, les amis de Kafka, en ont fait un personnage sulfureux. Certes ses querelles étaient éthiques autant que stylistiques, mais ne faut-il pas se méfier de celui qui se disait prêt à arracher aux gens le langage plutôt que les laisser s’en barbouiller les habits ? Ses séances de lecture se transformaient en tribunal du verbe, organe de censure et de direction de pensée. Certaines de ses réactions politiques semblent avoir été inversement proportionnelles à l’importance du moment, comme le minuscule poème qu’il rédigea pour réagir à l’arrivée d’Hitler au pouvoir, lui qui était prêt à vitupérer page après page contre une virgule mal placée ou une préposition mal employée. Les intellectuels de gauche de l’époque, après l’avoir adulé comme la figure morale qui s’était dressée contre la grande boucherie de 1914-1918, ont renoncé à le comprendre lorsqu’il s’est rangé à l’austro-fascisme en 1934, par hantise de l’Anschluss. Mais on lui reproche aussi ses attaques sans nuance et peut-être sans perspective historique ni esthétique contre les « psychanaux » de la psychanalyse freudienne, contre Schnitzler, Zweig ou Stefan George…
Quant à Lu Xun, si le début de son œuvre d’écrivain tentait encore de s’élever, par la fiction et le poème, à des valeurs et des formes universelles, il semble s’abîmer dans le trivial en se consacrant quasi exclusivement à l’écriture polémique pendant la dernière décennie de sa vie. Mais déjà dans ses nouvelles il décrivait son pays comme arriéré, taré, masochiste, et n’hésitait pas à renvoyer à ses contemporains les clichés occidentaux les plus négatifs sur le caractère chinois. Comme Kraus, on peut l’accuser d’avoir « souillé son propre nid ». Déçu de l’idéal d’émancipation des Lumières, il rejette ardemment une des valeurs cardinales de la Chine confucéenne classique, le sens de l’harmonie : il n’y voit qu’une des raisons de la sclérose des mœurs et de l’arriération des idées de ses compatriotes. Désormais, et il s’inspire là du darwinisme et du marxisme, il faut lutter à visages (semi-)découverts, exhiber clairement les enjeux, nommer l’ennemi quitte à le caricaturer, prendre parti. Cela justifie même l’insulte. Sa vie est dès lors faite de luttes contre des 11mouvements littéraires adverses, de ruptures, d’alarmes. Il ne faut plus être « fair play », annonce-t-il : le chien atteint de la rage mérite d’être noyé et non ramené avec humanité au rivage. Au passage, Lu Xun aura sans doute dépeint à tort de grands réformistes et de grands intellectuels de son temps comme des imbéciles ou des traîtres. Son mépris pour le modernisme shanghaien des années 1930, un peu frivole soit, mais qui ne méritait pas d’être taxé de pornographie, servira de caution à bien des censures et évictions de l’histoire littéraire pendant toute la période maoïste. Car l’intransigeance du polémiste a pu servir d’arme à ceux (les maoïstes dogmatiques) qu’il aurait certainement attaqués s’il n’était mort, comme Karl Kraus, en 1936.
Associer le tact à la polémique est, reconnaissons-le, un geste provocant. Le mot ne sera pas employé ici dans ses emplois ordinaires : le tact qui préserve l’image qu’autrui se fait de lui-même, le tact des convenances sociales et mondaines, le tact de la politesse du cœur. Si notre époque s’ingénie à faire coexister les polémiques les plus violentes et les plus personnelles avec l’impératif de bienveillance et l’invention de nouveaux codes de civilité qui favorisent la censure et l’autocensure, ce n’est pas cette alliance morganatique du tact et de la polémique que j’explorerai ici. Je me propose de revenir à une époque où le lettré pouvait encore avoir la prétention, par son activité critique, de disputer au sociologue et au journaliste la saisie du monde réel, mais sans verser dans le régime de l’opinion, où s’ébaudissent les « polémistes » d’aujourd’hui.
Il s’agira bien plutôt du « tact destructeur et critique » que Walter Benjamin, opposant Karl Kraus à Johann Peter Hebel et à Adalbert Stifter, a distingué du « tact créateur et constructif » : « le tact est à la fois sens de l’à-propos moral […] et expression d’une convention inconnue, plus importante que la convention reconnue ». Ce « tact destructeur » du polémiste, analysé comme présence d’esprit et capacité de saisie du détail signifiant dans un présent en flux continu, fait éclater les mesures ordinaires pour concevoir l’absurdité, le monstrueux, la catastrophe2.
Il ne s’agit pas d’attribuer à tout polémiste ce qui serait une qualité du genre, au contraire. Mais il y a, dans l’écriture polémique durablement pratiquée, avec art, un certain rapport au monde, mundus du mondain et 12du cosmos, que nous nommerons « tact ». Tout écrivain polémiste n’en fait évidemment pas preuve, et les trois auteurs dont il sera question ici en manquent parfois eux aussi. Mais ils ont tout de même atteint une telle virtuosité dans la saisie de l’adversaire au corps à corps, l’écriture du détail, la pensée de dispositifs textuels et médiatiques, le commentaire de l’actualité et sa mise en perspective avec l’histoire mondiale, qu’on ne saurait mettre tout cela au compte d’un simple caractère, d’une humeur, ou d’un ethos.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-15149-4
- EAN : 9782406151494
- ISSN : 2261-5903
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15149-4.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/12/2023
- Langue : Français