Préface à la réédition Trente ans après
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Roman à thèse ou l’autorité fictive
- Pages : 9 à 11
- Collection : Théorie de la littérature, n° 19
Préface à la réédition
Trente ans après
Se relire après tant d’années produit un effet singulier. D’une part, on s’étonne de la distance parcourue, de l’impossibilité qu’on aurait à écrire la même chose, voire à penser de la même façon, aujourd’hui. On se dit qu’Héraclite avait bien raison, le temps est un fleuve où on ne peut se baigner deux fois – en tout cas, pas dans le « même » fleuve. Mais d’autre part, on se rend compte que, malgré les changements et le passage irréversible du temps, on est restée quelque part profondément identique à soi-même. On n’écrirait pas la même chose de la même façon, mais certaines idées, certaines tournures de langage et de pensée, certaines questions surtout, demeurent.
J’ai écrit ce livre pendant les années héroïques du structuralisme et du poststructuralisme (les deux mouvements étant quasi-simultanés), dans une atmosphère intellectuelle encore marquée par les effervescences de mai 1968, des deux côtés de l’Atlantique. Aujourd’hui, je me dis que seule une jeune chercheuse férue de « French theory » et de rigueur méthodologique absolue – pour ne pas dire excessive – aurait pu construire les tableaux et les schémas qui parsèment ces pages, et qui dominent presque exclusivement le chapitre sur la redondance. Ces formules quasi-mathématiques me paraissent inimaginables sous ma plume aujourd’hui ; d’ailleurs, on pourrait facilement les supprimer et ne garder que les explications verbales qui les accompagnent. Mais il faut respecter son passé, et le passé. Surtout, ne pas tenter de le supprimer, au nom de valeurs présentes qui deviendront à leur tour sujettes au questionnement. J’écris ces lignes le jour où arrive la nouvelle effarante de la destruction du Temple de Baal, qui avait duré deux mille ans, par les nouveaux maîtres de la ville de Palmyre en Syrie, qui ont la certitude de posséder la vérité éternelle ; et qui croient qu’il faut détruire tous ceux qui ne la partage pas, jusqu’à leurs traces historiques.
10Or, s’il y a une idée qui fonde ce livre et à laquelle je tiens et tiendrai toujours, c’est qu’il faut questionner et résister aux « vérités » qui se prétendent absolues, et aux discours qui les charrient. Je me dis donc que je n’ai rien à regretter, malgré les schémas et les formules qui donnent à ce livre son air de passé. Un regret, pourtant : j’aurais dû souligner davantage, et analyser, le caractère patriarcal et sexiste des discours autoritaires qui constituent le roman à thèse. Le lien entre autoritarisme et misogynie (phénomènes qui ne sont pas exclusivement le fait des hommes, bien qu’ils y excellent) est suggéré dans le livre, mais reste implicite. La question du rapport entre discours autoritaires et oppression des femmes reste plus actuelle que jamais, surtout si on la considère à l’échelle mondiale.
Parmi les autres préoccupations d’ordre général qui sous-tendent les analyses de ce livre, je considère comme toujours actuelles la question de l’interprétation (y a-t-il une seule « bonne » lecture d’un texte littéraire ?), la question identitaire (qui parle, et à quelle fin ?), la question du rapport entre esthétique et politique, voire éthique – ce sont tous des sujets qui reviennent sous formes diverses dans mes travaux ultérieurs. S’y sont ajoutées quelques interrogations, au cours des années : sur la subjectivité et ses complications, les avant-gardes artistiques et leurs paradoxes, ainsi que les paradoxes de la mémoire – tant individuelle que collective – des cataclysmes historiques, en premier lieu de la Shoah. Ces questions-là peuvent paraître bien loin des schémas narratologiques du Roman à thèse ou l’autorité fictive. Pourtant, dans ce livre où je m’efforçais d’être rigoureusement formaliste (car c’était ça, le défi : analyser des romans où seules importaient, d’après leurs auteurs, « les idées », en me concentrant surtout sur leurs formes), j’étais déjà obligée de faire entrer l’histoire et tout ce qui l’accompagne, ne fût-ce que par la petite porte. Car comment parler de la « structure d’apprentissage » dans Les Déracinés de Barrès, roman à thèse s’il en fut, sans prendre en compte la crise politique et sociale créée par l’Affaire Dreyfus ? Et comment décrire la « structure antagonique » dans Le Cheval de Troie de Nizan, roman à thèse à l’autre bout du spectre politique, sans prendre en compte les divisions exacerbées par le 6 février 1934 ? Une fois admis le contexte historique, les jugements de valeurs ne sont pas loin. Or, de tels jugements sont nécessairement subjectifs. C’est ainsi que l’on trouve dans ce livre, mélangées aux schémas quasi-mathématiques, des 11observations énoncées par une voix qui dit Je et qui assume la relativité de ses jugements. D’où le caractère par endroits hétérogène d’un discours qui se veut strictement analytique, objectif.
Contradictions internes, hybridité : autant d’éléments « perturbants » pour les structures binaires du roman à thèse, aussi bien que pour les modèles que je construis à partir d’elles. J’ose penser que c’est la reconnaissance et l’incorporation de ces éléments contestataires dans le livre même qui lui permettent – du moins je l’espère – d’être encore lu aujourd’hui.
Susan Rubin Suleiman
Cambridge, Massachusetts
septembre 2015
- Thème CLIL : 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
- ISBN : 978-2-406-07140-2
- EAN : 9782406071402
- ISSN : 2261-5717
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07140-2.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/11/2018
- Langue : Français