Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Papier-monnaie dans la Révolution française. Une analyse en termes d’économie d’émission
- Pages : 9 à 12
- Collection : Écrits sur l'économie, n° 15
Préface
Écrit entre la fin de l’empire tsariste et l’émergence de la Russie bolchévique, au carrefour de l’histoire et de l’économie, le livre de Semion Fal’kner s’annonce hybride, à plusieurs titres. Par l’étude du papier-monnaie de la Révolution française, l’auteur fait certes œuvre d’historien ; son ambition première est cependant d’analyser un phénomène économique commun à plusieurs périodes : le financement de l’État par l’émission de papier-monnaie. L’histoire l’intéresse par ses leçons économiques et ses échos dans le présent. Commencée au temps de Nicolas II, la réflexion de Fal’kner se prolonge et s’achève aux lendemains de la Révolution d’octobre 1917, en épousant au passage les objectifs politiques du nouveau régime… Par ses ambitions, par son moment d’élaboration, le livre invite à plusieurs lectures, qui en soulignent la complexité et la richesse.
La première est historique. Malgré l’objectif de théorisation économique, essentiellement présent dans l’introduction, le chapitre conclusif (xiv) et quelques développements ponctuels (chap. xi), l’étude est d’abord consacrée à l’assignat, de sa transformation progressive en papier-monnaie (1790) à son remplacement par le mandat territorial (1796), puis à l’abandon de ce dernier (1797). À partir d’une documentation puisée dans les débats des Assemblées révolutionnaires, les recueils juridiques et la presse, croisée avec les travaux d’historiens essentiellement allemands et français, Fal’kner s’interroge sur l’évolution des fonctions économiques de l’assignat et leurs implications politiques et sociales. Sa démarche identifie successivement quatre types d’assignats1, qui correspondent à trois grands modes de circulation et d’usage, de l’instrument de crédit des débuts (1789-1790), à une monnaie concurrente à la monnaie métallique (1791-1793), avant l’effacement presque total de l’or et de l’argent. Il en 10étudie la dépréciation2 et analyse sa survie en lien avec l’intervention de l’État dans le système de production et dans les échanges, par la taxation des prix, voire le rationnement.
Servi par la maîtrise de plusieurs langues étrangères, Fal’kner se fait passeur des travaux historiques français et allemands. Il s’appuie sur les ouvrages de L. Blanc, d’É. Levasseur ou Ch. Gomel, sur les sommes archivistiques publiées sous la direction d’Aulard, et lit l’histoire de la Révolution de Jaurès et les dernières publications de Mathiez… En ce sens, il participe à cette circulation de travaux que vont accompagner, avec le soutien du nouveau pouvoir, des traductions de Jaurès, d’Aulard ou de Kautsky3. En ce début de siècle, les interrogations économiques et sociales sur la Révolution française paraissent largement partagées entre l’Occident et la Russie, entre lesquels des scientifiques comme E. Tarlé ou N. Karéiev font eux aussi office de passeurs.
Dans cette éclosion d’études, 1917 a joué à un rôle central4 ; le livre de Fal’kner s’y insère, non sans ambiguïté. L’auteur, en effet, reconnaît avoir commencé son livre en 1916, par intérêt pour les problèmes communs entre la France des années 1790 et la Russie en guerre. Après 1917, l’esprit de l’ouvrage se transforme ; dans l’avant-propos que rédige Maria Smit, la propre sœur de l’auteur, le livre devient une contribution destinée à aider le Conseil supérieur de l’économie dans son œuvre de « régulation et d’organisation de l’économie nationale ». Le vœu n’est pas vain, comme le rappellent la destinée du livre, la poursuite des travaux théoriques de Fal’kner sur « l’économie d’émission » et son parcours scientifique jusqu’à sa disgrâce (1930), puis son exécution pour « activité antisoviétique » (1938).
C’est que l’ouvrage, et c’est une quatrième lecture possible, a esquissé une théorisation d’un financement de l’État par la diffusion de papier-monnaie en période de guerre et d’incertitude politique. Dans cette perspective, Fal’kner entend démontrer que « le système d’émission » de la « Grande Révolution française » est loin d’être isolé et sans loi. Il entend l’interpréter par son ouvrage, qui témoigne d’un « moment 11d’histoire de la pensée économique » (S. Aberdam, L. Després). Opposer le « système des impôts » au « système d’émission » le conduit certes à sous-évaluer l’importance d’autres formes de financement public ; s’il évoque les emprunts forcés, il n’examine pas la redéfinition des droits d’entrée et de sortie du royaume (mars 1791), la transformation de la fiscalité par la Constituante (nov. 1790 – mars 1791) et minore les prélèvements sur les territoires « libérés » ou occupés dès 1793. Mais son objet est autre ; à partir de l’examen de la production et de la circulation du papier-monnaie, ce sont leurs effets sur les politiques publiques, l’économie et la société qui l’intéressent.
En mettant au jour les mécanismes d’une « économie d’émission », Fal’kner insiste sur ses dysfonctionnements et leur impact sur les prix, la répartition des revenus et des richesses, ou les relations sociales. Sa réflexion le conduit vers la recherche des « lois générales du système de l’économie d’émission », mais aussi, en pensant à la situation russe, vers l’esquisse d’une politique pour en sortir efficacement.
Jusqu’à aujourd’hui, Le papier-monnaie dans la Révolution française est resté en grande partie inaccessible aux lecteurs occidentaux. Certes, une version abrégée a été publiée en allemand dès 1924 ; c’est cette édition qui a été citée par Seymour E. Harris dans The Assignats (1930)5, travail qui à fait l’objet de comptes rendus en français. Mais l’ouvrage russe n’a jamais été réédité avant la présente traduction, initiée par la Société des études robespierristes (SER).
L’entreprise s’inscrit dans un intérêt constant de la SER et de sa revue, les Annales historiques de la Révolution française, pour les enjeux économiques de la Révolution, marqué ces dernières années par un numéro spécial des AHRF et un colloque sur « les dynamiques économiques de la Révolution française6 ». Dans la politique éditoriale de la SER, initier des traductions relève du collectif. Il en a été ainsi pour la biographie de Jacques Roux par Walter Markov (2017)7 comme, à nouveau, pour le livre 12de Fal’kner. Sa traduction supposait, comme l’expliquent les éditeurs scientifiques, de combiner des compétences très diverses. Elle n’aurait pu être menée à bien sans la confiance et le soutien financier du Centre national du livre (CNL), du Laboratoire d’économie et de management de l’université de Nantes (LEMNA), de la Fondation Gabriel Péri et de la municipalité d’Ivry-sur-Seine.
L’ouvrage de Fal’kner commence donc une seconde vie ; par la clarté du texte, par la précision de l’appareil critique, il invite à une étonnante plongée dans des analyses sur la Révolution française nées au temps de la Grande Guerre et de la Révolution russe, croisées avec des réflexions sur le financement des États par l’émission monétaire, qui sont loin d’avoir perdu toute actualité.
Hervé Leuwers
Président de la SER
Professeur à l’université de Lille
1 Fondés par les décrets du 19 décembre 1789, 16-17 avril 1790, 29 septembre 1790, puis 8 et 11 avril 1793.
2 « La raison de la colossale dépréciation du papier-monnaie français n’est pas sa quantité excessive mais, à l’inverse, la raison de sa colossale émission est que sa dépréciation progressait hors de toute mesure et incomparablement plus rapidement. »
3 Jean-Numa Ducange, La Révolution française et l’histoire du monde. Deux siècles de débats historiques et politiques, 1815-1991, Paris, A. Colin, 2014, p. 131.
4 Tamara Kondratieva, Bolcheviks et Jacobins. Itinéraire des analogies, Paris, Les Belles Lettres, 2017 [1989], p. 81-91.
5 Seymour E. Harris, The Assignats, Cambridge, Harvard University Press, 1930. Voir infra, l’introduction scientifique de Serge Aberdam et Laure Després.
6 AHRF, no 352, avril-juin 2008, « Les temps composés de l’économie » (dir. D. Margairaz et Ph. Minard) ; colloque « Les dynamiques économiques de la Révolution française », CNAM (Paris), 7-8 juin 2018.
7 Walter Markov, Jacques Roux. Le curé rouge, Paris, SER-Libertalia, 2017 ; traduction de Stéphanie Roza, appareil critique de Jean-Numa Ducange et Claude Guillon, postface de Matthias Middell.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-10735-4
- EAN : 9782406107354
- ISSN : 2261-0995
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10735-4.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/01/2021
- Langue : Français